Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre X/Chapitre 5


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CHAPITRE V

LA VENDÉE (MARS 1793).


La Vendée coïncide avec l’invasion. — Premier caractère de la Vendée, entièrement populaire. — La Vendée est une révolution, mais celle de l’isolement et de l’insociabilité. — La Vendée s’est plus tard rattachée à la France. — La propagande des prêtres. — L’homme du clergé, Cathelineau. — Originalité de Cathelineau dans la propagande ecclésiastique. — Premiers excès à Cholet, 4 mars. — Massacre de Machecoul, commencé le 10 mars. — Tribunal des royalistes à Machecoul, mars-avril. — Explosion de Saint-Florent, 11-12 mars. — Cathelineau et Stofflet, 13 mars. — Armée d’Anjou et de Vendée. — Prise de Cholet, 14 mars 1793. — Massacres de Pontivy, la Roche-Bernard, etc. — Martyre de Sauveur, 16 mars. — Suite des massacres de Machecoul. — Combien les Vendéens rencontraient peu d’obstacles. — Leur victoire dans le Marais, 19 mars. — Vaillance des républicains bordelais et bretons. — Énergie de Nantes. — La Vendée n’avait pas encore de chefs nobles.


Regardez à ce moment Nantes, la Loire-Inférieure et les quatre départements qui l’entourent ; vous verrez la grande ville entourée d’un cercle de feux.

C’est le dimanche 10 mars que se sont ébranlées partout les grandes masses agricoles, à la sortie de la messe, pour se jeter sur les villes. Le premier acte a été, ce jour même, le massacre de Machecoul.

L’explosion de Saint-Florent eut lieu le 11 et le 12. Les massacres de Pontivy, de la Roche-Bernard et d’autres villes bretonnes se firent le 12 et le 13. Le 13 aussi, le héros populaire de l’insurrection vendéenne, le voiturier Cathelineau, prit les armes et commença le mouvement de l’Anjou.

Les dates présentent ici une signification redoutable.

Le premier essai de la Vendée, l’essai avorté de 1792, avait eu lieu le 24 août, jour de la Saint-Barthélémy, au moment même où l’on sut que les Prussiens avaient mis le pied en France.

La Vendée de 1793 commença le 10 mars. Le 1er , les Autrichiens avaient forcé les lignes françaises, nos troupes reculaient en désordre. Le 10, par toute la France, fut proclamée la réquisition. Partout, l’officier municipal, au nom de la loi, appela les populations, le tambour battit. Qui répondit au tambour ? Le tocsin de la Vendée, la cloche de la Saint-Barthélémy.

Que voulait dire cette cloche ? Que la Vendée, sommée par la France en péril de marcher à la frontière, ne combattrait que la France ;

Que le carême, comme aux Vêpres siciliennes, serait sanctifié par le sang, que Pâques serait fêté par des victimes humaines.

La première période de ce drame sanglant, c’est le carême de 1793, du dimanche 10 à Pâques. Il y eut un entr’acte à Pâques ; beaucoup de paysans rentrèrent un moment chez eux pour faire leurs travaux, pour semer, sarcler.

Ce premier acte n’eut point du tout le caractère qu’on lui a attribué, celui d’une guerre féodale et patriarcale d’un peuple qui se lève sous ses chefs de clans. Les chefs furent, comme on va voir, un voiturier sacristain, un perruquier, un domestique, un ancien soldat.

Les nobles refusaient encore de prendre part à l’insurrection, ou du moins de s’en faire chefs. Ils ne se décidèrent généralement qu’après Pâques, lorsqu’ils virent le paysan, les travaux de mars finis, reprendre les armes et persévérer dans l’insurrection.

Ce grand mouvement, tout populaire dans ses commencements, eut même, sur plusieurs points, le caractère d’une horrible fête, où des masses du peuple, ivres et joyeusement féroces, assouvirent leur vieille haine sur les messieurs des villes. Là, comme ailleurs, le paysan haïssait la ville à trois titres différents, comme autorité d’où venaient les lois, comme banque et industrie qui attirait son argent, enfin comme supériorité. L’ouvrier même des villes, par rapport aux masses ignorantes qui vivaient entre deux haies sans jamais parler qu’à leurs bœufs, c’était une aristocratie.

Tout cela est naturel. Est-ce à dire que dans la Vendée il n’y ait rien d’artificiel ?

Le pape, dès 1790, l’avait annoncée et prédite au roi. Le clergé d’Angers, en février 1792, dans sa lettre à Louis XVI, l’annonce encore, la déclare imminente. (Voir plus haut.)

La Vendée, éclate deux fois, on vient de le voir, au moment précis de l’invasion.

Quelle part le clergé et la noblesse eurent-ils aux commencements de l’insurrection ?

La noblesse n’en eut aucune[1]. La Rouërie essaya inutilement d’étendre dans le Poitou l’association bretonne. Les nobles étaient abattus, terrassés de la mort de Louis XVI. Beaucoup avaient été à Coblentz, avaient essuyé l’impertinence de l’émigration et revenaient dégoûtés. Rentrés chez eux, les pieds au feu, ils faisaient les morts, heureux que les comités patriotiques des villes voisines voulussent bien ne pas s’informer de leur malencontreux voyage.

Le clergé eut grande part à la Vendée, mais très inégale, grande en Anjou et dans le Bocage, moindre au Marais, variable dans les localités si diverses de la Bretagne. Ni en Vendée ni en Bretagne, il n’aurait, rien fait, si la République n’était venue au foyer même du paysan pour l’en arracher, l’ôter de son champ, de ses bœufs, l’affubler de l’uniforme, l’envoyer à la frontière se battre pour ce qu’il détestait. Jamais, sans cela, les cloches, les sermons ni les miracles n’auraient armé le Vendéen.

