Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IX/Chapitre 5


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CHAPITRE V

LE PROCÈS DU ROI. — ESSAI DE LA GAUCHE POUR TERRORISER LA DROITE. — SAINT-JUST (13 NOVEMBRE 1792).


L’idée morale de la Révolution. — Unanimité morale de la France révolutionnaire jusqu’aux derniers mois de 1792. — Épreuve unique et terrible que subit alors la France. — Il y avait pourtant des motifs de se rassurer. — Le procès, mal engagé par la Gironde, 13 novembre 1792. — Discours meurtrier de Saint-Just. — Figure de Saint-Just. — Ses précédents, ses premiers essais. — Il est nommé, avant l’âge, à la Convention. — Son discours menace la Convention, 13 novembre 1792. — La droite intimidée par l’audace de la Montagne.


Les fédérés des départements restent à Paris ; la France garde la Convention. Celle-ci aura moins à craindre matériellement du dehors. Il lui reste à se bien garder elle-même moralement. On pourra exercer sur elle une terreur d’opinion, si elle reste vacillante, si elle n’asseoit fortement son siège et son tribunal sur un principe invariable, qui lui fasse mépriser les vaines agitations.

C’est la première nécessité au moment grave où commence un procès criminel, un jugement à mort, que le juge, la main sur le cœur, y sente bien nettement sa règle, son principe et sa foi, l’idée tellement sacrée qu’on puisse violer pour elle ce qui semble inviolable, je veux dire la vie humaine.

L’idée du droit étant une, le droit judiciaire, le droit politique, ont le même fondement. Déterminer le principe en vertu duquel va peut-être mourir l’accusé, c’est déterminer le principe dont vit la société qui le juge. La Révolution, en jugeant Louis XVI, allait implicitement se juger aussi, se dire de quelle idée morale elle empruntait sa vie et son droit.

Quelle était l’idée morale de la France ?… Tous nos fameux politiques sourient, remuent la tête à ce mot d’idée. Qu’ils sachent que le glorieux ennemi des idéologues a péri faute d’une idée. Ceux qui vivent vivent d’une idée ; les autres, ce sont les morts.

L’idée vitale de la Révolution, elle avait éclaté dans une incomparable lumière, de 1789 à 1792 :

L’idée de justice.

Et, pour la première fois on avait su ce que c’est que la justice. On avait fait jusque-là de cette vertu souveraine une sèche, une étroite vertu. Avant que la France l’eût révélée au monde, on n’en avait jamais soupçonné l’immensité.

Justice large, généreuse, humaine, aimante, et jusqu’à la tendresse, pour la pauvre humanité.

Toute la terre, avant septembre, avait adoré la justice de la France. On l’admirait, emportant, comme en un pli de sa robe, tout ce qu’eut de meilleur le principe du Moyen-âge. Une telle justice, large et douce, contenait la grâce. Elle était la grâce elle-même, moins l’arbitraire et le caprice ; la grâce selon Celui qui ne varie pas, selon Dieu.

Pour la première fois, en ce monde, la loi et la religion s’étaient embrassées, pénétrées et confondues.

L’Assemblée constituante usait de son droit, du droit des héros sauveurs, bienfaiteurs du genre humain, en érigeant un autel, le premier véritablement qui ait été élevé à l’humanité. Elle ordonnait que cet autel existerait dans chaque municipalité, qu’on y ferait les actes de l’état civil, qu’on y sanctifierait les trois grands actes de l’homme : naissance, mariage et mort. Le premier croyant qui apporta son enfant à cet autel fut Camille Desmoulins. Hélas ! l’autel n’existait pas. Il n’a point été bâti.

S’il exista, c’est dans les lois. On ne peut lire sans attendrissement ces lois humaines et généreuses, tout empreintes de l’amour des hommes. On touche encore avec respect les procès-verbaux des grandes discussions qui les préparèrent. Si l’on ose leur faire un reproche, c’est qu’elles sont confiantes à l’excès, qu’elles croient trop à l’excellence de la nature humaine, qu’obligées d’être des lois, de juger et réprimer, elles ne sont que trop généreuses et clémentes. Elles supprimèrent le droit de grâce, on le conçoit parfaitement : dans cette législation, il était à chaque ligne.

