Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IX/Chapitre 7


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CHAPITRE VII

LE PROCÈS. — LE ROI AU TEMPLE. — L’ARMOIRE DE FER
(NOVEMBRE-DÉCEMBRE 1792.)


Il eût fallu que le procès du roi fût celui de la royauté. — Opinions de Grégoire et de Thomas Payne. — Imprudence de la Montagne et de la Commune, qui provoquent la pitié. — État de la famille royale au Temple. — Dépenses considérables pour les prisonniers. — Comment le roi était nourri. — Intérêt que la Commune témoigne aux serviteurs de Louis XVI. — Quelle foi on doit avoir à la légende du Temple. — Papiers du roi dans l’armoire de fer. — Roland saisit les papiers et les emporte chez lui. — Ces papiers n’accusent guère que le roi et les prêtres. — Le procès est repris le 3 décembre.


Le procès une fois lancé, une chose était désirable, pour la France ; pour le genre humain, c’était qu’on lui donnât toute sa grandeur, qu’il n’amenât pas seulement la condamnation d’un individu, si facile à remplacer, mais la condamnation éternelle de l’institution monarchique.

Ce procès, conduit ainsi, avait la double utilité de replacer la royauté où elle est vraiment, dans le peuple, de constater le droit de celui-ci et d’en commencer pour lui l’exercice par toute la terre ; d’autre part, de mettre en lumière ce ridicule mystère dont l’humanité barbare a fait si longtemps une religion, le mystère de l’incarnation monarchique, la bizarre fiction qui suppose la sagesse d’un grand peuple concentrée dans un imbécile, — gouvernement de l’unité, dit-on, comme si cette pauvre tête n’était pas ordinairement le jouet de mille influences contraires qui se la disputent.

Il fallait que la royauté fût traînée au jour, exposée devant et derrière, ouverte, et qu’on vît en plein le dedans de l’idole, vermoulue, la belle tête dorée, pleine d’insectes et de vers.

La royauté et le roi devaient être très utilement condamnés, jugés et mis sous le glaive. Le glaive devait-il tomber ? C’était une autre question. Le roi, confondu avec l’institution morte, n’était qu’une tête de bois, vide et creuse, rien qu’une chose. Que si l’on frappait cette tête et qu’on en tirât seulement une goutte de sang, la vie était constatée ; on recommençait à croire que c’était une tête vivante ; la royauté revivait.

L’opinion la plus prudente, à ce point de vue, la plus sage qui ait été émise dans le procès du roi, ne sortit ni de la Gironde ni de la Montagne. Ce fut celle de Grégoire et de Thomas Payne.

Grégoire votait avec la gauche et n’était ni Jacobin ni Montagnard. Payne avait été accueilli de la Gironde, était lié avec elle, mais n’était pas Girondin.

Tous deux étaient des esprits fort indépendants et qui passaient pour bizarres. Grégoire, sanguin, emporté, violent, effervescent, d’un caractère en désaccord avec sa robe de prêtre ; Payne, d’un flegme extraordinaire, plus qu’Anglais, qu’Américain, couvrant de la placidité apparente d’un quaker une âme plus naturellement républicaine que ne le fut peut-être celle des plus brillants zélateurs de la République.

Le discours de Grégoire était foudroyant pour Louis XVI. Il faut le juger, disait-il, mais il a tant fait pour le mépris qu’il n’y a plus place à la haine. Et il l’accablait d’un trait ; c’est qu’au 10 août il avait pu abandonner ses serviteurs à la mort ; tranquille au sein de l’Assemblée, il mangeait, pendant qu’on mourait pour lui.