La réquisition était l’épreuve et la pierre de touche, le vrai moment pour la Vendée. Sous l’Ancien-Régime, on ne venait jamais à bout d’y faire tirer la milice. Le Vendéen était enraciné dans le sol, il ne faisait qu’un avec la terre et les arbres de la terre. Plutôt que de quitter ses bœufs, sa haie, son enclos, il eût fait la guerre au roi. Tel le Bocage, tel le Marais. L’homme du Marais, qui vit entre un fossé et une mare, à moitié dans l’eau, adore son pays de fièvre. Forcer cet homme aquatique de venir à terre, c’est risquer de le rejeter plutôt dans la mer, le donner aux contrebandiers.

Le clergé parut donner au pays une sorte d’unité fanatique. Mais cette unité apparente tint aussi en grande partie à une passion commune qui animait ces populations diverses, à leur profond esprit local ; — passion contraire à l’unité.

Si la Vendée est une révolution, c’est celle de l’insociabilité, celle de l’esprit d’isolement. Les Vendées haïssent le centre, mais se haïssent elles-mêmes. Quelque fanatiques qu’elles soient, ce n’est pas le fanatisme qui a décidé le combat : c’est une pensée d’intérêt, c’est le refus du sacrifice. Le trône et l’autel, d’accord ; le bon Dieu et nos bons prêtres, oui, mais pour se dispenser de marcher à la frontière.

Écoutez l’aveu naïf de la proclamation vendéenne (fin mars) : « Point de milice ; laissez-nous dans nos campagnes… Vous dites que l’ennemi vient, qu’il menace nos foyers… Eh bien, c’est de nos foyers, s’il y vient jamais, que nous saurons le combattre… »

Autrement dit : Vienne l’ennemi !… que les armées autrichiennes, avec leurs Pandours, leurs Croates, ravagent la France à leur aise… Qu’importe la France à la Vendée !… La Lorraine et la Champagne seront à feu et à sang ; mais ce n’est pas la Vendée. Paris périra peut-être, l’œil du monde sera crevé… Mais qu’importe aux Vendéens ?… Meure la France et meure le monde !… Nous aviserons au salut, lorsque le cheval cosaque apparaîtra dans nos haies.

Hélas ! malheureux sauvages ! vous-mêmes vous vous condamnez. Ces mots de farouche égoïsme, c’est sur vous qu’ils vont retomber.

Car vous ne dites pas seulement : Que nous importe la France ? Mais : Qu’importe la Bretagne ? — Et : Qu’importe Maine-et-Loire ? Le Vendéen ne daigne donner la main au chouan. — Bien plus, les Vendéens entre eux, sauf les masses fanatiques qu’une propagande spéciale organisa dans le Bocage, les Vendéens se haïssent, se dédaignent et se méprisent ; ceux d’en haut ne parlent qu’avec dérision des grenouilles du Marais. Les Charette et les Stofflet se renvoient le nom de brigands.

Non, vous prendriez vos chefs dans un rang plus bas encore, votre révolte serait encore plus populaire, grossière, ignorante, vous n’êtes pas la Révolution. Nous aurions tort de donner ce grand nom à la Vendée.

Car la Révolution, quelles qu’aient été ses fureurs et son ivresse, fut ivre de l’Unité.

Et la Vendée, tant démocratique qu’elle ait pu être dans la forme, fut ivre de la Discorde.

Elle professa hardiment qu’elle représentait la discorde antique, les droits opposés des provinces et le vieux chaos.

Ce chaos et cette discorde, qu’auraient-ils été contre la coalition du monde ? Rien que la mort de la France.

La discorde vendéenne, c’est la mort nationale. Cela dit, tout est jugé. Nous tenons d’en haut le fil ; nous savons où est le droit. Nous pouvons maintenant raconter ; justement, impartialement, nous dirons ce que firent les uns et les autres, et rendons pleine justice au grand cœur de nos ennemis… Ennemis ? Non, c’est la France encore. La coalition, frappée de la bravoure républicaine, n’a pas été moins effrayée de celle des Vendéens.

Cette France égarée de l’Ouest a ouvert les yeux enfin ; elle a vu, bien tard, il est vrai, qu’elle s’était battue pour rien, — que dis-je ? pour faire triompher ses véritables ennemis. Charette est mort désespéré, et, mourant, il a lancé le dernier cri de la Vendée, son douloureux anathème. Combien plus en 1815 fut-elle éclairée, quand elle vit rentrer les Bourbons avec ces prudents héros qui ne se hasardèrent en France que derrière un million d’hommes, et qui, pour remerciement, redemandèrent en rentrant leurs droits seigneuriaux aux paysans qui s’étaient fait tailler en pièces pour eux ! La scène fut grande, à Auray, quand Madame, visitant cette terre trempée du sang des siens, trente mille hommes qui survivaient, la plupart blessés, mutilés, vinrent là, sous leurs cheveux blancs, sur leurs bâtons, leurs béquilles, au bras de leurs petits-fils, voir encore, avant de mourir, la fille de Louis XVI… Ces pauvres gens tombèrent face contre terre, les yeux pleins de larmes… À travers les larmes, ils regardent… Madame avait les yeux secs ; elle n’avait pu prendre sur elle de pardonner à la France, et pas même à la Vendée… Ils se relevèrent bien tristes, le cœur flétri et amer. La République était vengée… Depuis ce jour, la Vendée appartient à la Patrie.

Le centre politique des prêtres dans l’Ouest, le foyer principal de leurs intrigues, était la ville d’Angers. Là se trouvaient réunis tous ceux qui, dans Maine-et-Loire, avaient refusé le serment. Soumis à la surveillance d’une ville très patriote, inquiets et impatients, ils avaient besoin de la guerre civile. Elle devait avoir pour effet de précipiter sur les villes les masses ignorantes des campagnes soumises à leur influence. J’ai parlé de leur fatale lettre qui, plus qu’aucune autre chose, dut confirmer Louis XVI dans la résistance, et par là indirectement servit à briser le trône. Ils provoquaient la guerre en haut, ils la provoquaient en bas. Leur active propagande s’étendait au nord, chez les chouans du Maine, au midi dans la Vendée.

