Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre X/Chapitre 4


◄  III.
V.  ►


CHAPITRE IV

MOUVEMENT DU 10 MARS 1793. — TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.


Mouvement national de Paris aux 9 et 10 mars. — Que voulaient les meneurs révolutionnaires ? — Ils voulaient neutraliser la Gironde et non l’égorger, 9 et 10 mars 1793. — Desseins violents du comité de l’Évêché, de Varlet, Fournier, etc., 9 mars 1793. — Tort de la presse girondine, qui nie le danger. — Triple danger de la France connu le 9 au matin, mars 1793. — La Convention décrète, en principe, le tribunal révolutionnaire, 9 mars 1793. — Les imprimeries girondines sont brisées le soir du 9 mars 1793. — Les briseurs essayent d’entraîner les sections et la Commune, 10 mars 1793. — Ils poussent le peuple aux Jacobins. — La Convention au 10 mars. — Discours de Danton, élan généreux, menaces. — Organisation du tribunal révolutionnaire, demandée par Cambacérès, proposée par Robert Lindet. — Résistance de Cambon et des Girondins. — Insistance de Danton. — La Gironde menacée s’absente de la Convention. — La Commune n’appuie point les projets de meurtre. — Le tribunal révolutionnaire est organisé dans la séance du soir.


Un mouvement sans nul doute devait avoir lieu le 9, pour sauver ou perdre la France, pour la vie ou pour la mort. Ce mouvement serait-il un grand élan militaire ? On n’osait trop l’espérer. Paris semblait amorti. Les assemblées des sections étaient à peu près désertes. Les clubs se dépeuplaient. Peu ou point d’enrôlements. Ce dernier point est constaté, déploré par les journaux de l’époque (le 4 mars encore). Qu’était devenu l’élan du départ de 1792 ? Était-ce le même Paris ? Et y avait-il un Paris ? Tout l’hiver, l’absence absolue de commerce et de travail, le froid, la faim, toutes les misères, avaient miné, énervé cette population infortunée. Chose plus grave ! Septembre avait porté un coup à l’âme. Toutes les alternatives du procès du roi, le plaidoyer intérieur qui s’en faisait dans chaque famille, les gémissements des femmes, avaient atteint le moral d’un bien grave ébranlement.

Le 9 pourtant au matin, quand de tous les points de la ville on vit aux tours de Notre-Dame le sinistre drapeau noir ; quand, à la maison commune, on vit se déployer au vent l’étendard déjà historique du Danger de la Patrie, l’étendard des volontaires de Valmy et de Jemmapes, Paris se retrouva encore. Il y eut un souffle encore dans les poitrines maigries, une larme dans les yeux creusés. Ceux qui n’avaient pas mangé se trouvèrent rassasiés, et ceux qui n’avaient pas bu se trouvaient comme ivres. L’attitude du faubourg Saint-Antoine fut admirable, héroïque. Le faubourg ne descendit point dans Paris, ne fît point de cris inutiles. Loin de participer aux troubles, il offrit le 11 mars une garde à la Convention. Il s’occupa uniquement du danger public ; il avait le cœur à la frontière, et son unique pensée fut d’armer en hâte. Recevoir les noms qui s’offraient en foule, équiper les volontaires le moins mal qu’on le pouvait, tous les petits arrangements de famille que cause un brusque départ, les adieux, les poignées de mains, les larmes des mères : ce fut tout le mouvement.

Les choses se passèrent autrement aux Halles. Il fut résolu entre ceux qui partaient le lendemain et leurs parents, leurs amis, qui allaient les perdre, que le soir du dimanche (10 mars), ils mangeraient encore ensemble, rompraient le pain encore. Sombre départ de 1793 ! Pour revenir quand ? Jamais. — Ils allaient commencer cette course de Juif errant qui les a portés par toute la terre et n’a trouvé son repos qu’aux neiges de la Russie. Peu, bien peu ont eu le malheur d’atteindre 1815, pour rentrer chez eux, mettre bas l’uniforme, ruines d’hommes courbés, défaits, mutilés, travailler du bras qui restait, voir ici l’armée des Cosaques et la joie de l’émigré !

Ces pauvres gens firent d’eux-mêmes leur repas d’adieu, un vaste repas civique où siégeaient des milliers d’hommes sous les piliers des Halles. Chacun descendait ses vivres, ceux du moins qui en avaient ; qui avait du pain apportait du pain, et qui n’avait rien mangeait tout de même. Celui qui avait quelque argent régalait et payait le vin. Pourquoi aurait-on ménagé dans cette circonstance ? Y aurait-il un lendemain ? L’ennemi était en France, disait-on, on le voyait déjà à Valenciennes, tout à l’heure devant Paris… Mais ce qui troublait les têtes encore plus, c’étaient les récits terribles, exagérés certainement qui circulaient dans le peuple sur la catastrophe de nos amis de Liège, qui s’étaient perdus pour nous. On croyait que la ville avait été saccagée de fond en comble ; on allait jusqu’à dire que les Autrichiens avaient eu l’atrocité d’égorger les chirurgiens qui auraient soigné les blessés français… La sensibilité fut extrême pour les Liégeois fugitifs ; ils furent reçus avec cordialité, une effusion admirable qui honore à jamais l’âme de la France. La maison de Ville, devint leur maison ; on y reçut leurs archives ; le transport qui en fut fait à travers Paris fut une solennité touchante. C’était Liège elle-même, avec tout son droit antique, qui venait s’asseoir au foyer de la grande ville. On fonda, pour la recevoir, la fête de la Fraternité.

L’émotion du banquet du 10 mars fut profonde et forte, non passagère, non de celles qui s’évanouissent après le repas, avec la fumée du vin. Une seule section, la Halle-au-Blé, l’une des moins misérables, parce que son commerce est fixe, celle peut-être qui avait le moins de bras inactifs, donna le dimanche mille volontaires qui, le soir, défilèrent aux Jacobins. Ces hommes forts, pour qui les paroles sont des actes, réalisèrent à l’instant par le dévouement et le sacrifice ce que le cœur leur dictait pour le salut de la France, pour la vengeance de Liège, pour la cause des libertés du monde. Les porteurs spécialement, ou, comme ils s’appelèrent eux-mêmes dès ce jour, les Forts pour la Patrie, s’en allèrent, laissant leur famille, laissant leur métier, leurs salaires honnêtes, pour souffrir, combattre avec une armée sans pain.

