RÉVOLUTION POLONAISE.


(SUITE[1].)

IV.


Le dictateur est gouverné par l’aristocratie austro-polonaise. — Prétendue conspiration. — Arrestation de Lelewel. — Démarche de Gurowski et des membres du conseil suprême. — Enquête judiciaire. — Arrivée de Jezierski de Saint-Pétersbourg. — Entrevue du dictateur avec les deux députations de la diète. — Son aliénation mentale. — Chute de la dictature.


Les bruits calomnieux répandus sur les intentions présumées de Lelewel, et propagés par les espions russes, eurent les plus funestes conséquences. Les aristocrates, et surtout les comtes autrichiens ou prussiens[2], qui se croyaient les plus chauds défenseurs des droits de la nation, effrayaient le dictateur du fantôme de l’anarchie ; il ne rêvait plus que massacres, pillage et incendies. Il n’osait quitter la capitale, et n’en sortit qu’une seule fois, et à grand’peine, pour visiter la forteresse de Modlin, à quelques lieues de Varsovie. Les réunions des députations de la diète lui portaient ombrage : il ne voyait partout qu’ennemis, mais Lelewel surtout lui était suspect ; et la demande de la formation d’une légion lithuanienne, sans cesse renouvelée, acheva de l’irriter contre ce dernier, qui ne laissait échapper aucune occasion de défendre la cause de la Lithuanie.

Le 7 janvier, le lieutenant-colonel Wylezynski arriva de Saint-Pétersbourg, où il avait été envoyé par le dictateur ; mais la réponse du czar ne laissait à Chlopicki aucun espoir de conciliation, et ne servit qu’à compliquer les embarras de sa position.

C’est au milieu de ces incertitudes, de ces frayeurs puériles, inséparables de l’autorité absolue, qu’il convoqua la diète pour le 17 janvier. En vain recherchait-on la cause de cette convocation ; personne, le conseil suprême lui-même ne pouvait satisfaire la curiosité publique. Les journaux censuraient la conduite du dictateur ; les uns parlaient de la nécessité d’une contre-révolution, les autres pensaient qu’il ne fallait que changer le caractère d’une dictature tout-à-fait opposée à la révolution actuelle. « Le dictateur, disait-on, attend le retour de Jean Jezierski de Saint-Pétersbourg, comme si le czar, quatre jours même avant le départ de Wylezynski, n’avait pas traité les Polonais de rebelles, dans son manifeste à la nation russe. » Enfin on faisait ressortir, en termes modérés, il est vrai, les inconvéniens graves d’une centralisation de pouvoirs si illimités dans les mains d’un homme dont les talens n’inspiraient pas une grande confiance. Sa garde d’honneur elle-même, si dévouée naguère, commençait à se refroidir, et s’offensait du nom de prétoriens qu’on lui donnait dans le public.

Le 11 janvier, le lieutenant-colonel Dobrzanski jeta l’alerte parmi les artilleurs et les sapeurs qui se trouvaient alors dans la capitale : il donna ordre, de la part du dictateur, au général d’artillerie Bontems de prendre toutes les précautions nécessaires contre un coup de main, de distribuer des cartouches à l’armée, car, disait-il, une insurrection devait éclater dans la journée. Vers le soir, il déposa entre les mains de Chlopicki un acte d’accusation contre Lelewel, Xavier Bronikowski, et contre le journaliste Boleslas Ostrowski, tous soupçonnés du crime de haute trahison. Il invoquait le témoignage de François Grzymala, homme de lettres ; des officiers Nieszkocin, Wiorogorski, et du comte Stanislas Rzewuski.

Lelewel, instruit de tout, souriait de pitié. — Pourquoi, lui demanda au conseil suprême le comte Gustave Malachowski, pourquoi a-t-on doublé les sentinelles ? — C’est sans doute par l’ordre du dictateur, répondit Lelewel, car on m’a dit qu’une terrible insurrection devait éclater aujourd’hui même. — Si Lelewel en est instruit, reprit le comte, nous pouvons être tranquilles.

Cette prétendue conspiration, qui a fait tant de bruit en Europe, n’était qu’une intrigue de coterie. Nous n’en aurions même pas parlé, si le juste-milieu n’avait cherché à en tirer parti.

Lelewel se rendit auprès du dictateur : — « On m’a dit que vous désiriez me voir. — Oui ; mais si vous avez quelque chose à me dire, parlez en présence de ces messieurs, répondit Chlopicki, montrant les généraux dont il était entouré, car nous ne pouvons plus parler seuls. — Il paraît qu’on a inspiré au dictateur d’étranges soupçons contre moi. — J’ai dans les mains une accusation en forme contre vous, et je vous déclare que vous êtes arrêté. — Si telle est la volonté du dictateur, je m’y soumets. » La conversation roula ensuite sur divers sujets. — « Les clubs, ajouta Lelewel, qui déplaisent tant au dictateur, et dont l’un m’a nommé son président, sont d’une haute utilité en révolution ; n’eussent-ils d’autre effet que de mettre le peuple en garde contre les machinations secrètes. Aujourd’hui même, l’abbé Pulaski m’a apporté à signer une longue pétition, dans laquelle on prie le dictateur d’en permettre l’ouverture. — Et vous l’avez signée ? — Oui ; car le dictateur a le droit de fermer les clubs, mais non celui d’empêcher qu’on en redemande l’ouverture. Toutefois, j’ai annoncé à l’abbé Pulaski que sa demande lui serait refusée. — Mais pourquoi l’avez-vous signée ? dit Chlopicki avec impatience. — Parce qu’il n’y avait rien d’illégal dans cette démarche. J’ai même différé de signer, et engagé l’abbé Pulaski à se procurer un grand nombre de signatures, afin de le dégoûter par ces longueurs d’une démarche inutile — Il paraît au reste que tout ceci n’est qu’une mystification comme celle de mon prétendu voyage au quatrième régiment de ligne ; on a voulu sans doute parler de mon frère, dont le village est près de la résidence de ce régiment. — Vous n’y étiez donc pas ? — Il y a une année que je ne suis sorti des barrières. Ces bruits ridicules n’ont cours que dans vos antichambres. Je ne connais point l’accusation dirigée contre moi, mais je suis sûr qu’elle ne repose que sur des inventions de cette nature. »

À ces mots, le dictateur fit quelques pas en arrière, se disant à lui-même : « Peut-être est-il innocent ; Dieu fasse qu’il en soit ainsi ! »

Cet entretien fut suivi de l’arrestation de Lelewel. Voici les faits qui la motivèrent :

Le dictateur ne pouvait souffrir les discours, souvent exaltés, des clubs ; conseillé par le juste-milieu, il les ferma tous. Blâmant eux-mêmes l’extravagance de quelques-uns de leurs orateurs, les clubistes furent loin de s’offenser de cette mesure : ils accueillirent au contraire avec enthousiasme la seconde dictature ; mais la conduite équivoque de Chlopicki envers la Russie, les intrigues des comtes et du juste-milieu les réunirent de nouveau, et ils formèrent une société dont les séances se tenaient publiquement au café de Honoratka, sous la présidence du nonce Cantorbery Tymowski. Cette société fut aussi dissoute par le dictateur, et c’est à cette occasion que l’abbé Pulaski apporta à Lelewel la pétition dont il est question plus haut. On disait que le refus de Chlopicki de consentir à la réouverture du club serait le signal de l’insurrection ; que l’artillerie et le corps des sapeurs étaient de ce complot, ainsi que les lieutenans-généraux Szembek et Krukowiecki ; que Lelewel était à Praga, chez les sapeurs ; qu’il avait non-seulement insurgé le quatrième régiment de ligne, mais entraîné dans sa conspiration plus de deux cents individus de la garde d’honneur de Chlopicki, etc. etc. Les espions russes étaient sans doute les auteurs de ces trames, qui firent de nombreuses dupes. Plusieurs personnes furent tellement effrayées de cette prétendue conspiration, que le comte Léon Rzewuski voulait brûler la cervelle à Lelewel, pour délivrer, disait-il, la patrie d’un pareil monstre. On voulait lui faire sur-le-champ son procès ; l’instruction en fut confiée à Bonaventure Niemoïowski, ministre de la justice ; mais il refusa son assistance, ne voulant pas compromettre l’honneur d’hommes estimables, mais aveuglés par leur haine de l’anarchie.

Le bruit de l’arrestation de Lelewel fit une grande sensation dans la capitale ; une foule inquiète remplissait les antichambres du dictateur, qui put alors connaître les dispositions du peuple. Un grand nombre de ses gardes d’honneur, ayant à leur tête Adam Gurowski et Nabielak, se présentèrent à lui. Dans un discours plein de chaleur et d’énergie, Gurowski offrit sa tête et celle des siens pour gage de la délivrance de Lelewel. Vinrent ensuite les membres du conseil suprême national ; se regardant comme outragés par l’arrestation d’un de leurs collègues, ils apportaient leur démission à Chlopicki.

Son cœur honnête fut ému à ce spectacle ; il s’aperçut, quoique un peu tard, qu’il était le jouet d’infâmes intrigues. Il écouta avec bienveillance les paroles sévères de Gurowski et de Nabielak ; déclara aux membres du conseil suprême qu’il abdiquerait lui-même la dictature, s’ils persistaient dans leur projet, et fit mettre en liberté son illustre prisonnier, après une captivité de trois ou quatre heures. Xavier Bronikowski et Boleslas Ostrowski, qui avaient aussi été arrêtés, ne restèrent qu’une heure en prison. On publia une relation de tout ce qui s’était passé, et l’on vit avec étonnement les noms les plus honorables compromis dans cette scandaleuse affaire. Ceux qui s’étaient montrés le plus acharnés contre Lelewel, son accusateur même, lui jurèrent amitié, et implorèrent l’oubli du passé. Néanmoins, une enquête judiciaire eut lieu ; vingt individus furent interrogés : ils déclarèrent que Lelewel voulait établir un triumvirat ou un consulat avec Maurice Mochnacki et Xavier Bronikowski, ou avec ce dernier et Boleslas Ostrowski, et qu’il aspirait à la dictature. Tout cela fut débité sérieusement par les comtes Gustave Malachowski, Titus Dzialynski, Rzewuski, Zaluski ; car des comtes seuls figuraient dans cette affaire. Le tribunal ne put garder sa gravité à ces étranges dépositions, et arrêta les débats, ne voulant pas donner suite à ce honteux procès. Cependant le dictateur, humilié dans l’opinion publique, répétait souvent pour se donner l’air d’un profond politique : « Prenez garde à Lelewel ; c’est un autre docteur Francia. »

Il restait à Lelewel à choisir entre la poursuite de ses accusateurs, ou le mépris de calomnies si grossières. Il prit ce dernier parti ; il demanda seulement qu’on publiât dans les journaux que la fausseté de cette accusation était prouvée.

