Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IV/Chapitre 3

◄  II.
IV.  ►

CHAPITRE III

MASSACRE DE NANCY (31 AOÛT 1790).

Le prêtre et l’Anglais ont été la tentation de la France. — Entente des royalistes et des constitutionnels. — Le roi de la bourgeoisie, M. de La Fayette, un Anglo-Américain. — Agitation de l’armée. — Irritation des officiers et des soldats. — Persécution du régiment Vaudois de Châteauvieux. — La Fayette, sûr de l’Assemblée et des Jacobins, s’entend avec Rouillé, l’autorise à frapper un coup. — On provoque les soldats, 26 août 1790. — Bouillé marche sur Nancy, refuse toute condition et donne lieu au combat, 31 août. — Massacre des Vaudois abandonnés. — Le reste supplicié ou envoyé aux galères. — Le roi et l’Assemblée remercient Bouillé. — Loustalot en meurt, septembre.


L’obstacle général dans notre Révolution, comme dans toutes les autres, fut l’égoïsme et la peur. Mais l’obstacle spécial qui caractérise historiquement la nôtre, c’est la haine persévérante dont l’ont poursuivie par toute la terre le prêtre et l’Anglais.

Haine funeste dans la guerre, plus fatale dans la paix, meurtrière dans l’amitié. Nous le sentons aujourd’hui.

Ils ont été pour nous, non la persécution seulement, mais, ce qui est plus destructif, la tentation.

À la foule simple et crédule, à la femme, au paysan, le prêtre a donné l’opium du Moyen-âge, plein de trouble et de mauvais songes. Le bourgeois a bu l’opium anglais, avec tous ses ingrédients d’égoïsme, bien-être, confortable, liberté sans sacrifices ; une liberté qui résulterait d’un équilibre mécanique, sans que l’âme y fût pour rien, la monarchie sans vertu, comme l’explique Montesquieu ; garantir sans améliorer, garantir surtout l’égoïsme.

Voilà la tentation.

Quant à la persécution, c’est cette histoire tout entière qui doit la conter. Elle commence par une éruption de pamphlets, des deux côtés du détroit, par les faussetés imprimées. Elle continuera tout à l’heure par une émission, non moins effroyable, de faussetés d’un autre genre, fausses monnaies, faux assignats. Nul mystère. La grande manufacture est publique à Birmingham.

Cette nuée de mensonges, de calomnies, d’absurdes accusations, comme une armée d’insectes immondes que le vent pousse en été, eut ce résultat, d’abord d’attacher des millions de mouches piquantes aux flancs de la Révolution, pour la rendre furieuse et folle ; puis d’obscurcir la lumière, de cacher si bien le jour que plusieurs qu’on avait crus clairvoyants tâtonnaient en plein midi.

Les faibles, qui jusque-là allaient d’élan, de sentiment, sans principes, perdirent la voie et se mirent à demander : « Où sommes-nous ? Où allons-nous ? » Le boutiquier commença à douter d’une révolution qui faisait émigrer les acheteurs. Le bourgeois routinier, casanier, forcé à toute minute de quitter la case, au roulement du tambour, était excédé, irrité, « voulait en finir ». Tout à fait semblable en cela à Louis XVI, il eût sacrifié un intérêt, un trône, s’il eût fallu, plutôt que ses habitudes.

Cet état d’irritation, ce besoin de repos, de paix à tout prix, mena très loin la bourgeoisie, et M. de La Fayette, le roi de la bourgeoisie, jusqu’à une méprise sanglante qui eut sur la suite des événements une influence incalculable.

