Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IX/Chapitre 2


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CHAPITRE II

DÉSORGANISATION APPARENTE DE LA FRANCE (OCTOBRE-DÉCEMBRE 1792).


Pourquoi le procès semblait nécessaire. — Agitation des campagnes et changement général dans la propriété. — Nul événement n’arrête la vente des biens nationaux. — On en avait déjà vendu pour trois milliards. — Le paysan ne crut jamais au retour de l’Ancien-Régime. — Le mouvement est fortement compromis. — La population des villes se décourage. — Elle devient indifférente aux affaires publiques, décembre 1792. — Tableau de Paris, spécialement du Palais-Royal. — La société parisienne énerve les hommes politiques. — Influence funeste du monde financier. — Décomposition de la Gironde. — Individualités peu associables. — Esprit légiste ; esprit scribe ; factions méridionales. — L’autorité n’était dans aucune fraction de ce parti. — Nulle décision, nul génie d’action. — Vergniaud et Mlle  Candeille, décembre 1792. — La Belle Fermière.


Louis XVI était coupable, mais on n’avait aucune preuve certaine de sa culpabilité. La France était victorieuse, conquérante, le monde se jetait dans ses bras ; quel danger immédiat avait-elle à craindre, de novembre en mars ? Aucun du dehors, vraisemblablement. Le salut public exigeait-il qu’on précipitât le procès du roi et qu’on le poussât à mort !

Si l’on cherche à s’expliquer l’ardeur et la persistance que tels politiques du temps montrèrent à le perdre, on en trouvera sans doute une explication trop facile dans l’opposition acharnée des partis de la Convention, leur sombre furie de joueurs, les uns et les autres ayant joué leur tête sur la tête de Louis XVI. Mais on serait trop injuste envers ces grands citoyens, si l’on ne reconnaissait aussi qu’ils portèrent dans cette lutte un patriotisme sincère, et crurent vraiment ne pouvoir fonder la société nouvelle qu’en mettant à néant la société ancienne dans son principal symbole. Ils crurent que l’une n’était pas, tant que l’autre vivait en lui, et que la mort de Louis XVI était la vie de la France.

Tout le monde était effrayé de la désorganisation universelle. On voulait un gouvernement. Les Girondins croyaient ne pouvoir l’inaugurer que par la punition du massacre de septembre, les Montagnards par la punition du massacre du 10 août, par la mort du roi, qui, disait-on, l’avait commandé.

La souveraineté se constate par la juridiction. Toute seigneurie ancienne s’était toujours inaugurée en faisant acte de justice, posant son prétoire, plantant son gibet. Beaucoup croyaient que la Révolution devait en agir de même, poser sa souveraineté, en jugeant et prenant le glaive, en faisant acte de foi envers elle-même, prouvant qu’elle croyait à son droit.

La société leur semblait tomber en poussière, s’en aller aux quatre vents. Il y avait hâte de réunir, de gré ou de force, ces éléments indociles, de recommencer l’unité dans un nouvel édifice social. Quelle en serait la première pierre ? Une négation vigoureuse du monde antérieur. Que firent les Romains pour fonder leur Capitole et le douer d’éternité ? Ils mirent dans sa fondation une tête sanglante, sans doute la tête d’un roi.

Deux choses semblaient effrayantes plus qu’aucun danger extérieur, la paralysie croissante des villes, où les masses devenaient étrangères aux affaires publiques, l’agitation des campagnes, où toute propriété semblait bouleversée, dans les unes et dans les autres l’anéantissement de l’autorité publique.

La campagne, cette France dormante, qui remue tous les mille ans, faisait peur, donnait le vertige, par son agitation toute nouvelle. Le vieux foyer était brisé, le nouveau à peine fondé. L’ancien domaine déchiré, divisé au cordeau, ses clôtures arrachées ; les meubles seigneuriaux vendus, brisés, jetés par les fenêtres, fauteuils dorés, portraits d’ancêtres, faisaient le feu, cuisaient le pot. Les communaux, ce patrimoine du pauvre, longtemps envahis par le riche, étaient enfin rendus au peuple. Lui-même abusait à son tour, ne connaissait plus de limites ; tout risquait d’être communal.

Les animaux dociles font tout comme les hommes ; intelligents imitateurs, ils ont l’air de comprendre parfaitement que tout est changé ; ils vont, ils se confient aux libertés de la nature, ils font tout doucement, eux aussi, leur 1792. La démocratie animale envahissante, insatiable, franchit les clôtures, les fossés. Le bœuf broute gravement la haie seigneuriale. La chèvre, plus hardie, pousse ses reconnaissances au soin des forêts séculaires ; sans pitié, sa dent niveleuse blesse à mort l’arbre féodal.

Les forêts nationales n’étaient guère mieux traitées. Le roi nouveau, le peuple, n’avait pas grand égard pour son propre domaine. Le paysan, pour faire une paire de sabots, choisissant tel sapin, marqué par la marine, qui eût fait un mât de vaisseau, l’attaquait au pied par la flamme, le gâtait, le coupait, l’abattait. Il saccageait, rasait dans la montagne le bois même qui l’hiver eût soutenu les neiges, arrêté l’avalanche, protégé le village.

Il ne fallait pas un regard vulgaire, une mesure d’attention commune, pour reconnaître, au milieu de tous ces désordres accidentels, l’ordre nouveau qui se fondait.

Une même voix, sur tous ces bruits, s’élevait pourtant distincte, une jeune voix joyeuse, immensément forte et puissante, le Ça ira ! de la conquête, et non la voix de l’anarchie.

