Histoire de la littérature française (Lanson)/Première partie/Livre 1/Chapitre 2

Librairie Hachette (p. 46-64).


CHAPITRE II

LES ROMANS BRETONS

Abondance de littérature narrative. 1. Cycles de la croisade et de l’antiquité. — 2. Cycle breton. Caractère des traditions celtiques. Leur passage dans la littérature française, par des voies incertaines. Lais et romans. Esprit de ces poèmes. Les lais de Marie de France. Les poèmes de Tristan. — 3. Les poèmes de la Table Ronde. Chrétien de Troyes : esprit net, positif, inintelligent du mystère. L’aventure et l’amour chevaleresque. Perceval et le Saint Graal : chevalerie mystique. — 4. Vogue de notre poésie épique et romanesque à l’étranger.

Nos aïeux faisaient une prodigieuse consommation de littérature romanesque. Ces bonnes gens, vrais enfants, qui ne savaient rien et ne pensaient guère, n’aimaient rien tant que de se faire conter des histoires. Ils en voulaient et toujours plus et toujours d’autres. Au reste ils ne tenaient pas plus aux sujets nationaux qu’à d’autres, maintenant qu’ils n’y prenaient plus qu’un intérêt de curiosité. On estimait seulement les chansons de geste plus vraies : mais on accueillait tout ce qui amusait : en sorte que, du xiie siècle siècle au xive, une intense fabrication jeta dans la circulation une masse énorme de récits de toute nature et de toute provenance.

1. CYCLES DE LA CROISADE ET DE L’ANTIQUITÉ.

Ce furent d’abord les poèmes sur la croisade. Au temps où les croisés venaient de prendre Jérusalem, quand tout l’Occident frémissait au bruit des merveilles qui s’étaient accomplies en Terre Sainte, quand on écoutait avidement toutes les rumeurs des combats d’outre-mer, un trouvère lettré, et tout brûlant lui-même des passions de son temps, s’avisa que ce serait une belle chanson à réciter devant les nobles et les bourgeois, que celle où tous les exploits de Godefroy de Bouillon seraient relatés au vrai : il compila dans les chroniques latines la Chanson d’Antioche, quelque vingt-cinq ans après les événements. Un autre la continua, et fit la chanson de Jérusalem, d’après la tradition orale qui s’était établie dans l’armée même des croisés. Le succès de ces émouvantes histoires en fit le noyau d’un cycle qui se développa selon les procédés qu’on a indiqués plus haut : le récit de la croisade se prolongea à travers toute sorte d’inventions romanesques, du plus vulgaire et souvent du plus grossier caractère, tandis que le héros central de la geste, le grand Godefroy de Bouillon, était doté d’une généalogie fabuleuse où s’insérait la merveilleuse légende du chevalier au Cygne[1].

Puis apparut ce qu’on a appelé le cycle de l’antiquité[2] : des poètes savants, qui lisaient les livres latins, y remarquèrent mille choses merveilleuses qui pouvaient se mettre en clair français à la grande joie du public illettré. L’un fit une chanson de geste de la vie d’Alexandre, telle que le faux Callisthène l’avait racontée, et la chevauchée du roi macédonien à travers l’immense Asie et l’Inde prodigieuse, le caractère du héros, type accompli de vaillance et de largesse chevaleresques, eurent le succès le plus populaire. Un autre mit en roman le siège de Troie, non d’après Homère sans doute, ce témoin mal informé : mais il lisait les mémoires du Crétois Dictys, un des assiégeants, ceux surtout du Phrygien Darès, qui fut dans la ville assiégée ; et c’était là de bons témoins, qui n’ignoraient rien et ne laissaient rien ignorer. Virgile y passa ensuite, puis Stace, puis Lucain, puis Ovide : Énée, Œdipe, César, tous les personnages des Métamorphoses défilèrent sous les yeux de nos Français émerveillés.

Cependant d’autres poètes avaient écouté les harpeurs bretons et gallois, et tout le monde celtique, Tristan et Yseult, Arthur et Genièvre, Lancelot, Yvain, Perceval, faisaient leur apparition, héros plus étranges, plus captivants que tous les héros anciens par l’imprévu des aventures et la nouveauté des sentiments.

Ce n’était pas tout encore : selon le hasard qui présidait à la vie des écrivains, selon le livre qui leur tombait entre les mains, le voyageur ou le croisé qu’ils avaient entendu, selon enfin qu’eux-mêmes avaient été promener leur curiosité en telle province ou en tel pays, une incroyable diversité de récits réclamait tour à tour l’attention du public : romans grecs et byzantins, contes orientaux, traditions anglo-saxonnes, légendes locales de Normandie ou du Poitou, fables incroyables, anecdotes vraies ou vraisemblables, sujets pathétiques, comiques, féeriques, historiques, et même réalistes. On passe de Mahomet à Mélusine, de l’empereur Constant au roi Richard Cœur de Lion ; à côté du merveilleux Partenopeus de Blois de Denis Pyramus, qui nous conte en son style enjolivé les amours d’un beau chevalier et d’une fée inconnue (c’est Psyché, où les rôles seraient renversés), on rencontre la très simple et dramatique histoire de la châtelaine de Vergy, qui n’est que le récit d’une très humaine passion située en pleine réalité contemporaine, ou l’aimable chante-fable d’Aucassin et Nicolette, récit, en prose coupée de laisses chantées, des amours de deux enfants qui finissent par se rejoindre et s’épouser.

L’inégalité des talents répond à la bigarrure des sujets : parmi les plus désespérantes platitudes, parmi les plus insipides extravagances on peut recueillir de courts poèmes, ou des épisodes de longs poèmes, qui sont d’agréable lecture. Mais rien d’éminent, en somme, et qui dépasse les qualités moyennes d’une narration vive et limpide : le génie manque et cette forme impérieuse qui détermine une littérature pour longtemps. Le mérite essentiel enfin de tous ces romans, c’est de conserver une riche matière à la disposition de l’avenir.

Dans cette matière, les hommes du moyen âge mettaient à part deux groupes : les poèmes tirés de l’antiquité, qu’ils vénéraient pour leur origine, comme dépositaires d’une profonde sagesse, et les poèmes celtiques, dont la brillante « vanité » les amusait. Ils en firent deux cycles qui prirent place aux côtés du cycle national, et Jean Bodel énonça cet axiome qu’il ne fallait compter que trois matières : celles « de France, de Bretagne, et de Rome la grant ».