On ne quitte pas aisément ses idées, ses préjugés, ses habitudes de caste. M. de La Fayette, soulevé quelque temps au-dessus de lui-même par le mouvement de la Révolution, redevenait peu à peu le marquis de La Fayette. Il voulait plaire à la reine et la ramener ; il voulait complaire aussi, on ne peut guère en douter, à Mme de La Fayette, femme excellente, mais dévote, livrée comme telle aux idées rétrogrades, et qui fit toujours dire la messe dans sa chapelle par un prêtre non assermenté. À ces influences intimes de la famille ajoutez sa parenté tout aristocratique, son cousin M. de Bouillé, ses amis, tous grands seigneurs, enfin son état-major, mêlé de noblesse et d’aristocratie bourgeoise. Sous une apparence ferme et froide, il n’en était pas moins gagné, changé à la longue, par cet entourage contre-révolutionnaire. Une meilleure tête n’y eût pas tenu. La fédération du Champ de Mars mit le comble à l’enivrement. Une foule de ces braves gens qui avaient tant entendu parler de La Fayette dans leurs provinces, et qui avaient enfin le bonheur de le voir donnèrent le spectacle le plus ridicule ; ils l’adoraient à la lettre, lui baisaient les mains, Les bottes.

Rien de plus sensible qu’un dieu, de plus irritable ; et la situation elle-même était éminemment irritante. Elle était pleine de contrastes, d’alternatives violentes. Le dieu était obligé, dans les hasards de l’émeute, de se faire commissaire de police, gendarme au besoin : une fois il lui arriva, n’obtenant nulle obéissance, d’arrêter un homme de sa main et de le mener en prison.

La grande et souveraine autorité qui eût encouragé La Fayette et l’eût soutenu dans ces épreuves, était celle de Washington. Elle lui manqua entièrement. Washington était, comme on sait, le chef du parti qui voulait fortifier en Amérique l’unité du gouvernement. Le chef du parti contraire, Jefferson, avait fort encouragé l’élan de notre Révolution. Washington, malgré son extrême discrétion, ne cachait pas à La Fayette son désir qu’il pût enrayer. Les Américains, sauvés par la France et craignant d’être menés par elle trop loin contre les Anglais, avaient trouvé prudent de concentrer leur reconnaissance sur des individus, La Fayette, Louis XVI. Peu comprirent notre situation, beaucoup furent du parti du roi contre la France. Une chose d’ailleurs les refroidit, à quoi nous n’avions point songé, mais qui blessait leur commerce, une décision de l’Assemblée sur les tabacs et les huiles.

Les Américains, si fermes contre l’Angleterre en toute affaire d’intérêts, sont faibles et partiaux pour elle dans les questions d’idées. La littérature anglaise est toujours leur littérature. La cruelle guerre de presse que nous faisaient les Anglais influa sur les Américains, et par eux sur La Fayette. Du moins ils ne le soutinrent pas dans ses primitives aspirations républicaines. Il ajourna ce haut idéal et se rabattit, au moins provisoirement, aux idées anglaises, à un certain éclectisme bâtard anglo-américain. Lui-même, Américain d’idées, était Anglais de culture, un peu même de figure et d’aspect.

Pour ce provisoire Anglais, pour ce système de royauté démocratique ou démocratie royale, qui, disait-il, n’était bon que pour une vingtaine d’années, il fit une chose décisive, qui parut arrêter la Révolution et qui la précipita.

Reprenons les précédents.

Dès l’hiver de 1790, l’armée fut travaillée de deux côtés à la fois, d’un côté par les sociétés patriotiques, de l’autre par la cour, par les officiers qui essayèrent, comme on a vu, de persuader aux soldats qu’ils avaient été insultés dans l’Assemblée nationale.

En février, l’Assemblée augmenta la solde de quelques deniers. En mai, le soldat n’avait rien reçu encore de cette augmentation : elle devint entièrement insignifiante, étant employée presque entièrement à une imperceptible augmentation des rations de pain.

Long retard et résultat nul. Les soldats se crurent volés. Dès longtemps, ils accusaient l’indélicatesse des officiers, qui ne rendaient aucun compte des caisses des régiments. Ce qui est sûr, c’est que les officiers étaient tout au moins des comptables très négligents, très distraits, ennemis des écritures, nullement calculateurs. Dans les dernières années surtout, dans la langueur universelle de la vieille administration, la comptabilité militaire semble n’avoir plus existé. Pour citer un régiment, M. du Châtelet, colonel du régiment du roi, étant à la fois comptable et inspecteur, ne comptait ni n’inspectait.