Parmi les bandes de volontaires qui, sans bas ni souliers, s’en allaient gaiement vers le Nord, vous auriez vu aussi, sur toutes les routes, d’autres bandes, non moins ardentes, celles des paysans qui s’en allaient à la criée des biens nationaux. Jamais armée à la bataille, jamais soldats au feu, n’alla d’un cœur si âpre. C’était la conquête pour eux, c’était la revanche sur l’Ancien-Régime ; deux fois joyeux, et de gagner, et de gagner sur l’ennemi.

Affaire tellement capitale et suprême pour la Révolution, qu’elle ne sent pas même les crises de la Révolution. Elle influe sur les crises et n’en reçoit pas l’influence[1]. Elle va sourde et aveugle, insensible ? intrépide ? On ne sait, elle va… Elle va d’un cours invariable, d’une régularité fatale, tout droit et d’une ligne ; c’est une raideur de cataracte, irrévocablement lancée.

Acheter ou mourir. Le paysan, il l’a juré, quoi qu’il arrive, achètera. Les événements n’y font rien : on déclare la guerre, il achète ; le trône tombe, il achète ; l’ennemi vient, nulle émotion, il achète sans sourciller. La nouvelle des soixante mille Prussiens lui fait hausser les épaules ; que ferait cette petite bande pour l’expropriation d’un peuple ?

À cette époque, on avait vendu pour TROIS MILLIARDS de biens nationaux (rapports du 21 septembre et du 24 octobre). Des livres et des lois, la Révolution avait passé dans la terre, elle avait pris racine.

Solide par la masse, la vente l’était bien plus par le mode de vente et la division infinie. Les parties coupées en parcelles, les parcelles en atomes, et presque pas un qui n’en eût. Des millions d’hommes, directement ou non, de près, de loin, et sans le vouloir même, étaient dans cette glu : si ce n’était comme acquéreurs, sous-acquéreurs, associés, intéressés, c’était comme prêteurs, créanciers, débiteurs, comme parents enfin, comme héritiers lointains, possibles. Foule effroyable en nombre, non moins en force, en passion, en détermination de protéger les siens. En toucher un, c’était les toucher tous. Un procès à un acquéreur eût fait sortir de terre plus d’hommes que l’invasion. Des intérêts sensibles à ce point, mêlés, enchevêtrés ainsi, étaient bien forts, inattaquables. Une révolution fondée là dedans était solidement fondée. Représentez-vous une forêt énorme, mais une forêt vivante et si vigoureuse qu’en peu de temps tous les arbres ont mêlé, tressé à la fois branches, rameaux et racines, poussé les uns dans les autres, de sorte que l’œil ne trouve plus entre eux ni jour ni séparation. Viennent sur la forêt tous les orages du monde, on les défie de l’arracher.

Mais justement parce que la création nouvelle était mêlée et compliquée, on la comprenait moins ; on n’y voyait que le hasard, le désordre extérieur, on n’y distinguait pas l’ordre profond que la nature cache au fond de ses œuvres. On s’effrayait précisément de la complication du phénomène, et c’est elle qui faisait sa force.

Les politiques criaient : « Nous périssons. » Le paysan riait. Il n’eut pas un moment de doute. Il ne lui vint jamais l’idée ridicule que l’Ancien-Régime put se rétablir.

Pour revivre, avait-il vécu ? Fut-il jamais un être ? Misérable damier de cent pièces gothiques, il n’avait rien d’organisé. Il était hors nature, si fort contre nature, qu’à peine détruit, le lendemain, on n’y pouvait plus croire. Il avait déjà reculé dans le passé, dans le monde des chimères ; c’était comme un mauvais rêve pendant une longue nuit. Ce carnaval de moines, blancs, bruns, gris, noirs, de gens d’épée poudrés, frisés, portant des manchons de femmes, du rouge et des mouches, était fini, et bien fini ; le jour était revenu, les masques partis. C’était chose peu vraisemblable que toute l’Europe s’entendît, dépensât quelques milliards, un million d’hommes peut-être pour ramener les capucins.

Fainéant ! c’est la rude malédiction de l’homme de travail, le mot dont il appuie sur la bête paresseuse, dont il admoneste l’âne récalcitrant ou le mulet indocile. Fainéant ! tu ne travailles pas ! eh bien, tu ne mangeras pas ! C’est son sermon ordinaire. Et c’est aussi la formule d’excommunication dont il usa en lui-même pour exproprier tout l’Ancien-Régime.

Que les fainéants revinssent jamais encombrer la terre de leur inutilité, il ne put jamais le croire. Que la propriété, rendue à son créateur primitif, au travail, lui fût ôtée encore, retombât aux mains des indignes, cela lui semblait monstrueux. Il avait, en instinct, cette maxime au cœur : Propriété oblige.

La Révolution était donc fondée, très bien fondée, et dans les intérêts et dans l’opinion, dans la ferme foi qu’avaient les masses agricoles qu’elle était durable, éternelle. Qu’il y eût en cette fondation un grand trouble extérieur, on ne pouvait pas s’en étonner. La nature ne serait pas la nature, ni la crise une crise, si mille accidents violents, mille excès, mille désordres, ne se produisaient dans un changement si rapide.

Le grand point, celui qui devait attirer le regard du législateur, c’était que le mouvement ne s’embarrassât pas, ne tournât pas contre lui-même.