Payne, dans une lettre qu’il écrivit à la Convention (il ne parlait pas notre langue), se prononçait de même contre l’inviolabilité. Il voulait qu’on fit le procès, non pas pour Louis XVI qui n’en valait pas la peine, mais comme un commencement d’instruction judiciaire contre la bande des rois. « De ces individus, dit-il, nous en avons un en notre pouvoir. Il nous mettra sur la voie de leur conspiration générale. Il y a aussi de fortes présomptions contre M. Guelfe, électeur de Hanovre, en sa qualité de roi d’Angleterre. Si le procès général de la royauté fait voir qu’il a acheté des Allemands, payé de l’argent anglais le landgrave de Hesse, l’exécrable trafiquant de chair humaine, ce sera une justice envers l’Angleterre de lui bien établir ce fait. La France, devenue république, a intérêt de rendre la révolution universelle. Louis XVI est très utile pour démontrer à tous la nécessité des révolutions. »

Que la forme fût bizarre ou non, le fond de cet avis était la sagesse même. Il fallait faire du procès du roi celui de la royauté, le procès général des rois. Le seul peuple qui fût république, c’est-à-dire qui fût majeur, agissait pour tous les autres qui étaient mineurs encore, procédait contre les tuteurs infidèles qui les retenaient en minorité. En agrandissant ainsi le procès et le transportant dans une sphère supérieure, la France se plaçait bien haut elle-même ; elle siégeait comme juge dans la cause générale des peuples et méritait la reconnaissance du genre humain.

Ni la Montagne ni la Gironde ne semblent avoir compris ceci. L’une et l’autre laissèrent au procès un caractère individuel.

On pouvait douter s’il n’eût pas mieux valu ne pas commencer le procès. Mais, une fois décidé, il fallait y entrer franchement, vigoureusement, n’y mettre ni retard ni obstacle. C’est ce que ne fît point la Gironde. Elle se laissa traîner, elle se rendit suspecte. Elle chercha sur la route des diversions politiques. Elle fut si maladroite qu’elle finit par faire croire qu’elle était royaliste (ce qui était faux), qu’elle voulait blanchir le roi et l’innocenter (ce qui était faux). La défiance et l’esprit de contradiction allèrent augmentant ; une foule d’hommes, modérés d’abord, s’indignèrent à l’idée qu’on allait escamoter le coupable et désirèrent dès lors la tête de Louis XVI.

La Montagne, d’autre part, montra une passion si furieuse et si acharnée qu’elle excita pour lui un intérêt extraordinaire. Ce fut elle, en réalité, qui blanchit le roi ; on fut tenté de croire qu’un homme si cruellement poursuivi était innocent : telle est la disposition plus généreuse que logique du cœur. La Montagne vint à bout de la Gironde, l’écrasa et l’avilit. Mais elle releva Louis XVI, le glorifia, lui mit l’auréole au front. Elle gagna la partie dans la Convention, et elle la perdit par-devant le genre humain.

Mais le coup le plus grave, le plus cruel, qui pût être porté à la Révolution, ce fut certainement l’ineptie de ceux qui tinrent constamment Louis XVI en évidence, sous les yeux de la population et en rapport avec elle, qui le laissèrent voir à tous, comme homme et comme prisonnier, qui dévoilèrent ce qu’il avait d’intéressant, son foyer, qui le montrèrent au milieu de sa belle famille, prisonnière comme lui, qui n’oublièrent rien, ce semble, pour soulever la pitié, arracher les larmes.

Donnez-moi un prisonnier, le moins intéressant des hommes, fût-il très coupable et de ces crimes qui éteignent la pitié, avec le régime que la Commune établit au Temple, je vais vous faire pleurer tous.

Chaque jour, la Commune envoyait de nouveaux municipaux au Temple. Chaque jour, toutes les vingt-quatre heures, un nouveau détachement de gardes nationaux en relevait les postes intérieurs et extérieurs. Ces gens arrivaient, la plupart, fort contraires au roi, pleins de la passion du temps, l’outrage à la bouche. Comment sortiraient-ils le lendemain ? Tout autres, entièrement changés. Beaucoup arrivaient Jacobins et revenaient royalistes.