« Les soldats, dit M. de Bouillé, formèrent des comités, choisirent des députés, qui réclamèrent auprès de leurs supérieurs, d’abord avec assez de modération, des retenues qui avaient été faites… Leurs réclamations étaient justes, on y fit droit. » Il ajoute qu’alors ils en firent d’injustes et d’exorbitantes. Qu’en sait-il ? Avec une comptabilité tellement irrégulière, qui pouvait faire le calcul ?

Brest et Nancy furent le théâtre principal de cet étrange dispute, où l’officier, le noble, le gentilhomme, était accusé comme escroc.

Les officiers récriminèrent violemment, cruellement. Forts de leur position de chefs et de leur supériorité dans l’escrime, ils n’épargnèrent aucune insolence au soldat, au bourgeois, ami du soldat. Ils ne se battaient pas contre le soldat, mais ils lui lançaient des maîtres d’armes, des spadassins payés, qui, sûrs de leurs coups, le mettaient en demeure ou de se livrer à une mort certaine, ou de reculer, de saigner du nez, de devenir ridicule.

On en trouva un à Metz, qui, déguisé par les officiers, payé par eux à tant par tête, s’en allait le soir, tantôt en garde national, tantôt en bourgeois, insulter, blesser ou tuer. Et qui refusait de passer par cette épée infaillible était le lendemain matin proclamé, moqué au quartier, un sujet de passe-temps et de gorge chaude.

Les soldats finirent par saisir le drôle, le reconnaître, lui faire nommer les officiers qui lui prêtaient des habits. On ne lui fit pas de mal, on le chassa seulement avec un bonnet de papier, et son nom : Iscariote.

Les officiers découverts passèrent la frontière et entrèrent, comme tant d’autres, dans les corps que l’Autriche dirigeait vers le Brabant.

Ainsi s’opérait la division naturelle : le soldat se rapprochait du peuple, l’officier de l’étranger.

Les fédérations furent une occasion nouvelle où la division éclata. Les officiers n’y parurent pas.

Ils se démasquèrent encore quand on exigea le serment. Imposé par l’Assemblée, retardé, prêté à contre-cœur, par plusieurs avec une légèreté dérisoire, il ne fit qu’ajouter le mépris à la haine que le soldat avait pour ses chefs. Ils en restèrent avilis.

Voilà l’état de l’armée, sa guerre intérieure. Et la guerre extérieure est proche. La nouvelle éclate en juillet que le roi accorde passage aux Autrichiens qui vont étouffer la révolution des Pays-Bas. Le passage ? ou le séjour ?… Qui sait s’ils ne cesseront pas, si le beau-frère Léopold ne logera pas fraternellement à Mézières ou à Givet ?… La population des Ardennes, ne se fiant nullement à une armée si divisée, à Bouillé qui la commandait, voulut se défendre elle-même. Trente mille gardes nationaux s’ébranlèrent ; ils marchaient aux Autrichiens, lorsqu’on sut que l’Assemblée nationale avait refusé le passage.

Les officiers, au contraire, ne cachaient nullement devant les soldats la joie que leur inspirait l’armée étrangère. Quelqu’un demandant si réellement les Autrichiens arrivaient : « Oui, dit un officier, ils viennent, et c’est pour vous châtier. »

Cependant les duels continuaient, augmentaient, et d’une manière effrayante. On les employait, comme à Lille, à l’épuration de l’armée. On profitait des disputes, des vaines rivalités qui s’élèvent entre les corps, souvent sans qu’on sache pourquoi. À Nancy, ils allaient se battre quinze cents contre quinze cents ; un soldat se jeta entre eux, les força de s’expliquer, leur fit remettre l’épée au fourreau.

