Histoire de la littérature française (Lanson)/Quatrième partie/Livre 1/Chapitre 3

Librairie Hachette (p. 391-402).


CHAPITRE III

TROIS OUVRIERS DU CLASSICISME

1. Balzac : un artiste en phrase française. Les idées de Balzac : éducation intellectuelle du public par les lieux communs. — 2. La critique et les règles. Chapelain : ses tendances classiques ; ses timidités et ses complaisances. — 3. Descartes : rapport de sa philosophie à la littérature. L’écrivain. Le Traité des Passions : Descartes et Corneille. Le Discours de la méthode. Esprit rationaliste et méthode scientifique : opposition intime et accord passager du cartésianisme et du christianisme. Le cartésianisme, négation de l’art : union du cartésianisme et de l’art dans le classicisme.

Dans la première moitié du xviie siècle, après Malherbe, et hors de la poésie dramatique, trois noms se détachent, exprimant autre chose que les divers aspects de la mode et de l’esprit mondain : Balzac, Chapelain, Descartes, très inégaux de génie, très inégalement aussi dépendants du monde, ont été trois modificateurs influents des formes et des idées littéraires.

1. BALZAC.

On ne lit plus guère Balzac[1] aujourd’hui : c’est un phraseur, un emphatique, qui maintes fois joue au précieux. Il semble qu’il ait passé sa vie à souffler des idées creuses. On ne le lit plus : et l’on a tort. Il vaut mieux que sa réputation, et il a rendu en son temps de grands services.

La prose, l’élocution pratique avait moins souffert que la poésie des fantaisies du bel esprit. Elle s’était polie, allégée ; elle avait pris de la délicatesse, de la rapidité. Les précieuses écrivaient des lettres ; la phrase de Mme  de Montausier, ou de Mme  de Sablé, ou de Mme  de Maure, est encore un peu compassée, cérémonieuse, à longue queue : cependant avec elles, et surtout avec Voiture, qui a laissé échapper de délicieux billets, on sent que l’on marche vers l’excellent style, sans relief et sans couleur, mais d’un trait si juste et si fin, que Bussy et Mme  de la Fayette emploieront.

Balzac, qui n’est que par accident un précieux, Balzac a invente une autre phrase, qui s’est imposée à l’admiration des gens du monde et à l’usage des genres littéraires : il a inventé ou, si vous voulez, réinventé, en la reprenant chez Du Vair, la phrase oratoire, ample, rythmée, sonore, imagée. Il a passé sa vie à forger de belles phrases, comme on n’en avait jamais fait en notre langue. Il a manqué de naturel : c’était inévitable ; mais il en a manqué surtout par scrupule d’artiste, qui ne veut laisser dans son œuvre aucune négligence. Il a enseigné aussi les harmonies secrètes du langage : celles qui résultent de l’unité du ton, de l’égalité, de la continuité des développements. Il a enseigné à faire dominer une idée, une couleur : il a montré comment les transitions servent à lier et à fondre. Il a cherché le mot propre, le mot fort, avec une opiniâtreté méticuleuse. Sa règle n’était pas la bienséance mondaine, mais l’effet d’art ; il effarouchait quelquefois les ruelles par l’emploi de certaines vulgarités pittoresques, qu’il se refusait à supprimer ; si elles étaient amenées, et si elles étaient fondues, il estimait qu’on n’avait rien de plus à demander. Son rôle a donc été fort analogue à celui de Malherbe : en face de la strophe oratoire préparée par celui-ci, il a construit la période éloquente, et Boileau avait le droit d’écrire : « On peut dire que personne n’a jamais mieux su sa langue que lui, et n’a mieux entendu la propriété des mots et la juste mesure des périodes. » Et vraiment, quand on lit certaines pages de Balzac, dans le Socrate chrétien par exemple, on sent que la forme de Bossuet est trouvée. Il ne reste plus qu’à la remplir.