Il n’y en a vraiment que deux à retenir. On peut passer vite sur le cycle de l’antiquité. Les érudits peuvent louer la vivacité dauphinoise d’Albéric de Besançon ou Briançon (commencement du xiie siècle) et les grâces tourangelles de Benoît de Sainte-More (2e moitié du xiie siècle). Mais tous ces romans dont les héros se nomment Alexandre, ou Hector, ou Enée, ne peuvent être pour nous que des parodies ridicules. On pourra s’amuser un moment à voir le prince Alexandre étudier les sept arts et se faire adouber chevalier par sa mère, inaugurant la brillante carrière qui le mènera à figurer sur nos jeux de cartes entre Arthur et Charlemagne sous les traits d’un empereur à la barbe fleurie. On peut rire d’abord de cette Troie féodale avec son donjon et ses tours crénelées, toute pleine de chevaliers et de dames courtoises, et de cette non moins féodale année des Grecs qu’accompagne comme à la croisade l’évêque Calchas. Les singulières broderies qui enjolivent toute l’aventure d’Enéas, comme la description du « serpent marage », que l’on nomme « crocodile », et qui dort gueule bée pour donner aux oiseaux la facilité de venir becqueter dans son estomac les résidus de sa digestion, ou la déclaration d’amour en écho, entretiennent peut-être la curiosité pendant une ou deux pages. Mais cela nous lasse vite. Tout nous froisse et nous rebute dans ces inconscientes mascarades, où toute la beauté de l’art antique comme toute la vérité de la nature antique sont si cruellement détruites. Tout cela est un poids mort dans la littérature, comme Cyrus ou Clélie, et pour les mêmes raisons. Puis, malgré la vogue immense de quelques-uns de ces poèmes, ils sont pour nous insignifiants. Les poèmes sur Alexandre ne sont que des chansons de geste : les romans d’Enéas et de Troie ont l’esprit, le style, le mètre des romans bretons ; et si Benoît de Sainte-More a précédé Chrétien de Troyes de quelques années, il n’a rien mis dans son œuvre, qu’on ne retrouve plus expressif, mieux dégagé, plus complet dans les poèmes de son jeune contemporain.

C’est donc à la matière de Bretagne qu’il faut nous arrêter un moment.



2. LE CYCLE BRETON.


Les romans bretons sont la rentrée en scène et comme la revanche de la race celtique : c’est, au moins en apparence, la prise de possession de l’Occident romanisé, germanisé, christianisé, féodal, par l’imagination des Celtes de Bretagne, qui avaient pu échapper, sinon tout à fait à la domination, du moins à la civilisation romaine.

Cette race rêveuse, passionnée, capable de fougueuse exaltation et d’infinie désespérance, avait produit très anciennement une très abondante poésie : elle était la poésie même, par l’intensité de la vie intérieure, par sa puissance d’absorption passive si prodigieusement supérieure à sa capacité d’action expansive. Elle recevait tout l’univers en son âme et le renvoyait en formes idéales : vraie antithèse du génie dur et pratique de Rome, dont le rôle est de façonner la réalité par l’épée et par la loi.

Dans les traditions religieuses, ethniques, historiques qui sont la matière de la poésie celtique, ce ne sont que voyages au pays des morts, étranges combats et plus étranges fraternités des hommes et des animaux, visions fantastiques de l’invisible ou de l’avenir, hommes doués d’une science ou d’une puissance surnaturelles, qui commandent aux éléments et savent tous les mystères, animaux plus savants et plus puissants que les hommes, chaudrons, lances, arbres, fontaines magiques, et longs écheveaux d’aventures et d’entreprises impossibles à quiconque n’est pas prédestiné pour les accomplir, servi par les êtres ou maître des objets prédestinés à en assurer l’accomplissement. Le miracle est en permanence dans l’incessant écoulement d’une fantasmagorique phénoménalité, où l’individualité, la personnalité se fondent : partout, et en nous, à notre insu, opèrent des forces cachées, qui nous font sentir et vouloir ; les âmes se promènent à travers les formes multiples et hétérogènes du monde apparent. Un sens profond du mystère et de la vie universelle, une large sympathie qui attache l’homme à tout ce qui est, et qui fait dégager des animaux, des arbres, de toute la nature l’intime frémissement d’une sensibilité humaine, l’inquiétude irréparable de l’au-delà, l’âpre curiosité du monde inconnu, effrayant et attirant, qui reçoit les fugitifs du monde des vivants, imprègnent toute cette poésie, et lui prêtent un inoubliable accent[3].

Le christianisme a passé là-dessus sans atteindre le principe de ce mysticisme naturaliste : il dut s’y adapter en adoptant les mythes qui en étaient sortis. Étrangère à la conception juridique et politique du christianisme romain, l’Église celtique laissa l’âme de la race façonner une religion nationale à son image. Tout le matériel et tout le personnel des vieilles légendes subsista, dûment consacré et baptisé au nom de Jésus-Christ : le pays des morts fut le purgatoire de saint Patrice ; mais l’esprit chrétien ne pénétra pas profondément : tout ce monde merveilleux garda l’intégrité de son âme celtique.

Les désastres et les misères qui assaillirent les Bretons, l’invasion étrangère, les guerres séculaires, qui lentement les dépossédaient de leur antique héritage, avaient plutôt excité que brisé l’activité poétique de la race. Cantonnés les uns dans un coin de la grande île, les autres réfugiés dans la presqu’île armoricaine, ils s’attachaient à leurs traditions comme au plus saint titre de leur imprescriptible droit, comme au plus sûr gage de leur inévitable triomphe. Ils aimaient à écouter leurs conteurs qui en conservaient et accroissaient le précieux dépôt. Un charme puissant, une efficace consolation émanaient pour eux de ces récits, où la prose parlée alternait avec les vers chantés, qu’accompagnait le son d’une petite harpe, appelé rote. Et les étrangers même, ennemis comme les Anglo-Saxons, indifférents comme les Normands, éprouvaient la pénétrante originalité de ces airs et de ces mythes.