Quant aux coteries aristocratiques, elles se tinrent quelque temps tranquilles, pour recommencer plus tard leurs intrigues.

Le dictateur se dégoûtait de son pouvoir. Chaque jour accroissait sa défiance. On lui conseillait des mesures sévères, mais il n’osait y avoir recours dans la crainte de jeter l’épouvante dans les esprits. Il ôta cependant au professeur Lach-Szysma le commandement de la garde d’honneur, sans égard pour ses sentimens patriotiques, ni pour les services qu’il avait rendus à la révolution, et suspendit le journal publié par la garde d’honneur. Il voulait aussi établir la censure, et chargea même le conseil suprême de ce soin. Mais toutes ces mesures ne décelaient que les incertitudes d’une humeur tantôt sombre et timide, tantôt fière et audacieuse ; et Chlopicki lui-même ne pouvait se dissimuler qu’il perdait chaque jour de son influence.

Cependant le nonce Jezierski, qu’il attendait avec tant d’impatience, arriva de Saint-Pétersbourg, avec une lettre du czar. Elle était fort polie, mais ne donnait non plus aucun espoir d’arrangement. D’un autre côté, aucune nouvelle favorable ne venait ni de France, ni d’Angleterre, et c’est sur ces puissances qu’il comptait le plus.

Le 16 janvier, il invita chez lui les deux députations de la diète. Tenant en main les états de l’armée, il déclara qu’il n’y avait que 37,000 hommes d’infanterie et de cavalerie à opposer aux 150,000 dont la Russie menaçait la Pologne. — « Je sais, ajouta-t-il, qu’on peut avec des forces inférieures combattre un ennemi puissant ; mais les nôtres ne suffisent point pour tenir tête aux Russes, et nous n’avons des vivres que pour douze jours. » Il lut ensuite les lettres apportées par Jezierski, et demanda aux députations s’il fallait faire la guerre ou se soumettre.

— « J’ignore, répondit Dembowski, si le manque de vivres est si grand : de notre palatinat seul on en a envoyé une très-grande quantité à Modlin, et moi-même j’ai envoyé de mon petit village cinq cents biscuits. — Je le sais, répliqua Chlopicki ; on m’a parlé depuis long-temps de ces cinq cents biscuits, mais si Dembowski croit qu’il y ait assez de vivres, qu’il soit dictateur à ma place, car je ne veux plus l’être. »

Cette sortie étonna fort les membres des députations ; mais le nonce Romain Soltyk, par quelques paroles flatteuses, en suppliant le dictateur de ne point abandonner la cause de la patrie, réussit à le calmer. Cependant Chlopicki revenait toujours sur l’insuffisance des forces polonaises, et sur le manque de vivres et de fourrages. « Si j’entreprenais cette campagne, disait-il, et que je fusse vaincu, on crierait à la trahison, car je n’oublie pas que le prince Poniatowski et beaucoup d’autres n’échappèrent point à ce reproche. Kosciuszko lui-même serait appelé traître, s’il n’eût été fait prisonnier à Macieïowicé. — L’armée, dit alors Wisniewski, serait beaucoup plus forte, si l’on eût placé les faucheurs aux troisièmes rangs. — Vous pouvez faire la guerre vous-même avec vos faucheurs, répondit Chlopicki pour moi, je n’en veux pas. »

Jean Ledochowski lui fit observer qu’ayant demandé lui-même à la nation la dictature, il devait la conserver et faire son devoir ; il lui dit qu’il était indigne de son caractère d’abdiquer après avoir fait perdre tant de temps, mis le pays dans une position si difficile et si compliquée. — « Avec une si petite armée, répliqua Chlopicki avec colère, je ne peux pas faire la guerre. Je vais à l’instant même abdiquer le pouvoir, et je ne serai ni dictateur, ni chef, ni officier, ni soldat. — Lorsque la nation, répartit Ledochowski, commande, vous devez obéir ; si vous ne voulez être ni dictateur, ni chef, ni officier, soyez soldat. — Oui, s’écria vivement Chlopicki ; je serai simple soldat, mais rien de plus, et je combattrai à tes côtés. »

À ces mots, il pousse avec force la porte de son cabinet, s’y précipite, et en sort bientôt en criant comme un furieux : « Ce sont mes assassins ! je ne veux plus être dictateur ! » Kochanowski cherchait à le calmer : — Je n’ai que faire de votre éloquence, » répondit-il brusquement ; et il recommença de plus belle cette scène ridicule. Cependant Czartoryski demandant la parole, il se tut. « Si la dictature vous est si onéreuse, lui dit-il, abdiquez le pouvoir civil, et conservez le commandement de l’armée. — Trêve à vos raisonnemens, interrompit le dictateur ; je ne veux écouter personne, et vous fais mes adieux. »

Après cette étrange entrevue, les deux députations se retirèrent pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire. On eut soin de cacher au peuple ce qui s’y était passé ; cependant le bruit de ces mésintelligences se répandit bientôt, on disait même qu’on voulait ôter la dictature à Chlopicki. Un grand nombre de patriotes, qui craignaient que la députation chargée de la surveiller ne se crut pas assez forte pour tenter cet acte de vigueur, vinrent lui offrir leur appui. D’un autre côté, les partisans de la dictature se refusant à croire que Chlopicki fût l’ennemi le plus dangereux de la révolution, traitaient de calomnies les bruits qui couraient sur son entrevue avec les députations ; et, s’imaginant que ce n’était qu’une faction qui menaçait le dictateur, ils projetaient d’en finir avec Lelewel qui en était, disaient-ils, le chef ; ils parlaient d’envahir sa maison, et de l’assassiner pour le plus grand bien de la patrie. L’un de ces furieux n’hésitait même pas à faire le sacrifice de sa vie pour empoisonner, en prenant du thé, Maurice Mochnacki et Adam Gurowski, qu’il regardait comme les plus ardens romantiques. Ainsi on était à la veille d’une guerre civile. Ces dissensions n’eurent heureusement aucune suite sérieuse, car l’événement ne tarda pas à montrer quel homme était Chlopicki.

Dans cette même soirée du 16 janvier, le docteur Wolff, médecin et ami particulier du dictateur, avoua publiquement, en sortant de chez lui, que, par suite d’émotions violentes, son esprit lui paraissait affecté d’une complète aliénation. Cependant Chlopicki conservait son pouvoir, et malgré ses protestations, il semblait disposé à accepter le commandement en chef de l’armée ; mais le docteur Wolff dissuada fortement de le lui confier, car, disait-il, il peut à chaque instant retomber dans ses accès de folie.

Tant d’emportement avait refroidi ses alentours ; et lorsque la députation décida de lui ôter le pouvoir, la défection fut complète. Le 18 janvier, il était presque seul : tous les généraux, tous les membres du gouvernement, ses aides-de-camp eux-mêmes l’avaient abandonné. Cependant la députation retardait encore l’envoi de sa destitution, voulant lui laisser la faculté de se démettre lui-même de son autorité. Ces ménagemens portèrent leur fruit, et le même jour, vers midi, Chlopicki envoya sa démission.


V.


Installation du conseil suprême national. — État des esprits. — Reproches qu’on fait à Chlopicki. — Son indolence et son incapacité. — Débats au conseil suprême sur le projet d’arrestation de l’ex-dictateur. — Sa garde d’honneur le tient emprisonné dans sa propre maison. — Nomination de Radziwill au commandement en chef de l’armée. — Société patriotique. — Démêlés des romantiques avec la diète. — Séance du 25 janvier. — Accusation de Lubecki par Lelewel. — Projet de Romain Soltyk sur la déchéance de la famille Romanoff. — Discours du maréchal Ostrowski. — Proclamation de l’indépendance de la Pologne. — Nouveau démêlé des romantiques avec la diète. — Procès de la Nouvelle-Pologne.


Après la chute de la dictature, l’autorité gouvernementale resta aux mains de la première députation de la diète, chargée de la surveiller ; elle se hâta de déclarer le conseil suprême national investi des mêmes pouvoirs qui lui avaient été confiés par le dictateur, annonça ensuite au public, dans les termes les plus convenables, l’abdication de Chlopicki, et finit par prononcer elle-même sa dissolution. Cette nouvelle était de nature à jeter l’effervescence parmi le peuple et l’étonnement parmi les étrangers. C’était donc là l’homme en qui la nation avait mis toute sa confiance !

