Histoire de la chimie/Tome 1/Préface

Firmin Didot (Tome 1p. vii-x).

PRÉFACE
DE LA DEUXIÈME ÉDITION.

La préface de la première édition, parue en 1842, finissait par ces paroles :

« Si l’Histoire de la chimie est bien accueillie, et que je sois encouragé dans les travaux auxquels je suis disposé à consacrer ma vie entière, je ferai successivement paraitre l’histoire des autres sciences physiques, naturelles et médicales. »

C’était là un engagement, conditionnel il est vrai, mais nettement formulé.

Mon ouvrage fut bien accueilli du public, si bien qu’en moins de huit ans la première édition était épuisée. Il devint bientôt d’une rareté extrême, témoin le prix auquel on le faisait monter dans les ventes de livres.

La condition, à laquelle j’avais subordonné mon engagement, était donc remplie, même au-delà de ce que j’avais droit d’espérer. Pourquoi n’en ai-je pas, de mon côté, rempli la partie qui, en apparence, ne dépendait que de moi ?

Ah ! il m’en coûte de répondre à cette question. Je garderais le silence, si ma réponse ne me touchait que personnellement ; mais, comme j’ai la conviction qu’elle intéresse tous ceux qui ont quelques idées à mettre au jour, — et ceux-là sont plus nombreux qu’on ne s’imagine, — je regarde comme un devoir de parler.

J’ai toujours pensé que la meilleure méthode de populariser les études scientifiques, en général si peu attrayantes, consistait à exposer, comme dans un panorama, les différentes phases qu’une science a parcourues depuis son origine jusqu’à l’époque où elle se présente à la couche transitoire des contemporains. Cette méthode permet de contempler de haut les efforts de l’esprit humain aux prises avec l’inconnu, en même temps qu’elle montre comment l’erreur peut, avec une ténacité prestigieuse, usurper durant des siècles la place de la vérité.

Enseigner les sciences par leur développement successif, par la vie si instructive de leurs fondateurs, enfin par le libre déploiement des facultés humaines, tel était le plan, philosophique et historique à la fois, que je m’étais tracé, il y a plus d’un quart de siècle.

Ce fut d’après la méthode et le plan indiqués que j’entrepris, en 1840, d’écrire l’Histoire de la chimie. Cet ouvrage serait resté inédit, si le Dr  Quesneville, alors directeur de la Revue scientifique, ne s’en était pas rendu l’éditeur[1]. Aucun libraire n’en voulait : Qu’est-ce que l’histoire de la chimie ? cela ne figure pas sur le programme de l’enseignement ; il n’en est question ni à l’Académie, ni à la Sorbonne, etc. Voilà en quels termes j’étais éconduit.

À cette époque, l’histoire de la chimie, telle que je l’avais conçue, était, en effet, une nouveauté. L’ouvrage de H. Kopp ne parut qu’un an après le mien, et la Geschichte der Chemie de Gmelin, qui ne commence qu’au neuvième siècle de notre ère, n’est utile à consulter que pour la connaissance des sources et des dates de découvertes. Et si M. Chevreul a depuis longtemps le projet de publier une histoire de la chimie, il faut reconnaître que l’illustre doyen des chimistes n’avait encore rien écrit sur ce sujet avant la publication de mon livre, auquel il a consacré une série d’articles dans le Journal des savants (années 1845, 1846 et suivantes).

Il y a des savants qui comprennent, je le sais, l’histoire d’une science autrement que moi. Ainsi, ils voudraient qu’on jugeât, sans appel, la science d’autrefois par celle d’aujourd’hui, comme s’il était possible de supprimer les perspectives du temps, bien plus trompeuses que les illusions optiques de l’espace ; ils voudraient qu’on laissât de côté tous les détails auxquels ils sont initiés par leur état, mais qui sont nécessaires à l’intelligence des profanes, beaucoup plus nombreux ; enfin ils voudraient faire de l’histoire d’une science une sorte de champ clos où seraient débattues par quelques rares initiés les questions litigieuses de priorité de découvertes. Mais ils oublient que des discussions qui mettent l’amour de la science en conflit avec l’orgueil humain ou avec des doctrines individuelles, sont aussi irritantes qu’interminables et stériles.

En somme, la manière dont je comprends l’histoire des sciences diffère radicalement de l’idée que s’en font les savants, non habitués à franchir les limites de leur domaine. Ce n’était donc pas de ce côté-là que devaient me venir les encouragements.

Je respecte trop le public pour l’entretenir d’affaires personnelles. Je me bornerai donc à déclarer que les mêmes difficultés se renouvelèrent, quand je voulus reprendre mon projet. Les éditeurs, auxquels je m’adressais, refusèrent poliment de publier l’histoire de la science qui devait faire suite à celle de la chimie : l’un me commandait un lexique, un autre des traductions de grec et d’allemand, un troisième des ouvrages de géographie, d’archéologie et d’histoire, des dictionnaires de tout genre, etc., etc. Les années se passèrent ainsi, la liste de mes travaux s’allongea démesurément ; mais l’œuvre de mon choix ne devait point s’y trouver.

Pourquoi, me demandera-t-on peut-être, pourquoi n’avoir pas fait ce dont vous vous sentiez capable ?

Primum vivere, deinde philosophari, répondrai-je avec un ancien.

Je ne suis rien, et je ne prétends à rien ; une petite place au soleil, voilà tout ce que j’ambitionne. Mais je m’indigne jusqu’au fond de mon âme, lorsque j’entends de célèbres professeurs et académiciens reprocher à Kepler d’avoir fait, pour les libraires, de petits almanachs prophétiques, regardant ces travaux de commande comme au-dessous de la dignité du « législateur du ciel. » — Eh ! morbleu ! fallait-il qu’il mourut de faim ? Kepler s’était fait astrologue, comme un autre pouvait se faire compilateur, pour vivre.

Que d’hommes qui passent inconnus, parce que les dures conditions de la vie ne permettent point de tirer de leur esprit tous les trésors qu’il renferme !

F. H.

Brunoy, le 8 octobre 1866.



  1. Le premier volume parut en 1842, et le second en 1843, au bureau de la Revue scientifique, rue Jacob, 36, à Paris.