La propagande fanatique qui travaillait les Vendéens avait son centre à Saint-Laurent-sur-Sèvre, près de Montaigu. De là, nous l’avons déjà dit, par les Sœurs de la sagesse et autres dévots émissaires, s’étendait par le pays cette publicité mystérieuse de fausses nouvelles et de faux miracles, qui, circulant sans contrôle dans ces populations dispersées, pouvait faire activement fermenter l’imagination solitaire, préparer l’explosion.

Entre Angers et Saint-Laurent, à moitié chemin, près de Beaupréau, se trouvait au village du Pin-en-Mauges l’homme qui joua le premier rôle dans l’insurrection. Cathelineau était sacristain de sa paroisse, il appartenait au clergé ; et le premier usage qu’il fît de ses succès, ce fut, comme on verra, de placer l’insurrection victorieuse dans la main des prêtres, d’exiger la création d’un conseil supérieur où les prêtres dominaient les nobles. Un mauvais prêtre, mais capable, Bernier, un curé d’Angers, gouverna bientôt ce conseil.

Le clergé, ce grand mineur, en poussant sous la terre ses voies ténébreuses, est attentif à effacer sa trace. Il n’a pas tenu à lui qu’on ne crût le mouvement tout spontané, inspiré et venu d’en haut. Artiste habile, il a montré l’œuvre, caché les moyens. On ne sait rien ou presque rien de ses agents, de son homme, Cathelineau. Trois mois de sa vie sont connus, du 12 mars où il prit les armes au 9 juin où il fut frappé à mort, à l’attaque de Nantes.

Rien n’indiquait qu’il dût jouer un rôle si important. C’était un homme d’une figure intelligente, mais sans élévation remarquable, une bonne et solide tête à cheveux noirs, un peu crépus ; beau nez, grande bouche et voix sonore ; une bonne taille ordinaire, pas plus de cinq pieds quatre pouces ; bien sur ses reins, carré d’épaules, et, en tout sens, carré, comme on dit populairement, c’est-à-dire réunissant les qualités diverses qui font la force de l’homme, plein de sens, très brave et d’un froid courage, parfaitement équilibré de prudence et d’audace.

Il était d’une famille de paysans ouvriers, fils de maçon, maçon lui-même. Marié et chargé d’enfants, il avait besoin de gagner. Nécessité l’ingénieuse lui faisait faire plus d’un métier. Ne maçonnant que par moments, il filait dans les intervalles, lui la laine, sa femme le lin. Il allait vendre tout cela aux marchés, spécialement à Beaupréau, où se trouvaient deux marchands de serge et autres étoffes, qui se joignirent à lui dans l’insurrection. Quiconque sait la vie de province comprendra parfaitement que Cathelineau et ses amis de Beaupréau ne pouvaient faire leurs affaires que par la faveur ecclésiastique ; rien sans les prêtres et les dévots, dans ces petites localités. Cathelineau était dévot et élevait dévotement ses enfants. Il parvint à devenir sacristain de sa paroisse. Un sacristain, marchand d’étoffes, vendait d’autant mieux ; il acheta une voiture, fut voiturier, messager, colporteur. Un tel homme, très discret, très sûr, ferme d’ailleurs et l’air ouvert, devait porter mieux que personne les messages secrets du clergé.

Une chose montre assez combien cet homme remarquable était supérieur à ses maîtres.

Le clergé, depuis quatre ans, malgré sa violence et sa rage, n’entraînait pas encore les masses. Plus furieux que convaincu, il ne trouvait pas les machines simples et fortes qu’il fallait pour atteindre, remuer la fibre populaire. Les bulles proclamées, commentées, n’y suffisaient pas ; le pape qui est à Rome semblait loin de la Vendée. Les miracles agissaient peu. Tant simple que fût ce peuple, il y a à parier que plusieurs avaient des doutes. Ces fourberies troublaient les uns, refroidissaient les autres. Cathelineau imagina une chose naïve et loyale, qui fit plus d’impression que tous ces mensonges. C’était qu’aux processions où l’on portait la croix, les paroisses dont les curés avaient prêté le serment ne portassent leur Christ qu’enveloppé de crêpes noirs.

L’effet fut immense. Il n’y avait pas de bonne femme qui ne fondit en larmes, en voyant le Christ ainsi humilié, qui souffrait la Passion une seconde fois !… Quel reproche à la dureté, à l’insensibilité des hommes qui pouvaient endurer cette captivité de Notre-Seigneur !… Et les hommes s’accusaient aussi. Ils se renvoyaient les reproches. C’était entre les villages une occasion de rivalité et de jalousie. Ceux qui avaient cette honte de n’oser montrer leur Christ à visage découvert étaient conspués par les autres comme des villages de lâches qui souffraient la tyrannie.

On ne voit pas que Cathelineau ait remué dans l’insurrection vendéenne de 1792. Elle n’eut pas un caractère suffisant de généralité. Les campagnes n’agirent pas d’ensemble, mais les villes agirent d’ensemble et elles étouffèrent tout. Cholet, entre autres, montra beaucoup d’ardeur et de zèle. C’était une ville de manufactures, grande fabrique de mouchoirs surtout ; les Cambon et autres industriels de Montpellier qui s’y étaient établis occupaient beaucoup d’ouvriers. Au 24 août 1792, quand la Vendée répondit au signal des émigrés, des Prussiens, qui entraient en France, les ouvriers de Cholet, armés la plupart de piques, coururent à Bressuire et punirent cruellement les amis de l’ennemi. Il y eut, dit-on, des barbaries, des mutilations : chose toutefois non prouvée. Ce qui l’est, c’est qu’il y eut fort peu de morts, et que les tribunaux renvoyèrent magnanimement tous les paysans prisonniers, comme gens simples, ignorants, des enfants non responsables, que l’on avait égarés.

Les paysans n’en gardèrent pas moins rancune à la ville de Cholet. Le sang y coula le 4 mars. Une foule immense s’y était portée. Un commandant de la garde nationale entre amicalement dans les groupes, veut causer ; la foule se ferme sur lui, on le terrasse, on le désarme ; de son sabre on lui scie le gras de la jambe.