Le reproche de légèreté ne saurait cependant atteindre les Polonais ; ils restèrent unis dans les mêmes sentimens, malgré les intrigues de toute espèce de leurs ennemis, remettant à la diète le soin de leurs destinées. Personne ne fut effrayé du danger ; calmes et résignés, tous se donnèrent la main pour réparer les fautes de Chlopicki. C’est un beau spectacle que celui d’un peuple plein de confiance dans ses propres forces, calme devant la lutte inégale qui se préparait, et ôtant ainsi à ses ennemis jusqu’à l’espoir d’une désunion funeste

On ne tarda pas à se convaincre qu’avec toutes sa bravoure de soldat, Chlopicki était incapable du moindre sacrifice personnel pour le bien de la patrie, et l’on apprit avec indignation qu’il avait paralysé l’élan national. Les approvisionnemens de l’armée avaient été faits sans prévoyance, et les magasins établis sur la rive droite de la Vistule, comme s’ils eussent été destinés à l’ennemi. La position défensive de l’armée près de la capitale, bien loin de garantir le pays d’une invasion, ouvrait aux Russes toute la frontière orientale, et les vieilles troupes enfin étaient seules placées sur la ligne, à l’exclusion des régimens de nouvelle levée qui en avaient été repoussés. Mauvais choix dans le personnel des administrations ; mutations trop fréquentes dans les commandemens militaires ; destitution des officiers activement occupés de la formation de nouveaux régimens ; refus constant d’admettre dans les rangs de l’armée les Polonais échappés des provinces voisines ; mépris des anciens officiers, des volontaires et de l’ardeur nationale ; abandon des piques et des faux, quand il n’y avait pas d’autres armes ; dissolution de la garde de sûreté !… telles sont les fautes qu’on ne pardonnera jamais à Chlopicki. Ceux qui l’ont connu de près accusent son indolence pour le laver du reproche de trahison. Capricieux, opiniâtre, trop faible pour le pouvoir qu’il convoitait, il n’avait aucune foi dans les ressources de la nation, et ne cherchait qu’à amortir peu à peu la révolution.

Les pertes de temps étaient incalculables, et la désorganisation ne pouvait être réparée que par un redoublement d’activité. C’est là que tendirent toutes les volontés ; les mésintelligences, les dissensions firent place à l’union et à l’oubli du passé.

L’exaspération contre Chlopicki était trop grande pour ne pas inspirer des craintes pour sa sûreté personnelle. Le jour même de son abdication, le bruit courut qu’à l’exemple de Lubowidzki, il allait s’enfuir pour dévoiler aux Russes les plans de la prochaine campagne, et dès le soir on voulait s’emparer de sa personne à la promenade ; le général Klicki lui envoya pour l’accompagner un officier qui avait été son aide-de-camp, et en instruisit le conseil suprême. Tout le monde convint qu’il fallait s’assurer de lui, ne fût-ce que pour calmer l’inquiétude du peuple ; mais les opinions étaient divisées sur le mode d’arrestation. Enfin, sur l’avis de Lelewel, le maréchal de la diète, Wladislas Ostrowski, et le président du sénat, Czartoryski, se rendirent auprès de lui, et lui demandèrent sa parole de ne pas quitter la capitale. Cette promesse obtenue aurait satisfait tous les esprits, mais Chlopicki refusa de la donner. « Vous pouvez, dit-il, faire de moi tout ce que vous voudrez, je suis accoutumé aux prisons militaires, on m’a même donné aujourd’hui un gardien ; mais n’espérez de moi aucun engagement. » À cette réponse inattendue, le conseil suprême délibéra, de concert avec l’ancienne députation de la diète, sur les mesures à prendre ; les opinions furent encore partagées, et la majorité fut pour la liberté de l’ex-dictateur. Lelewel avait proposé au conseil suprême de désavouer tous ses actes pour n’en pas avoir la responsabilité aux yeux du peuple ; mais cet avis fut rejeté. Cependant les clubs, les journaux, la chambre des nonces, flétrissaient Chlopicki du nom de traître ; on l’accusait de tous les maux ; sa garde d’honneur, sans prendre l’avis de personne, plaça même des sentinelles à sa porte, et l’empêcha de sortir de quelques jours. Chlopicki ne s’en plaignit point, et la garde finit par se dégoûter, et n’envoya plus de sentinelles.

Le 19 janvier, la diète commença ses travaux par inviter le conseil de guerre à dresser un état exact de l’armée, et à présenter les candidats au grade de généralissime. Il présenta le prince Michel Radziwill, sénateur palatin, et ancien général, moins comme le militaire le plus capable, que comme un citoyen digne, par ses vertus et son caractère, de la plus haute confiance. La diète s’empressa de confirmer ce choix, et porta une loi qui fixait les attributions de ce grade. Radziwill reçut cet honneur comme une marque de la bienveillance de ses concitoyens, et promit de se démettre de son pouvoir aussitôt qu’il aurait trouvé un officier, n’importe de quel grade, plus capable que lui.

Les clubs politiques fermés par le dictateur se rouvrirent après sa chute ; la société patriotique choisit de nouveau Lelewel pour son président, et lui adjoignit le nonce Romain Soltyk en qualité de vice-président. Les romantiques faisaient partie de ce club sans être toutefois les organes ni de son système, ni de ses volontés. Ayant abandonné aux doctrinaires la rédaction de leur ancien journal (Kuryer Polski) ; ils en formèrent un nouveau sous le titre de Nouvelle-Pologne (Nowa Polska) ; Louis Zukowski en était le chef, et la liste des rédacteurs portait le nom de Lelewel. On y discutait les matières les plus graves, comme dans la société patriotique, souvent avec une rare sagacité et un véritable talent ; mais on était quelquefois rebuté par l’aigreur, l’insolence et la légèreté de ses discussions. L’amélioration de l’état des paysans, le développement des principes de la révolution, et beaucoup d’autres questions importantes occupaient les romantiques et les autres clubistes ; leurs travaux pouvaient éclairer la diète dans les cas difficiles.

Les longueurs inséparables des discussions législatives provoquèrent une lutte entre la diète et la société patriotique, ou plutôt les romantiques de la Nouvelle-Pologne. Après la nomination du généralissime, la diète s’occupa de la question de savoir si les décisions de la diète seraient prises dans chaque chambre séparément, ou par les deux réunies. Cette importante loi demandait de longs débats. Les romantiques s’impatientèrent : oubliant qu’eux-mêmes avaient blâmé la précipitation avec laquelle on avait établi la dictature dans la séance du 20 décembre, ils s’emportèrent contre la diète. Leurs discours et leurs écrits excitèrent un mécontentement universel, et la faute de quelques-uns fut imputée à toute la société patriotique. Prenant pour la première fois sa place de président, Lelewel exhorta ses amis à s’abstenir d’hostilités envers la diète ; il fut écouté et applaudi avec enthousiasme, mais il ne réussit pas à changer les dispositions des romantiques.

Cependant la société patriotique adressa à la diète, par l’intermédiaire de son vice-président, le nonce Romain Soltyk, une note où elle déclarait, dans les termes les plus convenables, que son but unique était « de seconder les travaux des chambres législatives par tous les moyens qu’approuvait et conseillait le plus pur patriotisme. » Mais la diète, voyant toujours dans cette société les romantiques de la Nouvelle-Pologne, regarda cette démarche comme un acte d’insolence ; elle refusa de répondre à des gens qui voulaient, disait-elle, imposer leurs idées prématurées aux représentans de la nation. Ce refus offensa le club, mais nous ne comprenons pas pourquoi, ni la société, ni son président Lelewel, ne désavouèrent pas les exagérations des romantiques, se mettant ainsi à l’abri de tout reproche, et repoussant toute responsabilité[3]. Ils eurent sans doute égard aux grands talens qui brillaient parmi eux, et aux services éminens qu’ils avaient rendus à la révolution.

La diète, dans sa séance du 24 janvier, examina toutes les démarches du gouvernement ; on lut publiquement toute la correspondance du dictateur avec le czar, et celle de Lubecki avec le ministère russe, avant la journée du 29 novembre. On acquit ainsi la certitude que les troupes polonaises devaient marcher avec les Russes contre la France. Un cri d’indignation s’éleva contre Chlopicki, Jezierski et Lubecki. On soupçonnait même ce dernier, quoique sans preuves, d’avoir fondé la dictature, et dirigé l’esprit indolent de Chlopicki.

La lecture de toutes ces pièces se prolongea jusqu’au lendemain ; Lelewel prit ensuite la parole, et dans un long discours accusa Lubecki de duplicité envers Nicolas et la Pologne.

En effet, il ne fallait qu’un simple résumé de la conduite de Lubecki pour prouver la vérité de cette assertion :

1o Lubecki, en sa qualité de membre du conseil d’administration, s’était montré un des hommes les plus actifs de la révolution ;

2o Il avait transformé l’autorité constitutionnelle en un véritable gouvernement révolutionnaire ;

3o Il avait propagé lui-même l’esprit de la révolution, et facilité son développement ;

4o Il avait fait prévaloir cette opinion, que, « sans rompre les rapports qui existaient entre les Polonais et Nicolas, il fallait engager une lutte, et même une guerre, entre le monarque absolu de la Russie et le roi constitutionnel de Pologne ; »

5o Il avait déclaré publiquement au conseil, que « le gouvernement provisoire ne pouvait donner ordre aux troupes nationales d’aller propager l’insurrection dans la Lithuanie et dans les autres provinces russo-polonaises, mais qu’il devait seulement favoriser l’invasion de ces provinces par les volontaires, et que ce n’était qu’alors, paraissant plutôt entraîné par la force des choses qu’agissant de son propre gré, qu’il devait y envoyer des troupes régulières ; »

6o D’un autre côté, et par une contradiction palpable, envoyé avec Jezierski en députation auprès du czar, au lieu de l’éclairer sur la véritable situation des choses, il l’avait tenu dans une telle ignorance des affaires de la Pologne, que l’autocrate, trompé par ses insinuations, avait fulminé contre elle ses proclamations sanguinaires ;

7o Enfin, resté à Saint-Pétersbourg, Lubecki jouait auprès de Nicolas le rôle d’un aussi bon Russe, qu’il avait joué à Varsovie celui de bon Polonais.

Ce discours, qui montrait clairement la duplicité de Lubecki, fut bien accueilli par la diète ; le seul nonce Jean Ledochowski interrompit l’orateur en lui reprochant d’être trop favorable encore au traître Lubecki.

Telles étaient les occupations de la diète à la séance du 25 janvier, lorsqu’on se rappela que quatre jours auparavant le nonce Romain Soltyk avait présenté un projet de loi pour déclarer la famille des Romanoff déchue du trône de Pologne.