Son excès était son obstacle, la passion même que les masses y portaient. La Révolution, en offrant le bien au paysan pour un si mince acompte, avait prodigieusement augmenté encore en lui son attache à l’argent. Il devenait difficile d’en tirer l’impôt. Donner un sou, au moment où ce sou, bien placé, pouvait le faire propriétaire, c’était pour lui un trop grand crève-cœur. Ce cher argent, il le choyait, le serrait, le cachait jusqu’au jour bienheureux où, la criée se faisant à la maison de ville, le petit sac apparût fièrement et sonnât sur la table, au nez des envieux.

Pour la même raison, beaucoup serraient leur blé, attendaient la cherté pour vendre et la faisaient. Les lois les plus terribles contre l’accaparement et le monopole n’avaient nulle action ; la peine de mort ne les effrayait pas ; ils aimaient mieux mourir que vendre. Une paysanne me disait : « Ô le bon temps que le temps de mon père ! Il cachait bien ses sacs… Le bon temps ! on avait alors tout un champ pour un sac de blé ! »

De bonne heure des associations d’acquéreurs de biens nationaux s’étaient formées, et fort honorables ; des amis achetaient ensemble. On a vu l’association projetée de Bancal et de Roland. Pour les compagnies proprement dites, la première occasion qui les forma fut, je crois, la mise en vente des églises supprimées, des couvents, commencée au printemps de 1792. Ces gros immeubles, peu susceptibles de division, peu utiles (la France alors avait peu de manufactures qui pussent les occuper), furent achetées à vil prix, on pourrait dire pour rien, par les premières bandes noires ou chambres noires, qui les démolissaient. Les bandes ne se bornaient pas à l’innocente opération d’acheter ensemble des lots indivisibles, elles étendaient leurs spéculations sur tout objet, en se liguant, machinant de toute façon, pour dominer la vente, se faire la part du lion, rançonner le sous-acquéreur.

La rapidité de l’opération, l’excessive urgence des besoins publics, le désordre inséparable d’un si grand mouvement, ne facilitaient que trop la fraude ; il était temps, grand temps, qu’une autorité clairvoyante eût l’œil aux intérêts du peuple.


Ce qui ne fait pas moins sentir, à ce moment, le besoin d’une autorité qui gouverne, c’est que la grande masse des villes, spécialement de Paris, délaisse toute action publique, semble ne vouloir plus gouverner. Le peuple ne va plus guère aux assemblées populaires, aux clubs, aux sections, etc.

Il faut là-dessus en croire Marat : « L’ennui et le dégoût, dit-il, ont rendu les assemblées désertes » (décembre 1792, no 84).

« La permanence des sections est inutile, dit-il (12 juin 1793)… les ouvriers ne peuvent y assister. » Robespierre dit précisément la même chose (le 17 septembre 1793) ; il allègue le même motif et demande une indemnité pour ceux qui y assisteront.

La Gironde est là-dessus d’accord avec la Montagne. Elle atteste les mêmes faits. Dans une section qui contient trois ou quatre mille citoyens, vingt-cinq seulement ont formé l’assemblée (décembre 1792). — Ailleurs on dit trente ou quarante. — Un agent de Roland lui écrit, dans un rapport du même temps : « Il n’y a quelquefois pas soixante personnes par section, dont dix du parti agitateur ; le reste écoute et lève la main machinalement. »

Que signifie ce changement ? Où est la vie maintenant ? Où va donc la foule ? Ces multitudes énormes qui prirent part aux premières scènes de la Révolution ont-elles fondu, disparu, ou se sont-elles cachées ?

La masse ne trouvant nulle amélioration au gouvernement du parlage est déjà bien découragée. Nous dirons par quel art on opère encore, dans les grandes journées, la descente des faubourgs.

La gent timide des bourgeois s’est, tout entière, depuis septembre, cachée dans son trou. Elle en tire à peine la tête, pour jeter parfois dans la rue un regard troublé et rentrer bien vite. La garde nationale est devenue sourde ; elle n’entend plus l’appel. Les voleurs du Garde-Meuble eurent beau jeu pour faire leur opération ; le poste était resté désert, et, quoi qu’on fit, on n’avait pu y ramener personne.

Mais, si les corps de garde, les clubs et les sections étaient de moins en moins fréquentés, en revanche les lieux de plaisir l’étaient davantage. Les cafés étaient toujours pleins ; les spectacles étaient combles ! il y avait queue aux maisons de jeu, à d’autres pires encore. Ni l’impression récente des massacres, ni le drame sanglant du procès du roi, ne suffisaient pour interrompre l’affaire grave et capitale des Parisiens, le plaisir. Les royalistes, s’ils pleuraient, pleuraient le matin sans doute ; pour le soir, ils couraient comme les autres aux amusements, brillaient aux balcons des théâtres, riaient à la comédie, riaient encore plus aux pièces sérieuses de sujets patriotiques.

L’affaire du roi allait mal, mais le royalisme allait bien, c’était leur opinion. La discorde de la Convention était trop visible. La Commune gisait dans le sang de septembre et ne pouvait s’en relever. Les départements, chaque jour, étaient plus hostiles à la tyrannie de Paris. Septembre avait fait du bien. La mort du roi, si elle avait lieu, quelque fâcheuse qu’elle fût, allait faire du bien encore.