L’âme du dix-huitième siècle, sa meilleure inspiration, la plus humaine et la plus tendre, celle de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau, parfois aussi l’utopie de Bernardin de Saint-Pierre, ont passé ici.

Dissidents sur tant de choses, les chefs de la Révolution sont parfaitement d’accord sur deux points essentiels : 1o rien d’utile que ce qui est juste ; 2o ce qu’il y a de plus sacré, c’est la vie humaine.

Lisez Adrien Duport, lisez Brissot et Condorcet, lisez Robespierre (à la Constituante), l’accord est complet, profond.

« Rendons l’homme respectable à l’homme. » Cette grande parole de Duport est aussi la pensée de Robespierre, dans son discours contre la peine de mort. Il veut du moins pour condamner que les jurés soient unanimes.

Brissot, avant 1789, avait publié un livre sur les Institutions criminelles, inspiré de l’esprit de Beccaria, de la douceur des quakers américains, qu’il venait de visiter.

Condorcet va plus loin dans ses derniers écrits. Esprit profondément humain, son propre danger ne fait qu’approfondir encore en lui l’humanité, la pitié, l’amour universel de la vie ; il émet ce vœu et cette espérance : que, grâce au progrès des sciences, l’homme en viendra dans l’avenir jusqu’à supprimer la mort.

L’homme, mais les animaux ? Ils mourront toujours ; leur mort est indispensable à la vie générale. Condorcet s’en attriste dans les dernières paroles qu’il a écrites. La mort restera une loi fatale du monde ; il ne s’en console pas.

Ah ! doux génie de la France et de la Révolution… que ne puis-je briser ma plume et finir ici ce livre ! L’humanité dans la justice, ne flottant plus, mais fondée, la justice reine absolue, voilà le credo, la foi de ce nouvel âge, son symbole trois fois saint, plus que celui de Nicée.

« Le droit, a dit Mirabeau, est le souverain du monde. »

Robespierre : « Rien n’est juste que ce qui est honnête ; rien n’est utile que ce qui est juste. » (16 mai 1791.)

Et Condorcet (25 octobre 1791) : « C’est une erreur de croire que le salut public puisse commander une injustice. »

Même langage encore en 1792. — Et c’est alors que tous sont induits en tentation.

Le péril vient de tous côtés, la nécessité terrible, la menace de l’Europe, les trahisons du dedans. On parle moins de justice ; chacun se dit à voix basse : « Qui sait ? Nous allons périr, sans doute, si nous restons justes… Sauvons la France aujourd’hui, nous serons justes demain. »

La Gironde est tentée la première, et succombe la première.

La duplicité de la cour lui enseigne la duplicité. Elle joue le roi qui la joue, feint d’agir avec lui, le brise.

L’honneur est compromis ici. L’humanité reste encore, le respect de la vie humaine. Vient la seconde tentation, l’invasion et septembre ; que diront les philanthropes ? Puis vient le procès du roi, l’occasion d’appliquer ou ruiner la justice. Faut-il périr ou rester justes ?

Périr ? Songeons bien qu’il ne s’agit pas du danger individuel, non pas même seulement du danger de la patrie. Si elle craignit, cette France révolutionnaire, ce ne fut pas pour elle seule. Apôtre et dépositaire des droits communs du genre humain, portant à travers les mers, dans le plus terrible orage, l’arche sainte des lois éternelles, pouvait-elle de sang-froid, la laisser sombrer dans les flots ? Cette lumière si attendue, allumée enfin après tant de siècles, fallait-il déjà la laisser éteindre et périr avec la France d’un commun naufrage ?… Celle-ci en vérité, avait bien droit de vouloir vivre, voyant qu’en sa mort était contenue la mort de l’humanité.

Voilà qui était spécieux. Mais, ce qui était certain, c’est que le premier mot précisément de la loi nouvelle que la France voulait sauver, le premier mot, le dernier, c’était celui de justice.

Justice absolue, et droit absolu, impliquant l’humanité, c’était toute la loi nouvelle ; rien de plus et rien de moins. Justice profondément aveugle en ce qui est de l’intérêt. Justice sourde à la politique. Justice ignorante, divinement ignorante, des raisons de l’homme d’État.