« Éclairés par les communications que vient de nous faire le comité diplomatique, et par la proclamation du maréchal Diebitch, dit à cette occasion le maréchal Ostrowski, nous avons maintenant la persuasion que sans guerre nous ne pouvons atteindre le but de notre révolution. Pour remettre la nation affranchie sous le joug qu’elle vient de briser, le czar fait envahir la terre de Pologne par ses hordes innombrables. Ce n’est pas la première fois que les os des Tartares ont blanchi nos champs, que leur sang les a fécondés. La peur ou une honteuse habitude nous ferait-elle un devoir de respecter dans Nicolas notre prince légitime ? Non ; le premier il a violé le serment que nous avait imposé la force. Celui que nous avions jadis prêté aux Piastes, aux Jagellons, à nos rois électifs, ne nous lie plus à Nicolas. Que l’Europe cesse de voir en nous des sujets révoltés ; qu’elle reconnaisse en nous une nation indépendante, existant d’après des lois qu’elle a reçues de Dieu. Je propose donc que les commissions de la diète s’occupent sur-le-champ du projet du nonce Romain Soltyk, et qu’une loi prononce la déchéance de la dynastie des Romanoff et notre séparation de l’empire moscovite. »

Ce discours excita l’enthousiasme de l’assemblée, et le nonce Wolowski proposa de proclamer sur-le-champ l’indépendance de la nation polonaise. — « Déclarons tous, s’écria » aussi Jean Ledochowski, que Nicolas n’est plus notre roi.»

À ces mots, tous les membres se levèrent en faisant retentir la salle de ce cri, mille fois répété par les tribunes publiques : « Nicolas n’est plus roi de Pologne. »

Au milieu du bruit des acclamations, des cris d’allégresse, le secrétaire du sénat Niemcewicz rédigea en ces termes l’acte de la déchéance de Nicolas et de toute sa famille :

« La nation polonaise, réunie dans la diète, déclare qu’elle est un peuple indépendant, qu’elle a le droit d’offrir la couronne de Pologne à celui qu’elle jugera le plus digne et le plus sûr, qui respectera la foi jurée et gardera religieusement toutes ses libertés. »

Cet acte laconique et incomplet fut à l’instant signé par tous les membres des deux chambres. C’est ainsi que, le 21 janvier 1831, à trois heures et un quart après midi, la Pologne fut déclarée indépendante. À cinq heures, la séance fut levée ; le peuple se dispersa dans les rues : Allumez les feux de joie, réjouissez-vous ! Nicolas n’est plus notre roi !

Mais on ne s’aperçut pas que cette déclaration laissait dans l’oubli le projet de Romain Soltyk. La société patriotique, qui était loin d’espérer une décision si prompte de la diète, lui adressa, le 24 janvier, une pétition dans laquelle elle l’invitait, 1o à reconnaître l’indépendance de la Pologne dans ses limites de 1772 en ce qui touche la Russie ; 2o à déclarer Nicolas et toute sa famille déchus du trône de Pologne ; 3o à délier du serment de fidélité envers lui tous les habitans du royaume et des provinces russo-polonaises ; 4o enfin à inviter les habitans de ces provinces à envoyer des députés, afin de former une confédération pareille à celle de 1812.

Cette pétition était beaucoup plus significative que la déclaration rédigée par Niemcewicz ; mais on se référa, pour ce qui regardait la Lithuanie, à la déclaration du 18 décembre, et toute incertitude cessa. Cependant les romantiques, indignés du refus de la diète, lancèrent dans leur Nouvelle-Pologne quelques articles faits pour irriter les plus tolérans, soutenant que la déclaration de la diète ne prononçait que la déchéance de Nicolas, sans rien dire de sa famille. C’était une absurdité ; mais la diète en fut tellement offensée, que tous les nonces et tous les sénateurs, à l’exception du maréchal Ostrowski, furent un instant résolus à suspendre la liberté de la presse.

Tous ces articles, un surtout d’Adam Gurowski, du 27 janvier, engageaient Lelewel à faire rayer son nom de la liste des rédacteurs du journal.

Le lendemain, 28 janvier, la séance fut des plus orageuses ; ce ne fut qu’un cri contre les romantiques ; Jean Ledochowski surtout réclama le châtiment de leur insolence, et accusa Lelewel, qui, en qualité de nonce, de ministre et de membre du conseil suprême, ne devait pas souffrir de pareils abus. Lelewel était absent ; on le fit chercher, et Romain Soltyk prit sa défense ; enfin il arriva, désavoua tout, et déclara que depuis la veille son nom ne figurait plus sur la liste des rédacteurs de la Nouvelle-Pologne. Sa déclaration satisfit l’assemblée, et Louis Zukowski, rédacteur responsable du journal, fut poursuivi devant les tribunaux. Cette mesure eut l’effet qu’on en attendait ; car, quoique les tribunaux eussent absous Zukowski, son journal, sans rien perdre de son caractère, devint plus modéré, et déclara, pour ne point nuire à la société patriotique, qu’il n’était point son organe.


VI.


Affaires de la Lithuanie. — Légion lithuanienne. — Club des Frères réunis, Radziwill et Lelewel ses présidens. — Formation du gouvernement national. — Projet d’offrir sa présidence à Lelewel. — Nomination de Czartoryski. — Intrigues des coteries aristocratiques contre Lelewel. — Nomination des membres du gouvernement national. — Démêlés de la société patriotique avec la diète. — Affaire de la cocarde tricolore. — Couleurs nationales de la Pologne. — Bonnets de la liberté. — Discussions, dans le club, sur la république. — Honneurs rendus à la mémoire du cordonnier Kilinski.


Un des plus fâcheux résultats de la politique timorée de Chlopicki fut l’abandon de la Lithuanie. Le nonce Godlewski propageait la révolution dans le palatinat d’Augustow, qui, avant le démembrement, faisait partie de la Lithuanie. Entré en communication avec les habitans de la Samogitie et des environs de Wilna, il les avait trouvés tout prêts à s’insurger, et en avait informé Chlopicki ; mais ce prétendu représentant de la nation polonaise, au lieu d’accueillir cette offre des enfans de la patrie commune : « Dites aux Lithuaniens, lui écrivit-il, qu’ils restent tranquilles, et si nous avons besoin d’eux, nous le leur ferons savoir. » Cependant beaucoup de Lithuaniens, de Wolhyniens, de Podoliens et d’Ukrainois, trompant la vigilance des sbires moscovites, étaient arrivés à Varsovie dans le but de former une légion dans l’armée nationale. Nous avons vu comment Chlopicki répondit à leur demande. Il était donc naturel que la chute de ce pouvoir anti-national ranimât les Polonais soumis à la domination russe. On forma un club sous le nom de Société des Frères réunis (de Pologne et de Lithuanie). Il commença ses travaux par une adresse à la diète, revêtue de plus de trois cents signatures, et où l’on déclarait, au nom de la Lithuanie, de la Wolhynie, de la Podolie et de l’Ukraine, que ces quatre provinces accédaient pleinement aux engagemens de la commune patrie, et confiaient leurs destinées aux représentans du royaume de Pologne ; ils finissaient en demandant à la diète de former une légion distincte dans l’armée nationale.

Le 24 janvier, Lelewel, en sa qualité de nonce de Zelechiow, se mit à la tête de la députation des frères réunis, et vint présenter leur adresse à la chambre des nonces. La chambre accueillit son discours avec acclamations, et décida, après une discussion assez longue, qu’il y aurait dans l’armée polonaise deux légions distinctes, dont une porterait le nom de légion de la Lithuanie, de la Samogitie et de la Russie-Blanche[4] ; l’autre, celui de légion de la Wolhynie, de la Podolie et de l’Ukraine[5]. Zwierkowski, député de Varsovie, et Swidzinski, nonce de Sandomir, voulaient qu’on donnât à cette dernière légion le nom de légion de terres russiennes mais la chambre, sans doute par ménagement pour l’Autriche, qui possède la Gallicie, ancienne métropole de ces terres, rejeta leur amendement[6]. Une des commissions rédigea, sous la direction de Lelewel, un projet de loi que le sénat convertit aussitôt en loi définitive.

Le 1er février, les Frères réunis nommèrent pour leurs présidens le généralissime Radziwill et Lelewel. Ils célébrèrent à cette occasion une espèce de solennité publique, et invitèrent à leur séance beaucoup de membres de la diète.

Quelques jours suffirent à la formation des deux légions ; car ceux qui devaient les composer, sans se rebuter des refus de Chlopicki, et en attendant la chute de son pouvoir, s’exerçaient d’avance aux manœuvres militaires, et vingt jours plus tard, leur infanterie avait déjà versé son sang pour la patrie dans les plaines de Grochow. Leur cavalerie, composée d’abord de trois cents hommes, se grossit en peu de temps de plusieurs milliers. Ainsi finit l’affaire de Lithuanie.

Nous avons vu que le conseil suprême national, créé le 21 décembre par Chlopicki, resta investi du pouvoir suprême après la chute de la seconde dictature.

La déclaration de l’indépendance polonaise, à la séance du 25 janvier, rendait nécessaire la destruction de ce pouvoir ; car il émanait de la dictature, et la dictature avait pour but de maintenir la charte de 1815. La diète donc, sans cesse inquiétée par la turbulence des romantiques, s’occupa de la formation du nouveau gouvernement. Les uns voulaient remettre les rênes de l’état au conseil des ministres ; les autres, soumettre les ministres eux-mêmes à une autorité supérieure confiée à trois, cinq ou sept personnes. Le second avis prévalut ; le nonce de Sandomir, Swidzinski, rédigea le projet, et la loi fut portée par les deux chambres réunies le 29 janvier.