Voici la conversation qui s’établissait le soir où l’homme descendait de garde, entre lui et sa femme, impatiente et curieuse : « Eh bien, as-tu vu le roi ? — Oui, disait l’homme tout triste. — Mais comment est-il ? et que faisait-il ? — Ma foi ! je ne peux pas dire autrement, le tyran a l’air d’un brave homme. Je l’aurais pris, si je n’avais été prévenu, pour un bon rentier du Marais. Il passe le temps, quand il a fait ses prières, à étudier avec son fils, et tout exprès il s’est remis au latin… — Et encore ? — Eh bien, encore, il s’occupe à chercher le mot des énigmes du Mercure pour désennuyer sa femme… — Et encore ? — Ma foi, la nuit il soigne son valet de chambre ; il s’est levé en chemise pour lui donner la tisane… » Qu’on juge de l’effet de ces détails naïfs ; la femme éclatait en sanglots, et souvent le mari lui-même laissait échapper des larmes.

Ce qui frappait le plus les gardes nationaux et leur faisait croire que le roi pouvait fort bien être innocent, c’était la profondeur et le calme de son sommeil. Tous les jours après le dîner, il s’endormait pour deux heures, au milieu de sa famille, parmi les allants et les venants. Ce sommeil était celui d’un homme en parfait état de conscience, qui se sent juste et bien avec Dieu.

Sanguin et replet, comme il était, l’air, l’exercice, lui étaient fort nécessaires, il souffrait de la prison. L’humidité de la tour lui donna, à l’entrée de l’hiver, des fluxions et des rhumes. Sa sœur, Madame Élisabeth, jeune et forte personne de vingt-huit ans, avait le même tempérament ; dans sa très pure virginité elle souffrait beaucoup du sang, des humeurs. On fut obligé, au Temple, de lui établir un cautère. Elle passait le temps à coudre et raccommoder, ou bien à lire les offices. La pauvre princesse n’avait pas une dévotion bien haute, ni beaucoup d’instruction, si j’en juge par ses cahiers de jeune fille que j’ai sous les yeux. On avait essayé aux Tuileries de lui apprendre l’anglais et l’italien, et elle étudiait cette dernière langue dans le plus sot livre religieux dont personne ait connaissance, la Canonisation du bienheureux Labre, faite au dernier siècle.

Quelque inquiète que fût la surveillance de la Commune, ce jeune gouvernement révolutionnaire était si nouveau dans la tyrannie qu’on trouvait mille moyens, sous ses yeux mêmes, d’arriver à la famille royale. Il suffisait pour cela d’avoir l’air d’un furieux patriote, de crier, gesticuler, de vomir contre le roi des injures et des menaces. Non seulement la garde et les municipaux approchaient du roi, mais des ouvriers qui travaillaient à la tour, des inconnus même parfois, sans prétexte ni motif. Beaucoup achetaient, par cette comédie de colère patriotique, la facilité de le voir, l’occasion de le servir. C’est ce que la famille royale ne comprenait pas toujours. Elle sut mauvais gré à Cléry, le fidèle valet de chambre, de manger et faire gras avec ostentation les jours que le roi jeûnait. Elle s’indigna de voir un médecin, très zélé pour elle, plein de cœur, et qui réclamait en sa faveur près de la Commune, faire un jour, devant le roi, une dissertation sur l’éducation démocratique qui convenait au dauphin. L’objet de la plus vive aversion de la famille royale était un concierge du Temple, le sapeur Rocher, qui ne perdait nulle occasion d’afficher l’insolence. Cet homme pourtant était un agent de Pétion, placé là par la Gironde ; il appartenait au parti qui voulait épargner le sang du roi. Détesté de la famille royale, il n’en fut pas moins dénoncé aux clubs et n’eut pas peu de peine pour s’excuser aux Jacobins. On le chassa en décembre.

Les traitements dont le roi pouvait avoir à se plaindre ne tenaient nullement au mauvais vouloir de la Convention. Pétion avait eu l’idée humaine certainement, politique peut-être, de le garder au centre de la France, loin de l’émeute, loin de Paris, que sa présence agitait, dans une résidence très digne d’un roi fainéant, à Chambord, de l’engraisser là. On eût eu seulement à craindre, par la Loire, quelque coup des Vendéens. On pensait au Luxembourg ; mais il y avait le danger d’une fuite par les catacombes. La Commune exigea qu’on le mît au Temple, et la Convention le vota ainsi, entendant par là le palais du Temple.