Car le sens chez Balzac paraît mince. Ce ne fut pas un génie inventif. Retiré au fond de sa province, il ne se renouvelle pas par le commerce des hommes : et de son fonds, il est sec. Fils peu tendre, vieux garçon, citoyen désintéressé de la fortune publique, enfin parfaitement égoïste, il n’a pas l’excitation qui vient du cœur. Mais ici encore, il faut se garder d’exagérer. La nature, les arbres, les eaux, le clair soleil, lui donnaient du plaisir, et sous ses grandes phrases on sent la sincérité de la jouissance : il a vraiment aimé la campagne, il l’a préférée à la société. La chose n’est pas commune en ce siècle. Puis il avait, à défaut du génie, l’esprit juste, le goût assez fin. Il a très bien compris, et très bien dit — et dit à Scudéry même, — que le Cid est beau, en dépit des règles, et que l’objet de la poésie est le plaisir par la beauté ; il a très finement écrit — et à Corneille même — sur la prétendue vérité historique de Cinna. Il a solidement parlé sur la politique et sur la morale.

Il n’a rien dit de bien neuf, ni de bien profond : il a dit ce qu’il avait lu dans Montaigne et dans les anciens. Dans ses lettres, dans ses dissertations, il a offert à son siècle, enveloppés d’éloquence, les lieux communs qu’il avait, au cours de ses lectures, rencontrés dans les historiens, les orateurs, les poètes, les Pères de l’Église. Banales pour nous, ces idées ne l’étaient pas alors. Il faut se représenter ce qu’étaient les lecteurs de Balzac : les guerres civiles avaient rendu une bonne partie de la noblesse à l’antique ignorance. Les compagnons du Béarnais se moquaient bien de la science ; Biron et Bellegarde n’avaient jamais étudié, et le dernier connétable de Montmorency, qui meurt en 1614, à en croire Saint-Evremond, ne savait pas lire [2]. Ces rudes gentilshommes disparaissaient l’un après l’autre, et la nouvelle génération, née depuis la paix, s’instruisait mieux : mais il y avait encore beaucoup d’ignorance, et il fallait renouer la tradition de la Renaissance.

Balzac fut l’instituteur de la société polie. Il a essayé, selon ses propres paroles, « de civiliser la doctrine en la dépaysant des collèges et la délivrant des mains des Pédants [3] » ; à ceux qui n’étaient pas des savants, et ne lisaient latin ni grec, aux femmes, il a offert la substance de l’antiquité. Il a jeté dans la circulation tous les excellents lieux communs, où consiste la culture supérieure des esprits ; en les vulgarisant, il a mis le public en état de goûter les grandes œuvres dont elles seraient le nécessaire fondement. Est-il si malaisé de voir qu’en compagnie de Voiture on ne se prépare à comprendre ni Corneille, ni Pascal, ni Bossuet, mais qu’au sortir des « banalités » de Balzac on est tout prêt ?

On s’explique ainsi la gloire de cet homme, devant qui s’inclinaient et Descartes et Corneille, et dont les moindres pages faisaient événement dans l’Hôtel de Rambouillet. Seuls les jansénistes — trop instruits pour estimer son fond, trop peu artistes pour sentir sa forme — le tenaient en médiocre estime.


2. CHAPELAIN.


Ce beau monde, dont Balzac faisait l’éducation, était assez disposé, tant par ignorance que par suffisance, à prendre son seul plaisir pour critérium de la valeur des œuvres littéraires : principe séduisant, mais dangereux. Cette tendance fut enrayée pour un temps par la critique.

Une des préoccupations des humanistes, au siècle précédent, avait été d’étudier la structure des œuvres antiques ; et l’on en avait réduit la beauté en formules, en recettes, en règles. En chaque genre, une sorte de canon idéal avait été établi, d’après les écrivains reconnus pour excellents, et d’après les principes qu’on recueillait d’Aristote et d’Horace. La Poétique de Scaliger est le chef-d’œuvre de ces codifications dogmatiques dont la principale erreur était de prendre les règles pour une méthode infaillible, pour les conditions nécessaires et suffisantes de la perfection littéraire. Le culte souvent aveugle des formes anciennes était le dogme fondamental de cette critique : et elle parvint à l’imposer à la légèreté indépendante de la société polie. l’homme qui nous représente éminemment l’influence des doctes sur le monde, l’homme qui fit plus que personne pour opérer la transformation des théories savantes en préjugés mondains, fut le bonhomme Chapelain [4], qui se place entre Ronsard et Boileau, comme ayant fait faire un progrès décisif à la doctrine classique.

