Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre X/Chapitre 2


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CHAPITRE II

LA COALITION. — MEURTRE DE BASVILLE (13 JANVIER 1793).


Vues égoïstes de la coalition. — Pitt avait refusé d’intervenir en faveur de Louis XVI. — Pitt fut servi par la fortune plus que par sa prévoyance. — Domination de l’Angleterre à Naples par les favoris de la reine. — Acton et Emma Hamilton. — Étouffement cruel de l’Italie, spécialement sous le gouvernement romain. — Maury et Madame Adélaïde à Rome. — Naples forcée de reconnaître la République. — Basville envoyé à Rome. — Il est assassiné, 13 janvier 1793. — Le pape avait perdu Louis XVI. — Son influence préparait la guerre de Bretagne et de Vendée. — Héroïsme de la Bretagne républicaine. — Les Anglais attendaient le progrès de l’anarchie. — Espoir que donnent aux Anglais les pillages de Paris. — Dumouriez fait croire que l’Anglais veut traiter avec lui. — Vues contraires de Dumouriez et des Girondins. — La Gironde veut la guerre universelle. — La guerre est déclarée à l’Angleterre, 1er  février 1793.


La moralité de la coalition peut être jugée sans phrases ; quelques faits y suffiront.

La France, au dire des puissances, ayant tué la morale, supprimé le droit, elles se trouvèrent bien à l’aise. Sans qu’il fût nécessaire d’attendre beaucoup, dans le courant même de l’année 1793, elles se montrèrent parfaitement affranchies de tous les scrupules qui, en d’autres temps, leur auraient fait ménager l’opinion.

Malheur aux faibles ! nous rentrons dans le plus sauvage état de nature : qui pourra prendre prendra.

Le premier acte fut le sacrifice mutuel que se firent l’Angleterre et la Russie des deux causes où l’une et l’autre semblaient engagées d’honneur. L’Angleterre avait gémi, grondé pour la Pologne ; la Russie faisait de la chevalerie pour la liberté des mers, l’indépendance des neutres. Elles ne s’en souviennent plus. C’est comme un partage tacite entre les deux grandes puissances : à moi la mer, à toi la terre.

Le 16 février, nouvelle invasion de Pologne. La Prusse entre pour protéger les libertés polonaises ; seulement, une fois entrée, elle s’aperçoit qu’elle ne peut atteindre son but qu’en s’appropriant Dantzig (24 février).

Nous allons de même voir tout à l’heure les Autrichiens et les Anglais, pénétrés d’horreur pour la mort du roi, saisir Toulon et les places du Nord dans l’intérêt royaliste. Seulement, une fois entrés, les Autrichiens, dans Condé, arborent l’aigle impériale. Les Anglais, maîtres de Toulon, font défense à l’émigration, au frère du roi, d’y venir. Les émigrés sont furieux : « En ce cas, dit l’un d’eux, il ne nous reste rien à faire de mieux que de nous joindre aux Jacobins. »

Il est un point de la France où le royalisme fut héroïque, la Vendée. C’est le point où les Anglais ne voulurent jamais descendre. Charette et autres les en prièrent et supplièrent, toujours inutilement. Ils ne donnèrent des secours qu’indirects, pour faire durer la guerre, sans qu’elle arrivât jamais à des résultats décisifs. Pour rien au monde, ils n’auraient voulu rendre forts les royalistes.

Cela dit, nous avons éclairci d’avance l’histoire de la coalition. Il nous reste à suivre, dans le détail, l’histoire de ces honnêtes gens.

M. Pitt riait très peu ; on assure cependant qu’il a ri jusqu’à trois fois. Il lui échappait, dans ce cas-là, des mots bas et triviaux, en désaccord singulier avec sa raideur ordinaire, mots sincères, passionnés, qui partaient du cœur et montraient le fond du fond. Ainsi, quand il sut l’incendie de Saint-Domingue et que les nègres égorgeaient tout : « Les Français pourront, dit-il, prendre maintenant leur café au caramel. » De même, apprenant plus tard que l’Espagne entrait dans la grande guerre, M. Pitt crut déjà tenir les colonies espagnoles : « On n’en mettra pas, dit-il, plus grand pot-au-feu, et cependant le bouillon en deviendra bien meilleur. » Le 21 janvier lui fut infiniment agréable ; il en tira l’augure d’une tyrannie violente où s’annulerait la France : « Elle n’aura fait, dit-il, que traverser la liberté. » Et encore : « Ce sera un blanc sur la carte de l’Europe. »

Il avait attendu froidement, patiemment, l’exécution de Louis XVI. En vain Fox et Sheridan, dans un noble élan de cœur (qui exprimait fidèlement la pensée nationale), obtinrent, à la fin de décembre, de la Chambre des Communes qu’elle invitât le gouvernement à intervenir auprès de la Convention. Pitt resta muet. Il spécula sur l’horreur que produirait l’événement. Les Anglais avaient bien pourtant quelque raison dans leur histoire de ne pas juger trop sévèrement les peuples qui tuaient leurs rois. Ils n’en furent pas moins indignés de la mort de Louis XVI[1].

Au moment même où la nouvelle fut reçue, Pitt signifia au ministre de France qu’il eût à sortir dans les vingt-quatre heures.

Le ministère anglais ne fit nulle difficulté d’avouer dans la Chambre des Lords le motif tout politique d’une si brusque expulsion : la crainte de la contagion révolutionnaire, la propagande jacobine que faisait l’envoyé de France.