Voilà le mouvement populaire des 9 et 10 mars 1793, tout semblable aux plus beaux moments de 1792. Seulement il y eut ici moins d’élan que d’héroïsme voulu, moins de jeunesse et d’espérance.

Maintenant quelle était la pensée des meneurs révolutionnaires ? Comment entendaient-ils profiter de ce mouvement pour tirer de la Convention les mesures fortes et terribles que réclamait le danger public ? C’est ce qu’il faut examiner.

La pensée de la Montagne, la pensée de la Commune, ici tout à fait identique, fut que la France était perdue si la Convention ne sortait de son système timide de légalité, si elle ne concentrait tous les pouvoirs dans sa main, y compris le pouvoir judiciaire, qu’elle exercerait par un tribunal à elle, siégeant à Paris, sous ses yeux, au cœur même de la Révolution.

Cette opinion avait été exprimée d’abord par les Girondins eux-mêmes. Ils avaient avoué plus d’une fois qu’au milieu de l’immense conspiration royaliste où la Révolution était comme enveloppée, il fallait un tribunal spécial, une action rapide, efficace, un Tribunal révolutionnaire. Les tribunaux ordinaires n’avaient aucune action ; ils faisaient la dérision des ennemis publics. Lorsqu’ils renvoyèrent absous un contre-révolutionnaire déclaré, un homme de Louis XVI, Lacoste, ministre de la marine, Buzot déplora cet acquittement, avouant qu’en vérité, avec cette faiblesse et cette impuissance, c’en était fait de la Révolution.

D’autre part, les Girondins, par une noble inconséquence, en demandant un tribunal spécial ne voulaient pas qu’il fût nommé par la Convention, mais directement élu par le peuple. Ils frémissaient du monstrueux pouvoir que l’Assemblée, en nommant ces juges, allait concentrer dans sa main. Ils voulaient bien faire des lois, des lois répressives, mais non pas les appliquer par un tribunal à eux, par une commission dépendante. Toucher au glaive de justice, de législateurs se faire juges, bien plus, faire et défaire des juges, qui seraient de purs instruments de la puissance politique ! cela leur faisait horreur. Ils auraient cru, en ceci, abdiquer toute la Révolution, remonter plus haut que la monarchie, jusqu’aux tyrannies de l’Antiquité. Une fois sur cette pente, on irait bientôt, disaient-ils jusqu’aux proscriptions d’Octave, jusqu’aux tables de Sylla.

Noble résistance, glorieuse ! Il était nécessaire à l’honneur de la France que le principe fût ainsi défendu… Cependant le péril était imminent, immense… Et que proposait la Gironde ? Rien que de vague et d’éloigné.

Ceux qui ont vu un homme se noyer, qui savent tout ce que fait en ces moments l’instinct de la conservation, de quelle prise, de quelles étreintes terribles, de quelles mains de fer cet homme saisit tout ce qu’il trouve, fût-ce un glaive à deux tranchants, ceux-là comprendront la fureur que les Girondins inspirèrent, dans cette noyade de la France.

Un remède brutal, exécrable, venait à quelques esprits. « Si les Girondins sont l’obstacle, il n’y a rien de plus simple : égorgeons les Girondins. »

Autrement dit : « Dans le moment où nous voulons l’unité, où nous attaquons la Gironde comme ennemie de l’unité, nous allons en l’égorgeant, commencer la guerre civile. »

Cette abominable folie, il faut le dire, ne peut être reprochée en mars à aucun des grands meneurs révolutionnaires : ni à Danton, ni à Robespierre ou aux Jacobins, ni à la Commune, ni à Marat même. Le soupçon de la Gironde à ce sujet est véritablement injuste. Ils ne voulaient nullement qu’elle pérît ; ils voulaient qu’elle fût neutralisée, qu’elle ne pût faire obstacle à l’absolue concentration des pouvoirs, à la création du tribunal révolutionnaire.

Marat a dit que, dans ces jours d’émotion, il avait averti les sociétés patriotiques, essayé de les contenir : « J’aurais, dit-il, couvert de mon corps les représentants du peuple. » Je ne crois pas qu’il ait menti. Le plus simple bon sens indique que le meurtre des Girondins eût alors perdu la Montagne, l’eût à jamais empêchée de prendre le gouvernail de la Révolution.

Mais Marat était encore le meilleur des maratistes. Ce nom odieux d’homme d’État qu’il donnait aux Girondins, ses disciples et imitateurs le lui donnaient à lui, Marat. Ils prenaient en pitié sa modération, ses ménagements politiques.

Les hommes de la Commune, Hébert et Chaumette, n’étaient point d’avis qu’on versât le sang. On verra qu’ils éludèrent les instances de ceux qui voulaient une exécution.

Il y avait dans Paris une assemblée irrégulière de délégués des sections qui se tenait le plus souvent à l’Évéché[1]. Nous l’avons vue, dès octobre 1792, dès l’ouverture de la Convention, prendre la plus violente initiative. Nous avons vu aux Jacobins Couthon (c’est-à-dire Robespierre) essayer de neutraliser cette violence par l’autorité de la grande société. De temps à autre, il y eut, sous divers prétextes (surtout pour les subsistances), de nouvelles réunions à l’Évéché. Un foyer d’insurrection couvait toujours là. Les chefs étaient fort obscurs. En octobre, c’était l’Espagnol Gusman. En mars 1793, on ne voit aucun chef proprement dit. Les plus violents de l’Évéché se réunissaient souvent la nuit après l’heure des clubs et des sections, avec tels des Cordeliers, tels hommes de la Commune (par exemple Tallien), tels Jacobins (Collot d’Herbois). Le point de réunion était le café Corazza au Palais-Royal. Ces Cordeliers, ces Jacobins, grands aboyeurs, prédicateurs de sang, de meurtre et de ruine, n’étaient pas des hommes d’action. Ceux de l’Évéché, au moins trois ou quatre, étaient plus impatients, plus prêts à frapper. Il y avait le jeune Varlet qui s’ennuyait de ne tuer encore qu’en paroles ; les lauriers de septembre ne le laissaient pas dormir. Il y avait Fournier l’Auvergnat, ce dur planteur d’Amérique, qui, de nature et d’habitude, aimait à frapper et à verser le sang. Quelques autres se joignent à eux, moins pervers, mais follement furieux, comme le Polonais Lazouski, qui avait brillé au 10 août, et qui chaque matin voulait un 10 août. Bel homme à belle chevelure noire et frisée d’elle-même, il était le héros, l’idole du faubourg Saint-Marceau, et, pour soutenir ce rôle, il ne désenivrait guère.