Chapelain est très complexe ou, pour mieux dire, très confus. Érudit universel à la mode du xvie siècle, homme du monde à celle du xviie, ayant le goût de la politique, de l’histoire, de la philosophie, poète, ou du moins faiseur de poèmes, son vrai caractère, celui par lequel, même après la Pucelle, il conserva son autorité dans les salons et la confiance de Colbert, ce fut d’être l’ « expert », le critique des œuvres littéraires. Par malheur, il manquait ou de netteté ou de courage dans l’esprit ; il se laissait donner des admirations ou des dégoûts par la société où il vivait, et par les patrons qui le pensionnaient. Il mettait une préface à l’Adone de Marino : il rédigeait la censure du Cid de Corneille. Les complaisances injustifiées de sa critique ont rapetissé son rôle, et l’ont fait méconnaître à ses successeurs. Boileau voyait en lui l’apologiste des ouvrages précieux, et la conduite publique de Chapelain l’y autorisait.

Cependant le même Chapelain avait eu l’idée du Dictionnaire de l’Académie, ce monument de la langue classique : et il avait de toutes ses forces travaillé à réduire la tragédie aux unités, c’est-à-dire au type idéal du drame classique. Et le même Chapelain, dans ses lettres intimes qui nous découvrent sa véritable pensée, se montre essentiellement classique par toutes les préférences et par la direction générale de son esprit. Il ne parle que de bon sens, de raison, de jugement, et il ne parle que des règles, qu’il a trouvées dans les anciens, et qu’il impose aux modernes. A vrai dire, comment accorde-t-il les règles avec la raison ? il ne le sait trop lui-même. Et il manque aussi trop absolument du sens de l’art : cet élément essentiel des œuvres antiques, la beauté, il ne le découvre pas ; ces règles dont il fait tant de bruit, sont un mécanisme plutôt qu’une esthétique. Mais c’est déjà beaucoup que de voir s’ébaucher chez ce flatteur de Marino, cet ami de Voiture, ce docteur en titre de la société précieuse, chez l’auteur, pour tout dire, de la Pucelle, c’est beaucoup d’y voir s’ébaucher la formule de l’idéal classique, dans le rapprochement des deux termes qui la composent : souveraineté de la raison, et respect de l’antiquité.


3. DESCARTES.


À la différence de Balzac et de Chapelain, Descartes [5] est tout indépendant du monde : je dirais même qu’il est indépendant de la littérature de son temps. Il n’est pas cause des œuvres contemporaines de son œuvre : il est très peu cause (cause directe, bien entendu) des œuvres qui ont paru après son œuvre. Mais il est comme la conscience de son siècle : j’aperçois chez lui nettement ce qu’il faudrait beaucoup de peine et de temps pour analyser dans la société et dans la littérature du temps ; il révèle certains dessous, qui expliquent les caractères apparents. À ce titre, on ne saurait lui refuser une place ici.

L’écrivain, en Descartes, a peut-être été surfait. Il a une phrase longue, enchevêtrée d’incidentes et de subordonnées, alourdie de relatifs et de conjonctions, qui sent enfin le latin et le collège. Il la manie avec insouciance, la laisse s’étaler sous le poids de la pensée, sans coquetterie mondaine et sans inquiétude artistique. Il est demeuré étranger au souci de ses contemporains, qui travaillaient la forme : il n’a ni la phrase troussée de Voiture ni l’ample période de Balzac. Il retarde sur eux : il en est resté à Montchrétien, à François de Sales, aux négligences faciles. Au reste, il a de grandes qualités, une plénitude vigoureuse, une justesse exacte, et certaines fusées d’imagination qui font d’autant plus d’effet, éclatant parmi les lignes sévères des raisonnements abstraits.