On a disputé, on dispute encore sur le mode de diffusion des traditions celtiques : voici le plus probable. Encouragés, attirés par l’admiration qu’excitait leur habileté, les harpeurs bretons commencèrent à promener par les provinces anglo-normandes et françaises les fictions où s’étaient déposés les antiques croyances et les chers souvenirs de leur race : de notre Bretagne, du pays de Galles, des deux pays plutôt que de l’un des deux, ils venaient plus nombreux chaque jour dire aux barons et aux dames des lais d’Arthur ou de Tristan, de Merlin ou de saint Brandan, chantant peut-être les paroles originales de leurs mélodies, mais sans doute contant en français, dans leur français celtique, qui parfois était un étrange jargon, les parties de simple prose. Ce fut ainsi, selon toute vraisemblance, que le peuple breton répandit sa poésie à travers l’Occident féodal : sourde infiltration d’abord, qui devint une large inondation.

Avant le milieu du xiie siècle, la curiosité, l’intérêt du public, en Angleterre, en France et jusqu’en Italie, se portait de ce côté-là. Gaufrey Arthur, de Monmouth, avait mis en émoi le monde des clercs par sa fabuleuse Historia regum Britanniæ, dont quatre traductions françaises avaient presque aussitôt rendu Arthur et Merlin universellement populaires. Prompts à saisir le vent, des poètes anglo-normands et français firent concurrence aux harpeurs bretons. Ils dirent aussi des « lais », substituant à la prose épique des Celtes leurs suites de petits vers octosyllabiques, légers, grêles et limpides. D’autres les étendirent, les amalgamèrent en longs poèmes ; d’autres y mêlèrent des traditions, des inventions qui n’avaient rien de celtique. On fabriqua des romans celtiques comme on avait fait des chansons de geste, d’après un modèle fixé, par des procédés convenus. On mêla le mysticisme chrétien au fantastique breton. Des romans en prose accompagnèrent, précédèrent peut-être parfois, et plus probablement suivirent les romans en vers. Lais brefs et sans lien, romans de Tristan, romans de la Table ronde, romans du Saint Graal, tout cela fit en un peu moins d’un siècle une masse vraiment prodigieuse de littérature, à peu près achevée vers 1250 [4].

Toutes ces productions sont destinées à être lues : elles ne passent pas par la bouche des jongleurs. Ce sont vraiment des nouvelles et des romans, au sens moderne du mot. C’est leur première et extérieure nouveauté.

Mais c’est la moindre qu’on y trouve. Elles répondent à un besoin nouveau, à un état d’esprit que l’évolution sociale et politique développe de jour en jour davantage chez des générations que transporte moins la rudesse vigoureuse des chansons de geste. Elles trouvent faveur d’abord auprès de la partie de l’aristocratie anglo-normande et française, qui commençait à subir l’influence de ce Midi où la vie était plus facile, tout égayée de luxe éclatant et d’amour raffiné, en qui la poésie aux formes riches, les sentiments noblement subtils des troubadours insinuaient des mœurs plus douces, et le désir inconnu des commerces aimables et du bien-être raffiné. Tout cela avait pénétré dans la brutale féodalité du Nord à la suite d’Aliénor d’Aquitaine, qui fut successivement reine de France et d’Angleterre. Ces Poitevins, ces Gascons, ces Toulousains, ce poète Bernard de Ventadour, qui la suivaient, avaient encore plus dans leur esprit que dans leur costume de quoi étonner les barons du Nord : ils les instruisirent, et firent éclore le courtisan dans le vassal.

Les romans bretons vinrent à point nommé traduire la transformation de la société : on les voit dans les terrains que quelque rayon du Midi a échauffés : c’est au second mari d’Aliénor, c’est à Henri II d’Angleterre, que le plus ample recueil de lais qu’on possède, œuvre d’une femme, Marie de France, est dédié : c’est de la fille d’Aliénor et de son premier mari, Louis VII de France, c’est de la comtesse Marie de Champagne que le plus brillant versificateur de romans bretons, Chrétien de Troyes, a reçu le sujet de Lancelot. Ce n’est pas un pur hasard, si la protection qui soutient, l’inspiration qui anime les deux plus intéressants narrateurs des légendes celtiques ramènent toujours notre regard vers la princesse à qui Bernard de Ventadour donna la musique amoureuse de ses vers.

Il faut, je crois, si l’on veut en comprendre le caractère et l’influence, faire trois parts de l’énorme amas des romans bretons. En premier lieu viendront les lais divers et les poèmes sur Tristan ; puis la Table ronde, et les aventures de ses chevaliers ; enfin le Saint Graal, et sa troupe mystique de gardiens et de quêteurs.

Le premier groupe, ce sont les poèmes d’amour. Les aventures, les exploits, la chevalerie, les tournois, la religion, n’y tiennent que peu ou point de place, encore que l’on y trouve des évêques et des couvents, et que les mœurs extérieures soient celles de l’Angleterre et de la France du xiie siècle. Mais ces évêques démarient le lendemain ceux qu’il ont mariés la veille ; ces chevaliers épousent des fées, se transforment en autours ou en loups-garous. Ils blessent des biches à voix humaine, suivent des sangliers magiques, se couchent dans des barques qui les portent au pays fatal où s’accomplira leur destinée de joie ou de misère. Au fond, toujours ou presque toujours, l’amour, non pas l’appétit brutal des chansons de geste, ni la fine rhétorique du lyrisme méridional, mais le sentiment profond, ardent, qui emplit une âme et une vie, qui y verse seul le bonheur ou le malheur. Voici bien du nouveau pour notre public : voici la passion intime, éternelle, qui souffre, et qui se sacrifie : Fresne préparant le lit de la nouvelle épouse pour laquelle son seigneur la répudie ; la femme d’Eliduc ranimant la fiancée que son mari avait ramenée d’outre-mer, et se faisant nonne pour lui céder la place. Voici les séparations qui n’abattent pas l’amour et ne lassent pas la fidélité : Guigemar et sa bien-aimée qui retrouvent intacts après des années les nœuds qu’ils se sont liés mutuellement autour de leurs corps ; Milon épousant en cheveux gris celle qu’il a choisie dès l’enfance. Voici l’exaltation amoureuse, dont les effets ne sont pas de vulgaires coups de lance, mais d’étranges défis à la nature : l’amant qui, pour mériter sa maîtresse, la porte dans ses bras jusqu’au sommet d’une montagne, et qui expire en arrivant.