L’aristocratie anglaise était terrifiée, elle se serrait autour de Pitt. Elle avait singulièrement hâte qu’une guerre brusque et violente isolât les deux pays, assurât à l’Angleterre le bénéfice moral de sa position insulaire. Elle aurait bien volontiers fait, à ses dépens, creuser, élargir le détroit. Elle se jeta dans les bras de l’homme qui, par la profondeur de ses haines, pouvait fonder sûrement entre les deux peuples la guerre, le divorce éternel.

Pitt, né whig, devenu tory, fut fixe en une chose, la haine, — cher et précieux héritage qu’il tenait de son père Chatham. Il eut toujours présent le mot expressif d’un vieux puritain : « Le meilleur de l’amour, c’est la haine. » Il haït si fort qu’il se fît aimer.

Aimer de la vieille Angleterre féodale, obstinée dans l’injustice, qui, devant la Révolution, se mourait de haine et de peur, croyant voir, au premier vent d’est, débarquer les Droits de l’homme.

Aimer de l’Angleterre marchande, jalousement couchée sur la mer, comme sur un fief anglais ; elle comptait bien cette fois sur l’anéantissement de la marine française.

Une autre Angleterre encore se formait, dévouée à M. Pitt, une grande nation oisive, qui, sous lui, a augmenté, engraissé d’une manière monstrueuse : je parle du peuple de la Bourse et des créanciers de l’État. La terre est partagée en France ; en Angleterre, c’est la rente. Tous s’y lançaient, tête baissée. Tous, le matin, au réveil, couraient à la Bourse, et, ravis, enthousiastes, voyaient toujours monter le flot. Le cinq pour cent, de quatre-vingt-douze atteignit cent vingt ; Pitt fut un grand homme. Le quatre, de soixante-quinze, alla à cent cinq ; Pitt fut un héros. Le trois, de cinquante-sept, monta à quatre-vingt-dix-sept ; Pitt fut presque un dieu !

Comme il arrive à toute époque d’engouement aveugle, on lui tenait compte de tous les bienfaits du hasard et de la nécessité. Plus les capitaux fugitifs de la France et de la Hollande affluaient en Angleterre, plus on admirait M. Pitt.

Tous, amis et ennemis, croyaient que ce génie profond avait deviné tout le cours de la Révolution française. Selon plusieurs, il l’avait faite. Il l’observa de très prés, mais, pour une part directe, il semble n’en avoir eu qu’en une circonstance, il est vrai, très grave : on croit qu’il soudoya l’émeute de la garde soldée, qui faisait la force de La Fayette, brisa l’épée de l’homme qui voulait concilier la royauté et la démocratie, désarma la royauté de sa faible et dernière défense. Si la chose est véritable, M. Pitt peut passer pour un des fondateurs de cette République française qui lui donna tant de soucis et le fit mourir à la peine.

Je ne vois pas non plus qu’il ait eu grande prévoyance en refusant l’alliance prussienne au commencement de 1792. Il lui fallut la mendier à la fin de la même année.

Ce qui fut véritablement prodigieux chez M. Pitt, c’est l’acharnement au travail, la persévérance et la passion. Il fut, dès sa naissance, l’idéal du bon sujet. Tomline, son précepteur, évêque de Winchester, qui a écrit la légende de ce nouveau saint, ne peut découvrir, à la loupe, le moindre défaut dans son caractère. En réalité, il n’en eut qu’un seul : il était né enragé, je veux dire, dès le berceau, malade d’une violence innée, une triste créature amère, âpre, acharnée à tout, à l’étude d’abord, aussi violent dans l’étude du grec qu’il l’a été plus tard dans la guerre contre la France. Nulle société, nulle amitié, d’amour encore moins. Une perfection d’homme haïssable et désolante. L’austérité sans la vertu. Respectable au plus haut degré (pour parler anglais). Honnête et parfait gentleman, le chef des honnêtes gens. Tout en employant largement la corruption politique, il garda en Angleterre une certaine dignité morale, mais tout ménagement finissait pour lui au détroit. Dans la grande poursuite qui a absorbé sa vie, la ruine de la Révolution, la destruction de la France, il n’a reculé devant nulle chose criminelle, honteuse ou basse. Les révolutionnaires lui ont imputé, je le sais, beaucoup de choses douteuses. Pour s’en tenir au certain, il en reste de quoi effrayer Machiavel. Le chef du gouvernement anglais n’a certainement point ignoré ces plans de grandes destructions, ces machines effroyables, qui ont fait l’horreur du monde. S’il n’a soldé, il a connu, approuvé, sans aucun doute, les plus coupables tentatives des pirates et des assassins.

Obligé d’entrer dans le détail, curieux, il est vrai, mais malpropre, de la diplomatie (anglaise et européenne), dans l’intérieur triste et sale de cette cuisine politique, on doit prier le lecteur de résister au dégoût. Omnia munda mundis. Il faut imiter la lumière, qui, dans sa pureté supérieure, peut impunément pénétrer dans les lieux les plus immondes et ne se salir nulle part.

Un côté seul de cette diplomatie doit nous occuper ici, l’action de l’Angleterre sur Naples, celle des émigrés sur Rome, le rapport de Rome à Vienne.