On donnait des congés en foule (à l’approche de l’ennemi !) ; beaucoup de soldats étaient renvoyés, et d’une manière infamante, avec des cartouches jaunes.

Les choses en étaient là, lorsque le régiment du roi, qui était à Nancy avec deux autres (Mestre-de-Camp et Châteauvieux, un régiment suisse), s’avisa de demander ses comptes aux officiers et se fit payer par eux. Cela tenta Châteauvieux. Le 5 août, il envoya deux soldats au régiment du roi pour demander des renseignements sur l’examen des comptes. Ces pauvres Suisses se croyaient Français, voulaient faire comme les Français ; on leur rappela cruellement qu’ils étaient Suisses. Leurs officiers, aux termes des capitulations, étaient leurs juges suprêmes, à la vie et à la mort. Officiers, juges, seigneurs et maîtres : les uns, patriciens des villes souveraines de Berne et Fribourg ; les autres, seigneurs féodaux de Vaud et autres pays sujets qui rendaient à leurs vassaux ce qu’ils recevaient en mépris de Berne. La démarche de leurs soldats leur parut trois fois coupable ; soldats, sujets et vassaux, ils ne pouvaient jamais être assez cruellement punis. Les deux envoyés furent en pleine parade fouettés honteusement, passés par les courroies. Les officiers français regardaient et admiraient : ils complimentèrent les officiers suisses pour leur inhumanité.

Ils n’avaient pas calculé comment l’armée prendrait la chose. L’émotion fut violente. Les Français sentirent tous les coups qui frappaient les Suisses.

Ce régiment de Châteauvieux était et méritait d’être cher à l’armée, à la France. C’est lui qui, le 14 juillet 1789, campé au Champ de Mars, lorsque les Parisiens allèrent prendre des armes aux Invalides, déclara que jamais il ne tirerait sur le peuple. Son refus, évidemment, paralysa Besenval, laissa Paris libre et maître de marcher sur la Bastille.

Il ne faut pas s’en étonner. Les Suisses de Châteauvieux n’étaient pas de la Suisse allemande, mais des hommes du pays de Vaud, des campagnes de Lausanne et de Genève. Quoi de plus Français au monde ?

Hommes de Vaud, hommes de Genève et de Savoie, nous vous avions donné Calvin, vous nous avez donné Rousseau. Que ceci soit entre nous un sceau d’alliance éternelle. Vous vous êtes déclarés nos frères au premier matin de notre premier jour, au moment vraiment redoutable où personne ne pouvait prévoir la victoire de la liberté.

Les Français allèrent prendre les deux Suisses battus le matin, les vêtirent de leurs habits, les coiffèrent de leurs bonnets, les promenèrent par la ville et forcèrent les officiers suisses à leur compter à chacun cent louis d’indemnité.

La révolte ne fut d’abord qu’une explosion de bon cœur, d’équité, de patriotisme ; mais, le premier pas franchi, les officiers ayant été une fois menacés, contraints de payer, d’autres violences suivirent :

Les officiers, au lieu de laisser les caisses des régiments au quartier où elles devaient être d’après les règlements, les avaient placées chez le trésorier et disaient outrageusement qu’ils les feraient garder par la maréchaussée, comme contre les voleurs. Les soldats, par représailles, dirent qu’ils craignaient que les officiers n’emportassent la caisse en passant à l’ennemi. Ils la remirent au quartier. Elle était à peu près vide. Nouveau sujet d’accusation. Les soldats se firent donner, à compte sur ce qu’on leur devait, des sommes avec lesquelles les Français régalèrent les Suisses, et les Suisses les Français, puis les pauvres de la ville.

Ces orgies militaires n’entraînèrent nul désordre grave, si nous en croyons le témoignage des gardes nationaux de Nancy à l’Assemblée. Cependant elles avaient quelque chose d’alarmant. La situation demandait évidemment un prompt remède.

Ni l’Assemblée ni La Fayette ne comprirent ce qu’il y avait à faire.