Cette trinité de sages résolut d’agir quand même, sans faire attention aux remontrances, aux faiblesses de Marat, ni aux ménagements de la Commune. Ils paraissent avoir cru que, si le samedi soir, ils mettaient le peuple en train par quelque scène violente (brisant des presses, par exemple, avant de briser des hommes), il y aurait, le dimanche, de nombreux rassemblements qu’on pourrait électriser ; que le grand repas civique, le vin, les chants patriotiques, pourraient griser cette foule, qui envahirait, peut-être entraînerait les Jacobins. D’autre part, il suffisait qu’on remuât une section, une grande et populeuse section, les Gravilliers, les Cordeliers : on emporterait la Commune, on lui ferait, bon gré mal gré, prendre le pouvoir. La Commune obéissante épurerait la Convention. Les Girondins seraient chassés ou tués… La patrie était sauvée.

Ils étaient portés à croire que Danton et Robespierre ne mettraient aucun obstacle. Le 8 au soir, Robespierre était allé à la section Bonne-Nouvelle, avait invectivé violemment contre la Gironde. Pendant son discours, un des siens, qui l’attendait à la porte, disait qu’on devrait massacrer non les Girondins seulement, mais tous les signataires des fameuses pétitions : « les huit mille et les vingt mille. »

Tout le monde se disait, le samedi 9 au matin : « Il va se passer quelque chose. » On savait qu’il y avait des hommes résolus d’agir. On était infiniment loin de deviner leur petit nombre. Beaucoup par bonne intention, d’autres aussi pour effrayer, avaient dit aux femmes qui d’habitude allaient à la Convention : « N’y allez pas aujourd’hui. »

Ce matin donc, vers neuf heures, à l’ouverture de l’Assemblée, Fonfrède, qui, de la Gironde, s’entendait assez avec la Montagne, va trouver Danton, lui demande ce qu’il sait du mouvement : « Ah ! bah ! ce n’est rien, dit-il avec une jovialité bizarre qu’il avait dans les grands troubles ; il faudra bien seulement leur laisser casser quelques presses. »

Il savait parfaitement que tel était le plan des furieux. Ceux-ci, dans leur petit nombre, n’avaient qu’une chance d’entraîner le peuple : c’était d’exploiter sa légitime indignation contre la presse girondine. Elle s’obstinait à dire, le 8, et le 9 encore, « qu’il était impossible que l’ennemi se hasardât de pénétrer dans la Belgique, que Liège pouvait être évacué, mais n’était pas pris. » Et les commissaires de la Convention arrivaient pour témoigner du désastre ! et les Liégeois eux-mêmes arrivaient, tout nus, perçant le ciel de leurs cris, invoquant la vengeance de Dieu, la parole de la France !

Fonfrède, peu rassuré par l’insouciance de Danton, insista et lui demanda : « Il y a donc un complot ?… — Oui, oui, dit encore Danton, il y a un grand complot royaliste… »

Les Girondins entendaient ce mot de Paris, Danton parlait de la France.

Il y avait réellement, en France, un grand, un immense complot royaliste. La coïncidence des dates montre assez que les mouvements divers qui éclatèrent sur des points si éloignés de la France ne furent point des hasards d’insurrection populaire, Lyon, la Bretagne, la Vendée, éclatèrent en même temps. En Bourgogne, en Auvergne, dans le Calvados, il y eut aussi des mouvements. Et tout cela ne vint pas uniquement de la résistance à la réquisition, comme on l’a tant répété. L’affaire de Lyon n’y eut nul rapport et se produisit avec d’autres caractères. Le mot de toutes ces énigmes, le signal de ces mouvements se trouve au camp des Autrichiens ; c’est l’attaque de nos lignes, l’invasion de l’ennemi. Tous les mouvements intérieurs ont attendu pour éclater que l’armée austro-prussienne s’ébranlât vers Liège.

Le vertige vient, en vérité, quand on songe à la multitude des coups terribles et mortels qui frappaient à la fois la France. La jovialité de Danton le 10 au matin, le tragique sourire par lequel il répondit aux demandes de Fonfrède, indiquaient suffisamment que le péril était au comble. Tel il était dans les situations extrêmes et quasi désespérées. Tel il avait été au 10 août et au moment de l’invasion prussienne. Au 10 mars 1793, le danger était plus grand.

Voyons tout ce que Danton savait le 9 au matin.

Il savait que Lyon, ne pouvant faire encore un maire ouvertement royaliste, en avait fait un girondin ; que les bataillons des Fils de famille s’étaient emparés de l’arsenal, de la poudre et des canons ; que l’intrépide Legendre, envoyé par la Convention, sans force et sans troupes, n’ayant rien en mains que la Commune révolutionnaire, lui avait laissé faire la démarche audacieuse d’arrêter ce maire, dans la nuit du 4. — Qu’adviendrait-il de cette audace ? On ne le savait pas encore. Le 10 peut-être, Legendre, on pouvait le croire, était massacré, le drapeau blanc à Fourvières, les Sardes en marche sur Lyon.

Danton savait parfaitement le tragique événement qui, le 3 mars, fit trembler toute la Bretagne, décida l’insurrection… L’agent de Danton, Latouche, venu d’Angleterre, avait révélé, transmis à l’agent spécial de la Convention le fil fatal de la grande trame qui enveloppait la presqu’île. Celui-ci, Morillon-Laligant, devait recevoir un corps de sept mille hommes. Des sept mille il n’en vint pas un. Morillon eut le courage d’entrer seul, de sa personne, sans appui que quelques gardes nationaux, dans ces sombres manoirs où se tramait la révolte. Il trouva, il exhuma, avec le cadavre de La Rouërie, la liste des conjurés, qu’on avait mise en un bocal et cachée au fond de la terre. Toute la Bretagne noble était là, et elle fut prise. La liste, ouverte et publiée, jetait dans la révolte armée tout un monde de nobles forcés de combattre ou de périr. Ils attendaient un nouveau chef, le vaillant Malseigne, la meilleure épée de l’émigration. Ils attendaient une flotte qui leur apporterait les émigrés de Jersey. Un secours plus sûr encore leur venait de la réquisition qui devait commencer le 10, et qui, d’avance, le 4, avait déjà fait couler le sang à Cholet, dans la Vendée. Morillon, seul et perdu dans une mer de paysans furieux, montra un courage indomptable. Il arrêta de sa main vingt-trois prisonniers, les recéleurs de la liste, et, avant le 10, les jeta, dans Saint-Malo. — Mais le 10 même, au matin, qui le savait à Paris ? Il était bien plus à croire que Morillon en Bretagne, Legendre à Lyon, avaient péri, que la contre-révolution avait vaincu aux deux extrémités de la France.