Deux ouvrages de Descartes marquent surtout dans l’histoire littéraire : le Discours de la Méthode (1637) et le Traité des Passion (1649). Ils se complètent par la correspondance.

Le Traité des Passions, qu’on a trop souvent le tort d’abandonner aux philosophes, est du plus haut intérêt. Je fais abstraction de la physiologie fantaisiste qu’il contient, et qui est celle que le temps permettait : notons-y pourtant la fermeté de la conception générale, qui lie tous les faits moraux à des mouvements de la matière. Descartes ne perd jamais de vue que les passions de l’âme sont accompagnées de modifications physiologiques, qui se traduisent par certaines contractions ou au contraire certaines détentes de certains muscles, en d’autres termes par une sorte de mobilisation partielle ou générale des organes en vue de certains effets. Cette concordance continue du physique et du moral produit cette conséquence, que Descartes ne considère pas les passions du point de vue sentimental, mais du point de vue pratique : elles ne valent pour lui que par l’action qui les suit ; il ne songe pas à en composer la vie de l’âme, abstraction faite du reste.

Il n’a point de respect pour elles, n’y voyant que le reflet mental des impressions physiques ; et sans s’arrêter à en mesurer la qualité, la délicatesse, à noter la grâce de leurs frissons ou la majesté de leurs ondes, il les traite comme de brutales impulsions de l’instinct, qui se classent selon leur conformité à la raison et aux « jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal » que la raison fournit. Ainsi, dans l’amour : « lorsque cette connaissance est vraie, c’est-à-dire que les choses qu’elle nous porte à aimer sont véritablement bonnes, l’amour ne saurait être trop grande, et elle ne manque jamais de produire la joie. Je dis que cette amour est extrêmement bonne, pour ce que, joignant à nous de vrais biens, elle nous perfectionne d’autant [6] ». Et dans une âme bien faite, l’amour qui n’est que le désir du bien, se portera toujours au plus grand bien connu : et le degré de l’amour sera en relation avec la perfection connue de l’objet ; il sera goût, amitié, dévotion. « On peut avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi » ; mais « son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il faut [7] ». Il arrive souvent que, comme les animaux déçus par des appâts sont conduits par la nature à leur mal, les passions se portent à de faux biens. La raison n’a pas elle-même de force pour faire dominer ses jugements : c’est le rôle de la volonté, à laquelle il appartient de déterminer ceux « sur lesquels elle résout de conduire les actions de la vie ».

La théorie de la volonté est l’âme du Traité des Passions, et elle est fort remarquable. La volonté n’agit pas directement sur les passions, mais elle les modifie indirectement à l’aide de l’imagination, elle les réduit les unes par les autres, enfin elle est toujours maîtresse d’en suspendre les effets extérieurs : elle commande l’action, avec, sans ou contre les passions. « Les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti, et l’employant à combattre contre elle-même, mettent lame au plus déplorable état qu’elle puisse être… Il est vrai qu’il y a fort peu d’hommes si faibles et irrésolus qu’ils ne veulent rien que ce que leur passion leur dicte. La plupart ont des jugements déterminés suivant lesquels ils règlent une partie de leurs actions ; et, bien que souvent leurs jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre et séduire, toutefois… on peut… penser que les âmes sont plus fortes ou plus faibles à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que, si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir, au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières lorsqu’on en découvre l’erreur [8]. » En un mot, « la volonté est tellement libre qu’elle ne peut jamais être contrainte… ; et ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur leurs passions, si l’on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire ».

Tout le monde reconnaît ici la psychologie de Corneille : sur ces deux questions capitales, théorie de l’amour, théorie de la volonté, le philosophe souscrit aux affirmations du poète, et ne fait pour ainsi dire que donner la formule de l’héroïsme cornélien. C’est que tous les deux sont de la même génération, et leur pensée travaille sur des impressions identiques que la même réalité leur a fournies.