Tels étaient les raisonnements des royalistes. Beaucoup d’entre eux, sous divers déguisements, étaient rentrés ici, dans l’idée généreuse et folle de délivrer Louis XVI. Puis, voyant la chose impossible, ils se résignaient et profitaient de leur séjour pour toute autre chose ; ils se plongeaient avec une incroyable avidité dans les plaisirs de Paris. Les défenseurs du roi martyr, les chevaliers de la reine, faisaient leur campagne au Palais-Royal, entre le jeu et les filles. Les filles pensaient très bien ; elles étaient naïvement, courageusement royalistes, heureuses de cacher, d’aider de toutes manières les amis du roi. Ceux-ci, parfaitement en règle, bien munis de passeports qu’on achetait à bon compte, pourvus de cartes civiques qu’on escamotait pour eux dans les sections, se moquaient de la police ; au fond, elle n’existait pas. Les visites domiciliaires, annoncées d’avance, exécutées lentement et à grand bruit, étaient plus effrayantes aux imaginations que réellement à craindre. Les plus compromis allaient et venaient hardiment. Ils vivaient le plus souvent au centre même, autour du Palais-Royal ; ce quartier central était énormément peuplé, bien plus qu’aujourd’hui. Les quartiers lointains, le Faubourg-Saint-Germain, la Chaussée-d’Antin, étaient à peu près déserts. L’herbe poussait dans les cours des hôtels abandonnés et dans les rues même. En bien cherchant les maîtres de ces hôtels que l’on croyait à Coblentz, on les eût trouvés couchés dans le grenier d’une fille, dormant dans l’arrière-soupente d’un magasin de théâtre, ronflant sur la banquette d’un tripot. Comme les insectes ou les rats, on devinait leur présence, on ne les trouvait nulle part. Ils trouvaient leur sûreté au fond même de la souricière.

Les patriotes irrités faisaient de temps à autre des razzias aux théâtres, et l’on n’y allait pas moins. Ils en faisaient dans les jeux, qui avaient toujours la même affluence. Tel parfois était arrêté ; les autres n’en étaient nullement découragés. Quand la patrouille était partie, victorieuse et bruyante, après avoir brûlé les cartes, cassé, jeté par les fenêtres les dés ou les dames, on se rajustait bientôt derrière elle, intrépidement on recommençait. « En voilà pour une fois… l’orage est passé. — Si l’on revient, si l’on arrête ?… — Ah ! bah ! ce ne sera pas moi. »

Les émotions trop vives, les violentes alternatives, les chutes et rechutes n’avaient pas seulement brisé le nerf moral, elles avaient émoussé, ce semble, chez beaucoup d’hommes le sentiment qui survit à tous les autres, celui de la vie ; on l’eût cru très fort dans ces hommes qui se ruaient au plaisir si aveuglément, c’était souvent le contraire. Beaucoup, ennuyés, dégoûtés, très peu curieux de vivre, prenaient le plaisir pour suicide. On avait pu l’observer dès le commencement de la Révolution. À mesure qu’un parti politique faiblissait, devenait malade, tournait à la mort, les hommes qui l’avaient composé ne songeaient plus qu’à jouir : on l’avait vu pour Mirabeau, Chapelier, Talleyrand, Clermont-Tonnerre, pour le club de 1789, réuni chez le premier restaurateur du Palais-Royal à côté des jeux ; la brillante coterie ne fut plus qu’une compagnie de joueurs. Le centre aussi de la Législative et de la Convention, tant d’hommes précipités au cours de la fatalité, allaient se consoler, s’oublier dans ces maisons de ruine. Ce Palais-Royal, si vivant, tout éblouissant de lumière, de luxe et d’or, de belles femmes qui allaient à vous, vous priaient d’être heureux, de vivre, qu’était-ce en réalité, sinon la maison de la mort ?

Elle était là, sous toutes ses formes, et les plus rapides. Au Perron, les marchands d’or ; aux galeries de bois, les filles. Les premiers, embusqués au coin des marchands de vins, des petits cafés, vous offraient, à bon compte, les moyens de vous ruiner. Votre portefeuille, réalisé sur-le-champ en monnaie courante, laissait bonne part au Perron, une autre aux cafés, puis aux jeux du premier étage, le reste au second. Au comble, on était à sec ; tout s’était évaporé.

Ce n’était plus ces premiers temps du Palais-Royal, où ses cafés furent les églises de la Révolution naissante, où Camille, au café de Foy, prêcha la Croisade. Ce n’était plus cet âge d’innocence révolutionnaire où le bon Fauchet professait au Cirque la doctrine des Amis, et l’association philanthropique du Cercle de la Vérité. Les cafés, les restaurateurs étaient très fréquentés, mais sombres. Telles de ces boutiques fameuses allaient devenir funèbres. Le restaurateur Février vit tuer chez lui Saint-Fargeau. Tout près, au café Corazza, fut tramée la mort de la Gironde.

La vie, la mort, le plaisir, rapide, grossier, violent, le plaisir exterminateur : voilà le Palais-Royal de 1793.

Il fallait des jeux et qu’on pût sur une carte se jouer en une seule fois, d’un seul coup se perdre.

Il fallait des filles ; non point cette race chétive que nous voyons dans les rues, propre à confirmer les hommes dans la continence. Les filles qu’on promenait alors étaient choisies, s’il faut le dire, comme on choisit dans les pâturages normands les gigantesques animaux, florissants de chair et de vie, qu’on montre au carnaval. Le sein nu, les épaules, les bras nus, en plein hiver, la tête empanachée d’énormes bouquets de fleurs, elles dominaient de haut toute la foule des hommes. Les vieillards se rappellent, de la Terreur au Consulat, avoir vu, au Palais-Royal, quatre blondes, colossales, énormes, véritables atlas de la prostitution, qui, plus que nulle autre, ont porté le poids de l’orgie révolutionnaire. De quel mépris elles voyaient s’agiter aux galeries de bois l’essaim des marchandes de modes, dont la mine spirituelle et les piquantes œillades rachetaient peu la maigreur !