La situation, on l’a vu, était terrible en Belgique. On avait à craindre non pas seulement la retraite, mais l’anéantissement de l’armée. Elle eût eu lieu sans la lenteur du général Cobourg, qui ne sut profiter ni de ses troupes légères, les terribles hussards hongrois, ni de l’irritation des Belges, qui, dans le Brabant surtout, s’ils eussent été appuyés de cette avant-garde, seraient tombés sur les Français. Quel espoir dans un tel péril ? Le retour de Dumouriez engagé dans la Hollande. Mais que croire de Dumouriez lui-même ? Personne ne se fiait à lui, et pourtant tout le monde, à la nouvelle du désastre, dit que lui seul pouvait encore apporter remède au mal. Telle fut l’opinion, non seulement des Girondins et de Danton, mais de Robespierre, de Marat. La France, au bord de l’abîme, obligée de le franchir, n’avait que cette planche pourrie qui lui craquait sous les pieds…

Telle était l’horreur de la situation, telle la tempête de nouvelles effrayantes, qui se trouvait, le 9 au matin, dans la tête de Danton. Il n’en eut ni peur ni trouble, et prit tout d’abord son parti. La Montagne voyait bien les maux ; mais elle était trop émue pour s’entendre sur les remèdes. Le côté droit, préoccupé du mouvement parisien, qu’il croyait artificiel et prenait pour une émeute, n’était pas assez frappé des événements éloignés qui causaient ici ce mouvement. Étaient-ils sourds, aveugles, ces hommes de tant d’esprit ? Ils étaient dans les comités, savaient parfaitement les nouvelles ; la France s’abîmait sous leurs yeux : ils ne voyaient que Paris !

Il fallait rompre cette stupeur, cette paralysie fatale, que la droite communiquait à toute la Convention. Les violents prétendaient qu’elle ne s’éveillerait pas sans le tocsin, le canon d’alarme, la voix foudroyante de Paris. Les politiques, spécialement Danton, Pache et la Commune, virent très bien qu’avec ces moyens on risquait de rendre le mouvement tout aveugle, tout fortuit, de le détourner de son but. Ils ne repoussèrent pas les moyens de terreur, les employèrent et les continrent, arrachèrent de la Convention les mesures révolutionnaires qu’elle n’eût jamais accordées, et il n’en coûta pas une goutte de sang.

De bonne heure, le maire et le procureur de la Commune étaient à la Convention. Ils demandaient deux mesures, une de grâce, une de justice : « des secours pour les familles de ceux qui partaient, un tribunal révolutionnaire pour juger et contenir les traîtres, les mauvais citoyens. »

Les volontaires qui partaient et qui avaient obtenu de défiler dans la salle donnaient à cette demande son commentaire naturel : « Pères de la patrie, disaient-ils, nous vous laissons nos enfants. »

« Nous n’enverrons pas seulement à la frontière, leur dirent les représentants, nous irons nous-mêmes. » — Il fut résolu, sur la proposition de Carnot, qu’une partie considérable de l’Assemblée (quatre-vingt-deux membres) se transporterait aux armées.

Les députés qu’on avait chargés de visiter les sections exposèrent qu’elles insistaient pour la création du tribunal révolutionnaire. « Sans ce tribunal, disaient-elles, vous ne pourrez jamais vaincre la dureté des égoïstes qui ne veulent ni combattre ni aider ceux qui se battent pour eux. »

La demande fut appuyée par Jean-Bon Saint-André, formulée et rédigée par Levasseur, dont la rédaction fut adoptée, votée par la Convention.

Le seul nom de ces deux hommes qui parurent avec tant de gloire dans les missions militaires, indique assez que le tribunal fut voté comme arme de guerre ; ce n’était pas seulement un glaive de justice qu’on forgeait, c’était une épée. Ceux qui forcèrent en quelque sorte la Convention de saisir cette arme terrible, c’étaient ceux qui se sont le moins ménagés eux-mêmes. Il n’y a jamais eu d’hommes plus dévoués que Levasseur et Saint-André, ni plus intrépides. Devinaient-ils l’usage qu’ils seraient contraints eux-mêmes de faire de ce glaive ? Non, à coup sûr, non. C’étaient des héros et non des bourreaux. Le sang qu’ils voulaient verser pour la France, ce fut surtout le leur même. Quels étaient ces hommes ? Levasseur, un médecin ; et une telle foi fut en lui qu’envoyé à une armée en pleine révolte, il lui suffit, pour la dompter, d’un mot, d’un regard. Jean-Bon, un pasteur protestant ; et une telle foi fut en lui qu’il créa en un moment ce qui s’improvise le moins, une marine, et la lança, et lancée, il la monta, la mena à l’ennemi.

Le principe fut voté à peu près sans réclamation, dans des termes généraux. Jusque-là, peu de difficulté. La Gironde elle-même avait semblé reconnaître peu auparavant l’indispensable nécessité d’un tribunal exceptionnel.

Restait à régler l’organisation de ce tribunal. Ici commençaient les difficultés pour vaincre les répugnances de la Convention, Danton crut qu’il fallait un supplément de terreur.

Il fit à l’Assemblée une proposition significative qui pouvait lui faire entendre qu’un massacre était possible, et que l’organisation rapide du tribunal pourrait l’éviter. On se rappelle qu’en septembre on sauva les prisonniers pour dettes en leur ouvrant les prisons. Danton, ce jour du 9 mars, fit la demande qu’on les élargît.