La guerre civile avait durci les âmes, tendu les énergies ; nous l’avons constaté déjà à propos de Du Vair : on allait naturellement au stoïcisme. La génération qui s’est élevée entre les souvenirs du terrible passé, et les secousses d’un présent encore troublé, ces hommes des conspirations contre Richelieu et de la guerre de Trente Ans, sont de fortes, même de rudes natures, peu disposées à s’amuser aux enfantillages de la vie sentimentale, capables et avides d’action : Richelieu, Retz sont les formes supérieures du type. Les passions sont plus brutales que délicates : mais l’intelligence est prompte, souple, infatigable. Ces gens-là n’ont rien, absolument rien de féminin : ils se gouvernent par raison et par volonté. Leur galanterie est activité d’esprit, plus que sensibilité. Leur fantastique amour se réduit au fond au culte de la perfection, conception intellectuelle et non sentimentale. Leur héroïsme romanesque répond à un besoin impérieux d’effort et d’action. Les romans et les épopées ne sont que des caricatures du type vigoureux dont Corneille nous donne le portrait, et Descartes la définition. Après 1660, un autre type prévaudra, en qui l’activité sentimentale sera développée au détriment de l’activité volontaire, et qui fera une place de plus en plus grande aux sentiments féminins. On ne saurait trop s’attacher à les distinguer, et les formules du Traité des Passions nous en offrent un moyen facile.

Plus large encore est la portée du Discours de la méthode ; ici, Descartes ne représente plus sa génération : il représente son siècle, à certains égards même les temps modernes. Le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » est la biographie d’une pensée ; et du seul caractère narratif et descriptif de l’ouvrage sortent visiblement deux traits de la physionomie intellectuelle de Descartes : au lieu d’une exposition théorique de sa méthode, il nous en décrit la formation dans son esprit, et présente ses idées comme autant d’actes successifs de son intelligence, de façon à nous donner en même temps qu’une connaissance abstraite la sensation d’une énergie qui se déploie ; le tempérament actif des hommes de ce temps est devenu chez Descartes une puissance créatrice d’idées et de « chaînes » d’idées.

En second lieu, ces actes intellectuels sont toute la vie du philosophe ; le reste ne compte pas dans son autobiographie, et toutes les déterminations de sa vie extérieure, choix d’une profession, voyages, retraite, expatriation, ont toujours pour fin d’assurer un jeu plus facile et plus libre à l’activité de son esprit : par là Descartes est l’homme idéal du xviie siècle, l’homme-pensée.

Il nous expose donc dans son Discours comment l’éducation de ses précepteurs, les jésuites, n’ayant donné aucune satisfaction au besoin essentiel de son esprit, il s’est efforcé de se donner lui-même le bien sans lequel il ne pourrait vivre : ce bien, c’est la connaissance, et ce besoin, le désir de la vérité. Pour la trouver, il a sa raison, dont c’est la fonction naturelle, et qui ne peut y manquer, si elle est bien dirigée. Remarquant donc que seuls les mathématiciens ont su découvrir quelques démonstrations, c’est-à-dire « quelques raisons certaines et évidentes », il extrait de leur méthode quelques règles absolues et générales, qui lui servent à vérifier tous ses jugements. Révoquant tout en doute, tout ce que les hommes estiment le plus certain, et ce que lui-même avait cru jusque-là, bien résolu à « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’il ne la connût évidemment être telle », il s’attache à saisir une vérité et comme un bout du fil infini des vérités, qui s’entretiennent toutes. Il s’assure ainsi de l’existence de sa pensée, où consiste son être essentiel, de l’immatérialité de son esprit, de l’existence de Dieu, de l’existence du monde extérieur ; et dès lors le monde intelligible lui appartient : il n’est plus rien qui puisse se dérober à la raison bien conduite ; les premiers résultats garantissent l’universelle efficacité de la méthode.

La raison cartésienne se met à la place de Dieu, et compose la machine du monde : mieux encore, elle n’explique pas seulement, elle agit, car de la science dépend la puissance ; par son progrès, elle vaincra la maladie et la mort même. Mais la raison cartésienne, c’est la raison humaine, une, égale et identique chez tous les hommes : et quiconque par conséquent voudra appliquer comme lui son esprit, pourra se promettre le même succès. Voilà pourquoi il écrit en français, non pas en latin : le bon sens n’est pas le privilège des savants qui, au contraire, sont souvent en ces matières plus aveuglés que les autres par un faux respect des anciens. Le préjugé de l’autorité fait moins échec à la raison chez les simples ignorants, qui jugent par la lumière naturelle.