Son pouvoir, contesté à Londres, était absolu dans Naples. Il y régnait, sans conteste, sur le royaume, le palais, la reine, la chambre à coucher et le lit royal. La reine, Caroline d’Autriche, sœur de Marie-Antoinette, toute Anglaise était gouvernée absolument par un intrigant irlandais, son ministre Acton, et une effrontée Galloise, Emma Hamilton, qu’elle aimait éperdument.

Au musée du Palais-Royal, malheureusement détruit, tout le monde a pu voir, dans un très beau buste italien, l’image de cette Messaline de Naples. Tout observateur, à la première vue, était obligé de se dire : « C’est la figure même du vice. » Sur cette tête sensuelle et basse, bouffie de passions furieuses et de luxure effrénée, on pouvait hardiment jurer que l’histoire n’a pas menti.

La haine de Caroline pour la France ne datait nullement de la Révolution ni des malheurs de sa sœur. Elle venait de son amant Acton, Irlandais de race, né à Besançon, qui avait eu des humiliations dans la marine française et qui en gardait rancune. On peut en juger sur un fait : dans une famine de Naples, il fit refuser un vaisseau de blé qu’envoyait le roi de France.

Emma, arrivée vers 1791, partagea le crédit d’Acton. La reine se donna à elle. Elle avait toutes les passions de Marie-Antoinette, sans grâce et sans goût ; l’amitié passionnée de la reine de France pour Mmes de Lamballe et de Polignac (deux personnes charmantes et décentes), Caroline l’imita pour cette scandaleuse Emma, avec un cynisme incroyable. Cette fille, d’une beauté puissante et quasi virile, accomplie, sauf un précoce excès d’embonpoint, était originairement une fraîche et forte servante du pays de Galles. Montée au rang supérieur de femme de chambre, puis maîtresse entretenue, puis tombée dans le ruisseau au métier de fille publique, elle avait été pêchée là par un neveu d’Hamilton, l’ambassadeur de Naples, qui l’avait pour quelque argent cédée à son oncle. La friponne se fît épouser. La voilà grande dame, ambassadrice ; elle représente très bien ; sa grandiose et théâtrale beauté est recherchée de tous les peintres ; ses beaux bras puissants, son cou de Junon, sa forte tête avec une mer ondoyante de cheveux châtains, remplissent tous les tableaux du temps. C’est Vénus, c’est la bacchante, c’est la sibylle de Cumes. Cette sibylle, débarquée à Naples, paraît dans son propre élément. Elle brille, elle règne, elle trône, chaque jour, dans un nouveau costume, dans une pantomime nouvelle ; elle invente la danse du châle. La reine en raffole, ne la quitte plus. Pendant que les deux maris, usés, inutiles, suivent leurs goûts innocents, que Ferdinand pêche à Baïa, qu’Hamilton s’amuse au Vésuve, les deux femmes vivent ensemble. La reine se montre partout avec Emma, change d’habits avec elle, la couche chez elle. Elle nullement embarrassée. Elle commande, elle exige, parle plus haut que la reine. L’impudente se fait rendre par les duchesses et princesses les humiliants services, qu’une étiquette insensée exigeait de ces grandes dames près de la personne royale.

Pourquoi ces honteux détails ? Le voici. Cette belle Emma, cette sibylle, cette bacchante, cette Vénus, était un espion. De 1792 à 1800, elle livra à l’Angleterre tous les secrets de l’Italie, quelquefois ceux de l’Espagne. Elle vivait dans la chambre de la reine, lisait ses lettres avec elle. Elle eut par là sur nos affaires la plus sinistre influence. Nelson assurait souvent qu’en obtenant pour lui de Naples le ravitaillement de sa flotte, elle lui avait rendu possible sa bataille d’Aboukir et la destruction de la flotte française. La première elle sut, par une lettre trop confiante du roi d’Espagne au roi de Naples, que ce prince, excédé de l’alliance impérieuse des Anglais, voulait leur déclarer la guerre. Elle envoya la lettre à Londres, et l’Espagne fut frappée. Mais ce qui place d’une manière tragique Emma dans l’histoire, c’est la part qu’elle eut aux vengeances de Caroline en 1798. Elle y déshonora Nelson. Ce brave et brutal matelot, qui n’avait jamais descendu à terre, qui ignorait tout de ce monde, prit Emma pour sa princesse, et se fit, par devant l’Europe, chevalier d’une coureuse. On vit un surprenant spectacle ; l’amiral, borgne et manchot, accorda aux caresses effrontées d’Emma ce qu’il eût refusé à la reine. Non content de violer la capitulation qu’il venait de signer, il employa ses mâts victorieux à pendre les chefs prisonniers de la république de Naples… Elle exigea, obtint du dogue hébété que le pavillon britannique servît de potence.

Et sous ce gibet, devant ces martyrs, une bacchanale eut lieu, dont purent rougir les vieux rochers de Caprée. Emma devint bientôt enceinte.

L’enfant qui provint de là, né du meurtre, conçu de la mort, fut reconnu de Nelson, au mépris de lady Nelson et du vieux mari d’Emma. Nelson tué, Emma brocanta ses souvenirs, vendit ses lettres d’amour.