Et cela en éloignant toute idée d’intimidation, sous la forme noble et digne de la consécration d’un principe : « Consacrez, dit-il, ce principe que nul ne peut être privé de sa liberté que pour avoir forfait à la société. Plus de prisonniers pour dettes, plus de contrainte par corps… Abolissons la tyrannie de la richesse sur la misère… Que les propriétaires ne s’alarment point, ils n’ont rien à craindre… Respectez la misère, elle respectera l’opulence… » L’Assemblée comprit à merveille tout le sens et la portée de cette philosophie ; elle se leva avec empressement, et d’un mouvement unanime convertit en loi le vœu de Danton.

La bande dont on craignait les violences ne s’était pas portée aux prisons. Elle agit plus directement. Elle alla rue Tiquetonne, aux principales imprimeries girondines, chez Gorsas et chez Fiévée, brisa les presses, brûla le papier, dispersa les caractères. Gorsas, le pistolet à la main, traversa tous ces brigands, et trouvant la porte gardée, il passa pardessus un mur dans la cour de la maison voisine. De là, intrépidement, il alla à sa section. Tout finit là. La bande, qui n’était pas de deux cents hommes et qui ne grossissait pas, crut devoir s’en tenir à cette expédition et prudemment se dispersa.

La nouvelle, apportée le soir dans la Convention, produisit un sinistre effet. Gorsas était représentant. La Convention fut blessée, effrayée de l’atteinte portée à l’inviolabilité. Elle semblait prête à prendre une mesure vigoureuse. Elle se borna à décréter que désormais on aurait à opter entre la qualité de représentant et celle de journaliste. Cette mesure frappait à la fois Gorsas et Marat ; Gorsas, déjà suffisamment frappé par l’émeute, se trouvait puni encore. Justice étrange, en vérité !… La Convention se montrait faible et, dans sa faiblesse même, elle en voulait à la Montagne, qu’elle accusait (à tort) d’avoir voulu la violence. On pouvait parier que l’organisation du tribunal révolutionnaire ne passerait pas le lendemain.

Dans quelle mesure Danton, la Commune, les grands meneurs révolutionnaires, laisseraient-ils agir le dimanche la bande du comité d’insurrection ? C’était une question terrible, quand on se rappelait les commencements des massacres, au dimanche 2 septembre. Une chose est pour nous évidente, c’est qu’ils voulaient uniquement faire peur à la droite, entraîner la Convention. Toute effusion de sang allait au delà de leurs vues et pouvait les perdre.

Dès quatre heures du matin, en pleine nuit, Varlet et les siens courent aux Gravilliers. La section en permanence était peu nombreuse, endormie. « Nous sommes, disent-ils hardiment, les envoyés des Jacobins. Les Jacobins veulent l’insurrection, et que la Commune saisisse la souveraineté, qu’elle épure la Convention. » — La section des Gravilliers n’agissait guère que par l’impulsion d’un prêtre, Jacques Roux (celui qui mena Louis XVI à la mort). Roux était de la Commune, et celle-ci ne voulait rien précipiter ; elle attendait l’effet du repas civique qui aurait lieu vers le soir. La section, poliment, doucement, mit à la porte les prétendus Jacobins.

Éconduits, dans la matinée, ils s’adressèrent à une section moins nombreuse encore, à celle des Quatre-Nations, réunie à l’Abbaye. « Nous sommes, disent-ils cette fois, envoyés des Cordeliers ; c’est le vœu des Cordeliers que nous apportons. » Avec ce nouveau mensonge, ils obtinrent l’adhésion de quelques gens intimidés, qui faisaient dans ce moment toute l’assemblée de la section.

Armés de cette adhésion, ils vont à la Ville, vers l’heure du repas civique ; ils y avaient leurs agents et ne désespéraient pas d’entraîner la foule. Prenant justement cette heure, ils arrivaient à la Commune, non seulement comme porteurs de l’adresse des Cordeliers et des Quatre-Nations, mais comme organes du peuple, de ce grand peuple attablé qui ne savait pas un mot de ce qu’on disait en son nom. Le maire, Pache, plus effrayé que flatté de la dictature insurrectionnelle qu’on offrait à la Commune, trouva je ne sais quel prétexte pour les faire attendre. Hébert aussi les amusa. Il fallait bien voir le tour que prendrait le repas civique.

Il finissait. On propose à tout ce peuple échauffé, aux volontaires de la Halle, qui allaient partir en grand nombre, d’aller fraterniser « avec nos frères des Jacobins ». Accepté, et de grand cœur. On suit la rue Saint-Honoré avec des chants patriotiques, surtout le cri : « Vaincre ou mourir !… » — Plusieurs, un peu échauffés, avaient le sabre à la main. Ils entrent. Un des volontaires, non Parisien, mais du Midi, dans un patois exécrable, demande à faire une motion. La patrie ne peut être sauvée que par l’égorgement des traîtres ; cette fois, « il faut faire maison nette, tuer les ministres perfides, les représentants infidèles… » — Cette proposition de meurtre n’allait pas aux Jacobins ; l’un d’eux se lève : « Faisons mieux ; arrêtons d’abord les traîtres… » La proposition ainsi amendée allait être mise aux voix. Heureusement la Montagne était avertie. Un député montagnard (très probablement envoyé par Danton et Robespierre), Dubois-Crancé, entre à ce moment et demande la parole. C’était un homme de taille colossale, de grande énergie militaire. Il parla très hardiment ; il dit qu’en voulant sauver la patrie ils allaient la perdre. Les voilà changés tout à coup : « Il a raison », disent-ils. Ils sortent des Jacobins. La plupart, en longues colonnes, s’en allèrent, traversant la Seine, fraterniser aux Cordeliers. Quelques-uns, des plus acharnés, allèrent à l’hôtel de la guerre et poussèrent des cris de mort contre le ministre Beurnonville, dont la trahison avait causé, disaient-ils, tous les revers de l’armée.

La scène des Jacobins avait eu un témoin bien propre à recevoir et propager une vive impression de terreur. C’était la femme de Louvet, qui, demeurant près de là, avait entendu le bruit et s’était précipitamment glissée dans une tribune. Elle entendit la motion de massacre, et de suite, sans entendre Dubois-Crancé, sans connaître la tournure pacifique que l’affaire avait prise à la fin, elle courut avertir Louvet ; Louvet avertit tout le côté droit.