Voilà les côtés visibles du Palais-Royal. Mais qui aurait parcouru les deux vallées de Gomorrhe qui circulent tout autour, qui eût monté les neuf étages du passage Radzivill, véritable tour de Sodome, eût trouvé bien autre chose. Beaucoup aimaient mieux ces antres obscurs, ces trous ténébreux, petits tripots, bouges, culs-de-sac, caves éclairées le jour par des lampes, le tout assaisonné de cette odeur fade de vieille maison, qui, à Versailles même, au milieu de toutes ses pompes, saisissait l’odorat dès le bas de l’escalier. La vieille duchesse de D… rentrant aux Tuileries en 1814, lorsqu’on la félicitait, qu’on lui montrait que le bon temps était tout à fait revenu : « Oui, dit-elle tristement, mais ce n’est pas là l’odeur de Versailles. »

Voilà le monde sale, infect, obscur, de jouissances honteuses, où s’était réfugiée une foule d’hommes, les uns contre-révolutionnaires, les autres désormais sans parti, dégoûtés, ennuyés, brisés par les événements, n’ayant plus ni cœur ni idée. Ceux-là étaient déterminés à se créer un alibi dans le jeu et dans les femmes, pendant tout ce temps d’orage. Ils s’enveloppaient là dedans, bien décidés à ne penser plus. Le peuple mourait de faim et l’armée de froid ; que leur importait ? Ennemis de la Révolution qui les appelait au sacrifice, ils avaient l’air de lui dire : « Nous sommes dans ta caverne ; tu peux nous manger un à un, moi demain, lui aujourd’hui… Pour cela, d’accord ; mais pour faire de nous des hommes, pour réveiller notre cœur, pour nous rendre généreux, sensibles aux souffrances infinies du monde… pour cela nous t’en défions. »

Nous avons plongé ici au plus bas de l’égoïsme, ouvert la sentine, regardé l’égout… Assez, détournons la tête.

Et sachons bien toutefois que nous n’en sommes pas quittes. Si nous nous élevons au-dessus, c’est par transitions insensibles. Des maisons de filles aux maisons de jeux, alors innombrables, peu de différence, les jeux étant tenus généralement par des dames équivoques. Les salons d’actrices arrivent au-dessus, et, de niveau, tout à côté, ceux de telles femmes de lettres, telles intrigantes politiques. Triste échelle où l’élévation n’est pas amélioration. Le plus bas peut-être encore était le moins dangereux. Les filles, c’est l’abrutissement et le chemin de la mort. Les dames ici, le plus souvent, c’est une autre mort, et pire, celle des croyances et des principes, l’énervation des opinions, un art fatal pour amollir, détremper les caractères.

Qu’on se représente des hommes nouveaux sur le terrain de Paris jetés dans un monde pareil, où tout se trouvait d’accord pour les affaiblir et les amoindrir, leur ôter le nerf civique, l’enthousiasme et l’austérité. La plupart des Girondins perdirent, sous cette influence, non pas l’ardeur du combat, non pas le courage, non la force de mourir, mais plutôt celle de vaincre, la fixe et forte résolution de l’emporter à tout prix. Ils s’adoucirent, n’eurent plus « cette âcreté dans le sang qui fait gagner les batailles ». Le plaisir aidant, la philosophie, ils se résignèrent ; dès qu’un homme politique se résigne, il est perdu.

Ces hommes, la plupart très jeunes, jusque-là ensevelis dans l’obscurité des provinces, se voyaient transportés tout à coup en pleine lumière, en présence d’un luxe tout nouveau pour eux, enveloppés des paroles flatteuses, des caresses du monde élégant. Flatteries, caresses d’autant plus puissantes qu’elles étaient souvent sincères ; on admirait leur énergie et l’on avait tant besoin d’eux ! Les femmes surtout, les femmes, les meilleures, ont en pareil cas une influence dangereuse, à laquelle nul ne résiste. Elles agissent par leurs grâces, souvent plus encore par l’intérêt touchant qu’elles inspirent, par leurs frayeurs qu’on veut calmer, par le bonheur qu’elles ont réellement de se rassurer près de vous. Tel arrivait bien en garde, armé, cuirassé, ferme à toute séduction ; la beauté n’y eût rien gagné. Mais que faire contre une femme qui a peur, et qui le dit, qui vous prend les mains, qui se serre à vous ?… « Ah ! Monsieur ! ah ! mon ami, vous pouvez encore nous sauver… Parlez pour nous, je vous prie ; rassurez-moi, faites pour moi telle démarche, tel discours… Vous ne le feriez pas pour d’autres, je le sais, mais vous le ferez pour moi… Voyez comme bat mon cœur ! »

Ces dames étaient fort habiles. Elles se gardaient bien d’abord de montrer l’arrière-pensée. Au premier jour, vous n’auriez vu dans leurs salons que de bons républicains, modérés, honnêtes. Au second déjà, on vous présentait des Feuillants, des Fayettistes. Et, pour quelque temps encore, on ne montrait pas davantage. Enfin, sûre de son pouvoir, ayant acquis le faible cœur, ayant habitué les yeux, les oreilles, à ces nuances de sociétés peu républicaines, on démasquait le vrai fond, les vieux amis royalistes, pour qui l’on avait travaillé. Heureux, si le pauvre jeune homme, arrivé très pur à Paris, ne se trouvait pas à son insu mêlé aux gentilshommes espions, aux intrigants de Coblentz !