La charte octroyée de 1815 était conservée, moins les articles qui unissaient la Pologne à la Russie, et qui établissaient les droits de la famille des Romanoff, ou plutôt des Holstein-Gottorpp ; l’autorité suprême de l’état était confiée pendant l’interrègne au gouvernement national. « Ce gouvernement, dit l’article 5 de la loi, sera composé d’un président et de quatre membres ; ils ne peuvent remplir aucun emploi salarié, et, s’ils sont sénateurs ou membres de la chambre des nonces, ils ne pourront siéger dans les chambres pendant toute la durée de leurs nouvelles fonctions. Celui dont l’élection aura réuni le plus de voix remplacera le président en cas d’absence. Les travaux du gouvernement ne peuvent être discutés qu’en présence de trois membres, et toutes ses décisions seront prises à la pluralité des voix. En cas de parité de voix, ou quand le général en chef de l’armée, conformément à la loi du 23 janvier 1831, voudra prendre sa place au gouvernement, le membre qui, à son élection, avait le moins de voix, sera obligé de se retirer. »

On procéda le lendemain à la nomination du président et des membres du nouveau gouvernement. L’opinion publique désignait Lelewel pour chef de l’état, et il avait pour lui une immense majorité dans la diète. On voyait en lui le véritable représentant de la révolution ; sa réputation avait triomphé des intrigues ; sa fermeté, son sang-froid au milieu des passions de tous les partis, ses services enfin et ses vastes connaissances historiques[7], recommandaient son nom à la confiance du peuple. Mais accepterait-il ce poste éminent ? c’est ce qu’on ne pouvait préjuger ; car naturellement peu parleur, il ne s’était jamais ouvert à cet égard. Les coteries aristocratiques d’ailleurs, qui imposaient souvent leur volonté à la diète, sans être ouvertement hostiles à Lelewel, redoutaient son influence. On rappelait d’anciennes calomnies ; et quoiqu’on n’y ajoutât pas la moindre foi depuis la découverte de sa prétendue conspiration, on voulait cependant vaincre son silence : on lui demandait des garanties. Plusieurs membres de la diète lui proposèrent la présidence du gouvernement national sans condition ; d’autres plus circonspects exigeaient qu’il publiât dans les journaux sa profession de foi politique, qu’il démentît de nouveau le bruit de sa participation à la rédaction de la Nouvelle-Pologne, qu’il renonçât enfin à la présidence de la société patriotique, quoiqu’il n’y eût occupé le fauteuil qu’une seule fois depuis la révolution. Mais Lelewel se refusa à toutes ces démarches, disant qu’une pareille conduite lui ferait jouer aux yeux de la nation le misérable rôle d’un ambitieux. Ce refus favorisait les vues secrètes de ces coteries aristocratiques, qui, toujours vaincues dans les diètes polonaises, renaissaient toujours de leurs cendres. Pour diminuer le nombre des partisans de Lelewel, on alla jusqu’à insinuer qu’il affectait un profond mépris pour la chambre des nonces en n’assistant que très-rarement à ses séances, oubliant que, ministre, membre du conseil suprême et des commissions de la chambre elle-même, il travaillait nuit et jour dans ces trois branches du pouvoir.

Après la promulgation de la loi du 29 janvier, on fit de nouvelles propositions à Lelewel ; mais il se plaignit amèrement que cette loi écartât du sénat et de la chambre des nonces les membres du nouveau gouvernement : « Mes fonctions de représentant de la nation, dit-il, me sont plus chères que tous les honneurs. »

Ces paroles ne furent pas perdues, et les mêmes hommes qui l’accusaient de mépriser la chambre des nonces, en prirent occasion de dire qu’il ne voulait être ni président, ni membre du gouvernement ; et, le 30 janvier, 121 votans sur 138 donnèrent leurs voix à Czartoryski, qui fut proclamé aussitôt président. On procéda ensuite à la nomination des membres, ne doutant pas que Lelewel ne fût élu. Mais tout à coup le comte Jezierski fait répandre dans la salle que les clubistes préparent une guillotine sur la place des Croix-d’Or pour se débarrasser des aristocrates et de tous les gens suspects. Les uns ne firent qu’en rire ; mais la frayeur gagna ceux qu’accusaient les clubistes ou leur propre conscience ; les yeux tournés sur Lelewel, ils semblaient implorer sa pitié et sa protection. On expédia aussitôt deux courriers, l’un à la place des Croix-d’Or (éloignée d’une lieue de la salle des séances) ; l’autre au gouverneur-général de la capitale, pour prendre des informations. Enfin le messager rapporta que la municipalité faisait construire sur la place des Croix-d’Or une machine à couper la paille à l’usage de la cavalerie. Avant que la terreur fût dissipée, une nouvelle difficulté s’éleva à l’égard de Lelewel. On trouva dans le scrutin un bulletin qui portait quatre noms au lieu d’un : ceux du comte Jean Jezierski, partisan avoué de Nicolas ; du comte Henri Lubienski, autre ami des Russes, le même qui facilita la fuite de l’ancien vice-président de police, Lubowidzki ; ceux enfin de deux romantiques, Maurice Mochnacki et Adam Gurowski, qu’on disait aussi vendus aux Russes[8]. C’était un affront à la diète, et l’on accusait sourdement Lelewel d’en être l’auteur. Le résultat du scrutin fut bientôt connu : Vincent Niemoïowski eut 104 voix contre 24 ; Théophile Morawski, 100 contre 38 ; Lelewel, 69 par l’annulation d’un vote où son nom était inscrit, et Barzykowski, 67. L’élection de Lelewel n’était pas douteuse ; mais le comte Jean Ledochowski, ayant parlé contre le nouveau membre, celui-ci se soumit à un nouveau tour de scrutin, qui ne lui donna que 73 voix, et 91 à Barzykowski. Ainsi, Lelewel, qu’on voulait d’abord nommer président du gouvernement, en fut le dernier membre, et par conséquent celui dont l’autorité était la plus précaire.

Tel fut le résultat de toutes ces intrigues. De pareilles choses ne peuvent arriver qu’en Pologne, où les opinions politiques sont soumises à une fluctuation continuelle dans tout ce qui ne tient pas immédiatement au patriotisme, car alors seulement les idées sont fixes et inébranlables.

Parlons maintenant des événemens du mois de février.

Les dissensions entre la diète et la société patriotique, étouffées un instant, ne tardèrent pas à se ranimer. Cependant la société applaudit au choix du nouveau généralissime, et même lui offrit, dans une solennité publique, une médaille frappée plusieurs années auparavant en l’honneur d’un de ses ancêtres. La première lutte s’engagea à l’occasion de la cocarde tricolore.

Oubliant que les trois couleurs françaises représentent la réunion des trois corps de l’état qui n’ont point eu d’existence politique en Pologne, les clubistes voulaient que la diète les adoptât comme symbole de la nationalité polonaise ; ils se fondaient, sans trop de conscience historique, sur ce que les mêmes couleurs appartenaient à la Pologne à une époque bien antérieure à la révolution française de 1789. On ne doit pas au reste s’étonner qu’ils eussent peu de sympathie pour la cocarde blanche, conservée par Chlopicki, et qui distinguait, sous Constantin, les troupes polonaises des troupes russes, dont la cocarde était tricolore : noire, orange et blanche. La proclamation de Diebitch qui invitait les partisans de la Russie à se rallier autour du drapeau blanc, rendait d’ailleurs indispensable le rejet de cette couleur, et Radziwill distribua à son état-major des écharpes tricolores françaises. Cependant la diète n’avait encore rien décidé à cet égard. L’aigle blanc sur écusson rouge étant, disait-on, le symbole de la Pologne des Piastes, et le cavalier bleu celui de la Lithuanie, la cocarde nationale devait être bleue, rouge et blanche, d’autant plus que ces trois couleurs étaient celles des anciennes confédérations polonaises[9]. Après quelques débats, le projet fut rejeté, comme tendant au jacobinisme français, et on décida que rouge et blanc seraient les couleurs nationales de Pologne.

De nouveaux débats s’élevèrent entre la diète et le club sur la forme du gouvernement. Les doctrinaires, toujours effrayés du fantôme de la république, obligèrent la diète à déclarer qu’en prononçant la déchéance de la famille des Romanoff, elle ne désavouait nullement les principes monarchiques ; mais la société patriotique s’empara de cette idée, et l’on vit dès-lors ce mot terrible apparaître dans ses discussions journalières. Pour la seconde fois depuis la révolution, Lelewel occupa le fauteuil à l’une de ses séances, et laissa aux orateurs la liberté de parler contre les voies tortueuses de la diplomatie et en faveur de la république. Cette indulgence déplut aux doctrinaires ; Félix Saniewski, rédacteur en chef de leur journal (le Polonais consciencieux), en fut tellement effrayé, qu’il fit rayer son nom de la liste des membres de la société patriotique, et publia dans son journal une espèce de défi à Lelewel et au ministre de la justice, Bonaventure Niemoïowski, les invitant à publier leur profession de foi politique, et à déclarer franchement s’ils étaient pour ou contre la république, sous peine de passer pour les Marat et les Robespierre de la Pologne[10]. Lelewel et Niemoïowski dédaignèrent de répondre ; mais la société patriotique, pour se venger des doctrinaires et rendre un nouvel hommage à la démocratie, célébra un service funèbre en l’honneur du cordonnier Jean Kilinski, qui le premier déploya, en 1794 l’étendard de l’insurrection sous les auspices de Kosciuszko, et chassa les Russes de Varsovie. Après cette touchante cérémonie, le cordonnier Chodorowski, ancien ami de Kilinski, se fit inscrire au nombre des membres de la société patriotique, et la remercia, au nom de la corporation des cordonniers, de l’honneur décerné à la mémoire de leur illustre camarade.

Le canon mit fin à toutes ces mésintelligences ; Diebitch entra en Pologne, et les romantiques de la Nouvelle-Pologne allèrent combattre aux rangs des simples soldats[11].


VII.