Tout cet amour sans doute n’est pas platonique, ni toujours délicat. Mais le sentiment pénètre et enveloppe tout. Il fait vraiment de l’amour la chose du cœur, et toutes les satisfactions qu’il poursuit ne sont rien auprès de la ravissante douceur qu’éprouvent les âmes à s’unir, à se pénétrer intimement. L’exquise chose, que ce lai où il ne se passe rien ! Un chevalier toutes les nuits vient regarder la dame accoudée à sa fenêtre : elle a un vieux mari qui s’inquiète, et lui demande ce qu’elle fait ainsi ; elle répond qu’elle vient entendre le chant du rossignol, et le brutal fait tuer le doux chanteur : la dame envoie le petit corps de l’oiseau à son ami, qui le garde dans une boite d’or : et c’est tout. Ou bien cet autre : Tristan, banni de la cour du roi March, apprend qu’Yseult doit traverser la forêt où il s’est retiré : il jette sur le passage de la reine une branche de coudrier autour de laquelle est roulé un brin de chèvrefeuille ; et sur l’écorce il a gravé ces mots :

Belle amie, ainsi va de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.

La reine voit, comprend, entre sous bois. Elle trouve Tristan : ils causent, joyeux ; ils se séparent, pleurant. Et c’est tout encore. Ce sont là quelques-uns des lais que nous dit Marie de France [5], de sa voix grêle, si simplement, si placidement, qu’on peut se demander si elle se doutait de l’originale impression qu’elle nous fait ressentir.

L’amour aussi, la passion qui consume et dont on meurt, c’est toute la légende de Tristan [6]. Dans un cadre d’étranges fictions, la réalité humaine est fournie par sa mutuelle possession de deux âmes. Les géants ou le dragon que Tristan combat, le bateau sans voile et sans rames dans lequel il se couche, blessé, pour aborder en Irlande où vit la reine, qui seule peut le guérir, cette fantastique broderie ne distrait pas le regard de la passion des deux amants : passion fatale que rien n’explique, qui n’est pas née d’une qualité de l’objet où elle s’adresse, qui ne va pas à la valeur de Tristan, à la beauté d’Yseult, mais à Tristan, mais à Yseult : passion si irraisonnée, si mystérieuse en ses causes, que seul un philtre magique en provoque et figure le foudroyant éclat. Tristan était venu demander la main d’Yseult pour son oncle le roi March, et ramenait la blonde fiancée, quand une funeste erreur leur fait boire à tous deux le philtre que la prudente mère d’Yseult avait préparé pour attacher à jamais le roi March à sa fille. C’en est fait dès lors : plus fort que leurs volontés, plus fort que le devoir, plus fort que la religion, l’amour souverain les lie jusqu’à la mort. Délicieuses sont leurs joies, délicieuses leurs tristesses ; leurs inquiétudes cruelles, leurs amers remords, leur sont des voluptés, quand ils luttent de ruse contre les soupçons du roi ou l’espionnage des curieux, et quand, chassés ensemble, ils vivent dans la forêt, où le roi March les trouve dormant côte à côte, l’épée entre eux. Mais le roi reprend sa femme, et Tristan s’en va errant aux pays lointains : les années passent, il aime encore, mais il doute, il se croit dupe et trahi, il se laisse persuader d’épouser une autre femme : le cœur tout navré de doux souvenirs, il prend comme une image de la bien-aimée une Yseult comme elle, et blonde comme elle. Faible remède d’un mal qui n’en a point : près de l’Yseult Bretonne, il songe à l’autre Yseult, qui est outre-mer en Cornouailles. Blessé, se sentant mourir, il envoie un ami la chercher : si elle veut venir, l’ami dressera une voile blanche sur son vaisseau ; sinon, il le garnira de voiles noires. Mais comme Tristan s’agite, impatient, sur son lit et demande si l’on aperçoit le vaisseau qu’il attend, sa femme, torturée de jalousie, lui annonce un navire aux noires voiles : et il meurt, au moment où débarque la seule, la toujours aimée Yseult, qui se

précipite et prie pour lui :

Ami Tristan, quand vous vois mort,
Je n’ai droit ni pouvoir de vivre ;
Vous êtes mort pour mon amour,
Et je meurs, ami, de tristesse,
De n’avoir pu venir à temps. »
Auprès de lui se va coucher ;
Elle l’embrasse, et puis s’étend :
Et aussitôt rendit l’esprit.

Ainsi vers 1170, un poète anglo-normand, du nom de Thomas, dans une œuvre dont une grande partie est perdue, contait la pathétique aventure de Tristan et d’Yseult, et ses petits vers fins et secs notaient pourtant avec une pénétrante justesse l’histoire intime de ces deux âmes pitoyables.

Mais ces grandes amours n’étaient pas faites pour nos Français : ils les content sans s’exalter, sans s’émouvoir, ou bien rarement. Avec leur esprit positif, ils aperçoivent tout de suite les actes, l’adultère, ses profits, ses tracas, son comique : ils esquissent volontiers des silhouettes comiques de maris. Le bon roi March tourne au George Dandin : ce malheureux, si intimement, si tendrement épris, qui ne peut que souffrir sans haïr, qui aime comme Tristan, mieux peut-être, et qui pourtant n’a pas bu le philtre, pourquoi en vérité le faire ridicule ? J’ai bien peur que l’idée de l’avilir et de s’en gaudir ne soit une invention française.

Déjà surtout la chevalerie dénature la poésie celtique pour l’accommoder au goût de l’aristocratie féodale. L’aventure, dans Tristan, les tournois, le luxe, les habitudes confortables ou délicates, dans les lais, sont des ornements qui tendent évidemment à devenir le principal. Ces ornements font presque tout l’intérêt des romans de la Table ronde.


3. CHRÉTIEN DE TROYES.


Tous ces poèmes tournent autour d’Arthur, le roi toujours pleuré, et toujours espéré, dont les Bretons, dans l’énergique persistance de leur sentiment national, ont fait le symbolique représentant de la fortune de leur race. Mais Arthur n’a plus rien du chef celtique que les fées ont emporté dans l’île d’Avallon : c’est un roi brillant, digne de prendre place entre Alexandre et Charlemagne, et dont la cour est le centre de toute politesse, un idéal séjour de fêtes somptueuses et de fines manières. Il fait asseoir ses chevaliers à la table ronde, où il n’y a ni premier ni dernier : et retenu comme un autre grand et galant roi, par sa grandeur, il les laisse remplir tous les poèmes de leur vaillance et de leurs faits merveilleux. De sa cour partent d’abord, à sa cour reviennent enfin les chercheurs d’aventures : il est là pour leur donner congé, pour leur souhaiter la bienvenue, majestueux, gracieux, inerte.