Il faut dire dans quel état se trouvait la Convention. La séance de ce jour (dimanche 10) au matin s’était ouverte par un éclat de la droite. Elle avait dénoncé le propos d’intimidation (Que les femmes ne viennent pas). Barère prêcha le courage et la dignité, n’ayant rien à craindre lui-même. Il dit de fortes paroles : « Que craindre pour les têtes des députés ? Est-ce qu’elles ne reposent pas sur l’existence de tous les citoyens ? Est-ce qu’elles ne sont pas posées sur chaque département de la République ! Qui donc oserait y toucher ?… Le jour de ce crime, Paris serait anéanti. » On passa à l’ordre du jour.

On lut les lettres de Dumouriez, et Robespierre, contre toute attente, dit que, sans répondre de ce général, il avait confiance en lui. Parole très politique, vraiment patriotique aussi ; le plus grand danger était d’ébranler la foi de l’armée dans l’homme qui avait en mains le salut public. Robespierre ajouta très bien que le moment demandait un pouvoir un, fort, secret, rapide, une vigoureuse action gouvernementale. Il ne pouvait toutefois sortir de son caractère pour se passer d’accusation. Il se mit à remâcher ses éternelles dénonciations de la Gironde, disant que, depuis trois mois, Dumouriez demandait à envahir la Hollande et que les Girondins, l’empêchaient.

« Tout cela est vrai, dit Danton ; mais il s’agit moins d’examiner les causes de nos désastres que d’y appliquer le remède. Quand l’édifice est en feu, je ne m’attache pas aux fripons qui enlèvent les meubles, j’éteins l’incendie… Nous n’avons pas un moment à perdre pour sauver la République… Voulons-nous être libres ?… Si nous ne le voulons plus, il nous faut périr, car nous l’avons tous juré. Si nous le voulons, marchons… Prenons la Hollande, et Carthage est détruite ; l’Angleterre ne vivra que pour la liberté. Le parti de la liberté n’est pas mort en Angleterre, il se montrera… Tendez la main à tous ceux qui appellent la délivrance, la patrie est sauvée et le monde est libre.

« Faites partir vos commissaires ; qu’ils partent ce soir, cette nuit. Qu’ils disent à la classe opulente : « Il faut que l’aristocratie de l’Europe succombe sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez ; le peuple n’a que du sang, il le prodigue. Allons, misérables ! prodiguez vos richesses. » (Vifs applaudissements.) — Voyez, citoyens, les belles destinées qui nous attendent !… Quoi ! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d’appui, et vous n’avez pas encore bouleversé le monde !… (Les applaudissements redoublent.) Il faut pour cela du caractère, et la vérité est qu’on en a manqué. Je mets de côté toutes les passions ; elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l’ennemi était aux portes de Paris, j’ai dit à ceux qui gouvernaient alors : Vos discussions sont misérables ; je ne connais que l’ennemi, battons l’ennemi !… (Nouveaux applaudissements.) Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous, comme traîtres à la patrie. Je vous mets tous sur la même ligne. »

À cette révélation complète de la pensée de Danton, il y eut un soulèvement général d’admiration et d’enthousiasme ; chacun s’oublia, s’éleva au-dessus de lui-même ; les partis semblaient disparus… Mais il connaissait trop bien l’esprit mobile des assemblées pour s’en tenir là ; il assura, appuya le coup, en enfonçant dans les âmes un aiguillon de terreur : « Je leur disais encore à tous : Eh ! que m’importe ma réputation ! que la France soit libre, et que mon nom soit flétri !… Que m’importe d’être appelé buveur de sang ? Eh bien, buvons le sang des ennemis de l’humanité, s’il le faut ; combattons, conquérons la liberté… »

Personne, à ce mot sauvage, ne douta que Danton ne fût en intelligence complète avec ceux qui voulaient du sang. Le contraire était exact. Lui-même fit avertir sous main les Girondins qu’on en voulait à leur vie.

L’Assemblée eut bien voulu s’en tenir à une petite mesure, l’arrestation de deux généraux suspects, lorsqu’un membre, qui parlait rarement et s’effaçait volontiers, s’avança ici et prit une grande initiative. Il dit sans emportement qu’il fallait des moyens plus généraux, qu’il fallait, séance tenante, décréter l’organisation du tribunal révolutionnaire.

Ce membre était un légiste estimé, collègue de Cambon dans la députation de Montpellier, aussi modéré que Cambon était violent ; c’était le premier rapporteur du Code civil (août 1793), plus tard le second consul, l’archichancelier de l’Empire, le grave et doux Cambacérès. Il se rapprochait volontiers des hommes qui avaient au plus haut degré la qualité qui lui manquait à lui-même, je veux dire l’énergie virile. De même qu’il devait à une autre époque s’attacher à Bonaparte, ici, en 1793, dans deux moments décisifs, il se tint tout près de Danton. Seul dans toute la Convention, il appuya Danton, au 9 janvier, dans la proposition qui aurait sauvé Louis XVI ; alors il vota pour la vie. Et maintenant, au 10 mars, on peut dire qu’il vota pour la mort, en autorisant de sa parole toujours modérée et calme, toujours agréable au centre, la sinistre proposition du tribunal révolutionnaire. Et il ajouta du même ton : « Tous les pouvoirs vous sont confiés, vous devez les exercer tous ; plus de séparation entre le corps délibérant et celui qui exécute… On ne peut suivre ici les principes ordinaires. »

Ici, une tempête de cris : « Aux voix ! aux voix ! »

Buzot fut alors très beau, éloquent et énergique : « On veut un despotisme plus affreux que celui de l’anarchie. (Ici, des cris furieux)… Je rends grâces de chaque moment de vie qui me reste à ceux qui me le laissent encore… Qu’ils me donnent seulement le temps de sauver ma mémoire, d’échapper au déshonneur, en votant contre la tyrannie de la Convention ! Qu’importe que le tyran soit un ou multiple ? Quand vous avez reçu des pouvoirs illimités, ce n’était pas pour usurper la liberté publique. Si vous confondez tous les pouvoirs, si tout est ici, où finira ce despotisme… dont je suis enfin las moi-même ?… »

Lacroix obtint qu’on passât outre. Et Robert Lindet, l’avocat d’Évreux, tira de sa poche le projet tout rédigé. Lindet, surnommé la hyène, ne méritait pas ce nom ; c’était un avocat normand de l’Ancien-Régime, modéré par caractère, mais de la vieille école monarchique habituée aux jugements par commissions, et qui appliquait sans scrupule aux nécessités révolutionnaires les violentes ordonnances de Louis XIV, celles surtout qu’on fit pour frapper les protestants. Il trouvait toutes préparées dans le vieil arsenal de la Terreur monarchique les armes de la Terreur nouvelle. Il y avait peu de frais à faire, un mot à changer, effacer le mot roi et mettre Convention.