Le gouvernement de Naples valait mieux encore que celui de Rome. C’est dans celui-ci qu’on pouvait voir, en toute son horreur, l’étouffement de l’Italie. Le pire des gouvernements, sans nul doute, c’est celui qui tire la police de la confession même. « Mon fils, cher fils, Dieu vous entend… Allons, ouvrez-moi votre cœur… » Et il tire de cet aveu des notes pour la police. La pensée, naissante à peine, est saisie, punie d’avance. Si ce n’est l’homme qui s’accuse, sa femme le livre au prêtre. « Hélas ! me disait un Romain, si je pouvais seulement me fier à ma femme ou à ma fille ! »

Le grand artiste romain Piranesi est ici l’historien, le seul confident sincère de cette pauvre âme italienne dans son incroyable asphyxie. On ne peut regarder ses tragiques eaux-fortes sans entendre ce soupir douloureux, profond, d’un cœur où pèsent des montagnes. Les Prisons de Piranesi sont l’image d’un monde enterré vivant, où les magnificences de l’art, les souvenirs d’une grandeur perdue, n’apparaissent que pour ajouter aux tortures du cœur. Vastes et souterraines prisons, pleines de supplices et de trophées, labyrinthes infernaux où l’on peut errer toujours sans se retrouver jamais, escaliers sans fin qui donnent l’espoir de monter au jour, qu’on monte et qu’on monte en vain, sans pouvoir arriver à rien qu’à l’épuisement du désespoir… Hélas ! ces sublimes images de la douleur italienne ont cela d’infidèle encore qu’elles sont grandes et poétiques. Mais le plus dur du supplice, que Piranesi n’a pu peindre, c’est l’abjection du supplice, son prosaïsme et sa bassesse, l’atonie croissante de l’âme, la décomposition fangeuse qu’elle subit, dont elle s’indigne, sans pouvoir y résister, enfoncée invinciblement dans le lac de boue par la pesanteur dont l’écrase la perfide main des tyrans[2].

Il était temps que ces cachots reçussent enfin quelque lumière, que la France républicaine vînt les éclairer de sa foudre.

Son plus cruel ennemi n’était pas Londres, c’était Rome. De Rome lui venait le souffle de mort, le souffle de la Vendée. L’Anglais frappait du dehors. Le prêtre dissolvait le dedans.

Le gouvernement romain n’eût pas eu pourtant sa fatale activité pour perdre la France, s’il n’eût été violemment poussé par les Français mêmes. Le pape suivait l’impulsion du cardinal Bernis, vieille et futile créature qui elle-même était menée par deux émigrés français, un jeune homme, une vieille femme. Le petit Maury, échappé de France, faisait rage à Rome, à Vienne. La tante de Louis XVI, Madame Adélaïde, animait le pape. Elle avait alors soixante ans ; mais la vieille fille avait gardé sa fanatique énergie. Nous avons rapporté (tome Ier) comment le clergé, menacé dans ses biens par un ministre philosophe, sous la Pompadour, employa avec succès sur le sensuel Louis XV l’irrésistible puissance de sa propre fille, alors âgée de seize ans, comment cette nouvelle Judith se soumit, pour un but si saint, au dévouement le plus étrange, et sauva le peuple de Dieu. Telle était la tradition de Versailles, et telle nous l’avons recueillie sous la Restauration, de la bouche des vieux émigrés. Selon eux, M. de Narbonne était né de cet inceste. La princesse garda sur son père une très grande influence. Quelque despote qu’il fût, et variable dans ses attachements, il n’aurait pas osé déjeuner chaque matin autre part que chez sa fille.

Elle resta, sous quelque rapport, le chef du parti jésuite, et malheureusement continua d’exercer une grande influence sur son neveu Louis XVI. Elle contribua beaucoup à lui faire prendre Maurepas et chasser Turgot.

Échappée de France en 1791, elle occupa la première maison de Rome, celle qui était comme le centre de la société italienne et étrangère, le palais du cardinal Bernis. Bernis, vieux serviteur de l’Autriche autant que de la France, était le lien naturel entre Rome et Vienne. Il gouvernait absolument le pape, avec le cardinal Zelada. Bernis, vaniteux et léger, ne se cachait nullement de tenir le pape à la lisière. « C’est un enfant de bonne nature, disait-il, mais vif, et qu’il faut surveiller ; autrement il pourrait bien se jeter par la fenêtre. »

Les Girondins, qui régnaient le lendemain du 10 août, résolurent de frapper deux coups, sur Rome et sur Naples.

Ordre à l’amiral de Latouche de se rendre dans les eaux de Naples, de forcer le port, d’obliger le gouvernement à recevoir un ministre français. Un autre agent devait aller s’établir à Rome, de sorte que l’Italie n’entendît pas seulement parler de la République, mais qu’elle la vît et la sentît présente dans ses couleurs nationales, ses nouvelles armoiries, son drapeau vainqueur… À elle d’agir ensuite, et de briser les tyrans.

Agression dix fois méritée. Nous ne pouvions faire un pas sans rencontrer par toute l’Europe l’intrigue romaine et sicilienne. Nous envoyons un ministre à Gênes ; il y trouve l’influence de Naples et n’y peut rester. Nous l’envoyons à Constantinople ; les agents de Naples y sont avant nous (Naples, disons mieux l’Angleterre, reine de Naples. par Acton et par Emma).

Par une manœuvre hardie, Latouche sut, malgré le vent contraire, se lancer jusque dans le port. Là, qui était en péril, de l’escadre ou de la ville ? On pouvait très bien en douter. L’escadre, placée sous le feu des batteries du rivage, pouvait être foudroyée, si elle foudroyait Naples. Naples eut peur ; ces femmes furieuses, si propres à la guerre de loin, commencent à s’évanouir ; le fameux marin Acton, si terrible contre la France, n’est pas rassuré. Latouche envoie simplement un soldat, un grenadier de la République, qui donne une heure au roi de Naples pour la reconnaître et recevoir un ministre français. On hésite. Pas une minute de plus ou le bombardement commence. On signe enfin, sans souffler mot.