Ah ! il n’y eut jamais un peuple éprouvé comme la France, ni soumis à une si terrible tentation. Jeune, inexpérimentée au début de la vie nouvelle, n’ayant pas même eu le temps d’affermir son cœur et sa conscience dans la fixité du droit, la voilà mise un matin en face de cette étonnante épreuve. Qu’auriez-vous fait, vous tous qui maintenant calculez froidement ces choses ? En est-il un seul de vous qui aurait eu cette foi, plus qu’humaine et plus qu’héroïque, de dire : « Périsse la France ! périsse le genre humain, au moment de recueillir la moisson de la justice !… Et vive la justice pure ! abstraite ou vivante, n’importe. Elle ira inviolable et saura toujours ailleurs se bâtir un monde où régner. »

Foi terrible, au delà de ce qu’on peut attendre de la nature ! Mépriser toute apparence, toute vraisemblance et tout calcul ! Retirer sa main et voir si la Révolution, délaissée de la politique, se sauverait elle-même !… Nos pères n’eurent pas cette foi. Mais qui l’aurait eue ? Ils crurent qu’ils sauvaient la France, donnèrent à son salut le leur, leur âme et leur vie, leur honneur, plus encore, leurs propres principes.

Ils ne virent pas, et personne ne voyait alors ce que si aisément on voit aujourd’hui, ce que nous avons dit plus haut, c’est que la Révolution, submergée des flots, s’était, dessous, fait une base immensément large, incommensurablement profonde. Elle était fondée deux fois, dans la terre, dans la foi du peuple.

Celui qui, par la tempête, surpris dans un des forts de la digue de Cherbourg, voit bondir par-dessus sa tête la nappe effroyable, sent trembler les murs, ne voit plus et ne sait plus qu’il a sous les pieds la base puissante qui rit de la mer, l’immuable et solide assise, la montagne de granit.

Trois milliards de propriétés déjà vendues, divisées à l’infini ! trois millions d’épées tirées ! Voilà ce que j’appelle la base, le granit et la montagne. Une montagne vivante. Si elle faisait un mouvement, c’était un monde à frémir.

Non, il n’était pas nécessaire que la France devînt barbare, qu’elle fît à la peur des sacrifices humains. Elle pouvait rester juste. Clémente ? Non, le moment avait un trouble infini et de grands périls. Il fallait une justice acérée et forte, mais enfin une justice.

Robespierre dit, dans un de ses discours de janvier, que son cœur avait hésité. Je le crois, en vérité. Parole sortie de la nature, échappée, ce semble, d’une âme torturée contre elle-même. Oui, il y eut lieu d’hésiter, quand, par la mort d’un homme, coupable, il est vrai, on sentit qu’on ouvrait à la mort la vaste carrière où elle ne s’arrêterait pas.

Hélas ! dans les premiers mois de 1792, et Robespierre et tout le monde parlait encore d’humanité ! L’encre n’avait pas séché sur ces discours ardents, sincères, où tous proclamaient à l’envi l’inviolabilité de la vie humaine ; les murs les répétaient encore, et l’écho ne s’était pas tu.

Combien plus étaient-elles vivantes, ces paroles, réclamant et protestant, au fond de ces cœurs malades, forcés d’arracher d’eux-mêmes ce qui fut leur meilleure pensée ! — de passer, d’un bond si brusque, de l’humanité à la barbarie.

La France fut prise, ardente de bonté, d’amour, de bienveillance universelle, — enlevée par la main de fer, — plongée aux froides eaux des morts.


La discussion s’ouvrit le 13 novembre. Et Pétion demanda que préalablement on discutât si le roi était ou n’était plus inviolable.

Demande inepte qui portait à la Gironde, à la droite, le plus funeste coup, les rendant justement suspectes de vouloir faire avorter le procès.

L’inviolabilité ! elle était restée noyée dans le sang du Carrousel ; c’était une question oubliée, perdue. Comment Pétion pouvait-il ignorer tout ce qui s’était écoulé de siècles depuis quelques mois ? On savait bien en général qu’il y avait eu jadis une certaine constitution de 1791, vieilles lois antiques et surannées, déjà enterrées aux catacombes de l’histoire, entre Lycurgue et Minos. Mais, pour l’inviolabilité, on ne s’en souvenait même plus.