Le Discours de la Méthode fut lu de tout le monde en effet, des femmes même. Et tout le monde y applaudit. L’opposition au cartésianisme vient des savants et des théologiens : les honnêtes gens se trouvèrent cartésiens du premier coup. Plus tard, Descartes sera un maître, pour la génération suivante : mais tout d’abord, pour sa génération, il fut souvent un « semblable », qui avait su lire en lui-même ce que tous portaient en eux, et qui les révélait à eux-mêmes. Car ce qu’il y avait au fond de cet esprit mondain sous les incohérences fantaisistes de la surface, c’était un sentiment très obscur et très fort du pouvoir de la raison : là-dessus s’appuyaient précisément la force du préjugé mondain et la tyrannie de la mode.

La philosophie de Descartes illumine tout le mouvement intellectuel et littéraire auquel la Renaissance a donné l’impulsion. Elle manifeste, en une forme abstraite et d’autant plus aisément connaissable, l’idée nouvelle qui prend ou aspire à prendre la direction de ce mouvement. Elle consiste essentiellement dans une conception scientifique de l’ensemble des choses, constituant la raison juge souverain du vrai, et lui proposant pour tâche de représenter par l’enchaînement logique de ses idées la liaison nécessaire des vérités : elle fixe une méthode rationnelle pour parvenir à la certitude, écartant toute autre voie, autorité, tradition, révélation ; elle espère, elle annonce que par le procédé rationnel, toute vérité sera un jour saisie, et ne fixe aucune limite aux ambitions légitimes de la science.

La vérité scientifique s’oppose ainsi à la vérité théologique, dont elle a sans doute emprunté l’absolue et rigoureuse détermination. Le cartésianisme menace assurément le christianisme : par le développement nécessaire de son principe, il produira la philosophie du xviiie siècle, quoiqu’elle semble l’avoir rejeté ; mais elle a gardé en effet la foi exaltée en la raison, au progrès, la passion de la recherche scientifique, la rigueur de la méthode analytique. Il ne pouvait sortir du cartésianisme qu’une irréligion rationnelle.

Mais cet effet ne sortit pas tout de suite. Non seulement Descartes, par prudence, accommoda de son mieux sa doctrine à la théologie catholique : il la rassura par le soin avec lequel il sépara les domaines de la raison et de la foi. Mais, surtout, il était conduit par sa méthode à certaines vérités que la religion aussi revendiquait comme siennes : un Dieu infini, parfait, une âme immatérielle, immortelle. Ainsi sa philosophie semblait se faire l’auxiliaire de la foi, et donner un fondement rationnel au dogme traditionnel et révélé. Voilà comment les premiers résultats de la méthode cartésienne en cachèrent la dangereuse essence, qui n’apparut qu’au bout du siècle. Jusque-là elle vécut à côté du christianisme, en paix avec lui, dans les mêmes intelligences ; et je ne doute pas même qu’elle n’ait aidé pendant un temps certains esprits, tels que Boileau, à rester chrétiens. Elle les dispensa d’aller jusqu’à Montaigne. Il est à remarquer que dans le cours du xviie siècle, la philosophie irréligieuse, la doctrine des libertins qui veulent faire de la théorie, c’est l’épicurisme de Lucrèce ou de Gassendi : or Descartes combat Gassendi.

D’autre part, les parties à la fois éclairées et austères de l’Église gallicane sont cartésiennes, ou inclinent au cartésianisme en philosophie : ainsi l’Oratoire, qui fournira Lami et Malebranche. Le thomisme de Bossuet sera tout imprégné de cartésianisme. Les jansénistes même sont les plus décidés cartésiens qu’il y ait. Arnauld reconnaît chez Descartes un dessein « de soutenir la cause de Dieu contre les libertins », et il écrit avec Nicole la Logique de Port-Royal. Les Méditations sont traduites en français par le duc de Luynes, un fervent janséniste ; et l’on verra qu’il ne faut pas opposer, comme on fait souvent, l’esprit de Pascal à l’esprit de Descartes.

