Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIX/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

FÊTE DE L’ÊTRE SUPRÊME (10 JUIN 1794).


Ce que le peuple espérait. — Robespierre attend le tribunal, fait attendre l’Assemblée. — Irritation, désappointement. — Au retour, la fureur éclate.


Nulle fête n’excita jamais une si douce attente, nulle ne fut jamais célébrée avec tant de joie. La guillotine disparut le 19 prairial au soir. On crut que c’était pour toujours. Une mer de fleurs (à la lettre le mot n’est pas exagéré) inonda Paris ; les roses, de vingt lieues à la ronde, y furent apportées, et des fleurs de toutes sortes, ce qu’il fallait pour fleurir les maisons et les personnes d’une ville de sept cent mille âmes. Toute fenêtre devait avoir sa guirlande ou son drapeau. Toutes les mères portaient des roses, les filles des fleurs variées, les hommes des branches de chêne, les vieillards des pampres verts. Entre les deux files immenses, des hommes à droite, des femmes à gauche, marchaient l’orgueil des mères, leurs fils, enfants de quinze à seize ans, joyeux de porter un sabre ou des piques ornées de rameaux.

Ces fleuves vivants de peuple, ces rivières de fleurs, confluèrent comme une mer aux Tuileries. Jamais plus charmant iris ne sourit sous un plus beau ciel. Devant le sombre palais, un long portique improvisé offrait des arcades en guirlandes (combien plus gaies et plus aimables que ces lampions fumeux dont on attriste nos fêtes !).

Au milieu, montant du parterre jusqu’au balcon sous l’Horloge, un vaste amphithéâtre attendait la Convention. Une tribune s’en détachait et planait sur les gradins. Grand sujet de discussion et de conjectures dans le peuple. Il était difficile de croire qu’une voix d’homme entreprît de discourir dans un lieu tellement immense ; beaucoup supposaient que c’était un trône, ou que, si on parlait de là, c’était pour proclamer un mot : « Grâce pour tous ! » par exemple. « La Révolution est finie », etc.

Quelle serait la mesure de l’audace de Robespierre ? Hasarderait-il ce miracle ? ou bien resterait-il dans la fatalité du temps ?

Sans nul doute, pour en sortir, pour répondre à la pensée populaire, il fallait faire au terrorisme une hasardeuse surprise, dangereuse non pour lui seulement, mais pour la Révolution. Robespierre ne l’osa point.

Loin de là, préoccupé de rassurer les terroristes et de leur donner un gage, sous le prétexte de voir le peuple et les apprêts de la fête il alla au pavillon de Flore déjeuner chez Vilatte, juré révolutionnaire qui y avait un logement. Le président Dumas avait le matin averti Vilatte qu’il y amènerait le tribunal. Robespierre craignait vraisemblablement que, dans ces vains bruits d’amnistie, le tribunal ne se tournât vers le Comité de sûreté générale et son homme Fouquier-Tinville.

Il en résulta une chose fâcheuse pour Robespierre : c’est que le tribunal ne vint que très tard, et que, l’attendant en vain, il dépassa l’heure indiquée et fit lui-même attendre la Convention.

Elle prit fort mal ce retard, l’interprétant comme une insolence royale, une insulte volontaire. Son apparition fut reçue par un silence de mort, que rendirent plus hostile encore les acclamations aveugles du peuple. N’importe, Robespierre, dans le costume que la Convention portait à la fête, celui des représentants en mission (panache et ceinture tricolores, habit bleu à revers rouges), s’en distinguait quelque peu par une nuance de bleu un peu plus pâle ou céleste. Tous un gros bouquet à la main, mais le sien était énorme, d’épis, de fleurs et de fruits. Plusieurs, comme Bourdon (de l’Oise), tournèrent visiblement le dos et n’écoutèrent que de travers. De son discours, absolument perdu dans un tel espace, rien n’arriva à la foule, sinon : « Périssent les tyrans !… Demain nous combattrons encore », etc. Rien enfin de ce qu’on attendait, ni grâce, ni dictature.

Il descendit des gradins de la Convention, s’arrêta au premier bassin où s’élevait un groupe de monstres, l’Athéisme, l’Égoïsme, le Néant, etc. Il y mit le feu, et du groupe consumé surgit, libre de son voile, la statue de la Sagesse. Malheureusement elle parut, comme on pouvait s’y attendre, enfumée et noire, à la grande satisfaction des ennemis de Robespierre.