La loi de la réquisition avait singulièrement irrité encore la haine du paysan contre Cholet, contre les villes en général, les municipalités. Par cette loi, la Convention imposait aux officiers municipaux la charge terrible d’improviser une armée, personnel et matériel, tout compris, les hommes et les choses. Elle leur donnait droit de requérir non les recrues seulement, mais l’habillement, l’équipement, les transports. Rien n’était plus propre à effaroucher les Vendéens. On disait que la République allait requérir les bestiaux… Toucher à leurs bœufs ! grand Dieu !… C’était pour prendre les armes.

La loi de la réquisition autorisait les communes à s’arranger en famille pour former le contingent. S’il y avait un garçon trop nécessaire à ses parents, la municipalité le laissait et elle en prenait un autre. C’est justement cet arbitraire qui multipliait les disputes. Par cette loi imprudente, la Convention se trouva avoir appelé tout un peuple à discuter. Les municipaux ne savaient à qui entendre. Républicains ou royalistes, ils étaient presque également injuriés, menacés. Un municipal royaliste que les paysans voulaient assommer leur disait : « Y songez-vous ?… mais jamais » vous n’en trouverez qui soit plus aristocrate. »

Ces haines atroces éclatèrent le 10, à Machecoul. Au bruit du tocsin qui sonnait, une énorme masse rurale fond sur la petite ville. Les patriotes sortirent intrépidement, deux cents hommes contre plusieurs mille. La masse leur passa sur le corps. Elle entra d’un flot, remplit tout. C’était dimanche ; on venait se venger et s’amuser. Pour amusement, on crucifia de cent façons le curé constitutionnel. On le tua à petits coups, ne le frappant qu’au visage. Cela fait, on organisa la chasse des patriotes. En tête des masses joyeuses marchait un sonneur de cor. Ceux qui entraient dans les maisons pour faire sortir le gibier, de temps à autre, jetaient dans la rue un malheureux patriote ; le sonneur sonnait la vue, et l’on courait sus. La victime abattue par terre, on sonnait l’hallali. En l’assommant, on donnait le signal de la curée. Les femmes alors accouraient avec leurs ciseaux, leurs ongles ; les enfants achevaient à coups de pierres.

Ceci ne fut qu’une avant-scène. Sur cette hauteur de Machecoul, entre deux départements, les royalistes dressèrent leur tribunal de vengeance, qui fit venir de partout des masses de patriotes, et continua de massacrer, du 10 mars au 22 avril.

Tout cela avait commencé depuis vingt-quatre heures, que rien ne bougeait encore dans la haute Vendée. Elle ne se décida que par l’affaire de Saint-Florent.

La foule des jeunes gens s’y mit en pleine révolte. On essaya d’arrêter un jeune homme, nommé Forest, ex-domestique d’un émigré, qui revenait de l’émigration et prêchait la résistance. Il tire, il tue un gendarme. Ce coup de pistolet retentit dans quatre départements.

On amena le canon. La foule n’en eut pas peur. Elle se jeta dessus, tua les canonniers à coups de bâton.

Saint-Florent est sans importance. Mais il faut remarquer sa situation. De son coteau élevé, il voit devant lui le fleuve, avec deux départements, et il en a deux derrière. Ceux-ci, sombres et muets, sans route alors, sans fleuve navigable, regardaient toujours vers la Loire, la lumière et le grand passage. Saint-Florent, avec Ancenis, est comme une petite fenêtre par où l’aveugle Vendée regardait au carrefour des départements de l’Ouest.

Au canon de Saint-Florent s’éveillèrent peu à peu les cloches de l’Anjou et du Poitou. Déjà, dans la basse Vendée, autour de Machecoul, le tocsin sonnait, depuis dimanche, dans six cents paroisses. En montant vers le Bocage, à Montaigu, à Mortagne, il sonnait dans tous les villages qui couronnent les collines. Il sonnait autour de Cholet et remplissait la ville de terreur. Les communications étaient interrompues ; les courriers ne passaient plus. Toute la masse des paysans, cent mille hommes déjà peut-être avaient quitté les travaux. Outre la réquisition, il y avait, pour monter les têtes, les solennités du carême. Pâques approchait. Les femmes remplissaient toutes les églises. Les hommes s’amassaient au parvis, muets… Les cloches assourdissantes ne permettaient pas de parler ; elles enivraient la foule, elles remplissaient les airs d’une électricité d’orage.

Que faisait Cathelineau ? Il avait très bien entendu le combat de Saint-Florent, les décharges du canon. Il ne pouvait ignorer (le 12) l’affreux massacre qui (le 10) avait compromis sans retour dans la révolte le littoral vendéen. N’eût-il rien su, le tocsin se faisait assez entendre. Tout le pays semblait en mouvement, et la terre tremblait. Il commença à croire que l’affaire était sérieuse. Soit prévoyance de père pour la famille qu’il allait laisser, soit prudence militaire et pour emporter des vivres, il se mit à chauffer son four et à faire du pain.

Son neveu arrive d’abord, lui conte l’affaire de Saint-Florent. Cathelineau continuait de brasser sa pâte… Les voisins arrivent ensuite, un tailleur, un tisserand, un sabotier, un charpentier : « Eh ! voisin, que ferons-nous ? » Il en vint jusqu’à vingt-sept, qui tous étaient là à l’attendre, décidés à faire tout comme il ferait. Il avisa alors que la chose était au point ; le levain était bien pris, la fermentation suffisante ; il n’enfourna pas, essuya ses bras et prit son fusil.

Ils sortirent vingt-sept ; au bout du village, ils étaient cinq cents. C’était toute la population. Tous bons hommes, bien solides, une population honnête et brave immuablement, noyau des armées vendéennes, qui presque toujours fit le centre, l’intrépide vis-à-vis du canon républicain.