Ce ne fut qu’au moment même de la translation, et lorsque Pétion avait déjà amené la famille royale au palais, que la Commune, alarmée par une dénonciation, décida qu’il devait être renfermé au donjon du Temple. Ordre d’exécution difficile ; rien n’était prêt. La tour n’avait jamais eu d’habitant, depuis des siècles, qu’un portier ou un domestique. Ce logis abandonné n’offrait, dans son étroit circuit, que de misérables galetas, de vieux lits, fort sales. Manuel en rougit lui-même lorsqu’il y amena le roi. On travailla immédiatement à rendre le logis plus propre et plus habitable.

La Convention n’avait pas marchandé pour la subsistance du roi. Elle vota tout d’abord la somme de cinq cent mille livres. Sur cette somme, en quatre mois, la dépense de la bouche fut de quarante livres, c’est-à-dire de dix mille livres par mois, soit trois cent trente-trois livres par jour (en assignats, mais alors ils perdaient très peu) ; c’était une dépense suffisante en vérité pour un temps de famine et de misère générale.

Louis XVI avait, au Temple, trois domestiques et treize officiers de bouche. Il avait chaque jour, à dîner, « quatre entrées, deux rôtis, chacun de trois pièces, quatre entremets, trois compotes, trois assiettes de fruit, un petit carafon de Bordeaux et un de Malvoisie ou de Madère ». (Rapport du 28 novembre.) Ce vin était pour lui seul ; la famille n’en buvait pas.

Cette nourriture, convenable pour un homme qui eût passé les jours à la chasse, dans les bois de Rambouillet ou de Versailles, était beaucoup trop forte pour un prisonnier. Toute la promenade était, non pas une cour, non pas un jardin, mais un malheureux terrain sec et nu, avec deux ou trois compartiments de gazon flétri, quelques arbres rabougris, effeuillés au vent d’automne. Là, tous les jours, à deux heures, la famille royale venait prendre un peu d’air et faisait jouer l’enfant. Elle y était l’objet de la curiosité peu respectueuse des gardes nationaux, qui se renouvelaient chaque jour. Des paroles grossières, outrageantes, échappaient parfois, parfois des mots licencieux qu’on eût dû épargner aux oreilles des princesses. L’attitude de la reine, il faut le dire (je parle ici d’après le témoignage de mon père, qui monta la garde au Temple), était souverainement irritante et provocante. La jeune dauphine, malgré le charme de son âge, intéressait peu ; plus Autrichienne encore que sa mère, elle était toute princesse et Marie-Thérèse ; elle armait ses regards de fierté et de mépris.

Le roi, avec l’air myope, le regard vague, la démarche lourde, le balancement ordinaire aux Bourbons, faisait à mon père l’effet d’un gros fermier de la Beauce.

L’enfant était joli et intéressant ; il avait toutefois (on peut en juger par ses portraits) l’œil d’un bleu cru, assez dur, comme l’ont généralement les princes de la maison d’Autriche. Très affiné par sa mère, il comprenait tout, sentait parfaitement la situation et montrait souvent de l’adresse, une innocente petite politique, qui surprenait dans un enfant si jeune et allait au cœur.

Quel était en réalité le traitement fait par la Commune à la famille royale ? Rigoureux certainement, plein de défiance, quelquefois de vexations. Il faut songer qu’on ne parlait que de tentatives d’enlèvement, que des rassemblements suspects étaient toujours autour du Temple, que la garde nationale, introduite chaque jour, était mêlée de royalistes. On comprend parfaitement l’inquiétude de la Commune, qui répondait d’un tel dépôt à la France.

N’oublions pas non plus que ces terribles magistrats de la Commune étaient les moins libres des hommes, qu’à chaque instant il leur fallait obéir à un bien autre tyran et le plus terrible, le caprice populaire, ému parfois au hasard d’un faux bruit, d’une délation. Sur un mot mal rapporté, peut-être entendu de travers, on courait à l’Hôtel de Ville, on enjoignait à la Commune telle mesure nouvelle pour garder le Temple. Il ne restait qu’à obéir.