Le plus fameux auteur, en ce genre, est Chrétien de Troyes [7], qui écrivait, comme je l’ai dit, à la cour de Champagne, dans la seconde moitié du xiie siècle. Il versait, disait-on, « le beau français à pleines mains », Au reste, c’était un adroit faiseur sans conviction, sans gravité, qui ne se faisait pas scrupule, au besoin, de fabriquer des contrefaçons de légendes arthuriennes, pourvues de noms de fantaisie vaguement celtiques et de la plus invraisemblable géographie. Il mit même en roman breton un conte oriental, dont la femme de Salomon était l’héroïne. Par lui, la matière bretonne prit un étrange tour. Ce Champenois avisé et content de vivre était l’homme le moins fait pour comprendre ce qu’il contait. Jamais esprit ne fut moins lyrique et moins épique, n’eut moins le don de sympathie et l’amour de la nature : mais surtout jamais esprit n’eut moins le sens du mythe et du mystère. Rien ne l’embarrasse : il clarifie tout, ne comprend rien, et rend tout inintelligible. Son positivisme lucide vide les merveilleux symboles du génie celtique de leur contenu, de leur sens profond extra-rationnel, et les réduit à de sèches réalités d’un net et capricieux dessin. Si bien que du mystérieux il fait de l’extravagant, et que sous sa plume le merveilleux devient purement formel, insignifiant, partant absurde. Ne lui demandez pas ce que c’est que ces pays d’où l’on ne revient pas, ces ponts tranchants comme l’épée, ces chevaliers qui emmènent les femmes ou les filles, et retiennent tous ceux qui entrent en leurs châteaux, cette loi de ces étranges lieux, que si l’un une fois en sort, tout le monde en sort ; ce sont terres féodales et coutumes singulières ; s’il ne croit pas à leur réalité — comme il se peut faire. — ce sont fictions pures, dont il s’amuse et nous veut amuser. Il ne songe pas un moment que derrière l’extérieure bizarrerie des faits il y ait une pensée vraie, un sentiment sérieux : il serait bien étonné si on lui disait qu’il nous a parlé de l’empire des morts, et de héros qui, comme Hercule et comme Orphée, ont été

Illuc unde negant redire quemquam,

et forcé l’avare roi des morts à lâcher sa proie.

Pareillement, notre homme de Champagne ne croit pas un instant aux bêtes qui parlent, ni aux services et société commune des bêtes et des hommes. Il dira pourtant, sans sourciller, mais d’un ton qui ôte toute envie d’y croire, l’aventure d’Yvain et du lion reconnaissant : comment, délivré du serpent qui lui mordait la queue, le brave animal s’attache au chevalier, l’assiste dans tous ses combats, et comment une fois le croyant mort, tout pleurant, il prend entre ses grosses pattes l’épée de son bienfaiteur, et fait tous les préparatifs du suicide. Et tous les enchantements, lit défendu, fontaine merveilleuse, géants, etc., tout cela fait l’effet de la plus insipide féerie.

Il n’en pouvait guère être autrement. Ce bourgeois de Troyes avait du talent : mais son talent était contraire à son sujet ; il le dissolvait en le maniant. Il a le sens des réalités prochaines et visibles : il note d’un trait juste tout ce qui est dans son expérience ou conforme à son expérience. La plus fantastique et idéale légende, il la rapetisse, l’aplatit, y pique de petits détails communs et vrais, il la conte comme il ferait un fait divers de la vie champenoise, si bien qu’il en fait une prosaïque absurdité par le contraste criard de son impossibilité radicale et de ses circonstances minutieusement vulgaires.

Il triomphe, au contraire, partout où il s’agit de rendre quelque accident, quelque sentiment de la vie ordinaire. Il aura l’art de ménager l’intérêt, dans un court épisode, d’engager, de conduire, de conclure le récit d’une aventure vraisemblable : il dira à merveille les émotions d’une demoiselle qui erre la nuit, sous la pluie, par les mauvais chemins, ne voyant pas les oreilles de son cheval, et invoquant tous les saints et saintes du paradis. Il ne lui arrive rien, que d’avoir froid, et peur : et cette aventure si vraie en son insignifiance est finement détaillée ; un romancier de nos jours ne ferait pas mieux. Il excellera aussi à noter des sentiments communs : il fera plaindre une veuve en quelques mots simples et touchants. Mais je ne sais rien de plus curieux que la lamentation des trois cents demoiselles enfermées au château de Male Aventure. Ces Captives du roi des morts deviennent de pauvres ouvrières qu’un patron avare exploite :

    Toujours tisserons draps de soie,
    Jamais n’en serons mieux vêtues :
    Toujours serons pauvres et nues,
    Et toujours aurons faim et soif…
    Nous avons du pain à grand peine,
    Peu le matin et le soir moins…
    Mais notre travail enrichit
    Celui pour qui nous travaillons !
    Des nuits veillons grande partie,
    Veillons tout le jour, pour gagner !

Cette triste mélopée ne sort-elle pas d’un vaste atelier de quelque

industrieuse cité, plutôt que de la région mystérieuse « d’où nul n’échappe » ?

Rien de plus positif aussi et de plus naïvement saisi dans la réalité contemporaine que l’entrevue nocturne de Lancelot et de Genièvre. Conclusion singulièrement réaliste du plus romanesque et fantaisiste amour ! Le poète n’omet rien : qu’« il ne luisait lune ni étoile », et qu’« en la maison n’avait lampe ni chandelle allumée », que Lancelot entre au verger par une brèche de mur, vient sous la fenêtre de la reine, et là se tient « si bien qu’il ne tousse ni éternue », que la reine vient en « molt blanche chemise », sans cotte ni robe dessus, mais un court manteau sur ses épaules ; qu’ils se saluent, etc. On dirait d’un fabliau qui conterait une aventure de la veille.