Ils marchèrent gaillardement vers le château de Jallais, où il y avait un peu de garde nationale, commandée par un médecin. L’officier novice avait une petite pièce de canon, qu’il ne savait pas pointer. Il vint à bout cependant d’en tirer un coup, un boulet, qui ne toucha rien. Avant le second, Cathelineau et les siens se mirent à la course, enlevèrent le retranchement et saisirent la pièce. Grande joie. Ils n’avaient jamais vu ni entendu de canon. Ils emmenèrent celui-ci, le baptisant du nom de Missionnaire, ayant foi dans ses vertus et convaincus qu’à lui seul il convertirait les républicains et leur ferait faire leurs pâques.

Une belle coulevrine, qu’ils prirent peu après par la même audace, tint compagnie au Missionnaire sous le nom de Marie-Jeanne. Toute l’armée en raffolait. On la perdit, on la reprit, avec un deuil, une joie qui ne se peut dire.

Sur la route, ils entraînaient tous les paysans de gré ou de force. Des prêtres se joignirent à eux et leur dirent la messe. Le 14, une grosse bande leur vint de Maulevrier. Le chef était Stofflet, un ancien soldat, fils d’un meunier de Lorraine, qui avait servi sous M. de Maulevrier et était son garde-chasse. C’était, comme Cathelineau, un homme d’environ quarante ans, intrépide, mais rude et féroce.

L’armée, grossie jusqu’au nombre d’environ quinze mille hommes, se présenta devant Cholet. Elle poussait devant elle trente malheureux jeunes gens, faits prisonniers à Chemillé, pour essuyer les premiers coups. Un homme se détacha seul et pénétra dans la ville. Il avait la tête et les pieds nus, tenait un crucifix avec une couronne d’épines, d’où pendait un long chapelet. Il tournait les yeux vers le ciel et criait d’un ton lamentable : « Rendez-vous, mes bons amis ! ou tout sera mis à feu et à sang. »

Deux messagers suivirent de près, avec une sommation signée. : le commandant Stofflet et l’aumônier Barbotin.

Les patriotes ne s’étonnèrent pas. Ils étaient trois cents armés de fusils et cinq cents armés de piques, plus cent dragons de nouvelle levée[2]. M. de Bauvau, procureur-syndic, un noble très républicain, était à leur tête. La pluie tombait. La vue des trente prisonniers qu’il fallait fusiller d’abord pour arriver à l’ennemi, refroidissait les patriotes. Dans ce moment d’hésitation, les tirailleurs vendéens commencent. On sut plus tard quels étaient ces tireurs terribles, légers autant qu’intrépides, qui, s’éparpillant aux ailes, au front des colonnes, étonnaient les républicains par la précision meurtrière des premiers coups. Ce n’étaient nullement, le bon sens suffirait pour l’indiquer, de lourds paysans ; c’étaient généralement des contrebandiers, de véritables brigands, dignes du nom que l’on étendit à tort à tous les Vendéens. L’élite des paysans, moins leste, mais très brave et très ferme, formait un noyau derrière ces coureurs, mais ne couraient pas eux-mêmes, et pour une raison bien simple : la plupart étaient en sabots.

Aux premiers coups, M. de Bauvau tombe, plusieurs grenadiers avec lui. La cavalerie qui chargeait s’effraye, revient, renverse tout. Les patriotes en retraite se jetèrent dans un pavillon du château et tirèrent de là sur la place, où arrivaient les Vendéens. On vit alors avec étonnement ce que c’était que cette guerre. Sur cette place était un calvaire ; pas un paysan n’y passa sans s’agenouiller ; les mains jointes, chapeau sous le bras, ils faisaient paisiblement leur prière à vingt pas du pavillon, sous le feu le plus meurtrier.

Ce qui faisait leur sécurité, c’est qu’ils étaient bien en règle, confessés, absous. De plus, la plupart, sous leurs vêtements, étaient cousus et cuirassés de petits Sacrés-Cœurs en laine que leur faisaient porter leurs femmes, qui devaient leur porter bonheur et « les faire réussir dans toutes leurs entreprises ».

Cette dévotion extrême avait des effets contraires, fort bizarres à observer. D’abord ils ne volaient pas, ils tuaient plutôt. Ils ne firent pas de désordre dans les maisons. Ils demandaient peu ou rien, se contentaient des vivres qu’on leur donnait. Il n’y en eut qu’un petit nombre, non paysans, mais voleurs ou contrebandiers mêlés aux paysans, par exemple leur canonnier, un drôle nommé Six-Sous, qui fouillèrent les prisonniers et vidèrent leurs poches.

Dès qu’un prisonnier était bien confessé, les paysans n’hésitaient pas à le tuer, bien sûrs qu’il était sauvé. Plusieurs évitèrent la mort en refusant la confession et disant qu’ils n’étaient pas encore en état de grâce. L’un d’eux fut épargné parce qu’il était protestant et ne pouvait se confesser. Ils craignirent de le damner.

L’histoire a été bien dure pour les malheureux patriotes qu’égorgeaient les Vendéens. Beaucoup d’entre eux montrèrent une foi héroïque et moururent martyrs. On compte par centaines ceux qui se firent tailler en pièces. Je citerai entre autres un garçon de seize ans, qui, sur le corps de son père mort, cria : « Vive la nation ! » jusqu’à ce qu’il eût été percé de vingt baïonnettes. De ces martyrs, le plus célèbre est Sauveur, officier municipal de la Roche-Bernard, disons mieux, la Roche-Sauveur. Elle eût dû conserver ce nom.