Le ministre, débarqué au milieu de ces perfides, avait l’ordre d’exécuter une commission dangereuse : c’était d’envoyer un ministre à Rome, lequel, sans armée, sans flotte, par la force du nom français, l’intimidation de la République, prendrait position près du pape. Ce n’était pas sans grand péril qu’on pouvait affronter la populace de Rome, les barbares du Transtévère, les bouviers des marais pontins, comme leurs buffles, aveugles et féroces. Leurs maîtres pouvaient, d’un coup de sifflet, faire venir ces sauvages à Rome, les lancer contre les Français et les patriotes italiens.

L’homme qui affronta ce péril, et qui par son dévouement s’est placé bien haut dans l’histoire, était un révolutionnaire modéré ; Basville (ses ouvrages l’indiquent) semble avoir été de ceux qui se seraient contentés des premières conquêtes de la Révolution, et qui, la voyant emportée sur une pente si rapide, acceptèrent sans difficulté une mission étrangère.

Il arrive, avec un ami, envoyé de notre ambassade de Naples. Ils voient du premier coup tout préparé pour les recevoir. Le lâche gouvernement, ne se fiant nullement à ses forces régulières, avait appelé de tous côtés les recrues sauvages des montagnards de l’Apennin. On avait prêché dans les chaires, et le soir surtout dans les confessionnaux aux femmes éperdues, que ces Français sacrilèges venaient, dans la ville sainte, lever le drapeau de Satan. Les femmes brûlaient des cierges, priaient et hurlaient ; les hommes repassaient leurs couteaux.

Nos Français entrent bravement, la cocarde sur l’oreille, et sont de toutes parts accueillis par des cris de mort. Ils sont sourds, n’entendent rien. Des personnes charitables les engagent à mettre en poche le signe maudit… Ils passent outre et, à travers ces flots de foule furieuse, ils s’en vont au palais du cardinal Zelada montrer leurs pouvoirs, le sommer de reconnaître la République française. N’obtenant rien, sans se décourager ni s’intimider, ils mettent leur voiture au pas et reviennent lentement. Il était quatre heures du soir (le 13 janvier 1793). Assaillis d’injures, d’indignes menaces, ils firent une chose hardie : soit pour soutenir l’honneur de la France, soit pour mettre en demeure les patriotes italiens d’armer et prendre leur défense, ils plantèrent sur leur voiture le drapeau de la République.

Là, les voies de fait commencent, les pierres et les coups. Le cocher épouvanté met les chevaux au galop, lance la voiture dans la cour d’un banquier français. Le temps manque pour fermer la porte. La foule entre ; un perruquier (c’étaient, nous l’avons dit ailleurs, les valets des grands seigneurs) frappe mortellement Basville d’un coup de rasoir. Il expira le lendemain. Les infâmes, qui le tenaient dans leurs mains, afin de le déshonorer après l’avoir égorgé, ont soutenu que, touché de leur douceur apostolique, il avait démenti les croyances de toute sa vie, et qu’il avait communié des mains de ses assassins.

Le pape se lava les mains du sang de Basville. Que fit-il pour prévenir sa mort ? Que fit-il pour la punir ? Le gouvernement pontifical se garda bien de trouver le perruquier que tout le monde connaissait et montrait.

Quoi qu’il en soit, il ne se lavera pas devant l’histoire de la mort de Louis XVI. C’est lui, on peut le prouver, qui, de degré en degré, l’affermissant dans ses résistances, lui en faisant un devoir, l’a mené jusqu’à la mort.

Il ne se lavera pas du sang des cinq cent mille hommes qu’a coûtés la guerre de l’Ouest. Dès le 29 mars 1790, il avait dénoncé au roi que s’il approuvait les décrets relatifs au clergé, la guerre civile commencerait. Dans cette lettre insolente, il disait doucereusement, mêlant le fiel et le miel : « Nous avons employé jusqu’ici tout notre zèle à empêcher que par nous il n’éclatât un mouvement » ; faisant entendre que ce mouvement pouvait éclater de lui-même. En quoi il mentait. Le mouvement n’était alors nullement préparé. Le paysan était loin encore de s’entendre avec la noblesse dans une guerre religieuse. Il y fallait du temps, un art infini du clergé, secondé du zèle aveugle des femmes. Le paysan était ému ; mais lui faire prendre les armes, c’était une œuvre laborieuse de ruse et de calomnie.

Les lettres du pape que nous avons sous les yeux indiquent peu de conviction. En 1790, les décrets du clergé lui semblent simplement schismatiques ; il n’ose encore dire que le fond de la religion y soit intéressé. En 1791, les mêmes décrets sont devenus hérétiques ; le pape les qualifie tels ; le progrès de la colère les a fait changer de nature.

La guerre tardait trop, au gré du père des fidèles ; il attendait, réclamait l’effusion du sang. Dans ce but, il envoie au jeune empereur François II le vénérable abbé Maury. Il le prie, le sollicite de tirer l’épée. Le 8 août 1792, il le remercie de ce qu’enfin il va ouvrir la campagne.