En même temps, notre auteur aime à moraliser ; il raisonne volontiers sur ce qu’il conte, analyse, épilogue, marivaude, débite une sentence, lâche parfois une épigramme contre les dames : mais à l’ordinaire il les cajole, il les respecte. C’est pour elles qu’il écrit.

C’est pour leur plaire, et à tout le beau monde, qu’il prodigue les détails de mœurs délicates, les peintures de la vie aristocratique. Entrées pompeuses de seigneurs par des rues jonchées et tendues comme pour des processions de Fête-Dieu, indications de mobiliers, de tentures, mentions de larges et plantureux soupers, mais surtout bien ordonnés, courtoisement servis, avec eau pour laver les mains avant et après, mentions répétées des bains que prennent les chevaliers délicats ou amoureux, description de riches costumes, surtout de toilettes féminines, qui parfois prennent le pas sur la figure : tout ceci nous représente un romancier du grand monde, un Bourget du xiie siècle, très au courant des habitudes du high life, et qui flatte par là son public.

Comme c’était le temps où, sous l’influence de la poésie des troubadours, la vie féodale s’égayait dans les pays du Nord, où l’idéal chevaleresque s’ébauchait dans les grossiers esprits de nos belliqueux barons et de leurs épouses en proie au lourd ennui, Chrétien de Troyes mit à la mode du jour la matière de Bretagne.

Il donna des aventures, insoucieux de l’incohérence et de l’extravagance, menant les Yvain, les Erec et les Lancelot de péril en péril, les jetant sans raison dans d’impossibles entreprises dont ils sortaient vainqueurs contre la raison. Enfin il réalisa dans sa plus précise et révoltante forme le type du parfait chevalier, qui laisse pays et femme pour courir le monde, et par folle vaillance s’acquérir un fol honneur : le ressort, au fond, qui le meut, c’est la vanité. Il veut du bruit, et fait du bruit.

Cependant il ne serait pas parfait, s’il n’était amoureux : mais ne songeons plus à Tristan, ni même aux tendres amoureux des lais de Marie de France. Cet amour-là était trop fort, trop sérieux, trop profond. Le doux Chrétien ne comprend pas ces orages intimes. Très au fait des maximes ingénieuses et de la procédure raffinée des troubadours, il réglemente, lui aussi, l’amour : il soumet la passion celtique à la courtoisie, et, n’y laissant point de désordre, il fixe les traits, les effets, les marques, les procédés de l’amour comme il faut. L’idéal de la galanterie chevaleresque, c’est Lancelot, et le roman de la Charrette en explique le code, mis en action et en exemples. L’amour dispense de toute raison, donne toute vertu, et peut tout l’impossible. Lancelot, amoureux de Genièvre, s’expose à l’infamie sur une charrette, défie trente-six ennemis, prend le chemin le plus périlleux et le plus court pour rejoindre sa dame, fait le lâche dans un tournoi parce qu’il plaît à sa dame. S’il a hésité une fois, c’est un crime, qui mérite la rigueur de la dame. Des cheveux de la bien-aimée, trouvés sur un peigne au bord d’une fontaine merveilleuse, le ravissent délicieusement : il les serre dévotement « entre sa chemise et sa chair ». Tant qu’il n’a pas rejoint Genièvre, il va pensif, égaré, assoté,

    Ne sait s’il est ou s’il n’est mie,
    Ne sait où va, ne sait d’où vient,

si sourd, si aveugle, qu’il faut qu’on l’assomme presque pour qu’il revienne à lui et comprenne qu’il y a bataille. L’amant ne vit pas hors de la présence de sa dame.

De là à être fou, si elle est lâchée, il n’y a qu’un pas : et de fait, un amant courtois doit perdre le sens, quand la dame courroucée ne le veut plus souffrir. Ainsi fait Yvain, qui s’en va vivre au fond d’une forêt, nu, comme « un homme sauvage », n’ayant gardé qu’un instinct tout animal qui lui fait chercher sa nourriture.

Voilà le type idéal et convenu de l’amant : ce sont là les modèles sur lesquels il doit se régler. Toutefois notre Champenois est trop sensé, trop pratique, pour se payer seulement de cette monnaie. Tandis qu’il dresse ses figures d’amants selon les principes d’une galante et creuse rhétorique, le malin qu’il est y met plus d’âme qu’il ne semble : de l’âme, non, mais de la chair et de l’esprit. De la passion celtique l’amour courtois garde ce caractère, qu’il tend au positif et ne se paie pas de lointaine adoration : si bien que, de la combinaison des deux éléments, va se dégager moins un galant chevalier qu’un gentilhomme galant. Et la dame, elle, n’est pas une Iris en l’air, un vaporeux fantôme orné d’idéales perfections : c’est un être faible, rusé, malin, vain surtout, enfin c’est une femme, et c’est une Française. Sans y vouloir mettre malice. Chrétien de Troyes a esquissé parfois la charmante comédie de l’amour aux prises avec la vanité, et s’il n’entend rien à la passion, il sait envelopper délicatement le sentiment sincère de naturelle coquetterie. C’est une scène exquise, dans le Chevalier au lion, que l’éveil de l’amour dans l’âme d’une veuve éplorée ; curiosité, égoïsme, désir de plaire, fierté, sentiment des convenances, semblant de résistance et manège adroit pour se faire forcer la main, il se fait là dans un cœur de femme tout un petit remue-ménage que le bon Chrétien a su noter : il y a un grain de Marivaux dans ce Champenois. Aussi lui sera-t-il beaucoup pardonné, pour avoir écrit çà et là quelques vives pages, où le conteur de choses folles a montré quelque sens de la vie réelle et quelque intuition de ce qui se passe dans les âmes moyennes.

Il faut lui tenir compte aussi d’avoir enchanté son siècle, dont il réalisait toutes les aspirations, et caressait tous les goûts. En même temps que l’image de cette vie plus « confortable », plus raffinée, plus luxueuse, dont ils sentaient le besoin, les hommes de la fin du xiie siècle trouvaient dans les romans de Chrétien les deux principes qui, selon l’idée au moins de leurs esprits et selon leur rêve intime, devaient être les principes directeurs de la vie aristocratique, l’honneur et l’amour : l’honneur, qui fait que l’individu consacre toutes ses énergies à décorer l’image qu’il offre de lui-même au public, l’amour qui, dépouillé de sa sauvage et anti-sociale exaltation, sera dominé, dirigé, employé par l’honneur de l’homme et la vanité de la femme.