Pour achever le Girondin, il ne lui fallait plus qu’être appuyé des royalistes. S’en trouvait-il dans la Convention ?… Un Vendéen se présenta, audacieux et tremblant ; il fit bon marché de Louis XVI, dit qu’il ne le défendait pas, mais que, « malgré l’atrocité de ses forfaits », le roi restait inviolable.

Débuts maladroits et funestes qui ne firent rien qu’annuler, compromettre une bonne moitié de l’Assemblée. L’indignation des tribunes et du peuple se souleva, formidable, et le sang du 10 août se remit à bouillonner. Les violents en tirèrent une incalculable force. Ils n’étaient pas soixante à la Montagne qui voulaient la mort du roi ; mais du moment que les champions insensés de l’inviolabilité eurent l’air de vouloir le couvrir du bouclier de la loi, les soixante devinrent les ministres de l’indignation publique, ils se virent suivis d’un grand peuple ; la modération devint impossible, et la clémence impossible.

Qui allait porter le glaive ? Les chefs de la Montagne s’abstinrent, restèrent sur leurs bancs. Ce glaive de la Montagne, il fut porté par Saint-Just.

Il fallait un homme tout neuf, qu’aucun précédent de philanthropie ne pût entraver, qui n’eût jamais dit un mot de douceur ni de pitié, qui n’eût pas même entendu les nobles discussions par lesquelles nos assemblées s’étaient compromises, engagées dans la cause de l’humanité, du respect du sang humain.

Saint-Just monta lentement à la tribune, et, prononçant sans passion un discours atroce, dit qu’il ne fallait pas juger longuement le roi, mais simplement le tuer.

Il faut le tuer il n’y a plus de lois pour le juger ; lui-même, il les a détruites.

Il faut le tuer, comme ennemi ; on ne juge qu’un citoyen ; pour juger le tyran, il faudrait d’abord le faire citoyen.

Il faut le tuer comme coupable, pris en flagrant délit, la main dans le sang. La royauté est d’ailleurs un crime éternel ; un roi est hors la nature ; de peuple à roi, nul rapport naturel.

On voit que Saint-Just s’inquiétait peu d’accorder logiquement ces moyens divers ; il les empruntait indifféremment à des systèmes contraires ; tout lui était bon pour tuer.

Il y avait des mots terribles, outrageusement violents, magistralement sanguinaires : « Un jour, les hommes éloignés de nos préjugés s’étonneront de la barbarie d’un siècle où ce fut une chose religieuse que de juger un tyran… » Et par une dérision odieuse : « On cherche à remuer la pitié ; on achètera bientôt des larmes, comme aux enterrements de Rome… », etc.

Le jour où la pitié devient ainsi moquerie, commence un âge barbare.

Saint-Just avait obtenu de Robespierre et de la Montagne cette terrible initiative, de porter le premier coup. Mais nous serions tentés de croire que son discours n’avait pas été communiqué. Il allait, en deux passages, jusqu’à dire que le peuple souverain lui-même ne pouvait obliger un seul citoyen de pardonner au tyran, que chacun ici restait juge, il rappelait que, pour juger César, il n’avait fallu d’autres formalités que vingt-deux coups de poignard, etc. Quoiqu’il terminât en conseillant à l’Assemblée de juger promptement, il était à craindre que quelque individu ne se crût autorisé par ces violentes paroles à se faire juge et bourreau. Robespierre le craignit lui-même, et dans son discours (3 décembre) il établit qu’un arrêt était nécessaire et qu’il ne fallait pas le prévenir.

On pouvait comprendre dès lors que ce jeune homme, très jeune, ne serait pas précisément un disciple de Robespierre, qu’il marcherait du même pas ou le précéderait dans la violence, qu’un jour peut-être il serait pour lui un dangereux concurrent. Et cela fût arrivé, sans le coup de Thermidor.