Ce qu’il eût fallu voir d’abord, c’est que les règles ordinaires n’étaient nullement applicables. L’armée n’était pas une armée. Il y avait là deux peuples en face, deux peuples ennemis, les nobles et les non-nobles. Ces derniers, les non-nobles, les soldats, avaient vaincu par la Révolution ; c’est pour eux qu’elle s’était faite. Croire que les vainqueurs continueraient d’obéir aux vaincus, qui les insultaient d’ailleurs, c’était une chose insensée. Beaucoup d’officiers avaient déjà passé à l’ennemi ; ceux qui restaient avaient différé, décliné le serment civique. Il était réellement douteux que l’armée pût obéir sans péril aux amis de l’ennemi.

Une seule chose était raisonnable, praticable, celle que conseillait Mirabeau : dissoudre l’armée, la recomposer. La guerre n’était pas assez imminente pour qu’on n’eût le temps de faire cette opération. L’obstacle, le grave obstacle, c’est que les puissants de l’époque, Mirabeau lui-même, La Fayette, les Lameth, tous ces révolutionnaires gentilshommes, n’auraient guère nommé officiers que des gentilshommes. Le préjugé, la tradition, étaient trop forts en faveur de ceux-ci : on n’attribuait aucun esprit militaire aux classes inférieures ; on ne devinait nullement la foule de vrais nobles qui se trouvaient dans le peuple.

Ce fut La Fayette qui, par son ami, le député Emmery, poussa l’Assemblée aux mesures fausses et violentes qu’elle prit contre l’armée, se faisant partie, et non juge. — Partie, au profit de qui ? De la contre-révolution.

Le 6 août, La Fayette fit proposer par Emmery, décréter par l’Assemblée, que, pour vérifier les comptes tenus par les officiers, le roi nommerait des inspecteurs choisis parmi les officiers, qu’on n’infligerait aux soldats de congés infamants qu’après un jugement selon les formes anciennes, c’est-à-dire porté par les officiers. Le soldat avait son recours au roi, c’est-à-dire au ministre (officier lui-même), ou bien à l’Assemblée nationale, qui apparemment allait quitter ses travaux immenses pour se faire juge des soldats.

Ce décret n’était qu’une arme qu’on se ménageait. On avait hâte de frapper un coup. Rendu le 6, il fut sanctionné le 7 par le roi. Le 8, M. de La Fayette écrivit à M. de Bouille, qui devait frapper le coup. C’est le mot même dont il se sert, qu’il répète plusieurs fois[1].

M. de La Fayette n’était nullement sanguinaire. Ce n’est pas son caractère qu’on attaque ici, mais bien son intelligence.

Il s’imaginait que ce coup, violent, mais nécessaire, allait pour jamais rétablir l’ordre. L’ordre rétabli permettrait enfin de faire agir et fonctionner la belle machine constitutionnelle, la démocratie royale, qu’il regardait comme son œuvre, aimait et défendait avec l’amour-propre d’auteur.

Et ce premier acte, si utile au gouvernement constitutionnel, allait être accompli par l’ennemi de la constitution, M. de Bouillé, qui avait différé tant qu’il avait pu de lui prêter serment et qui lui gardait rancune, — par un homme personnellement irrité contre les soldats, qui tout récemment n’avaient tenu compte de ses ordres et l’avaient forcé de payer une partie de ce qu’on leur devait.

Était-ce bien là l’homme calme, impartial, désintéressé, à qui l’on pouvait confier une mission de rigueur ? N’était-il pas à craindre qu’elle ne fût l’occasion d’une vengeance personnelle ?

M. de Bouillé dit lui-même qu’il avait un plan secret : laisser se désorganiser la plus grande partie de l’armée, tenir à part, et sous une main ferme, quelques corps, surtout étrangers. Il est clair qu’avec ces derniers on pourrait accabler les autres.