La Gironde tomba ainsi presque entière aux filets de la société de Paris. On ne demandait pas aux Girondins de se faire royalistes ; on se faisait Girondin. Ce parti devenait peu à peu l’asile du royalisme, le masque protecteur sous lequel la contre-révolution put se maintenir à Paris, en présence de la Révolution même. Les hommes d’argent, de banque, s’étaient divisés, les uns Girondins, d’autres Jacobins. Cependant la transition de leurs premières opinions, trop connues, aux opinions républicaines, leur semblait plus aisée du côté de la Gironde. Les salons d’artistes surtout, de femmes à la mode, étaient un terrain neutre où les hommes de banque rencontraient, comme par hasard, les hommes politiques, causaient avec eux, s’abouchaient, sans autre présentation, finissaient par se lier.

Plus directement encore, le monde de la banque pénétrait dans la Gironde par le Girondin Clavières, banquier genevois, devenu ministre des finances. Clavières était républicain, honnête homme, quoi qu’on ait dit. Il donnait prise, comme Brissot, en se mêlant de trop de choses. Du ministère des finances, il agissait dans tous les autres, à la guerre, à l’intérieur. C’était une tête ardente, inventive, un peu romanesque. Chassé de Genève en 1782 pour son républicanisme exalté, il voulait alors fonder une colonie, une société nouvelle, désespérant de l’ancienne ; cette colonie se fût établie en Irlande ou en Amérique. Dans cette dernière pensée, il envoya, à ses frais, Brissot aux États-Unis pour étudier le terrain. Mais la Révolution, qui éclata bientôt, lui montra dans la France un bien autre champ pour ses expériences politiques et financières. Clavières fut comme le Law de la Révolution ; il inventa les assignats, donna son invention aux constituants, à Mirabeau, qui la mirent en valeur. Il eut dès lors pour ennemis tous ceux qui, avant ces billets, émettaient des billets eux-mêmes, les gens de la Caisse d’escompte, corps puissant où figuraient plusieurs fermiers-généraux. Il eut en même temps contre lui nombre de banquiers politiques, êtres équivoques, amphibies, qui, comme consuls, agents des gouvernements étrangers à différents titres, menaient de front hardiment les intrigues et les affaires. Nommons en tête le ministre des États-Unis, Governor Morris, intime ami des Tuileries, donneur d’avis infatigable, témoin haineux de la Révolution, dont il exploitait les crises à la Bourse. On a publié ses lettres. On peut y lire son regret au massacre du Champ de Mars : c’est qu’on ait si peu tué. Il avoue hautement (17 mai 1791) la légitimité de la dette des États-Unis, les conditions onéreuses auxquelles la France emprunta pour leur prêter. En septembre 1792, au moment où la France, près de périr, poussa aux Américains son gémissement d’agonie, leur demandant comme aumône une partie de cet argent qui jadis les avait sauvés, Morris refusa froidement d’autoriser le payement en donnant sa signature.

Tous ces joueurs à la baisse avaient hâte de voir la Révolution sombrer, s’enfoncer, et, comme les vers qui minent un vaisseau de ligne, ils tâchaient, à fond de cale, de percer un trou. Le ministre des finances, battu de la presse conjurée, de Marat et autres, était travaillé par en bas de ces dangereux insectes. Clavières donnait prise aux attaques ; tout au rebours de Brissot, de Roland, qui allaient avec des habits râpés et limés au coude, Clavières se plaisait dans le faste. Mme  Clavières, envieuse du génie de Madame Roland, la primait au moins par le luxe. À la voir trôner aux salons dorés où figurait naguère Mme  Necker, on eût pu croire que rien n’était changé, qu’on était encore en 1789, la veille des États-généraux.

La rapide décomposition de la Gironde éclatait à tous les yeux. Elle avait été un parti tant que l’élan de la guerre (contre le roi, contre l’Europe), au commencement de 1792, la poussa d’ensemble, lui donna unité d’action, sinon d’idée. Après le 10 août elle présenta des fractions, des groupes, disons mieux, des coteries, qui furent retenues ensemble par la haine de septembre et des fureurs de la Montagne. Ces groupes mêmes offraient des diversités intérieures que nous allons signaler ; ils se résolvaient en individus. Ce parti tombait en poudre.

L’éclatante individualité de tels et tels Girondins ne contribuait pas peu à cette dissolution. Vergniaud planait dans des hauteurs inaccessibles à ses amis, et il était seul. Le sombre Isnard, enveloppé de son fanatisme, restait sauvage, insociable. Madame Roland, qui, à tant de titres, pouvait attirer, retenir, lier les hommes par le culte commun qu’on avait pour elle, était hautaine et souvent dure ; sa pureté ne pardonnait rien ; son courage ne ménageait rien ; tous approchaient, mais avec crainte ; environnée, admirée, elle était seule ou presque seule.

On peut dire la même chose de cet étrange Fauchet, le mystique, le philosophe, le tribun, le prêtre, tête chimérique, n’ayant ni tenue ni mesure, souvent vulgaire ou ridicule ; parfois, quand l’éclair le frappait, transfiguré dans la lumière et parlant comme Isaïe… Un fol ? un prophète ? L’un et l’autre, mais incapable, à coup sûr, d’entraîner personne. Qui l’aurait suivi ? les curieux ? ou peut-être les petits-enfants ?