« Neuf juges nommés par la Convention jugeront ceux qui lui seront envoyés par décret de la Convention. Nulle forme d’instruction. Point de jurés. Tous les moyens admis pour former la conviction.

« On poursuivra non seulement ceux qui prévariquent dans leurs fonctions, mais ceux qui les désertent ou les négligent ; ceux qui, par leur conduite, leurs paroles ou leurs écrits, pourraient égarer le peuple ; ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent des prérogatives usurpées par les despotes. »

Vague affreux ! cruelles ténèbres, où la loi, les yeux bandés, ira frappant dans la nuit !

Ajoutez des choses puérilement odieuses, d’une ostentation tyrannique : « Il y aura toujours dans la salle du tribunal un membre pour recevoir les dénonciations. »

« C’est l’Inquisition, dit Vergniaud, et pis que celle de Venise. »

« Certainement, dit Cambon, il faut un pouvoir révolutionnaire ; je l’ai proclamé cent fois… Mais quoi ! si vous vous trompez ?… Le peuple s’est bien trompé dans les élections… Vos neuf juges, quelles digues mettrez-vous à leur tyrannie ? S’ils frappent l’Assemblée elle-même ?… »

« Ah ! vous voulez des jurés ? dit le furieux Duhem. Allez voir s’ils ont des jurés, les patriotes qu’on égorge à Liège !… Ce tribunal est détestable ? Tant mieux, il est bon pour des assassins. »

« Prenez garde, dit encore Cambon ; avec un pareil tribunal, vous ne trouverez plus d’hommes de bien qui veuillent des fonctions publiques… »

Barère appuya vivement : « Les jurés, s’écria-t-il, sont la propriété de tout homme libre. »

La Montagne, à cette belle parole, parut sentir le coup au cœur. Billaud-Varennes déclara qu’il était de l’avis de Cambon, qu’un tel tribunal serait dangereux, qu’il fallait des jurés et nommés par les sections.

Les Montagnards se divisaient. « Point de jurés », dit Phelippeaux. D’autres Montagnards voulaient des jurés, mais pris à Paris.

Le jury fut obtenu. Seulement la Convention le gardait dans sa main, en s’en réservant la nomination, et elle le tirait de tous les départements.

L’Assemblée levait la séance. Elle voit Danton à la tribune, qui, d’un geste, d’une voix terrible, la cloue à sa place : « Je somme les bons citoyens de ne pas quitter leur poste. »

Tous se rassirent : « Quoi ! citoyens, vous partez sans prendre les grandes mesures qu’exige le salut public. Songez que, si Miranda est battu, Dumouriez enveloppé peut être forcé de mettre bas les armes… Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux ; partout confondus, ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honnête occupé dans ses foyers, l’artisan dans ses ateliers, ils ont la stupidité de se croire en majorité : eh bien, arrachez-les, vous-mêmes, à la vengeance populaire ; l’humanité vous l’ordonne… Ce tribunal suppléera pour eux au tribunal suprême de la vengeance du peuple… Puisqu’on a osé rappeler ces journées sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût existé, le peuple ne les eût point ensanglantées… Organisons un tribunal, non pas bien, c’est impossible, mais le moins mal qu’il se pourra…

« Cela terminé, aux armes ! Faisons partir nos commissaires, créons le nouveau ministère… la marine surtout. La vôtre, où est-elle ? Vos frégates sont dans vos ports et l’Angleterre enlève vos vaisseaux… Déployons tous les moyens de la puissance nationale, mais n’en remettons la direction qu’aux hommes dont le contact permanent avec vous assure l’ensemble et l’exécution des mesures que vous combinez. Vous n’êtes pas un corps constitué, vous pouvez tout constituer.

« Résumons. Ce soir même, le tribunal et le ministère ; demain, mouvement militaire et que vos commissaires partent ; qu’on n’objecte plus que tels sont de la droite ou de la gauche… Qu’alors la France se lève, et qu’elle marche à l’ennemi, que la Hollande soit envahie, la Belgique libre, les amis de la liberté relevés en Angleterre. Que nos armes victorieuses portent aux peuples la délivrance et le bonheur ! Que le monde soit vengé ! »

La séance fut suspendue à sept heures du soir. C’était justement alors que Louvet, instruit par sa femme de la scène des Jacobins, venait d’avertir la droite qu’un parti armé marchait sur la Convention pour égorger une partie des représentants. Ceux que Louvet ne trouva pas à la séance, il courut les avertir de maison en maison. La plupart, fort courageux (il y parut à leur mort), ne jugèrent pas utile de s’immoler le 10 mars, de favoriser par leur réunion les projets des assassins. Le Girondin Kervélégan alla au faubourg Saint-Marceau avertir ses braves et honnêtes compatriotes, les fédérés bretons, qui n’étaient pas encore partis de Paris ; le ministre de la guerre, Beurnonville, se mit à leur tête et fît avec eux des patrouilles. On ne rencontrait plus personne. La cohue s’était dispersée, à quoi n’avait pas peu contribué la pluie qui tombait. Un des Girondins avait bien jugé la situation, c’était Pétion ; au lieu de chercher ailleurs un asile, il ne daigna pas sortir de chez lui. Quand Louvet, fort échauffé, vint lui dire le péril et qu’il se mît en sûreté, Pétion, froid de sa nature, et qui en quelques années avait déjà vieilli dans l’expérience des révolutions, ouvrit seulement la fenêtre : « Il n’y aura rien, dit-il, il pleut. »

Deux ministres, des moins menacés, Garat et Lebrun, s’étaient chargés d’aller eux-mêmes à cette terrible Commune demander au maire Pache ce qui en était au vrai. Ils trouvèrent Pache absolument aussi calme qu’à l’ordinaire. On criait fort au conseil général ; il en était toujours ainsi. Pache leur dit que Varlet, Fournier, le Comité d’insurrection, avaient été mystifiés ; qu’après avoir longuement attendu à la Commune, parlé à Hébert qui les amusa, ils étaient sortis furieux, disant que cette Commune n’était qu’un repaire d’aristocrates.