Le valet de chambre, M. Hue, raconte qu’en septembre, mené, enfermé à l’Hôtel de Ville, il ne trouva dans Manuel que douceur et qu’humanité. Manuel s’absentant fut suppléé par Tallien, au grand chagrin du valet de chambre. Il voit entrer dans son cachot un jeune homme d’une physionomie douce, qui lui montre beaucoup d’intérêt, le console et lui donne espoir ; ce jeune homme était Tallien.

M. Hue, sorti de prison et demandant avec une honorable obstination à rentrer dans le Temple, alla solliciter la protection de Chaumette, devenu alors, comme on va voir, procureur de la Commune. Chaumette le reçut à merveille et ferma sa porte pour mieux lui parler. Il lui conta toute sa vie, son emprisonnement à la Bastille pour un article de gazette, comme s’il eût voulu s’excuser, sur ces persécutions, de sa violence actuelle. Il nomma à M. Hue les traîtres qui se trouvaient parmi les serviteurs du roi. Il parla avec intérêt du petit dauphin : « Je lui ferai donner quelque éducation, dit-il ; mais il faudra bien l’éloigner de sa famille pour qu’il perde l’idée de son rang. Quant au roi, il périra. » Puis, s’adressant à M. Hue : « Le roi vous aime », dit-il. Et comme Hue fondait en larmes : « Pleurez, dit Chaumette, donnez cours à votre douleur… Je vous mépriserais si vous ne regrettiez votre maître. »

Chaumette a été guillotiné, ainsi que toute la Commune. Une bonne partie de la Montagne l’a été aussi. Ils n’ont pas eu le temps d’écrire, ils ont abandonné leur mémoire aux hasards de l’avenir. Les royalistes, au contraire, qui se posent comme seules victimes et réclament pour eux seuls la commisération publique, ont survécu et ont eu tout le temps, tout le loisir d’arranger à leur guise ces événements. Qui nous les a racontés ? Pas un Jacobin, pas un Montagnard, pas un homme de la Commune. Les seuls témoins par lesquels nous connaissons les détails du séjour du roi au Temple, ce sont ses valets de chambre. C’est M. Hue, qui imprime à l’imprimerie royale, en 1814, en pleine réaction. C’est Cléry, qui imprime à Londres en 1798, parmi les Anglais et les émigrés, qui tous avaient intérêt à canoniser celui dont la mort les servait si bien. Notez que telles anecdotes, trop naïves, de cette première édition ont été hardiment supprimées dans l’édition française. Nous avons encore de prétendus Mémoires de Madame d’Angoulème, écrits à la tour du Temple, où elle ne pouvait écrire, n’ayant jamais eu ni papier ni encre. Ceux qui vinrent la délivrer furent touchés de voir qu’elle était réduite à charbonner sur les murs.

Les royalistes ont si prodigieusement usé de fraudes pieuses et de saints mensonges dans leurs actes des martyrs (spécialement pour la Vendée), nous les surprenons si souvent en flagrant délit, lorsque nous pouvons contrôler, qu’il faut bien qu’ils nous permettent de conserver quelques doutes sur maint détail de cette légende du Temple, où ils parlent seuls dans leur propre cause. Parfois, ils se contredisent entre eux, et l’on pourrait discuter. Je n’essayerai pas de le faire. Je regrette seulement que les historiens aient copié docilement, développé même parfois la prolixe légende des chroniqueurs de parti.

De très bonne heure, on put remarquer que cette affaire, conduite maladroitement, brutalement, par le gouvernement de la foule et du hasard, présentée habilement au point de vue légendaire par le parti royaliste, aurait un effet terrible dans l’opinion, que tout l’intérêt serait pour le coupable, la haine pour les juges, pour la France révolutionnaire. Les tyrans sont plus habiles ; ils ne montrent pas leurs victimes, ils les cachent, les enfouissent, les enterrent au donjon du Spielberg, aux puits de Venise. Dans sa prison tout ouverte, sur l’échafaud même, Louis XVI trônait encore. Qui savait la destinée, qui compatissait aux souffrances des martyrs de la liberté, que, pendant ce temps, Catherine faisait mourir en Sibérie ?