Ainsi le christianisme, pendant le xviie siècle, utilisa les forces de cette doctrine dont le principe était capable de le ruiner, et par là retarda l’éclosion des dangereuses conséquences qu’elle recélait : il fallut que les affirmations dogmatiques de Descartes fussent ruinées pour que l’esprit de sa méthode manifestât son énergie destructive.

Il se passa en littérature quelque chose d’analogue. Par certains côtés la philosophie de Descartes correspond exactement à l’esprit classique. L’absolue séparation de la pensée et de la matière, la dignité supérieure attribuée à la pensée ne pouvaient que confirmer la littérature dans l’élimination de la nature et dans l’étude exclusive de l’homme moral. L’affirmation de l’universalité de la raison engageait à poursuivre dans l’œuvre d’art aussi un objet universel, et à faire consister la perfection dans le caractère général du sujet étudié, dans le caractère commun du plaisir procuré. De la même source se tirait aussi facilement l’exclusion du lyrisme et de l’histoire. Enfin la méthode cartésienne, qui tend à constituer des démonstrations, a son analogue dans la forme oratoire, qui s’établit en même temps dans la littérature.

Mais le cartésianisme, par son caractère rigoureusement scientifique, exclut l’art : il n’y a pas d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut, elle consiste à réduire l’art à la science, à l’y confondre. Le but de tout exercice de la pensée est le vrai : en littérature comme en philosophie, dès qu’on pense, dès qu’on parle, ce ne peut être que pour chercher ou exposer la vérité. L’esprit classique manifeste donc encore ici sa concordance avec le cartésianisme, lorsqu’il fait de la vérité l’objet suprême de l’œuvre littéraire, et pose comme identiques le vrai et le beau. Seulement il ne pouvait sortir du pur rationalisme qu’une littérature scientifique, une sorte de positivisme littéraire, sans caractère esthétique, réduisant l’expression à la notation pour ainsi dire algébrique de l’idée : ni poésie, ni éloquence, ni forme d’art ; un langage sec, abstrait, logique. En un mot, on arrive d’emblée à la littérature des Perrault, des Lamotte et des Fontenelle : voilà les purs rationalistes, les cartésiens de la littérature.

Heureusement à ce courant se mêla celui de la tradition antique, et de leur mélange résultèrent l’esprit et les œuvres classiques. Le soin de la forme, l’idée de la beauté furent maintenus par le respect des modèles grecs ou romains : grâce à cette influence, la littérature resta un art : et l’idée d’une vérité artistique, concrète et sensible, l’idée du vrai naturel et réel se superposa à l’idée de la vérité scientifique, nécessairement abstraite. C’est à quoi travaillèrent tous ceux qui eurent le culte de l’antiquité ; et ainsi de Ronsard, par Malherbe, Balzac et même par Chapelain (malgré l’inintelligence artistique de celui-ci) se prolongea, jusqu’à Boileau et jusqu’aux grands écrivains, la tradition antique d’un art littéraire, qui neutralisa ou restreignit pendant le cours du siècle les effets du rationalisme dont la doctrine cartésienne est l’expression philosophique. La perfection des œuvres classiques consiste précisément à combiner les deux formules, esthétique et scientifique, de la littérature, de façon que la beauté de la forme manifeste la vérité du fond.

  1. Biographie : Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) était filleul du duc d’Épernon, au service de qui il fut d’abord : en 1621-1622, un fils du duc, l’archevêque de Toulouse, cardinal de la Valette, l’employa comme agent à Rome. Dès 1624, il se retira chez lui, et à partir de 1631 n’en bougea plus guère. Il fut présenté très tard à l’Hôtel de Rambouillet dans un de ses derniers voyages à Paris ; le dernier est de 1636, et c’est dans celui-là qu’il fit son unique apparition à l’Académie française, dont on l’avait mis malgré lui. Richelieu l’avait fait conseiller d’État et historiographe de France, sans peut-être se montrer disposé à utiliser les talents de Balzac dans les grands emplois auxquels celui-ci se serait estimé propre. On ne sait ce que peut être la tempête qui en 1627 faillit le briser. Il y eut à coup sûr quelque déception d’ambition dans sa retraite philosphique.