La Gironde, nommée je ne sais pourquoi la Gironde, comprenait tout élément, toute province, toute opinion. Il n’y avait que trois hommes de Bordeaux ; les autres n’étaient même pas tous méridionaux ; à côté des Provençaux, des Languedociens, il y avait des Parisiens, des Normands, des Lyonnais, des Genevois.

Les professions n’étaient guère moins diverses. Toutefois les avocats dominaient, l’esprit légiste était une maladie de la Gironde. Chose étrange ! dans ces jeunes hommes, émancipés, élargis par la philosophie du dix-huitième siècle, on retrouvait par moments des traces de l’étroitesse du barreau ou d’un formalisme timide, diamétralement opposé à l’esprit révolutionnaire. Cela éclata dans la discussion où ils soutinrent contre Danton « que le juge devait être nécessairement un légiste ».

Autre défaut de la Gironde, l’esprit journaliste, bellétriste, pour dire comme les Allemands. Brissot en était le type ; plume rapide, intarissable, la facilité même, il eût écrit plus de volumes que ses ennemis de discours. Madame Roland, plus sévère, écrivait pourtant beaucoup trop. Tant de paroles, tout éloquentes ou brillantes qu’elles pussent être, n’en fatiguaient pas moins le public, excitaient les envies, les haines. Rien n’énerve plus un parti que de donner sans cesse sa force en paroles, de fournir par une infinité d’écrits, toujours discutables, matière aux disputes. Ajoutez les escapades, souvent imprudentes, des enfants perdus qu’on a peine à retenir. Les Roland eurent à regretter dans leur guerre contre Robespierre de laisser Louvet aller étourdiment à sa tête, accuser sans rien prouver, aboyer sans mordre. Brissot avait sous la main un jeune homme hardi, brillant, doué d’un emporte-pièce que le trop facile Brissot n’eut jamais dans les mâchoires ; ce jeune homme, Girey-Dupré, qui rédigeait le Patriote, publia un matin une chanson, un noël, dont Robespierre et Danton, toute la Montagne, furent si cruellement mordus qu’ils durent sentir à jamais la brûlure dans la morsure. Danton surtout était atteint, et de part en part ; on lui arrachait son mystère, son masque d’audace ; le noël impitoyable le réduisait, dans la Passion, au rôle de Ponce-Pilate, qui se lave les mains et ne dit : ni oui ni non.

Esprit légiste, esprit scribe, deux maladies de la Gironde. Une troisième, c’était le très mauvais héritage des factions du Midi. Les Provençaux Barbaroux, Rebecqui, ces violents modérés de la Convention, dont les paroles étourdies compromirent plus d’une fois les affaires de la Gironde, la compromettaient plus directement encore par leur étroite intimité avec les hommes d’Avignon. Ceux-ci, très ardents Français, ardents révolutionnaires, avaient donné leur pays à la France, à quel prix affreux, on le sait. Barbaroux, à la tête de ses Marseillais, avait ramené triomphants dans Avignon ces hommes de la Glacière, les Duprat, Mainvielle, Jourdan. Et en récompense ils avaient aidé l’élection de Barbaroux, lui avaient donné les voix d’Avignon. Quand celui-ci réclamait contre les hommes de septembre, ils auraient bien pu lui répondre : « Et vous ? qui vous a élu ? »

Les vieilles rancunes du Midi se mêlaient indiscrètement aux questions générales. Le rapporteur qui avait obtenu de la Législative l’amnistie d’Avignon était le protestant Lasource, illustre pasteur des Cévennes, éloquent, honnête, sincèrement fanatique, qui n’oubliait pas, sans nul doute, qu’Avignon n’avait fait qu’imiter Nîmes. À Nîmes, en 1790, les catholiques commencent ; les révolutionnaires d’Avignon suivent en 1791 ; Paris, en 1792. Mais Lasource, excusant les uns, n’avait pas grande autorité pour incriminer les autres.

Les protestants étaient une cause de dissolution dans le sein de la Gironde. Près du violent Lasource siégeaient les modérés, tels que Rabaut-Saint-Étienne et Rabaut-Pommier, deux constituants d’un noble caractère, qui toutefois n’allaient guère en avant que par des mouvements gauches et faux. Rabaut-Saint-Étienne ne soutint ni à l’Assemblée ni dans son journal l’attaque de Louvet contre Robespierre. Mais il fit de Robespierre prêtre, au milieu de ses dévotes, un portrait spirituel, amer, d’une haine si méprisante qu’on sentit que c’était un prêtre aussi qui avait dû le tracer. Robespierre n’avait rien senti des attaques de Louvet, mais ici il fut percé.

Brissot, non plus, nous l’avons vu, n’avait point appuyé Louvet, point secondé les Roland. Les journaux de la Gironde allaient tous à part, tiraient à droite ou à gauche, sans se consulter. Le Patriote de Brissot et Girey, la Sentinelle de Roland et Louvet, les Annales de Carra, les Amis de Fauchet, la Chronique de Condorcet et Rabaut, semblaient, dans certains moments, représenter cinq partis.

Où était l’autorité ? Partout et nulle part. Ni dans le génie de Vergniaud, ni dans la vertu de Roland, ni dans le savoir-faire du grand faiseur Brissot, ni dans l’universalité encyclopédique de Condorcet.