Il y avait bien des raisons de presser ce fatal procès qui créait tous les jours de nouveaux partisans au roi. Chose remarquable et peu attendue, ce fut la Montagne qui en suspendit le cours (jusqu’au 3 décembre).

Elle voulait, avant tout, et raisonnablement, il faut l’avouer, qu’on examinât sévèrement dans les papiers des Tuileries si, comme le bruit en courait, plusieurs des députés de la Législative, devenus membres de la Convention, n’y étaient pas compromis. Une commission fut chargée de cet examen, et la Gironde se plut à faire nommer rapporteur un des plus violents Montagnards, un vieux légiste d’Alsace, devenu l’élixir des Jacobins, le député Rulh.

Ces papiers excitaient la plus vive curiosité. C’était Louis XVI qui les avait cachés dans un mur des Tuileries. Le prince forgeron avait lui-même, sans autre témoin que son compagnon ordinaire de forge, fabriqué une porte de fer qui, recouverte elle-même d’un panneau de boiserie, fermait la cachette. Le compagnon, d’esprit faible, ne put porter ce grand secret. Il y avait toujours eu d’anciens contes populaires de princes qui faisaient disparaître le dépositaire d’un secret, l’enfouisseur d’un trésor. Tout cela apparemment lui vint en mémoire ; il ne dormit plus, languit. Il s’imagina que le roi avait pu lui jeter un sort ou l’avait empoisonné. Il se rappelait en effet qu’un jour, le roi, le voyant altéré, lui avait versé à boire de sa propre main ; dès ce jour, il avait commencé à dépérir. Sa femme le confirme dans cette pensée. Il veut se venger au moins avant de mourir ; il court chez le ministre de l’intérieur, lui dévoile tout.

M. et Madame Roland crurent qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Ils n’appelèrent personne, n’associèrent personne à la découverte. Roland courut aux Tuileries, ouvrit l’armoire mystérieuse, mit les papiers dans une serviette et revint les verser sur les genoux de sa femme. Après un examen rapide entre les deux époux, après que Roland eut pris note de chaque liasse et inscrit son nom dessus, alors seulement le fatal trésor fut porté à la Convention (20 novembre).

La conduite de Roland en ceci fut étrange, difficile à justifier : ne devait-il pas se faire assister d’une commission de représentants dans la levée des papiers ? Ne devait-il pas les porter immédiatement à l’Assemblée nationale ? Oui, certes, selon l’usage, la loi, la raison, ce semble. Et pourtant, s’il l’eût fait ainsi, il eût fort bien pu se faire que les papiers confiés immédiatement à une commission, placés dans un des bureaux, sous la clé des commissaires, fussent en partie soustraits ou peut-être falsifiés. Ces bureaux n’étaient nullement sûrs. Un membre d’une commission pouvait y venir, dans l’absence des autres, ouvrir, travailler à son aise. Des papiers disparurent plus d’une fois. D’autres, altérés plus ou moins habilement, servirent d’instrument aux haines. On vit, par exemple, produire à la Convention un faux maladroit, honteux ; on avait profité d’un nom peu différent de Brissot ; au moyen d’une légère surcharge, d’un changement d’une lettre ou deux, un ennemi avait entrepris de perdre le célèbre Girondin et le faire passer pour traître. Qui accuser ? Les commis des bureaux ou les représentants eux-mêmes qui, tous les jours, au sein des commissions, avaient les pièces à leur discrétion, les maniaient et les annotaient ?

Les papiers de l’armoire de fer, gardés aujourd’hui aux Archives nationales, portent le seing de Roland. Je suis disposé à croire que le défiant ministre ne les laissa pas échapper de ses mains sans avoir pris cette précaution contre la Convention elle-même, je veux dire contre les mains inconnues auxquelles la Convention allait en confier la garde.