    Éditions : Lettres (1er recueil), 1624, in-8, Paris. Le Prince, 1631, in-4. Socrate chrétien, 1652, in-8. Œuvres, Paris, 1663, 2 vol. in-fol. Lettres inédites de Balzac (Doc. Inéd. Sur l’Hist. De France) au t. I (in-4) des Mélanges historiques. — À consulter : E. Roy, De J.-L. Guezio Balzac en contra dom. Joannem Gulonium disputante, Hachette, 1892, in-8.

  2. Cf. Tallement des Réaux, les Historiettes des contemporains de Henri IV et de la Régence ; et Saint-Evremond, la lettre connue au comte d’Olonne.
  3. Balzac, Lettres, l. VII, I. 49, éd. 1665.
  4. Biographie : Jean Chapelain (1595-1674), fils d’un notaire, se fit connaître d’abord par la Préface de l’Adone, puis par des Odes, et par son poème épique de la Pucelle, dont les 12 premiers chants parurent en 1656, au bout de vingt ans de travail. Il était très considéré de Richelieu, et il fut de même en grand crédit auprès de Colbert, dont il fut le principal agent dans la répartition des libéralités royales entre les principaux savants et écrivains de France et d’Europe ; très écouté à l’Hôtel de Rambouillet, il eut jusqu’à la fin, en dépit de Boileau, l’estime et l’amitié de Montausier, de Retz, de Mme  de Sévigné. Sensible à la flatterie, et fort rancunier, il était du reste bon homme et serviable. Il avait de riches pensions, mais il y a sans doute beaucoup de légende dans ce qu’on dit de son avarice.

    Éditions : la Pucelle (les 12 derniers chants), Orléans, Herluison, 1882, in-16. Lettres, éd. Tamizey de Larroque, Doc. inéd sur l’Hist. De France, Paris, 1880-1883, 2 vol. in-4. — À consulter : Fabre, Chapelain et nos deux premières académies, Paris, 1890.

  5. Biographie : René Descartes (1596-1650) fait ses études chez les jésuites, à la Flèche ; puis il s’en va servir comme volontaire sous Maurice de Nassau et sous le duc de Bavière : il parcourt la Hollande, l’Autriche, la Hongrie, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie. Il rentre à Paris en 1625, et s’y cache pendant deux ans à tous ses amis, pour sauver son temps et son indépendance. En 1629, il part pour la Hollande, et réside à Leyde, à Utrecht, à Amsterdam, jusqu’à ce que, tourmenté par les théologiens de Leyde, il accepte les offres de la reine Christine : il se rend auprès d’elle en 1649, et meurt en Suède. Il avait supprimé en 1633 son Traité du monde, effrayé qu’il était par la condamnation de Galilée, et c’est pour suppléer en quelque façon à ce grand ouvrage, qu’il donna son Discours de la Méthode. — Édition : Œuvres complètes, éd. Cousin, Paris, 1824. 10 vol. in-8. Œuvres, p.p. Ch. Adam et P. Tannory, t. I-IV, correspondance, Cerf, 1897-1901, in-4. — À consulter Krantz, Essai sur l’esthétique de Descartes, Paris, 1882, in-8 ; Brunetière, Études critiques, etc., t. III et IV ; Fonillée, Descartes, Paris, Hachette. in-16, 1893 ; Liard, Descartes, Alcan, in-18, 1881 ; F. Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, 2 v. in-18, 1868, 2e éd. ; G. Lanson, Hommes et Livres (le Héros cornélien et le Généreux selon Descartes), 1895, in-12 ; L’influence de Descartes sur la litt. française. Revue de Metaphysique, juilet 1896.
  6. Traité des Passions, art. 139.
  7. Ibid., art. 83.
  8. Traité des Passions, art. 48 et 49.