Cette ville, qui est le passage entre Nantes et Vannes, fut attaquée le 16 par un rassemblement immense d’environ six mille paysans. Elle avait à peine quelques hommes armés ; il fallut se rendre, et les furieux, sous prétexte d’un fusil parti en l’air, égorgèrent tout d’abord vingt-deux personnes sur la place. Ils foncent dans la maison de ville et trouvent le procureur-syndic, Sauveur, magistrat intrépide, qui n’avait pas quitté son poste. On le saisit, on le traîne. Mis au cachot, il en est tiré le lendemain pour être barbarement massacré. Il essuya je ne sais combien de coups d’armes de toute espèce, surtout de coups de pistolet ; on tirait à petit plomb. On voulait lui faire crier : « Vive le roi ! » Il criait : « Vive la République ! » De fureur, on lui tirait des coups à poudre dans la bouche. On le traîna au calvaire pour faire amende honorable. Il leva les yeux au ciel, adora, mais en même temps cria : « Vive la nation ! » Alors on lui fit sauter l’œil gauche d’un coup de pistolet. On le poussa un peu plus loin. Mutilé, sanglant, il restait debout, les mains jointes, regardant le ciel. « Recommande ton âme ! » crient les assassins. On l’abat d’un coup de feu. Il tombe, mais se relève, serrant et baisant encore sa médaille de magistrat. Nouveau coup de feu ; il tombe sur un genou, se traîne jusqu’au bord d’un fossé, dans une tranquillité stoïque ; pas une plainte, pas un cri de colère ni de désespoir. C’est ce qui portait au comble la rage de ces furieux. Il ne disait que ces mots : « Mes amis, achevez-moi !… » et « Vive la République !… Ne me faites pas languir, mes amis… Vive la nation ! » Il confessa sa foi jusqu’au bout ; on ne lui imposa silence qu’en l’assommant et l’écrasant à coups de crosses de fusil.

Sauveur n’a pas un article dans les biographies. La Convention avait donné son nom à sa ville. Bonaparte l’a ôté. Les préfets de Bonaparte ont écrit des livres à la gloire des Vendéens… France ingrate, France oublieuse, qui n’honores que ceux qui t’écrasent, et n’as pas un souvenir pour ceux qui moururent pour toi !…

Une différence essentielle que nous avons signalée entre la violence révolutionnaire et celle de ces fanatiques animés des fureurs des prêtres, c’est que la première, en tuant, ne voulait rien autre chose qu’être quitte de l’ennemi. L’autre, fidèle à l’esprit de la férocité sacrée des temps de l’Inquisition, voulait moins tuer que faire souffrir, faire expier, tirer de l’homme (pauvre créature finie) d’infinies douleurs, de quoi venger Dieu !

Lisez les doucereuses idylles des écrivains royalistes, vous serez tentés de croire que les insurgés ont été des saints, qu’à la longue seulement, forcés par les barbaries des républicains, ils ont exercé des vengeances et tiré des représailles. Qu’ils nous disent quelles représailles on avait à exercer sur les gens de Pontivy, lorsqu’au 12 ou 13 mars, les paysans, conduits par un curé réfractaire, martyrisèrent sur la place dix-sept gardes nationaux. Était-ce des représailles qu’on exerçait à Machecoul, pendant six semaines, sous l’autorité régulière du comité royaliste ? Un receveur clés gabelles, Souchu, qui le présidait, remplit et vida quatre fois les prisons de cette ville. La foule avait, on l’a vu, tué par jeu d’abord, dans sa brutalité joyeuse. Souchu mit ordre à cela ; il eut soin que les exécutions fussent longues et douloureuses. Comme bourreaux, il aimait surtout les enfants, parce que leurs mains maladroites faisaient plus longtemps souffrir. Des hommes très durs, marins, militaires, ne purent voir ces choses sans indignation et voulurent y mettre obstacle. Le comité royaliste fit alors ses coups de nuit ; on ne fusillait plus, on assommait, et l’on recouvrait à la hâte les mourants de terre.

Selon les rapports authentiques faits à la Convention, cinq cent quarante-deux personnes périrent en un mois, et de quelle mort !… Ne trouvant presque plus d’hommes à tuer, on allait passer aux femmes. Beaucoup étaient républicaines, peu dociles aux prêtres, qui leur en gardaient rancune. Un miracle affreux se fit. Il y avait dans une église la tombe de je ne sais quelle sainte en réputation. On la consulta. Un prêtre dit la messe sur la tombe, y posa les mains… Voilà que la pierre remue… « Je la sens, criait le prêtre, je la sens qui se soulève… » Et pourquoi se levait-elle ? Pour demander un sacrifice agréable à Dieu, qu’on ne ménageât plus les femmes, qu’on les égorgeât… Fort heureusement, les républicains arrivèrent, la garde nationale de Nantes. « Hélas ! leur disaient les gens de la ville qui venaient à eux en pleurant et qui leur serraient les mains, hélas ! vous venez trop tard ! Vous venez sauver les murailles… La ville est exterminée… » Et ils leur montraient la place des hommes enterrés vifs. On voyait avec horreur sortir une main crispée qui, dans l’effroyable angoisse de l’étouffement, avait saisi et tordait des herbes flétries.

« Tout cela, répondent-ils, est de la Bretagne ou du Marais vendéen. Mais les hommes du Bocage… quelle piété ! quelle pureté !… » Nous regrettons que les actes et les pièces authentiques dérangent la belle économie d’une si poétique légende. Le témoignage positif qu’on en tire, dès le premier jour, c’est que la dévotion même des gens du Bocage les rendit faciles à verser le sang. Ces braves gens étaient si sûrs de la vie à venir que la mort leur semblait chose indifférente ; ils la recevaient sans terreur, la prodiguaient sans scrupule. Confessés, absous, repentants, mis en bon état de conscience, les patriotes leur semblaient pouvoir sans difficulté sortir de cette vallée de larmes pour aller en paradis.

Les curés constitutionnels, qui sans doute avaient à expier davantage, ne passaient à l’autre monde qu’à travers d’affreuses tortures. Les colonnes de Cathelineau, le 16 et le 17 mars, en poussaient deux devant elles en les lardant de coups de pique ; on ne sait combien d’heures (ou de jours) dura ce supplice.

Il fallut les plus grands efforts pour empêcher les paysans d’égorger indistinctement les prisonniers de Montaigu. Les nobles s’y employèrent avec beaucoup d’humanité et de courage. Pour les prisonniers de Cholet, il n’y eut aucun moyen de les sauver. Ils furent immolés, littéralement, en sacrifice, dans la semaine de Pâques, en partie le jeudi saint. Ce jour là, on en tua six, jeunes gens de Montpellier, qui tenaient des maisons de commerce à Cholet. On les lia un à un à l’arbre de la liberté, pour fusiller l’arbre avec eux.