Celle du pape était ouverte dès longtemps dans nos provinces d’Ouest. Il guerroyait à sa manière par la diffusion des lettres et des bulles qu’il adressait aux évêques. Ses lettres au roi, moins publiques, étaient cependant connues du clergé qui les divulguait ; de confidence en confidence, la Bretagne, l’Anjou, la Vendée, étaient parfaitement instruits des injonctions du pape au roi. La foudre pontificale tonnait dans toutes les chaires de l’Ouest. L’hiver, aux veillées des chaumières bretonnes, sans mystère et sous les yeux du Français qui ne comprend pas, le prêtre prêche la guerre civile dans le sombre idiome qu’on dirait la langue des morts. Il commente la dernière bulle, l’instruction suprême du cardinal Zelada, tirée en nombre innombrable, jetée par ballots sur les côtes par des chaloupes anglaises.

Nous avons dit les premiers résultats : août 1792, la sanglante bataille de Châtillon et Bressuire ; octobre, la petite affaire du Morbihan, petite, mais sauvage, hideuse, où l’on vit des femmes, aliénées de fureur et comme ivres de la peur qu’on leur faisait de l’enfer, se ruer contre la mort, à la bouche des fusils ; la mort devant, l’enfer derrière : la mort était encore ce qui leur faisait moins peur.

Ce fut pendant tout l’hiver un silence formidable, une résistance d’inertie extraordinaire ; plus d’impôts, plus de levées d’hommes ; tout magistrat impuissant, toutes les lois suspendues. Les prêtres empêchaient spécialement le recrutement de la marine. L’homme aurait voulu partir qu’il ne l’aurait pu. La femme se pendait à lui, s’accrochait à ses habits. Le spectacle de nos côtes était déplorable. Nos ports, nos arsenaux, étaient déserts. La trahison générale de nos officiers de marine, qui tous étaient sortis de France, nous livrait à l’ennemi. Ah ! quiconque a du souvenir, quiconque se rappelle la situation où la France resta deux cents ans, tant que les Anglais possédèrent Calais, intervenant dans nos affaires, pillant la contrée, pillant le détroit, celui, dis-je, qui s’en souvient, croira ne pouvoir trop maudire les fous criminels qui, par leur désertion, ouvraient nos ports aux Anglais.

Qui donc défendit la France ? La Bretagne républicaine ; que ce soit sa gloire immortelle. Oui, quelques centaines de bourgeois des villes, des paysans (spécialement ceux du Finistère), allèrent d’eux-mêmes servir les batteries des côtes, marchèrent en fortes patrouilles le long de la mer, attendant chaque nuit les descentes de Jersey, ayant derrière eux tout un peuple de sauvages fanatiques, devant eux les voiles anglaises. La France les oubliait, l’Angleterre les menaçait, l’émigration revenait, le sol tremblait sous leurs pas : ils restèrent debout et neutralisèrent un monde, de leurs bras prêts à frapper, de leurs regards héroïques.

Comment les Anglais ne profitaient-ils pas d’une telle situation ? Qui pouvait sérieusement les empêcher de débarquer ? Les émigrés de Jersey les en priaient à genoux. Charette les en pria bientôt ; on le voit dans les Mémoires de Mme  de La Rochejaquelein.

M. Pitt, pour débarquer, voulait absolument un port, Lorient ou La Rochelle. Il trouvait d’ailleurs son compte à attendre, voulant voir comment, et en Angleterre et en France, irait la marée montante du fanatisme contre-révolutionnaire.

On travaillait la légende, on ornait de cent fictions le supplice du roi martyr. On montrait le mouchoir sanglant ; quelques-uns même ont assuré qu’il fut arboré à la Tour de Londres. On répandit le mot fameux : « Fils de saint Louis, montez au ciel[3]. »

Mais ce qui servit le mieux dans l’Europe la contre-révolution, ce furent les récits exagérés, amplifiés, qu’on fit partout des pillages de Paris. Vers la fin de février, la création récente d’un nouveau milliard d’assignats, sans autre gage que la vente future des biens de l’émigration, ébranla la confiance. La monnaie de papier baissa de valeur. L’ouvrier dont la journée n’était pas augmentée se trouva recevoir dans l’assignat de même titre, une valeur réellement moindre, insuffisante à ses besoins. Il recevait moins, et le boulanger, l’épicier, lui demandaient davantage. Sa fureur se tourna contre eux, contre tout le commerce, contre l’accaparement. Tous demandaient que la loi imposât au marchand un maximum des prix qu’il ne pourrait dépasser. Ils ne songeaient pas qu’une telle mesure, arrêtant la spéculation, amènerait la pénurie, la disette de toutes choses, et par là, infailliblement, enchérirait les denrées. Marat, non moins ignorant et non moins aveugle, souffrant aussi (il faut le dire) de l’extrême détresse du peuple qu’il voyait de près, formula avec une violence furieuse les colères de la multitude. Chose étrange ! et qui peint la mobilité de son caractère, il avait montré, le 12 février, une modération remarquable. Avec Buzot et la Gironde, il avait réprimandé énergiquement les signataires d’une pétition anarchique, qui voulaient dicter à la Convention une loi sur les subsistances, tirer d’elle un maximum. Et, le 23 février, il imprime ces paroles : « Le pillage des magasins, à la porte desquels on pendrait quelques accapareurs, mettrait fin à ces malversations… » Le lendemain 24, on pille. La foule, docile à son apôtre, enfonce les portes des boulangers, force les magasins d’épiciers, se distribue, en les taxant au prix qu’elle croit raisonnable, le savon, l’huile et la chandelle, des denrées même de luxe, le café et le sucre. Le désordre eût été peut-être plus loin, sans l’intervention des fédérés de Brest, qui étaient encore à Paris. Marat, accusé à la Convention, montra la sécurité, l’aplomb d’un fou furieux. La Gironde obtint, pour l’honneur national, que les tribunaux fussent chargés de poursuivre « les auteurs et instigateurs du pillage ».