En relisant attentivement cette masse de documents, lettres, mémoires, actes de tous genres, je trouve qu’ils n’ont d’importance sérieuse que contre le roi lui-même et les prêtres qui le dirigeaient. Pas un homme politique de quelque importance n’y est compromis par aucun acte qui puisse faire preuve. Les prêtres apparaissent là dans leur véritable jour, comme auteurs réels de la guerre civile. Depuis les funestes oracles de l’évêque de Clermont, toujours consulté par le roi dès 1789, jusqu’aux fatales et meurtrières philippiques des prêtres de Maine-et-Loire qui lui donnent, en 1792, le courage de la résistance et précipitent sa chute, cette correspondance ecclésiastique présente l’arrière-scène de la Révolution, sa misérable coulisse, la ficelle honteuse qui tira le roi au gouffre.

Le roi lui-même apparaît sous un jour fâcheux, d’un esprit étroit et aigre, ingrat et ne haïssant que ceux qui veulent le sauver ; Necker, Mirabeau, La Fayette, sont les principaux objets de sa haine.

Ce qui est plus triste, c’est de voir combien ce prince dévot entre aisément dans les plans de corruption que lui présentent un ministre confident, Laporte, un magistrat d’une aptitude spéciale aux choses de police, ce Talon qui escamota le fatal papier de Favras, des intrigants, des aventuriers, un Sainte-Foy, et d’autres. Nul scrupule, nulle répugnance, ce semble, du côté du roi ; ces marchés d’hommes lui vont. On le voit avec étonnement passer sans hésitation du confessionnal à la manipulation des consciences politiques.

Maintenant cette corruption écrite, en projets, alla-t-elle jusqu’aux actes ? Les gens que les entremetteurs se vantent d’avoir achetés, le furent-ils effectivement ? Rien ne l’indique, en vérité : je ne vois pas là leurs reçus. Ce que je vois, c’est que la plupart de ces courtiers de consciences sont eux-mêmes des misérables que personne n’aurait voulu croire dans la moindre chose. Qui nous dit que cet argent qu’ils assurent avoir donné ne s’est point arrêté dans leurs poches ?

Le seul qu’on soit tenté de croire est Laporte, quand il nous donne le traité de Mirabeau, les sommes qu’il exigeait pour organiser son ministère de l’opinion publique.

Madame Roland, sans nul doute, eût ardemment désiré trouver quelque chose contre Danton. On ne trouva rien, ni là ni ailleurs. Aujourd’hui encore, il n’y a rien qu’une allégation de ses ennemis, La Fayette et Bertrand de Molleville.

Rulh chercha, comme on peut croire, avidement contre la Gironde et ne trouva rien non plus. Un seul mot contre Kersaint. Et ce mot, en réalité, était son éloge ; un donneur de conseils, voulant guérir le mal par l’excès du mal, proposait de mettre au ministère de la marine un violent patriote, et c’était Kersaint.

Les sauveurs secrets de la monarchie écrivaient au roi que s’il voulait leur donner la légère somme de deux millions, ils se faisaient fort de lui acheter seize des membres les plus remarquables par le talent et le patriotisme, ceux qui menaient l’Assemblée.

Un mot de Guadet, un mot de Barère (accusé vaguement, comme on a vu), prouvèrent qu’il n’y avait rien contre la Législative, que ses membres pouvaient procéder au jugement. Barbaroux le réclama, à l’heure même, et demanda que Louis XVI fût mis en cause.

— Non, dit le Montagnard Charlier, en état d’accusation.

— Mais d’abord, dit un député de la droite, qu’il soit entendu.

Jean-Bon Saint-André : « Louis Capet a été jugé le 10 août ; remettre son jugement en question, ce serait faire le procès à la Révolution ; ce serait vous déclarer rebelles. »

Robespierre reprit cette idée, avec un long développement, un discours très calculé, que personne n’attendait alors, qu’il gardait depuis trois semaines (depuis le discours de Saint-Just), et qu’il lança au moment où la Commune de Paris, renouvelée de la veille, venait d’exprimer son vote pour la mort immédiate. Le discours de Robespierre tirait de cette circonstance une autorité terrible.

Un mot de ce renouvellement de la Commune, qui vient changer la face des choses.