Et l’initiative, l’ordre, le commandement dans les moments décisifs ? Impossible, on le comprend.

En octobre, par exemple, les Girondins étaient très forts sur le pavé de Paris. La majorité des vainqueurs du 10 août, Marseillais, Bretons ou autres, leur étaient encore favorables. Les nombreux fédérés, appelés de toutes parts, ne juraient que par la Gironde. Le Marseillais Granier, vaillant homme, qui le premier entra hardiment aux Tuileries pour gagner les Suisses et les sauver (lui-même il fut près d’y périr), s’était déclaré, en octobre, ennemi juré de Marat. Tels étaient aussi les sentiments du bataillon des Lombards (celui qui fit la première ligne à la bataille de Jemmapes). Tout cela était, en octobre, sous la main de la Gironde, et elle n’en sut rien faire. Les fédérés furent gagnés par les Jacobins ou ils s’écoulèrent : Granier, par exemple, s’en alla comme lieutenant-colonel à l’armée de Savoie, le bataillon des Lombards alla à celle du Nord. Dans l’hiver, la Gironde regretta trop tard d’avoir laissé perdre ces forces ; elle ne sut pas maintenir ce qui lui restait de fédérés dans le même esprit.

De cette incapacité absolue pour l’action, de cette impuissance d’aboutir aux résultats, il arrivait une chose, c’est que les esprits vains et chimériques (Louvet, Fauchet, Brissot même) devenaient plus vains, se livraient à leurs romans, suivaient plus étourdiment encore telle lueur ou telle autre. Le grand esprit de Vergniaud, plus loin de la terre et moins averti des réalités, allait d’autant mieux planant dans ses rêves, insoucieux de la mort, dominant la vie, souriant avec mélancolie aux menaces du destin.

Il avait un monde en lui, un monde d’or qui le rendait peu sensible au monde de fer : la possession de son génie, de son libre cœur, dans l’amour. Une femme belle et ravissante, pleine de grâce morale, touchante par son talent, par ses vertus d’intérieur, par sa tendre piété filiale, avait recherché, aimé ce paresseux génie, qui dormait sur les hauteurs ; elle que la foule suivait, elle s’était écartée de tous pour monter à lui. Vergniaud s’était laissé aimer ; il avait enveloppé sa vie dans cet amour et il y continuait ses rêves. Trop clairvoyant toutefois pour ne pas voir que tous deux suivaient les bords d’un abîme, où sans doute il faudrait tomber. Autre tristesse ; cette femme accomplie qui s’était donnée à lui, il ne pouvait la protéger. Elle appartenait, hélas ! au public ; sa piété, le besoin de soutenir ses parents, l’avaient menée sur le théâtre, exposée aux caprices d’un monde si orageux. Celle qui voulait plaire à un seul, il lui fallait plaire à tous, partager entre cette foule avide de sensations, hardie, immorale, le trésor de sa beauté auquel un seul avait droit. Chose humiliante et douloureuse ! terrible aussi à faire trembler, en présence des factions, quand l’immolation d’une femme pouvait être, à chaque instant, un jeu cruel des partis, un barbare amusement.

Là était bien vulnérable le grand orateur. Là craignait celui qui ne craignait rien. Là il n’y avait plus ni cuirasse ni habit, rien qui garantît son cœur.

Ce temps aimait le danger. Ce fut justement au milieu du procès de Louis XVI, sous les regards meurtriers des partis qui se marquaient pour la mort, qu’ils dévoilèrent au public l’endroit qu’on pouvait frapper. Vergniaud venait d’avoir le plus grand de ses triomphes, le triomphe de l’humanité. Mlle  Candeille elle-même, descendant sur le théâtre joua sa propre pièce, la Belle Fermière. Elle transporta le public ravi à cent lieues, à mille de tous les événements, dans un monde doux et paisible, où l’on avait tout oublié, même le danger de la patrie.

L’expérience réussit. La Belle Fermière eut un succès immense ; les Jacobins eux-mêmes épargnèrent cette femme charmante qui versait à tous l’opium d’amour, les eaux du Léthé. L’impression n’en fut pas moins peu favorable à la Gironde. La pièce de l’amie de Vergniaud révélait trop que son parti était celui de l’humanité et de la nature, plus encore que de la patrie, qu’il serait l’abri des vaincus, qu’enfin ce parti n’avait pas l’inflexible austérité dont le temps semblait avoir besoin.

  1. L’année 1791, paisible en comparaison de celles qui suivirent, cette année où l’Assemblée donna tout à coup des facilités excessives aux ventes, avait été signalée par une vente énorme de 800 millions en six mois. On devait croire que la violente année 1792, toute pleine d’incidents tragiques, devait voir s’arrêter la vente. Ajoutez que cette année mit en vente des immeubles infiniment peu vendables, des églises, par exemple, qu’on n’achetait que pour démolir ; immeubles considérables qui ne pouvaient guère avoir d’acquéreurs que des compagnies, et qui avaient à attendre que les compagnies se formassent.

    Autre obstacle : au 14 août, la Législative a ordonné le partage des biens communaux. L’effet d’une telle loi agraire, si elle était exécutée, devait être d’arrêter les ventes ; on était sans doute moins impatient d’acheter, lorsque la loi donnait, lorsqu’on se voyait au moment d’être propriétaire, sans bourse délier. Donc, 1792 aura peu vendu ? Nullement. La vente continue, un peu moins rapide, il est vrai, mais toujours énorme, immense : 700 millions en sept ou huit mois.