Belle occasion pour les étrangers de définir la France un peuple de brigands et de voleurs. Quelque triste que fût l’affaire, il faut dire pourtant que la conscience nationale la ressentit vivement. Plusieurs de ceux qui y trempèrent en restèrent inconsolables. J’ai sous les yeux un procès-verbal de la section de Bonconseil (Archives de la police), où l’on voit un citoyen qui vient avec larmes avouer qu’il a eu la faiblesse de recevoir du sucre à la distribution qui s’en faisait ; il a suivi le torrent, il se repent, il craint de rester indigne du titre de citoyen.

Ces violences déplorables n’étaient pas toujours, on le voit, les témoignages certains d’une profonde immoralité. Encore moins pouvait-on supposer que ceux qui accomplissaient de tels actes étaient imbus de doctrines anti-sociales. La France d’alors était naïve, emportée, aveugle, bien plus que celle d’aujourd’hui… Elle n’en prêtait que mieux le flanc aux furieuses accusations des contre-révolutionnaires. Abandonnée peu à peu des sympathies de l’Europe, de moins en moins visitée des étrangers, elle devenait une espèce d’île sur laquelle on pouvait mentir à l’aise, entasser les fictions, comme les géographes du Moyen-âge sur les régions inconnues. La bruyante trompette irlandaise que louait M. Pitt à deux mille francs par mois, Burke, avait donné à nos ennemis la formule qu’ils développèrent, définissant la Révolution française par ce vers de Milton : « Monstre informe, enfanté du chaos et de l’enfer. » Monti amplifia ce texte dans le poème où il célèbre l’assassinat de Basville. La Convention pour lui est le Pandémonium ; à son nom il entend mugir la tartarea tromba.

Notre ambassadeur, quittant Londres, y laissait un homme dont la vie a été un mensonge continu, Talleyrand. Talleyrand et Dumouriez, un traître et un traître, s’entendaient et correspondaient. On va voir les résultats.

Dumouriez, au 1er  janvier, était venu à Paris voir comment tournait le vent. Il y fit un personnage tout extraordinaire. Au lieu de se mettre franchement, loyalement, aux ordres de la Convention, de se montrer à face ouverte, comme il convenait au plus glorieux serviteur de la République, il se tint enveloppé de mystère, retiré le plus souvent dans une petite maison de Clichy. De là, sous différents costumes, peu reconnaissable, il s’en allait tantôt au faubourg Saint-Antoine pour tâter Santerre, Panis, les amis de Robespierre, tantôt il essayait, au comité diplomatique, de tromper Brissot et les Girondins. Il eut lieu de voir bientôt que personne ne le croyait. Que fit-il alors ? Il essaya une machine, qui, si elle eût bien joué, eût fait de Dumouriez le pivot de la politique, le centre de l’action générale, et, pour ainsi dire, l’arbitre du monde.

Un homme qui appartenait à Dumouriez et lui devait tout, le ministre français à La Haye, vient dire à Paris que la Hollande et l’Angleterre ne demandent qu’à rester neutres, mais qu’elles ne veulent point traiter avec la Convention ni avec le ministère, qu’elles négocieraient volontiers avec une seule personne, le général Dumouriez. Même assurance donnée par un agent de Talleyrand, qui était resté à Londres et semblait parler de la part de Pitt, tandis que Pitt le méprisait et ne daignait pas le voir.

Il y avait dans le conseil deux honnêtes gens, fort crédules, les ministres des affaires étrangères et de la justice, Tondu-Lebrun et Garat. Ils mordirent à cette amorce. Mais les trois autres ministres, le Girondin Clavières, les Jacobins Pache et Monge, virent parfaitement que tout ceci était l’œuvre de Dumouriez ; il donnait pour une ouverture des Anglais ce qu’il avait lui-même demandé, sollicité à La Haye, à Londres. Le nom seul de Talleyrand, l’un des émigrés constitutionnels, caractérisait assez la trame et le plan des associés. Dumouriez faisait croire aux puissances qu’il fallait ménager en lui le seul homme qui pût rétablir un roi en France, avec quelque semblant de constitution.

Ce beau plan fut reçu fort mal au comité diplomatique, où dominaient Brissot et la Gironde. Il confirmait ce que Brissot avait écrit déjà dès la fin de 1792, que Dumouriez était un homme très suspect, dont il fallait se défier. Brissot avait en pensée un tout autre général, honnête et incorruptible, son ami personnel et celui de Pétion ; nous en parlerons tout à l’heure (page 343). Mais comment substituer cet inconnu à Dumouriez ? Comment briser l’homme de Valmy et de Jemmapes, celui en qui seul l’armée avait confiance ? On ne pouvait y songer. Si la Gironde l’eût tenté, elle n’eût fait que jeter Dumouriez dans les bras de la Montagne. Elle en eût fait une idole populaire, une glorieuse victime, un Bélisaire persécuté par la tyrannie, outragé sous ses lauriers… Quel beau texte de déclamation ! Dumouriez, du reste, en homme prévoyant, prenait ses précautions du côté de la Montagne. Non seulement il pratiquait les amis de Robespierre, mais il caressait la Commune et les hommes de septembre.