Campagne du mois de février. — Forces des Russes et des Polonais. — Entrée de l’ennemi en Pologne sur treize points différens. — Premières escarmouches. — Zymirski, Dwernicki, Skrzynecki. — Batailles de Grochow du 19 et du 20 ; victoire des Polonais. — Aspect moral de Varsovie. — Trêve de quatre jours. — Fermeté de la diète. — Projet de soumettre la Pologne à l’Autriche. — Position des deux armées. — Plan de Chlopicki. — Mécontentement du peuple. — Conduite de Chlopicki. — Uminski. — Dissensions dans l’armée. — Démarches du gouvernement. — Affaire du 25. — Victoire de Kruckowiecki à Bialolenka. — Défaite de Skrzynecki. — Déroute des Polonais. — État de la capitale. — Nomination de Skrzynecki.


Les forces de la Pologne, au moment de l’invasion des Russes, n’étaient que de 40,000 hommes, bien armés et bien disciplinés, à la vérité, mais qui n’avaient jamais vu le feu, tandis que l’armée de Diebitch était aguerrie et forte de 200,000 hommes d’élite[12].

Le 5 février, les Russes franchirent la frontière orientale de la Pologne, sur une ligne de plus de cent cinquante lieues, et sur cinq points différens : Schakhoffskoï à Kowno ; Mandestern à Dombrowa, près de Grodno ; Aurep à Brzesc ; Geismar à Wlodawa ; Kreutz enfin à Uscilug. Le 6 février, le corps de Pahlen Ier entra par deux points à la fois, par Tykocin et Siolki ; celui de Rosen, suivi du quartier-général de l’armée, par Suraz et Piontki ; celui de Witt, par Granne et par Ciechanowiec ; l’armée de réserve enfin, par Suraz, sous les ordres du czarévitch.

Le 8 février, le général Suchorzewski commença les premières escarmouches près de Siedlce. Le 7 et le 8, Siedlce et Lublin furent occupés sans résistance ; le 11, Rohland livra un combat aux Russes près de Liwiec, tandis que Zymirski obligeait l’ennemi à rassembler ses forces sur la chaussée de Brzesc à Varsovie. Dwernicki se couvrit de gloire à Seroczyn, et Zymirski à Kaluszyn. Skrzynecki, pour donner aux troupes le temps de se replier sur Praga, tint en échec à Dobré un corps quatre fois supérieur, et commandé par Diebitch en personne.

Ainsi, les Polonais abandonnèrent toutes leurs positions sur la Narew, et présentèrent le front à l’ennemi à Grochow. Tel était le plan de Chlopicki. Cependant Kreutz et Wurtemberg passaient la Vistule à Pulawy, et s’emparèrent de Radom ; Dwernicki les culbuta à Stoczek et à Nowa-Wies, et se rendit maître d’une partie de leur artillerie ; mais, trompé par de faux rapports, il cessa de les poursuivre, et s’approcha de la capitale.

L’entrée des Russes en Pologne suspendit les intrigues des doctrinaires. Le consul prussien Schmidt, qui les favorisait, quitta Varsovie pour retourner en Prusse. Chlopicki se rendit, en qualité de volontaire, au quartier-général de Radziwill.

Enfin, le 19, s’engagea, dans les plaines de Grochow, une bataille générale qui se prolongea jusqu’au lendemain soir. L’ennemi, débouchant d’une forêt voisine, couvrait toutes ses manœuvres. Un petit bois d’aunes séparait les Polonais des Russes, et de sa possession dépendait la victoire ; il resta aux Polonais, et six régimens de Rosen furent presque entièrement détruits. Dans cette affaire, Chlopicki fut toujours au poste le plus périlleux.

Cette première victoire des Polonais était signalée. La capitale, sous les murs de laquelle le sort de la patrie allait se décider, présentait un grand spectacle. La joie brillait sur tous les visages. Les collines qui dominent la Vistule et la plaine de Grochow, les toits des maisons et des églises, étaient couverts de spectateurs, qui, jugeant de l’issue de la bataille par l’éloignement du canon, poussaient des cris d’allégresse ; d’autres, les femmes surtout, remplissaient les rues pour soigner les blessés rapportés du champ de bataille. Un instant suffit pour former des ambulances, car on n’y avait pas songé jusqu’alors. Riches et pauvres apportaient des vivres, des lits, du linge, et se dévouaient de leur personne au service des hôpitaux.

Un repos de quatre jours suivit les deux jours de combat. La garde nationale de Varsovie et une foule d’autres citoyens se rendirent au camp, et portèrent des vivres à l’armée, qui, depuis plusieurs jours, bivouaquait sur la neige. On embrassait les soldats, et des larmes d’attendrissement coulaient de tous les yeux.

L’attitude de la diète et du gouvernement était grave et imposante. Un instant suffisait pour interrompre leurs travaux : la vengeance, les supplices étaient à leurs portes ; mais, pleins de confiance dans la sainteté de la cause nationale, les représentans et les chefs du peuple délibéraient avec calme et sang-froid au bruit du canon.

Le 19, voyant des fenêtres la mêlée de Grochow, la diète décréta un fonds provisoire de 10 millions en faveur des familles de ceux qui succombaient sous ses yeux, et se déclara en permanence, avec la faculté de transporter le siége de ses séances en quelque pays que ce fût.

Cependant quelques membres de la haute société des doctrinaires parlaient de soumettre la Pologne à l’Autriche, soit qu’ils désespérassent de la lutte avec la Russie, soit qu’un penchant naturel aux familles riches les attirât vers cette grande distributrice de titres et de majorats. Ce n’était au fond que l’éternel projet des doctrinaires, qui a tant de fois troublé la Pologne dans les XVIe et XVIIe siècles, et qu’on croyait tout-à-fait oublié. Lelewel était difficile à tromper ; on lui dépêcha à cet effet un comte autrichien[13], qui lui fit un grand éloge d’Exner, consul d’Autriche à Varsovie ; mais Lelewel refusa constamment de le voir. — « Il s’agit maintenant, lui disait le comte, de conserver notre indépendance, même aux dépens d’une partie de nos libertés ; d’ailleurs, nous serons toujours à temps de prendre pour roi le duc de Reichstadt ou l’archiduc Charles. »

Tout à coup se répandit la nouvelle de l’entrée des troupes autrichiennes en Pologne : le gouvernement national lui-même reçut des rapports de plusieurs bourgmestres des villes frontières de la Gallicie, et le commissaire (sous-préfet) de Sandomir lui annonçait officiellement cette nouvelle. Rien n’était plus faux, et l’on ignore encore l’auteur de ces fables. Mais Gustave Malachovski, comte autrichien, et ministre des affaires étrangères de Pologne, assurait positivement le gouvernement qu’on pouvait compter sur la bienveillance et les secours de la cour de Vienne ; il déclara même plus tard que c’était une chose convenue. Pressé de fournir des preuves de ce qu’il avançait, il ne put produire qu’une lettre du prince Lobkovitz, gouverneur-général de la Gallicie ; encore qu’y trouvait-on ? Le simple désir de l’empereur François de voir les Polonais se soumettre à Nicolas. Et c’est dans cette lettre que l’honorable comte voyait des traces de l’amitié de l’Autriche ! Il parla ensuite de négociations secrètes qu’il ne pouvait dévoiler au gouvernement national. Battu sur ce point, il demanda qu’on lui procurât les moyens de fournir des vivres et des fourrages aux troupes autrichiennes à leur entrée en Pologne. Cette ruse ne lui réussit pas davantage, quoiqu’il parlât en présence de Czartoryski, dont le père, ne pouvant obtenir la couronne de Pologne par la protection russe, s’était jeté dans les bras de l’Autriche, et était devenu feld-maréchal dans ses armées. Niemoïowski déclara que le joug de la Russie était préférable à celui de l’Autriche, et Lelewel dit qu’il n’ignorait pas les trames ourdies dans ce but depuis plusieurs années ; mais, ajouta-t-il, de telles espérances sont vaines : l’antique haine des Polonais pour cette puissance n’est pas sans motifs, la politique du cabinet de Vienne est toujours la même. Quant aux troupes autrichiennes, le gouvernement décida que, n’étant point appelées, elles seraient traitées en ennemies[14].

À cette occasion, le bruit courut dans la chambre des nonces que Lelewel avait menacé de faire pendre quiconque proposerait l’alliance de l’Autriche. D’autres bruits non moins ridicules circulaient dans le public : on parlait d’un armistice, d’une négociation avec les Russes, et l’on assurait que le général Krukowiecki parlementait dans ce but avec le général Witt. Il est vrai que, sur l’ordre de Radziwill, le colonel Mycielski avait assisté à cet entretien ; mais on n’en croyait pas moins à des intrigues parmi les généraux, et l’inquiétude régnait dans l’armée, dans le public, dans la diète, et au sein même du gouvernement national.

Les Russes étaient encore, malgré leur défaite, trois fois plus nombreux que les Polonais, et attendaient d’un instant à l’autre l’arrivée d’un de leurs meilleurs corps d’armée, les grenadiers de Schakhoffskoï. Retranchés dans l’épaisseur d’une forêt, ils avaient de plus l’avantage de voir sans être vus. Toutes les positions de l’ennemi, et les approvisionnemens de son armée, ne souffraient aucune difficulté, tandis que les Polonais, campés entre Praga et Grochow, tirant tous leurs vivres de Varsovie, et séparés d’elle par la Vistule, dont la débâcle était attendue à chaque instant, étaient menacés non-seulement de voir détruire le pont de bateaux qui réunit les deux rives, mais encore d’être séparés de leurs réserves, qui se trouvaient sur la rive gauche. Il est vrai que l’artillerie polonaise, bien que trois fois moins nombreuse que l’artillerie russe, lui était cependant supérieure ; mais, d’un autre côté, les Russes n’avaient qu’à rompre une fois la muraille vivante qu’on leur opposait pour lancer dans la plaine leurs cent trente-cinq escadrons de cavalerie et les onze régimens de cosaques jusqu’alors inactifs.