Par là, la vie n’était qu’éclat et joie, fêtes pompeuses et doux commerces : quel contraste c’était, et quel charme, pour des hommes qui sortaient à peine du morne isolement de leurs donjons, où ils vivaient dans de mortelles inquiétudes, ou dans un ennui plus mortel encore ! Mais pour la femme surtout, quel enivrement : servante plutôt qu’égale et compagne de son seigneur, elle se voyait brutalisée, traînée par les cheveux, dans les chansons de geste, et le mépris de la femme était comme un article de la perfection du héros féodal. Et maintenant elle était placée au-dessus, non à côté de l’homme, elle était adorée, servie, obéie : pour elle, pour la mériter ou pour lui plaire, les chevaliers entreprenaient leurs plus téméraires aventures. Le règne de la femme commençait. C’était le ciel qui s’ouvrait. Aussi de quelle passion les femmes devaient-elles lire ces romans de la Table ronde ! quelles splendides et ravissantes visions devaient-ils faire passer dans ces faibles cervelles troublées, et combien de pauvres Bovary purent-ils faire !

Mais il y eut des esprits sévères que blessa cet idéal de vie trop mondaine et facile : de graves chrétiens qui protestèrent et trouvèrent dans la matière celtique même le moyen de protester contre la frivolité des romans de la Table Ronde. Chrétien de Troyes avait commencé de raconter l’histoire de Perceval, qui est bien la plus étrange, invraisemblable, incohérente collection d’aventures qu’on puisse voir : tout y arrive sans raison ou contre raison. Or, un jour, Perceval voyait dans un château un roi blessé, une épée sanglante, et un plat, ou Graal : s’il avait demandé ce qu’étaient l’épée et le plat, le roi blessé était guéri — et nous saurions si Chrétien attachait un sens aux fantastiques images qu’il nous présente. Par malheur, il ne termina pas son Perceval, qui changea de caractère entre les mains des continuateurs.

Le bon Chrétien n’avait pas l’âme mystique, et n’était nullement symboliste. Après lui, au contraire, le sujet prit un caractère mystique et symbolique, qui alla toujours s’accentuant. Est-ce Chrétien qui ne comprenait pas la légende celtique ? Sont-ce les écrivains postérieurs qui y mirent comme une âme chrétienne ? Les éléments du symbole mystique, le roi Pécheur, le roi blessé, la lance, l’épée, le plat, tout cela est certainement celtique : mais quand et par qui ces débris de mythes païens prirent-ils un sens chrétien ? quand se fit la concentration qui les fixa autour de Perceval ? Il est difficile de le savoir, et c’est grande matière à disputes pour les érudits. Toujours est-il que chez les continuateurs de Chrétien l’incompréhensible Graal devient le vaisseau où fut recueilli le sang de Jésus-Christ. Le Graal a été aux mains de Joseph d’Arimathie, qui l’a apporté en Occident. Le roi Pêcheur, qui le garde, est de la race de Joseph, et, comme à Joseph jadis, le Graal apporte la nourriture au roi et à tous ceux qui sont avec lui.

Mais ce monstrueux Perceval auquel quatre ou cinq auteurs ont travaillé, est tout plein, dans ses 63 000 vers, de disparates et de contradictions. Un poète du commencement du xiiie siècle, Robert de Boron, coordonna toute la matière et la réduisit à peu près à l’unité, tout en y mêlant l’histoire de Merlin, fils du diable et serviteur de Dieu ; mais surtout il en développa le sens religieux. Le Graal devenait le plat de la Cène, que Jésus Christ lui-même avait apporté à Joseph d’Arimathie dans la prison où les Juifs le tenaient : commémoratif de l’institution de l’Eucharistie, il était doué de propriétés merveilleuses, comme celles de distinguer les pécheurs : ce Graal, porté en Angleterre, ne pouvait être trouvé que par un chevalier pur de tout péché, et qui accomplirait certaines actions impossibles à tout autre. Ce sera Perceval qui en deviendra le gardien : après sa mort, le Graal remontera au ciel.

Dans l’œuvre de Robert de Boron, dont on possède une partie, et dont l’autre est connue par des remaniements en prose, l’amour ne joue plus de rôle : le « péché luxurieux » devient l’ineffaçable souillure qui disqualifie un à un les poursuivants du Graal. Un autre narrateur, qui vers le même temps que Robert de Boron, et sans doute sans le connaître, traitait la même matière, montrait l’adultère Lancelot et le léger Gauvain s’épuisant en vains efforts, malgré leurs chevaleresques vertus, pour conquérir le précieux plat : cet honneur était réservé à l’impeccable Perceval.

Plus austère encore et plus raidement ascétique était une Quête du saint Graal rédigée au xiiie siècle : Perceval, trop humain, cède ici la place à un certain Galaad qu’on donne pour fils à Lancelot. Galaad, c’est le chevalier-vierge, idéale et abstraite figure d’immaculée perfection, pareille à une claire et sèche image de missel. Jamais plus hautaine conception de monastique chasteté n’a défié la faiblesse humaine. La femme, idole de la chevalerie mondaine, la femme qui donne et reçoit l’amour, est maudite et redoutée comme le moyen par où le péché est entré dans le monde : il ne lui sera pardonné qu’en faveur de la Vierge, mère de Dieu, si elle se garde pure comme elle. Plus sévère que Dieu et que l’Église, notre auteur n’absout même pas le mariage : et quand la quête du Graal commence, quand tous les chevaliers de la Table ronde se mettent en route pour le chercher, un ermite défend à leurs femmes de les accompagner. La chasteté est le sceau, c’est l’essence même de la perfection chevaleresque [8].

Ces romans de Graal inspirés du même esprit qui animait les grands ascètes et les ardents mystiques du xiie et du xiiie siècle, étaient trop en contradiction avec les goûts, les désirs et les nécessités même de la société laïque, pour représenter autre chose que l’idéal exceptionnellement conçu par quelques âmes tourmentées. Peut-être amusèrent-ils le public plus qu’ils ne l’édifièrent, et y regarda-t-on les aventures plutôt que la morale : cette proscription de l’amour n’avait aucune chance de succès, et il faut peut-être venir à notre siècle incrédule et curieux pour que cette conception mystique soit pleinement comprise en son étrange et déraisonnable beauté. Je m’assure que pour les seigneurs, pour les dames du xiiie et du xive siècle, le type accompli de chevalier demeura toujours Yvain ou Lancelot, plutôt que Perceval ou Galaad.