Soit timidité, soit sagesse et déférence pour Danton, pour Robespierre et les chefs de la Montagne, la Commune était restée parfaitement immobile. Le maire Pache, hier Girondin, aujourd’hui Jacobin, bien plus, siégeant à la Ville près d’Hébert et de Chaumette, hésitait sans doute encore à autoriser le massacre des amis qu’il quittait à peine, des Girondins, de Roland, qui l’avaient fait (de fils d’un portier qu’il était) ministre et maire de Paris. Hébert, Chaumette et Jacques Roux en voulaient infiniment à l’audace du petit Varlet et de sa bande, qui, sans leur aveu, se masquant en Jacobins, avaient essayé le matin d’entraîner les Gravilliers. Les sections n’avaient pas bougé ; on avait seulement dit, à la section Poissonnière, que les choses n’iraient pas bien si l’on n’arrêtait deux cents membres. Celle de Bonconseil, menée par Lhuillier, confident de Robespierre, et qui exprimait presque toujours sa pensée, servit de régulateur et dit exactement ce que Robespierre voulait : « Qu’on arrêtât (non pas deux cents membres, mais seulement) les Girondins. »

Que faisait le faubourg Saint-Antoine ? Son mouvement eût tout décidé ; Santerre eût suivi le faubourg, et tout eût suivi Santerre. Le général-brasseur attendit dans sa brasserie. Le soir, voyant que l’honnête faubourg restait paisible à ses foyers, il vint enfin à la Ville, bredouilla un discours inintelligible qui avait au moins deux sens.

Le vent ayant décidément tourné contre l’insurrection, les hommes à double visage, le maire et le général, Pache et Santerre, coururent à la Convention faire acte de bons citoyens. Il était convenu entre eux qu’on présenterait toute l’affaire comme un complot royaliste ; qu’on sacrifierait, au besoin, les enfants perdus, Varlet, Fournier, etc. Santerre présenta ainsi la chose, dit qu’on n’avait pour but que de rétablir un roi, de faire roi Égalité, mais qu’il n’y avait rien à craindre. Il fit valoir avec jactance, comme chose qui lui faisait honneur, la sagesse du grand faubourg.

L’Assemblée, à qui Santerre débitait ces choses, n’était pas nombreuse. Elle était rentrée en séance à neuf heures du soir. Mais un grand nombre de députés n’avaient pas jugé à propos de revenir. On voyait ici et là de grands espaces déserts. On eût pu croire que déjà la faux de 1793 y avait passé. Tout était morne, sinistre. Le centre était mal garni, et de députés debout ; dans ces journées difficiles, il y avait des gens qui ne voulaient pas s’asseoir. Le plus significatif, c’était la profonde solitude de la droite. Elle témoignait assez que l’Assemblée, décimée d’avance, n’avait nulle sécurité. La Terreur, qui allait partir de la Convention, siégeait déjà au sein de la Convention elle-même.

Au point de la droite qu’occupait la Gironde, seul, ou presque seul, on voyait Vergniaud.

Il avait méprisé également les avertissements de Danton et ceux de Louvet. Soit que la sagacité supérieure de son grand esprit lui ait fait comprendre qu’on voulait effrayer et non égorger, soit que son dédain de la vie lui ait fait braver cette chance, il vint sur ces bancs déserts où semblait planer la mort. Il endura patiemment, article par article, la lecture, le vote du terrible projet de Lindet[2]. Il ne dit qu’un mot : « Je demande l’appel nominal ; il faut connaître ceux qui nomment sans cesse la Liberté pour l’anéantir. » L’appel nominal était demandé aussi par un honnête homme, La Révellière-Lepeaux.

Le simple mot de Vergniaud suffisait comme déclaration de la loi mourante.

Un Montagnard voulait qu’il n’y eût pas de jurés. « Non, dit Thuriot, l’ami de Danton, il faut des jurés, mais qu’ils opinent à haute voix. » La Convention adopta. La Terreur était dans ce mot, plus que dans tout le projet.

La Convention, ce soir-là, n’ayant ni argent, ni force, ni armée organisée, pour suffire à tout, créa un fantôme.

Évoquée de toute l’Europe contre la France par les royalistes, la Terreur leur fut renvoyée comme un songe sanglant.

L’armée reculait démoralisée, elle rentrait… Elle vit la Terreur à la frontière.

Le trésor était à sec. Nous avions, au 1er  février, pour solder la guerre universelle, trente millions en papier. Le milliard voté n’était pas levé. Au fond de la caisse, on mit la Terreur.

Qu’envoyer à Lyon ? Rien. En Vendée, en Bretagne ? Rien. En Belgique ? Rien. À Mayence ? Rien.

Une force restait à la France, la justice révolutionnaire. Il n’en coûta qu’un décret et une feuille de papier.

Plus, le cœur de la France même. La mort des fondateurs de la République, des meilleurs amis de la Patrie, la tête de Danton, de Vergniaud, le sang de ceux qui votèrent et de ceux qui refusèrent, de ceux qui représentèrent la protestation de la Loi et de ceux qui furent la Nécessité.

Nécessité, fatalité !… Ce qui fut libre en 1792, avant les journées de septembre, fut fatal en 1793.

Ce même dimanche, 10 mars, à l’heure où la Convention instituait à Paris son tribunal révolutionnaire, les insurgés royalistes installèrent le leur à Machecoul, entre la Loire-Inférieure et le Marais vendéen. Le massacre, commencé le matin par les paysans insurgés, fut régularisé le soir par un comité d’honnêtes gens, qui fît périr, en six semaines, cinq cent quarante-deux patriotes.

  1. Aucun dépôt public, à ma connaissance, n’a conservé les procès-verbaux du comité central de l’Évéché et de la section de la Cité. Ceux de la section, divisés entre les Archives nationales et celles de la Police, présentent une vaste lacune, précisément pour l’époque la plus importante. Perte regrettable qui laisse beaucoup d’obscurité sur ce moment si curieux de la Révolution.
  2. Terrible, mais non absurde, comme il avait été dans la rédaction présentée le matin. Le tribunal ne devait poursuivre que les actes, les attentats, les complots. Les municipalités surveillaient, dénonçaient. Mais les dénonciations n’arrivaient au tribunal qu’après avoir été examinées par un comité de la Convention, qui lui en faisait rapport, dressait les actes d’accusation, surveillait l’instruction, correspondait avec ce tribunal et rendait compte à l’Assemblée.