Le plan de campagne des Polonais avait été tracé par Chlopicki, qui ne voulait pas abandonner la défensive ; Radziwill l’avait adopté, et le général Prondzynski lui-même, qui était d’un avis contraire, finit par se laisser persuader qu’il valait mieux le continuer. Mais d’autres généraux pensaient qu’il fallait cerner l’ennemi, et lui couper les vivres par des attaques de partisans. Cependant, comme dans ce cas il ne s’agissait de rien moins que de prendre l’offensive, on s’en tint à l’avis de Chlopicki. « Je saurai bien forcer l’ennemi, disait celui-ci, à quitter sa position dans les bois : en combattant en rase campagne, sa défaite est certaine. » Mais l’humeur bizarre dont l’ex-dictateur avait donné tant de preuves pendant sa suprême magistrature, ne tarda pas à se manifester dans le camp, et ajouta encore aux divisions qui régnaient dans l’état-major. Demandait-on les ordres de Radziwill, Chlopicki donnait les siens ; s’adressait-on à lui-même, il répondait avec colère que cela ne le regardait pas : « Adressez-vous, disait-il, au généralissime, je ne suis ici que comme volontaire ; ne suis-je pas d’ailleurs un traître, un misérable ! Je ne veux me mêler de rien. » Deux membres du gouvernement national, Czartoryski et Barzykowski, qui visitèrent le champ de bataille au plus fort de la mêlée, cherchèrent vainement, dans une entrevue qu’ils eurent avec Radziwill, à étouffer ces dissensions, qui paralysaient l’élan de l’armée.

Cependant le général Uminski, prisonnier d’état dans la forteresse prussienne de Glogow, parvint à tromper la vigilance de ses gardiens, et arriva le 21 février à Varsovie. Il courut aussitôt à l’armée, qu’il trouva dans l’état le plus déplorable. La mésintelligence venait d’y éclater entre Radziwill et Krukowiecki à l’occasion de l’entrevue de celui-ci avec le général russe Witt. On parlait de nommer un autre généralissime ; quelques-uns même projetaient le massacre de tout son état-major, composé en grande partie de créatures russes. Le gouvernement national, représenté par trois de ses membres, Czartoryski, Sarzykowski et Lelewel, se rendit au quartier-général pour inviter le généralissime à destituer les officiers qui n’avaient pas la confiance de l’armée. Radziwill les accueillit avec déférence, mais se refusa positivement à leur demande. Le gouvernement la renouvela par écrit, mais Radziwill persista dans son refus. Enfin le canon mit encore une fois un terme à toutes ces divisions ; et, le 25 janvier, eurent lieu à la fois et la glorieuse expédition du colonel Lagowski à Pulawy, à trente lieues de la capitale, et la bataille générale de Grochow.

Krukowiecki et Uminski s’avancèrent vers Bialolenka pour empêcher l’aile droite de l’ennemi, commandée par Schakhoffskoï, de passer la Vistule sur la glace. Ils remportèrent une victoire complète ; mais, par les ordres de Chlopicki ou de Radziwill, on ne sait lequel des deux, ils se replièrent sur Praga, et laissèrent Schakhoffskoï effectuer sa jonction avec le gros de l’armée de Diebitch. Cependant le carnage était affreux à l’aile droite des Polonais ; leur seule position avantageuse était le bois d’aunes où s’était décidée la victoire du 20 ; occupé tantôt par eux, tantôt par les Russes, il resta enfin à ces derniers. Skrzynecki, voyant sa division plier, réussit à ranimer le courage de ses soldats ; mais Zymirski étant tombé sous leurs yeux, emporté par un boulet de canon, le centre, sous les ordres de Szembek, fléchit. Quant à Chlopicki, il poussa la bravoure jusqu’à la témérité ; après avoir eu deux chevaux tués sous lui, il venait d’être atteint d’une balle au pied, sans vouloir descendre de cheval, lorsqu’un éclat d’obus le renversa blessé aux deux jambes. Ce spectacle augmenta le désordre, et le centre, n’étant plus appuyé, se débanda. On a beaucoup vanté l’intrépidité intempestive de Chlopicki ; mais, comme on le voit, elle était plutôt funeste qu’utile à sa patrie.

Diebitch, pour décider la victoire, fait alors avancer le célèbre régiment des cuirassiers surnommés les immortels : ils s’élancent sur l’infanterie, presque tous tombent sous les baïonnettes. L’armée russe s’arrête à son tour, les Polonais reprennent courage ; mais il n’y avait point d’unité, point de direction dans leurs rangs. Le soir même et pendant toute la nuit, l’armée repassa le pont pour rentrer à Varsovie. En vain Szembek demanda au généralissime un détachement, jurant de reconquérir la position que venait de perdre l’armée ; en vain d’autres voulaient-ils tomber sur l’ennemi pendant la nuit, la retraite fut décidée dans la crainte d’une prochaine débâcle de la Vistule. On abandonna donc le champ de bataille, et même le faubourg de Praga, après avoir incendié toutes les maisons qui obstruaient la tête de pont. Tels furent les résultats d’une bataille où commandaient à la fois deux généraux, dont l’un était incapable, et l’autre attaqué d’aliénation mentale. Cependant la conduite de Radziwill est à l’abri de tout reproche ; il a fait ce que le dictateur n’avait osé tenter ; il a préféré risquer sa réputation plutôt que de trahir honteusement la confiance de l’armée et de la nation, en refusant de marcher à sa tête.

Une retraite si précipitée répandit l’effroi dans la capitale[15]. On ferma les boutiques pour les préserver du pillage de l’ennemi, et les prisonniers russes, à qui la générosité polonaise avait permis le libre séjour de Varsovie, parcouraient les rues en poussant des cris de joie féroces. Ils étaient encouragés dans ces démonstrations par les partisans de la Russie, bien résolus, pour conserver leur vie et leurs places, à rejeter toute l’insurrection du 29 novembre sur la jeunesse, sur les clubs, sur Lelewel, sur Romain Soltyk, sur tous les hommes enfin les plus dévoués à la patrie. Et tout cela se passait à la lueur des flammes qui dévoraient la malheureuse Praga ; pendant deux jours entiers, une fumée épaisse mêlée d’étincelles couvrit l’horizon. Les Russes n’étaient séparés de Varsovie que par la Vistule, et plusieurs maisons sur le quai eurent leurs vitres brisées par les balles ennemies.

Le 26, Radziwill, suivi d’un grand nombre de généraux et d’officiers de tous grades, se présenta à la séance du gouvernement national. On forma aussitôt un conseil de guerre, dans lequel on discuta la question de la défense de Varsovie. L’incertitude et la consternation étaient sur tous les visages. On n’avait eu que trois mois pour élever à la hâte, sur un terrain sablonneux, des fortifications que quelques coups de canon suffiraient pour détruire, d’autant plus que, dans cette saison rigoureuse, on n’avait pu se procurer du gazon pour les recouvrir. Du côté de Praga, il est vrai, la tête de pont arrêterait l’ennemi ; mais s’il tentait de passer la Vistule sur d’autres points pour attaquer Varsovie par derrière, sa victoire était presque certaine. De cette triste situation on se reportait naturellement à la bataille de Grochow qui l’avait amenée ; on convenait que l’ennemi aurait été battu, s’il avait eu affaire à un général habile. Les officiers faisaient de vifs reproches à Radziwill, et celui-ci répondait avec aigreur. — « Ne vous offensez point, dit alors Skrzynecki ; nous sommes ici dans un conseil de guerre, où chacun a le droit de faire entendre ce qu’il croit la vérité et utile à la patrie. » Encouragé par le silence de l’assemblée et celui de Radziwill lui-même, il lui reprocha le mauvais choix du chef de l’état-major, et proposa de nommer à ces fonctions Chzarnowski ; il énuméra ensuite les fautes et les négligences qu’on avait commises : plusieurs batteries avaient manqué de munitions ; des ordres contradictoires, tantôt de Radziwill, tantôt de Chlopicki, se croisaient sans cesse ; la confusion était partout. Le discours de Skrzynecki fit une vive impression sur le conseil, et le général Uminski prenant la parole, proposa le premier de nommer un autre généralissime, portant Skrzynecki lui-même à ce poste difficile. Krukowiecki n’était pas encore au conseil ; mais aussitôt qu’il fut arrivé, il opina aussi pour le changement de généralissime : « Comme le plus ancien des généraux, dit-il, j’aurais pu accepter le commandement, s’il m’avait été confié au début de la campagne ; mais aujourd’hui je ne puis m’en charger. » Radziwill, se voyant ainsi blâmé par tous les généraux, donna à l’instant sa démission. Uminski revint sur sa proposition, qui fut vivement appuyée par Lubinski, et Skrzynecki fut à l’unanimité proclamé général en chef de l’armée. La diète s’empressa de confirmer ce choix ; mais on lui reprocha avec raison d’avoir confié au nouveau généralissime, colonel obscur avant le 29 novembre, le même pouvoir que la loi accordait à Radziwill, patriote éprouvé, et qui méritait la confiance de la nation par tous les actes de sa vie passée ; faute qu’au reste elle reconnut elle-même plus tard en limitant l’autorité de Skrzynecki.


Michel Podczaszynski.

Nous attendrons, pour suivre les événemens, que de nouveaux documens nous soient arrivés de Varsovie, et nous espérons qu’ils ne se feront pas attendre.