Ces paysans, sans nul doute, étaient braves autant que fanatiques. Leur audace, la décision vigoureuse avec laquelle des masses si mal armées se jetèrent sur les canons, est chose acquise à l’histoire. C’est une glorieuse légende pour la France, et l’on n’y doit pas toucher. Ce n’est pas nous qui par de vaines chicanes essayerons de diminuer ce qui peut faire honneur à la valeur nationale. Il faut convenir toutefois que, depuis qu’on a publié dans les histoires militaires le chiffre exact des troupes qui furent opposées aux Vendéens, le miracle surprend moins. Il reste de quoi admirer, toutefois dans les limites du raisonnable et du possible.

Les hommes d’un vrai courage comme était Cathelineau, d’un sens militaire très vif et très juste comme était Charette, ne se seraient nullement lancés dans la gigantesque entreprise de faire la guerre à la France, si la chose n’eût été vraiment possible en ce moment, si l’on n’eût pu compter que sur des hasards, des miracles, de merveilleux coups d’en haut.

Toute la basse Vendée, toute la côte de Nantes à La Rochelle, étaient gardées par deux mille hommes, divisés entre neuf petites villes. Ces deux mille hommes étaient cinq bataillons de ligne, très incomplets, des dépôts composés des hommes les moins valides, que l’on n’avait pas trouvés en état de marcher à la frontière.

Qui gardait la haute Vendée ? Personne, exactement personne.

Il n’y avait point de troupes à Saumur, point à Angers, sauf un corps de jeunes gens qu’on formait à la cavalerie et qui devait faire le service de dragons. On en envoya une centaine à Cholet, quand elle fut menacée par les insurgés.

Le pays se gardait lui-même. Les villes avaient aux frontières l’élite de leur jeunesse. Leurs meilleurs hommes étaient à Mayence ou en Belgique. Elles n’avaient ni troupes, ni armes, ni munitions.

On pourrait soutenir d’ailleurs que, dans ce pays, il n’est point de villes. Sauf Cholet, Luçon, Fontenay, les Sables-d’Olonne, qui sont de bien petites villes, tout le reste ne peut s’appeler ainsi. Toute la population est dans les campagnes. D’énormes masses rurales furent lancées sur des bourgades sans défense.

On forma à la hâte des bataillons de gardes nationales, et chaque bataillon prit le nom d’armée. Il y eut l’armée de Saint-Lambert, l’armée de Doué, celles de Bressuire, de Parthenay, Niort, Fontenay, Luçon, etc., je ne sais combien d’armées, et point de soldats.

Tout le monde était général ou officier supérieur. Les militaires émérites, sexagénaires, septuagénaires, qui restaient dans le pays, furent les généraux, le vieux Verteuil, le vieux Marcé, le vieux Wittinghof. Tous les autres officiers (négociants, rentiers, médecins) n’avaient jamais vu la guerre, jamais touché d’arme.

Les municipalités mettaient en réquisition quelques gardes nationales, population citadine de petits marchands, épiciers, bonnetiers, etc., qui ne savaient point charger un fusil. Le paysan, au contraire, était grand chasseur, appelé souvent aux chasses par les seigneurs mêmes (dit Mme  de La Rochejaquelein) ; depuis 1789, d’ailleurs, il chassait tout seul, sans autorisation et fort librement.

Les gardes nationaux, pères de famille, quittant à regret leurs boutiques, leurs enfants, leurs femmes éplorées, regardaient sans cesse vers la maison et l’heureux moment du retour. Devant l’ennemi surtout, la nostalgie leur venait. Au feu, ils se trouvaient avoir bien moins de bras que de jambes. Les retenir quinze jours loin de leurs maisons, c’était tout ce qu’on pouvait faire. Les municipalités n’osaient leur demander davantage. Ainsi ils changeaient sans cesse. À peine commençaient-ils à savoir manier une arme qu’ils partaient ; d’autres venaient tremblants et novices.

Voilà ce que nous lisons dans les aveux désespérés que faisaient les militaires aux autorités, et qui, heureusement pour l’histoire, nous ont été conservés. On ne comprendrait pas autrement comment les mêmes pays se sont trouvés tout à la fois les plus vaillants et les plus lâches de la République. N’est-ce pas des mêmes contrées qui fournissaient ces fuyards, invariablement battus, que sortirent tant d’admirables légions républicaines, spécialement celle de Beaurepaire, l’immortel bataillon de Maine-et-Loire ?

En réalité, les premières forces organisées qui parurent dans la Vendée n’arrivèrent qu’à la fin de mai. Le pays était insurgé depuis à peu près trois mois.

Le seul combat sérieux qu’il y eut en mars eut lieu le 19, dans la basse Vendée, entre Chantonnay et Saint-Vincent.

Un certain Gaston Bourdic, perruquier breton (les perruquiers, on l’a vu, étaient la fleur du royalisme), avait entraîné une cinquantaine de jeunes gens qui ne voulaient pas partir. Ils traversèrent la basse Vendée, et sur la route toute la foule des campagnes se mit avec eux. La masse, grossissant toujours, enleva un poste. L’officier fut tué ; Gaston endossa son habit et, sans autre formalité, se fit général. Le 15 mars, il attaqua Chantonnay et s’en empara.

Au premier moment on crut, et les représentants Carra et Niou écrivirent que le généralissime de la Vendée était le perruquier Gaston. On le crut à la Convention, on le répéta dans toute l’Europe. Tant cette guerre et ce pays étaient peu connus ! Dans la réalité, il y avait vingt chefs, tous indépendants. Les plus considérables toutefois dans ces parages étaient MM. de Royrand et de Sapinaud, deux officiers nobles que les paysans avaient forcés de prendre le commandement. Gaston, très probablement, se rallia à eux, et leurs forces combinées se trouvèrent le 19 en face du vieux général Marcé, qui, sans consulter son âge, était parti de La Rochelle avec cinq cents hommes de ligne, auxquels se joignirent sur la route beaucoup de gardes nationaux. Marcé eut son cheval blessé, ses habits et ceux de ses fils tout percés de balles. Il resta presque seul. Une partie de sa troupe s’enfuit et entraîna tout.