On s’achemina donc en longues files vers le Champ de Mars. Robespierre, alors président de la Convention, marchant naturellement en tête. Il paraissait rayonnant. C’est, je crois, d’après ce jour que David l’a fait dans le portrait de la collection Saint-Albin. Nulle part il n’est plus terrible. Ce sourire fait mal. La passion qui visiblement a bu tout son sang et séché ses os, laisse subsister la vie nerveuse, comme d’un chat noyé jadis et ressuscité par le galvanisme, ou peut-être d’un reptile qui se raidit et se dresse, avec un regard indicible, effroyablement gracieux.

L’impression toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, n’est point de haine ; ce qu’on éprouve, c’est une pitié douloureuse, mêlée de terreur. On s’écrie, sans hésiter, que de tous les hommes qui vécurent ici-bas, celui-ci a le plus souffert.

Robespierre habituellement marchait vite, d’un air agité. La Convention n’allait nullement de ce pas. Les premiers qui étaient en tête, malicieusement peut-être, et par un respect perfide, restaient fort en arrière de lui, le tenaient ainsi isolé. De temps à autre, il se retournait et se voyait seul.

Une montagne symbolique s’élevait au Champ de Mars, assez grande pour recevoir, outre la Convention et les musiciens, deux mille cinq cents personnes, envoyées des sections, mères et filles, pères et fils, en écharpes tricolores, qui devaient chanter l’hymne à l’Être suprême. Au plus haut, une colonne était chargée de trompettes, dont la voix perçante dirigeât, annonçât les mouvements dans l’espace immense. L’hymne chanté, le coup d’œil fut un moment ravissant. Les filles jetèrent des fleurs au ciel, les mères élevèrent leurs petits enfants, les jeunes gens tirèrent leurs sabres et reçurent la bénédiction de leurs pères. L’artillerie qui tonna associait ses voix profondes à l’émotion du peuple. Robespierre, arrivé le premier avec le fauteuil où l’on portait Couthon, s’était trouvé par cela même au plus haut de la Montagne, et la Convention sous ses pieds. Cette circonstance, fortuite peut-être, décida l’explosion. Au retour, la crainte céda à la fureur de la haine. Bourdon le rouge, travaillé de rage intérieure, semblait un démon. Merlin (de Thionville) se retrouvait le Merlin des champs de bataille, parlait fort et haut. Ces mots, jetés dans les airs, de Brutus, ou de Tarquin, ou de roche Tarpéienne, s’entendaient trop bien du peuple. L’irritation de l’Assemblée gagnait les rudes sans-culottes qui se trouvaient dans la foule. L’un d’eux dit tout en un mot : « Le b… ! il n’est pas content d’être maître ! il lui faut encore être dieu ! »

Le plus violent coup de théâtre, c’est qu’un des représentants articula sans ambages, près de Robespierre, de manière à être entendu de lui, de l’Assemblée, de la foule, sa haine pour le tyran. Il dit ces propres paroles : « Je le méprise, et je le hais. »

Cet homme hardi était Lecointre, un peu fou, ridicule, nous l’avons dit. Mais ici personne ne rit. Être outragé ainsi en face, et outragé par Lecointre, c’était chose sinistre pour Robespierre.

Cette hardiesse avait déchaîné toutes les langues, Elles se lâchaient à mesure que l’on rentrait dans Paris. Le peuple, non sans étonnement, voyait la Convention, comme une malédiction vivante, suivre Robespierre en grondant. 11 marchait vite et les autres marchant vite aussi pour le suivre, tout ce retour avait l’air non d’une pompe, mais d’une fuite. Le triomphateur semblait poursuivi. Plus pâle encore qu’à l’ordinaire et plus clignotant, il laissait, malgré lui, jouer d’une manière effrayante les muscles de sa bouche. Non moins agités, bilieux, jaunes ou blancs, comme des morts, ceux qui le suivaient montraient une colère tremblante, sous les mots désespérés que la haine leur tirait du cœur. Ce cortège fantastique dans une immense poussière, quand il rentra au noir palais, apparut celui des Furies.