L’atrocité du discours eut un succès d’étonnement. Malgré les réminiscences classiques qui sentaient leur écolier (Louis est un Catilina, etc.), personne n’avait envie de rire. La déclamation n’était pas vulgaire ; elle dénotait dans le jeune homme un vrai fanatisme. Ses paroles, lentes et mesurées, tombaient d’un poids singulier et laissaient de l’ébranlement, comme le lourd couteau de la guillotine. Par un contraste choquant, elles sortaient, ces paroles froidement impitoyables, d’une bouche qui semblait féminine. Sans ses yeux bleus fixes et durs, ses sourcils fortement barrés, Saint-Just eût pu passer pour femme. Était-ce la vierge de Tauride ? Non, ni les yeux, ni la peau, quoique blanche et fine, ne portaient à l’esprit un sentiment de pureté. Cette peau, très aristocratique, avec un caractère singulier d’éclat et de transparence, paraissait trop belle et laissait douter s’il était bien sain. L’énorme cravate serrée, que seul il portait alors, fit dire à ses ennemis, peut-être sans cause, qu’il cachait des humeurs froides[1]. Le col était comme supprimé par la cravate, par le collet raide et haut ; effet d’autant plus bizarre que sa taille longue ne faisait point du tout attendre cet accourcissement du col. Il avait le front très-bas, le haut de la tête comme déprimé[2], de sorte que les cheveux, sans être longs, touchaient presque aux yeux. Mais le plus étrange était son allure, d’une raideur automatique qui n’était qu’à lui. La raideur de Robespierre n’était rien auprès. Tenait-elle à une singularité physique, à son excessif orgueil, à une dignité calculée ? Peu importe. Elle intimidait plus qu’elle ne semblait ridicule. On sentait qu’un être tellement inflexible de mouvement devait l’être aussi de cœur. Ainsi lorsque, dans son discours, passant du roi à la Gironde et laissant là Louis XVI, il se tourna d’une pièce vers la droite et dirigea sur elle, avec la parole, sa personne tout entière, son dur et meurtrier regard, il n’y eut personne qui ne sentît le froid de l’acier.

Il faut savoir quel était ce jeune homme, qui, pour son début, avait pris le rôle funèbre de parler au nom de la mort, au nom des vengeances du peuple, qui, par delà la Montagne et par delà Robespierre, imposait à l’Assemblée l’assassinat politique. Ses précédents tranchaient fort avec cette audace.

Un mois n’était pas écoulé depuis qu’on avait publié Mes passe-temps ou Le Nouvel Organt de 1792, par un député de l’Assemblée nationale, poème imité de la Pucelle de Voltaire ; ce poème était de Saint-Just.

Cette œuvre, qui a pourtant quelque mérite, quoi qu’on ait dit, était morte en 1789, à sa première apparition, et mourut à la seconde, en 1792. La terrible célébrité qu’obtint alors le jeune auteur ne profita point à son livre. Ses amis furent, on doit le croire, plus intéressés encore que ses ennemis à l’enterrer, le faire oublier.

Saint-Just était né dans la Nièvre, un des rudes pays de France, et qui a produit plus d’un homme de sève âpre, amère (Bèze, entre autres, le bras droit de Calvin). Son père était officier de fortune, un de ces militaires de l’Ancien-Régime, qui, par la plus grande énergie, avec une longue vie d’efforts, ayant, vingt-cinq ans, trente ans, percé le granit avec leur front, obtenaient sur leurs vieux jours la croix de Saint-Louis et finissaient par être nobles. Tout cet effort accumulé s’était résumé dans Saint-Just, l’effort et la raideur même. Il était né sérieux, âprement laborieux ; c’est tout ce qu’on voit dans ses cahiers d’écolier, qui existent encore. Celui que j’ai sous les yeux ne promettrait rien autre chose qu’un esprit exact, un peu lourd, peut-être appelé aux travaux de l’érudition. C’est une pesante histoire du fameux château de Coucy. Sa famille avait un peu de bien dans l’Aisne, à Blérancourt, près Noyon, et s’y était transportée.

Envoyé à Reims pour étudier le droit, le jeune homme ne trouva dans ces écoles, honteusement nulles alors, que vide, ennui, mauvaises mœurs. Il revenait de temps à autre à son village, Blérancourt, et y menait (si nous en jugeons par les vers qu’il faisait alors) la vie peu édifiante des jeunes gentilshommes de campagne. Un autre s’y fût absorbé ; Saint-Just en fit un poème[3].