  1. Voyez la livraison précédente.
  2. Ce n’est pas sans raison que nous employons cette expression de comtes autrichiens et prussiens, car il n’a jamais existé ni comtes ni barons en Pologne ; ces titres sont tous de la création des gouvernemens d’Autriche et de Prusse. Voyez ce qui a été dit à ce sujet dans la précédente livraison, page 353.
  3. Adam Gurowski, pour effrayer quelques hauts personnages, avait publié un article où il exaltait Danton, et invitait tous les bons citoyens de la Pologne à l’imiter, s’ils voulaient sauver la liberté. Nous n’avons pas besoin de dire que de pareilles idées trouvèrent peu de sympathie.
  4. Gouvernemens russes de Wilna, Grodno, de Bialystok, de Minsk, de Mohilow et de Witepsk.
  5. Gouvernemens russes de Wolhynie, de Podolie et de Kiovie.
  6. Cette distinction entre les deux légions fraternelles est fondée sur l’ancien droit politique de la Pologne. La Lithuanie était, comme on sait, un état séparé ; depuis 1386 jusqu’en 1569, elle ne fut liée à la Pologne que par la famille des Jagellons, qui régnait à Wilna par la grâce de Dieu, et à Cracovie par la volonté du peuple. Ce ne fut qu’après deux siècles d’une histoire commune que ces deux nations s’unirent par une espèce de mariage politique pour ne plus former qu’un seul peuple. Mais l’acte de cette union fédérative portait que la Lithuanie, tout en renonçant à la féodalité, conserverait ses propres lois civiles et criminelles, son armée et son trésor à part ; elle resta même indépendante, mais comme partie intégrante de la république fédérative polonaise, dont l’ancien royaume de Pologne n’était lui-même qu’une province. Les différences locales de ces deux provinces ne furent tout-à-fait effacées qu’à la diète constituante de 1788.

    Quant à la Wolhynie, la Podolie et l’Ukraine, elles faisaient jadis partie de la Gallicie : or, la Gallicie passa aux Piastes polonais, en 1324, par droit d’hérédité, après l’extinction de la famille des Rurics, vassaux des Tartares, qui régnait sur elle. En 1340, elle fut incorporée à la Pologne avec le titre de royaume ou duché de Russie.

    Le nom de la Gallicie vient de la ville de Halicz, son ancienne capitale au xiie siècle : dans l’histoire de Pologne, elle ne porte point ce nom, mais celui de Russie proprement dite, et sa dénomination de Russie-Rouge, comme celles de Russie-Blanche et Russie-Noire, qu’on donne à certaines parties de la Lithuanie, n’a aucun sens politique.

    Lors de la réunion de la Gallicie à la Pologne, la Lithuanie, alors état distinct, ayant chassé les Tartares de l’Ukraine et d’une partie de la Podolie, et obtenu de la Pologne, à titre de fief, l’autre partie de la Podolie et la Wolhynie tout entière, s’empara de ces trois provinces, et en contesta la possession à la Pologne.

    Cependant les Jagellons étant parvenus, après deux siècles de constans efforts, à fondre en un seul peuple les Polonais et les Lithuaniens, ceux-ci consentirent, à la mémorable diète de Lublin de 1569, à ce que ces trois provinces, qui touchaient alors d’un côté à la mer Noire, de l’autre presque au Don, fussent incorporées à la couronne des Piastes, comme partie intégrante du royaume de Russie (Gallicie actuelle). Cet arrangement, fondé sur les droits de la Pologne, de la Lithuanie et de l’ancien royaume russe, subsista jusqu’à l’acte de brigandage politique des trois puissances spoliatrices.

    On sait que le czarat tartaro-russe de la Moscovie, fondé au xiie siècle par André Bogoloubsky, et affranchi du joug des Tartares vers le milieu du xve, fut baptisé par Pierre le Grand du nom d’empire de toutes les Russies. Catherine ii, qui ne songeait qu’à la réalisation de ce titre pompeux, enleva à la Lithuanie (1772) une partie de la Russie-Blanche, et laissa l’Autriche envahir la Gallicie en vertu de prétendus droits que les anciens rois de Hongrie de la famille d’Arpades s’arrogeaient sur ce pays dans le xiiie siècle, oubliant qu’à la Gallicie furent attachés pendant cinq siècles les droits des Polonais sur la Kiovie, mère-patrie de l’ancienne grande-principauté de Russie, et théâtre de toute son histoire. Ceci prouve un fait bien connu en Pologne, quoique ignoré des historiens français qui ont écrit sur ce sujet, c’est que l’empire de toutes les Russies n’est plus le même état dont Kiow était la capitale, et qui fut jadis si célèbre par ses institutions républicaines. Karamsin lui-même dit que le pays qui prit au xvie siècle le nom de Moscovie était dans son origine tout-à-fait étranger à la Russie. Quel droit donc a-t-il au nom de Russie ? Un fait non moins ignoré, c’est que la grande principauté de Russie, c’est-à-dire la Kiovie, la Podolie, la Wolhynie ou Wladimirie (nommée Lodomérie en 1772 par les Autrichiens), faisaient partie, soit de la Lithuanie, soit de la Pologne, et depuis 1569, de ces deux états réunis sous le nom de république fédérative polonaise. Il faut ignorer entièrement et la géographie et l’histoire du moyen âge, pour adopter l’opinion contraire de Karamsin, historien pensionné de la cour de Saint-Pétersbourg, et autres écrivains moscovites salariés comme lui par les czars.

    Pour éviter toute confusion, nous conservons pour les Moscovites le nom de Russes (Rassiiany), et celui de Russiens (Rusiny) pour les habitans de l’ancienne grande principauté de Kiow.

  7. On a dit de lui qu’il est aussi capable d’écrire l’histoire de Pologne que de la faire.
  8. Lorsque quelqu’un parlait avec trop d’exagération dans le club, on lui fermait la bouche en criant : Vendu aux Russes! C’est par suite de cette plaisanterie qu’on disait des romantiques qu’ils servaient le mieux la Russie.
  9. C’était une erreur, comme tout ce qu’on a dit et écrit à ce sujet. Le rouge, quoique ce fût la couleur de l’écusson de l’aigle blanc, fut toujours regardé en Pologne comme une couleur russe. Les anciennes confédérations polonaises avaient adopté dans leur uniforme l’amarante, le bleu et le blanc, parce que les paysans de Cracovie portent des habits bleus avec le collet amarante et les revers blancs. C’était un hommage rendu à l’égalité, un acte de résistance aux diètes, où les riches tendaient vers la féodalité, et les rois vers le pouvoir absolu. On prit même des paysans cracoviens la mode du bonnet amarante à quatre cornes, bonnet de liberté qui a conservé le nom de konfederatka. Mais les Polonais ne portèrent jamais de cocarde, si ce n’est peut-être sous Auguste iii et sous Stanislas-Auguste, où les troupes régulières, composées pour la plupart de mercenaires étrangers, étaient habillées, coiffées, poudrées, disciplinées et fouettées à l’allemande. Quant aux drapeaux, chaque province et chaque palatinat avait le sien à sa couleur et à ses armes, le cerf pour Lublin, l’ours pour la Samogitie, la croix pour la Wolhynie, saint Michel pour la Kiovie, etc. Il y avait même des drapeaux aux armes des gentilshommes qui commandaient des corps de leur formation. Enfin plusieurs confédérations, entre autres celle de Bar, la plus célèbre et la plus nationale, avaient un étendard à l’image de la Vierge, qui était regardée comme la reine de Pologne.

    Toutes ces circonstances, quoique généralement connues en Pologne, ne furent rappelées ni dans la diète, ni dans les journaux, et on alla jusqu’à barbouiller de bleu le cavalier blanc de la Lithuanie, pour emprunter les trois couleurs françaises. Le seul palatinat de Brzesc avait un cavalier bleu sur ses armes.

  10. Ces terreurs de la république étaient d’autant plus ridicules, que la constitution du 3 mai 1791 avait déjà changé la république monarchique de Pologne en une monarchie constitutionnelle. D’ailleurs, l’ancienne royauté polonaise était appuyée sur les décisions et sur les pacta conventa de la première diète d’élection, en 1573. Cette diète tint ses séances aux champs de Wola, à l’endroit même où s’élèvent aujourd’hui les fortifications de Varsovie, et où se décidera sans doute le sort de la Pologne. Avant de procéder à l’élection du premier roi électif (Henri de Valois), elle agita et résolut la question de savoir si la royauté est nécessaire à la Pologne.
  11. Maurice Mochnacki reçut deux blessures à la bataille de Grochow en combattant comme simple soldat ; ce n’est qu’alors qu’il accepta le grade d’officier, que lui avait conféré le généralissime Radziwill avant l’ouverture de la campagne. Quelques mois plus tard, à la bataille d’Ostrolenka, pour prix de nouvelles blessures, il reçut de Skrzynecki la croix d’or virtuti milliari. Adam Gurowski combattit aussi comme simple soldat, et fut décoré de la croix d’argent.
  12. Voici quelles étaient les forces respectives des deux armées. L’infanterie polonaise était composée de huit régimens de ligne, quatre de chasseurs, un de grenadiers de l’ex-garde royale, et un des vétérans en activité ; sa cavalerie, de quatre régimens de hulans (lanciers ), quatre de chasseurs à cheval, un de l’ex-garde, et un de carabiniers. Les Polonais avaient quelques batteries à pied et à cheval, et cent quarante bouches à feu ; le corps du quartier-maître-général, un autre d’ingénieurs, un bataillon de sapeurs et de pionniers, et une demi-compagnie de raquetiers à la congrève. À cet effectif de quarante mille hommes, on peut tout au plus ajouter vingt mille hommes pour les régimens de nouvelle levée et les faucheurs. Diebitch, de son côté, fit un rapport à Nicolas, où l’on voit que ses forces étaient composées des premier et sixième corps d’infanterie, d’une division de grenadiers, des troisième et cinquième corps de cavalerie de réserve, et d’une division de la garde ; en tout, cent six bataillons d’infanterie, cent trente-cinq escadrons de cavalerie, un parc de trois cent quatre-vingt-seize bouches à feu, et onze régimens de cosaques. Ces forces pouvaient s’élever à cent cinquante mille hommes ; mais le reste de l’armée était en marche.
  13. Wonsowicz, à ce qu’on dit.
  14. Malachowski, dégoûté lui-même de ces intrigues, a fini par renoncer à son titre de comte, et s’est déclaré un des plus chauds défenseurs du gouvernement national.
  15. C’est le 25 janvier que la diète polonaise avait déclaré le trône vacant, et Diebitch avait promis à Nicolas de le rétablir le 26 février.