Qui empêchait l’insurrection d’être maîtresse absolue du pays ? Rien dans la haute Vendée, absolument rien. Dans la basse, un brave officier, le général Boulard, se maintint toujours avec peu de forces, appuyé tantôt des vaillantes gardes nationales du Finistère, tantôt de celles de Bordeaux. Celles-ci avaient montré un patriotisme héroïque. Partis de Bordeaux, à la première nouvelle de l’insurrection, sans se reposer d’un si long trajet, les bataillons de la Gironde attaquèrent partout les Vendéens à la baïonnette, et rien jamais ne tint devant eux. C’étaient pourtant la plupart des négociants que rappelaient leurs affaires ; ils étaient partis pour quinze jours et restèrent trois mois. Il fallut bien, à la longue, les laisser partir, comme ceux du Finistère, que d’autres dangers rappelaient chez eux.

Toutes les administrations, en détresse, criaient au secours. De Nantes, d’Angers, des Sables, de toutes les villes, le ministre de la guerre recevait lettres sur lettres, les prières du désespoir. À peine répondait-il. Le général La Bourdonnais, qui avait le commandement général des côtes, alla jusqu’à accuser le ministre auprès de la Convention. Celui-ci, forcé de répondre, écrivait au général : « Mais que voulez-vous que je fasse ? Comment vous envoyer des troupes ? Comment puis-je ôter un homme à Custine qui bat en retraite ? Comment affaiblir Dumouriez ?… Je vous enverrai cinq cents hommes, les vainqueurs de la Bastille. »

Triste aveu, secours dérisoire. Les patriotes de l’Ouest étaient perdus certainement, s’ils ne se sauvaient eux-mêmes. Leur élan fut admirable (spécialement dans plusieurs des villes de Bretagne), au niveau du fanatisme des chouans, des Vendéens. Elles donnaient toutes au delà de leur contingent. Dol devait seize hommes, et elle en fournit trente-quatre, les autres à proportion. Les sacrifices de Nantes furent illimités. Coupée de toutes parts et sans communications, devenue une île, au milieu d’une mer de troubles, d’incendies, d’assassinats, voyant les feux s’élever de quatre départements, elle prit dans son péril même une vigueur prodigieuse. Elle s’organisa un gouvernement, leva des armées, lança ses vaillantes colonnes par toute la Loire-Inférieure, parfois au delà.

Le 13 mars, tous les corps constitués de la ville s’unirent en un seul, formèrent un corps souverain. Ils mirent les caisses publiques au château de Nantes, créèrent des cours martiales pour suivre les colonnes armées et juger sur les lieux les rebelles pris les armes à la main ; ils organisèrent dans la ville un tribunal extraordinaire sans appel, et, pour avertir les royalistes que le moindre mouvement dans les villes serait puni de mort, ils ordonnèrent que d’avance on dressât la guillotine.

Ce qui remplissait Nantes et toutes les villes de l’Ouest d’une mystérieuse terreur, c’est que l’insurrection était anonyme, elle n’avait pour chef aucun homme connu. On ne savait bien d’abord ni les hommes, ni les faits, ni les causes.

Sauf MM. de Sapinaud et de Royrand, sur un point de la Vendée centrale, il n’y avait encore aucun général noble. Sapinaud lui-même arma malgré lui, forcé par les gens du pays. « Mes amis, leur disait-il, vous allez être écrasés. Un département contre quatre-vingt-deux, c’est le pot de terre contre le pot de fer… Croyez-moi, rentrez chez vous. » Charette et M. de Bonchamps firent aussi cette réponse. Ils prirent les armes pourtant, ainsi que M. d’Elbée, et furent malgré eux commandants de petites bandes du voisinage, mais nullement généraux.

Le perruquier Gaston était le seul général connu dans la basse Vendée, Cathelineau et Stofflet dans la haute.

Nous avons là-dessus un témoignage authentique, l’interrogatoire que subit, le 27 mars, le frère de Cathelineau, qu’on avait fait prisonnier. On lui demanda : Quels étaient les chefs ? et il répondit : Stofflet et Cathelineau. » — Puis : S’il y avait des nobles dans l’armée ? Il répondit : « Il y a M. d’Elbée, et un autre dont je ne sais pas le nom. »

On lui demanda encore s’il y avait d’autres personnes connues : « Oui », dit-il, et il nomma des sergers et marchands d’étoffes de Jallais et de Beaupréau.

Caractère vraiment formidable de cette guerre intérieure ! la France, attaquée de l’Europe, trouvait en elle un ennemi qu’elle ne pouvait définir. C’était personne et tout le monde, un monstre informe et sans nom.

  1. Les royalistes l’ont dit, cette histoire est une épopée, autrement dit, un poème tissu de fictions. Jamais je n’aurais déterré le vrai sous les épaisses alluvions de mensonges que chaque publication à son tour a jetées dessus, si ces mensonges ne se contredisaient. Tous mentent, mais en sens divers. Leurs sanglantes rivalités, continuées dans l’histoire, y jettent à chaque instant plus de jour qu’ils ne voudraient. Souvent, sans s’en apercevoir, ils défont ce qu’ils ont fait.
    xxxx Les premiers s’évertuaient à montrer que c’était un mouvement vraiment populaire. Les derniers, maladroitement et pour flatter la noblesse, ont rattaché l’insurrection vendéenne à la conjuration nobiliaire de Bretagne, qui n’y a aucun rapport.
  2. J’admire la puissance des historiens royalistes. Ils trouvent des garnisons pour les villes qui n’en avaient pas ; ils créent des armées entières pour les faire battre par les Vendéens. Nous avons des détails plus précis dans les historiens militaires. Voir un ouvrage très riche en pièces originales, Guerre des Vendéens, par un officier supérieur, 1824, 6 vol. in-8o, et Dix années de guerre intestine, par le colonel Patu-Deshautschamps (1840), ouvrage publié avec approbation du ministre de la guerre.