4. SUCCÈS DE NOTRE LITTÉRATURE NARRATIVE.


Telle est, en son ensemble, la littérature narrative que notre moyen âge créa pour la société aristocratique. Si, trop sensibles à la forme, trop épris de bon sens et de bon goût, nous sommes tentés de la juger bien sévèrement, il faut adoucir pourtant un peu notre justice, et songer que la prolixe médiocrité de nos trouvères et de nos conteurs a conquis le monde. L’Italie, l’Allemagne, les pays scandinaves, nous empruntèrent la matière de nos poèmes : jusqu’en Islande, on chanta Charlemagne et les exploits de ses pairs, et c’était en lisant le roman de Lancelot que les amants italiens immortalisés par Dante, que Paolo et Francesca échangeaient leurs âmes dans un baiser et apprenaient à pécher. La fière Espagne qui avait le Cid, ne se résigna pas longtemps à chanter Roland, mais, pour le vaincre, elle créa à son image son fantastique Bernaldo del Carpio. Par toute la chrétienté enfin, pendant le moyen âge, régnèrent les romans de France : et peut-être cette universelle popularité de notre littérature est-elle due en partie à quelques-uns des défauts que j’ai signalés plus haut. Peut-être plus profonds, plus passionnés, moins attachés aux faits sensibles et aux sentiments superficiels, nos écrivains eussent-ils été moins universellement compris, moins constamment goûtés. Moins médiocres, ils n’étaient plus aussi « moyens », aussi adaptés à la taille de tous les esprits. Qualités et défauts, tout en eux était « sociable », fait pour l’usage et le plaisir du plus grand nombre : tout destinait leurs œuvres à réussir dans le monde autant qu’en France.

Une autre raison nous rend l’étude de cette littérature intéressante. Si les chefs-d’œuvre y sont bien rares, si la beauté presque toujours y manque, il faut songer à tout ce qui en est sorti. Les chansons de geste et les romans bretons sont, si j’ose dire, les deux souches jumelles qui ont porté quelques-uns des rameaux les plus féconds de notre littérature. De la narration épique, conçue encore comme la commémoration fidèle d’un passé héroïque, s’est détachée l’histoire, et la matière de France ou de Bretagne, conçue comme une représentation agréable d’événements imaginaires, est devenue le roman.

Plus particulièrement les reçus du cycle breton ont produit le roman idéaliste, qui nous construit un monde conforme aux secrets sentiments de notre cœur, pour nous consoler de l’injurieuse et blessante réalité.

Enfin, plus immédiatement, trois chefs-d’œuvre de ce qu’on peut appeler la littérature internationale ou européenne sont en relation directe avec la matière de nos épopées et de nos romans du moyen âge. Rabelais, certainement, l’a connue, au moins par les derniers remaniements en prose ; son Gargantua et son Pantagruel sont tout pleins de comiques réminiscences. L’Arioste, comme le titre même de son Roland furieux l’indique, n’a fait qu’une étincelante parodie, où l’involontaire extravagance de nos trouvères se transforme en bouffonnerie consciente ; et Cervantès écrit son Don Quichotte pour combattre les ravages que faisait dans de chaudes cervelles d’hidalgos la contagieuse chevalerie des Amadis, légitimes fils des Yvain et des Lancelot, plus fous que leurs pères, ainsi que le voulait la loi d’hérédité.

  1. Légende identique à celle qui fait le sujet de Lohengrin.
  2. Éditions : Roman de Troie, éd. Joly, 1870, in-4, éd. Constans, 4 vol. in-8 (Soc. des anc. textes, 1904-1908) ; Roman de Thèbes, éd. Constans, 2 vol., in-8 (Soc. des anc. textes, 1890) ; Roman d’Eneas (Bibl. Normannica, t. IV, Halle, in-8, 1891). — À consulter : P. Meyer, Alexandre le Grand dans la littérature française au moyen âge, 2 vol., 1886 ; Joly, Benoit de Sainte-More et le Roman de Troie.
  3. Cf. Renan, Essai sur la poésie des races celtiques. D’Arbois de Jubainville, Littérature celtique, t. I – IX (les tomes III – V sont dus à M. Lot et contiennent une traduction des Mabinogion), Paris, 1883 – 1900. (Cf. Lot, dans la Romania, t. XXIV et XXV.)
  4. G. Paris, Hist. litt. de la France, t. XXX, 1888 ; Romania, t. X, XII, XV. (.Cf. aussi t. XXIII.)
  5. Édition : Warnke, Halle, 1885. – À consulter : Bedier, Les Lais de Marie de France (Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1891)
  6. Édition : Le roman de Tristan par Thomas, p. p. J. Bédier, 2 vol., 1902-1905 (Anc. textes) ; Le roman de Tristan, par Béroul, p. p. E. Muret. 1 vol. 1903 (Anc. textes) ; Lex deux poèmes de la Folie Tristan, p. p. J. Bédier. 1 vol., 1907 (Anc. textes) ; Fr. Michel. Poèmes français et anglo-normands sur Tristan, 2 vol. Londres, 1835-39. — À consulter : Bossert, Tristan et Yseult, 1865, in-8. Bédier, Le roman de Tristan et Yseult, 1900.
  7. Éditions : W. Förster, Œuv. de Ch. de Tr. (le Chevalier au lion, Halle, 1887) ; Eroc et Énide, nouv. ed., 1895). Le Roman de la Charrette. éd. Tarbé, Reims, 1849, in-8.
  8. Éditions : Potvin, Perceval le Gallois, 6 vol., Mons, 1866 – 1871 ; Hucher, le Saint Graal, le Mans, 1875 et suiv., 3 vol. ; Furnival, Seynt Graal, 2 vol., Londres, 1861 – 63 ; G. Paris et J. Ulrich, Merlin, 1886, 2 vol. – À consulter : A. Nutt, Studies on the legend of the holy Grail, Londres, 1888. E. Wechssler, Ueber die verschiedenen Rédaktionen des Robert von Borron zugeschriebenen Graal-Lanceot Cyklus, Halle, 1895, in-8 (Romania, t. XXV).