L’auteur valait plus que l’œuvre. Il n’était pas né pour s’en tenir là. Il avait le goût naturel des grandes choses, une volonté très forte, une âme haute et courageuse. Il se dévorait lui-même, dans cette vie de néant. On dit qu’à Reims il avait tendu sa chambre à coucher d’une tenture noire à larmes blanches, fermant les croisées, passant de longues heures dans cette sorte de sépulcre, comme s’il se fût plu à croire qu’il était mort et déjà dans l’Antiquité. Les morts héroïques de Rome hantaient cette chambre, cette jeune âme violente. Il se répétait ce mot : « Le monde est vide depuis les Romains. » Et il avait hâte de le remplir.

Pour sortir de la province et percer au jour, il s’était adressé d’abord au brillant journaliste de l’Aisne, à Camille Desmoulins ; celui-ci, d’une nature tout antipathique à la sienne, ne fît pas grand accueil à cet écolier hautain ; il ne vit dans Saint-Just et son œuvre que pathos et prétention ; il n’encouragea en lui ni le Romain ni le poète, se moqua des deux. Le voilà qui reste dans sa solitude, irrité et impatient, indigné d’être encore obscur, lisant son Plutarque, Sylla, Marius. On le surprenait abattant (à la Tarquin) des pavots d’une baguette, dans l’un Desmoulins peut-être ? dans l’autre Danton[4] ?

Une occasion vint, très belle. Saint-Just la prit d’un grand cœur. Blérancourt était menacé de perdre un marché qui le faisait vivre. Saint-Just écrit à Robespierre, sans le connaître, le prie d’appuyer la réclamation du village ; il offre de donner, pour être vendu, son petit bien, tout ce qu’il a, comme domaine national.

L’offre fut-elle acceptée ? je l’ignore. Mais ce qui est sûr, c’est que Robespierre, qui aimait le désintéressement, accepta dès lors le jeune homme qui se donnait si noblement, sans réserver rien et sans regarder derrière. Il fut ravi d’avoir ce jeune fanatique à opposer, dans l’Aisne, aux hommes de ce département, à Condorcet, qu’il détestait, à Desmoulins, trop peu sûr. Ce fut, sans nul doute, par sa toute-puissante influence que Saint-Just fut nommé à la Convention, quoiqu’il n’eût que vingt-quatre ans. Le président du corps électoral, Jean Debry, protesta en vain.

La grandeur des circonstances, la noblesse peut-être aussi que donne à l’âme un acte de désintéressement et de dévouement, avaient fort relevé Saint-Just. Si son poème reparaît en 1792, il faut s’en prendre peut-être au libraire plus qu’à l’auteur. À ce moment, il semblait purifié. Il arrivait plein de pensées hautes et viriles. Il vivait dans l’intimité de Robespierre, participait à son austérité. Il avait pris aussi, on le sent trop, ses haines et ses défiances, les tendances d’un âpre censeur, d’un purificateur impitoyable de la République. Le programme donné par Robespierre même aux élections de Paris et reçu des Jacobins, épurer la Convention, c’était la pensée de Saint-Just. En entrant dans cette Assemblée, il regardait de tous côtés et semblait régler en lui-même qui devait vivre ou mourir.

On le sentit dans ce premier discours, où, tout en poursuivant le roi, il menaçait la Convention elle-même, faisait à la fois le procès de Louis XVI et celui des juges qui hésiteraient à condamner Louis XVI. C’étaient déjà pour lui des accusés qu’il séparait en catégories. Il leur reprochait amèrement d’empêcher l’union de la France, que la mort seule du tyran pouvait assurer.

Les uns, disait-il, c’était la peur, les autres le regret de la monarchie qui les faisaient hésiter : « D’autres craignent un acte de vertu qui serait un lieu d’unité pour la République. » Le ciment de l’unité devait donc être le sang. Ce que le comédien Collot avait hasardé aux Jacobins, le jeune et grave Saint-Just, qui siégeait près de Robespierre, le répétait, le professait au sein de la Convention ; le sang était le signe, l’épreuve, le fatal shiboleth, auquel seul on devait reconnaître les patriotes !