Ne pouvant briser Dumouriez, il restait à l’employer de façon qu’il fût forcé de suivre la droite ligne révolutionnaire, le lancer, malgré lui, lorsqu’il voulait négocier, dans la guerre et dans la gloire. L’opinion générale qu’on avait de son indifférence politique faisait croire que, ne tenant fort à aucun parti, il pouvait entrer encore dans une voie qui était réellement celle de son intérêt aussi bien que de l’honneur. Telle fut l’opinion des Girondins ; opinion hasardeuse sans doute. Mais enfin que faire ? Danton était, en ceci, de l’avis de la Gironde. Robespierre même, le 10 mars, et Marat, le 12, avouèrent que, quel que fût Dumouriez, on ne pouvait faire autrement que se fier à lui. « Qu’il était lié par son intérêt au salut public. »

Un seul homme lui fut invariablement contraire. Cambon avait toujours dit avec un ferme bon sens que Dumouriez était un malhonnête homme, un traître, né pour livrer la France.

La foi immense qu’avaient les Girondins à l’infaillible progrès de la Révolution leur fit mépriser ces augures. Ils la voyaient déjà, en esprit, marcher à travers l’Europe, comme une invincible trombe. Ils croyaient que les individus, bons ou mauvais, fidèles ou non, emportés d’un tel tourbillon, seraient bien forcés d’aller droit. Dumouriez, bon gré mal gré, irait comme l’épée fatale de la liberté, dirigée d’en haut. Brissot n’était pas seulement fanatique, il était dévot à la Révolution, et, comme tout dévot, croyait aux miracles ; il croyait d’une ferme foi qu’avec ou sans instrument, avec ou sans moyens humains, sa divinité vaincrait… De grands signes lui semblaient apparaître à l’horizon ; l’Angleterre était en fermentation ; la Tour de Londres branlait… L’Irlande, exhumée du sépulcre, jetait son linceul. Des bataillons nationaux se formaient sous le double emblème de la harpe et du bonnet de l’égalité. L’aimable et jeune Fitz-Gerald, qui venait à Paris fraterniser avec la France, jurait qu’au premier signal l’Irlande allait se soulever. L’Angleterre, attaquée derrière par les Irlandais, devant par la France, ne verrait plus qu’ennemis.

Plusieurs historiens assurent que M. Pitt, jaloux de mettre les premiers torts de notre côté, fit tout pour mystifier le crédule Brissot et lui faire proposer la déclaration de guerre. C’est ignorer tout à fait la France d’alors et la Gironde. La pensée nationale, et le plan des Girondins, dès longtemps arrêté d’avance, était de prendre partout l’offensive, de lancer par toute la terre la croisade de la liberté. Cela était audacieux, mais cela était raisonnable ; au lieu d’attendre l’attaque, il fallait aller au-devant, mettre tous les peuples en demeure de revendiquer leurs droits.

L’offensive universelle fut prise par Louis XIV dans la succession d’Espagne ; il n’attendit pas l’Europe, il alla à elle. Et la France aurait attendu, quand elle pouvait avancer avec la force d’un principe, avancer sous son drapeau, le drapeau des libertés du monde !

La déclaration de guerre à l’Angleterre fut proposée par Brissot, votée unanimement le 1er  février.

Elle finit cet état douteux qui n’était ni paix ni guerre, elle posa la France dans une situation hardie et loyale, elle tira le fil de la politique des mains équivoques qui essayaient de le saisir, et coupa la mauvaise trame que croyait filer Dumouriez.

  1. « Quelle différence ! disaient-ils ; nous avons tué Charles Ier légalement, juridiquement. Le procès a été fait par des juges, non par la Chambre. Le roi, jusqu’à la dernière heure, a été traité honorablement. On l’a décapité, mais avec respect. » Il y a eu, il est vrai, une bien grande différence ; toutefois la France pourrait dire qu’en un point elle a traité plus favorablement son roi. Louis XVI a été longuement, prolixement défendu. Charles Ier a voulu parler, au moins après la sentence, consolation que les juges laissaient souvent au condamné, et il a été entraîné sans pouvoir dire une parole.
  2. Entre autres preuves malheureusement trop certaines de ceci, voir la terrible enquête de l’évêque Ricci sur les mœurs des couvents de Toscane (dans Potter, Vie de Ricci, et dans Lasteyrie, Histoire de la Confession). Mais ce que Ricci n’a pas osé éclaircir, c’est le remède atroce du libertinage monastique : l’universalité de l’infanticide. La chose a éclaté à Naples. Tel couvent de femmes recélait, dans l’épaisseur des murailles, une galerie sépulcrale, comble d’enfants morts. La puissance siccative du climat, qui momifie les cadavres, annulait l’odeur et favorisait le crime d’une fatale discrétion.
  3. Le confesseur lui-même a imprimé un mot tout différent. — Pour le mot inventé, un de mes amis, fort jeune alors, l’a vu et entendu faire. Les pavillons qu’on voit à l’entrée des Champs-Élysées étaient encore occupés par un restaurateur. Deux journalistes, pour assister à l’exécution, allèrent y dîner. « Qu’aurais-tu dit à la place du confesseur ? dit l’un des deux à son ami. — Rien de plus simple ; j’aurais dit : Fils de saint Louis, montez au ciel ! »