Ce discours eut sur le procès un effet énorme, un effet que Robespierre sans doute n’avait pas deviné lui-même ; autrement il eût hésité à donner au jeune disciple l’occasion de planter le drapeau si loin en avant. La brutalité violente de l’idée, la forme classiquement déclamatoire, la dureté magistrale, tout enleva les tribunes. Elles sentirent la main d’un maître et frémirent de joie. Leurs idoles favorites jusque-là étaient des parleurs, des prêcheurs, des pédagogues. Ici c’était un tyran.

La Gironde sourit pour se rassurer. Elle affecta de ne voir que le jeune homme et l’écolier. Brissot, dans le Patriote, alla jusqu’à le louer. « Parmi des idées exagérées, qui décèlent la jeunesse de l’orateur », il trouve dans ce discours « des détails lumineux, un talent qui peut honorer la France ».

Jeune ou non, exagéré ou non, il avait eu cette puissance de donner le ton pour tout le procès. Il détermina le diapason ; on continua de chanter au ton de Saint-Just. On osa à peine dire un mot de modération. Le premier orateur, Fauchet, ne trouve, pour sauver le roi, que cette raison pitoyable, ridiculement hypocrite : « Que ses crimes sont si grands que la mort serait trop douce ; il faut le condamner… à vivre. »

  1. Chose au reste fort commune à Reims, où il séjourna longtemps. Les enfants et jeunes gens d’un tempérament lymphatique y prennent aisément ces maux, pour lesquels il a toujours existé dans cette ville un hôpital spécial.
  2. Cette singularité est frappante dans le beau portrait que possède Mme Lebas, et d’abord je croyais que c’était un accident, une maladresse du peintre. Mais cette dame vénérable, qui a bien vu et connu Saint-Just, m’affirma qu’effectivement il était ainsi.
  3. Il croyait imiter Voltaire, ne sachant pas que la Pucelle est une satire politique plus encore que libertine, relevée par l’audace et par le péril. Si Latude passa trente années dans un cul de basse-fosse pour une simple plaisanterie, il faut reconnaître l’audace intrépide de celui qui, chassé d’État en État, n’ayant ni patrie ni foyer, hasardait ces vives attaques aux rois, aux maîtresses des rois. — L’Organt n’est pas en général un poème libertin ni obscène ; il y a seulement trois ou quatre passages d’une obscénité brutale. Ce qui y est partout, ce qui ennuie et fatigue, c’est l’imitation laborieuse des esprits les plus faciles qui aient jamais été, de Voltaire et de l’Arioste. L’auteur semble viser à la légèreté de la jeune noblesse, et sans doute il compte sur son livre pour s’y enrôler. Cette œuvre, d’un cynisme calculé, témoigne peut-être moins de libertinage que d’ambition. — L’Organt de 1792 n’est, dit-on, qu’une réimpression avec un titre nouveau. Je n’ai pu me procurer que celui de 1789.
  4. Lettre de Saint-Just à Daubigny (20 juillet 1792) : « Je vous prie, mon cher ami, de venir à la fête… Depuis que je suis ici, je suis remué d’une fièvre républicaine, qui me dévore et me consume. J’envoie par le même courrier, à votre frère, ma deuxième lettre. Vous m’y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris. Je me sens de quoi surnager dans le siècle. Compagnon de gloire et de liberté, prêchez-la dans vos sections ; que le péril vous enflamme. Allez voir Desmoulins, embrassez-le pour moi et dites-lui qu’il ne me reverra jamais ; que j’estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j’ai pénétré son âme et qu’il craint que je ne le trahisse. Dites-lui qu’il n’abandonne pas la bonne cause et recommandez-le-lui, car il n’a point encore l’audace d’une vertu magnanime. Adieu ; je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout ; mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des lâches, qui ne m’avez point apprécié. Ma palme s’élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être… Infâmes que vous êtes ! je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n’ai point d’argent à vous donner ? Arrachez-moi le cœur et mangez-le ; vous deviendrez ce que vous n’êtes point : grands ! — Je suis craint de l’administration, je suis envié, et, tant que je n’aurai point un sort qui me mette à l’abri de mon pays, j’ai tout ici à ménager. — Ô Dieu ! Faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome ! Mon parti est pris cependant : si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même.
    « Adieu, venez.
    « Saint-Just. »