Pour employer un tel homme en toute sûreté, sans se compromettre, La Fayette s’adressa directement aux Jacobins. Il effraya leurs chefs du péril d’une vaste insurrection militaire. Chose curieuse ! les députés jacobins, dont les émissaires n’avaient pas peu contribué à soulever le soldat, n’en votèrent pas moins contre lui à l’Assemblée nationale. Tous les décrets répressifs furent votés à l’unanimité.

La cour fut tellement enhardie qu’elle ne craignit pas de confier à Bouillé le commandement des troupes sur toute la frontière de l’Est, depuis la Suisse jusqu’à la Sambre. Ces troupes, il est vrai, n’étaient guère sûres. Il ne pouvait bien compter que sur vingt bataillons d’infanterie (allemands ou suisses) ; mais il avait beaucoup de cavalerie, vingt-sept escadrons de hussards allemands et trente-trois escadrons de cavalerie française. De plus, ordre à tous les corps administratifs de l’aider de toute façon, de l’appuyer, spécialement par la garde nationale. M. de La Fayette, pour mieux assurer la chose, écrivit fraternellement à ces gardes nationales et leur envoya deux de ses aides de camp : l’un se fit aide de camp de Bouillé ; l’autre travailla d’une part à endormir la garnison de Nancy, d’autre part à rassembler les gardes nationales qu’on voulait mener contre elle.

Bouillé, qui nous explique lui-même son plan de campagne, laisse entrevoir beaucoup de choses lorsqu’il avoue « qu’il voulait, par Montmédy, s’assurer une communication avec Luxembourg et l’étranger ».

Dans sa lettre du 8 août, La Fayette disait à Bouillé que pour inspecteur des comptes on enverrait à Nancy un officier, M. de Malseigne, qu’on faisait venir tout exprès de Besançon. C’était un choix fort menaçant. Malseigne passait pour être le « premier crâne de l’armée », un homme fort brave, de première force pour l’escrime, très fougueux, très provocant. Étrange vérificateur ! il y avait bien à croire qu’il solderait en coups d’épée. Notez qu’on l’envoyait seul, comme pour signifier un défi.

Cependant les soldats avaient écrit à l’Assemblée nationale ; la lettre fut interceptée. Ils envoyèrent quelques-uns des leurs pour en porter une seconde, et La Fayette fit arrêter et la lettre et les porteurs, dès qu’ils arrivèrent à Paris.

Au contraire, on présenta à l’Assemblée, on lui lut l’accusation portée contre les soldats par la municipalité de Nancy, toute dévouée aux officiers. Emmery soutint hardiment que l’affaire de Châteauvieux (du 5 et du 6 août) avait eu lieu après qu’on eut proclamé le décret de l’Assemblée qu’elle avait rendu le 6. Cette affaire, exposée ainsi, sans faire mention de sa date, semblait une violation du décret, non violé, puisqu’il était inconnu à Nancy et qu’il fut fait à Paris le même jour. De même, on présenta aussi comme violant le décret du 6 une insurrection des soldats de Metz qui avait eu lieu plusieurs jours avant le 6.

Au moyen de cette exposition artificieuse et mensongère, on tira de l’Assemblée un décret passionné, indigné, qui avait déjà le caractère d’une condamnation des soldats ; ils devaient, d’après ce décret, déclarer aux chefs leur erreur et leur repentir, même par écrit, s’ils l’exigeaient, c’est-à-dire remettre à leur adverse partie des preuves écrites contre eux. Décrété à l’unanimité ; nulle observation : « Tout presse, tout brûle, dit Emmery ; il y a péril dans le plus léger retard. »

Le 26, Malseigne arrive à Nancy, armé du décret. L’ordre y était rétabli ; Malseigne trouble, irrite, embrouille. Au lieu de vérifier, il commence par injurier. Au lieu de s’établir pacifiquement à l’Hôtel de Ville, il s’en va au quartier des Suisses et refuse de leur faire droit pour ce qu’ils réclamaient des chefs. « Jugez-nous », lui criaient-ils. Il veut sortir, on l’en empêche. Alors il recule trois pas, tire l’épée, blesse plusieurs hommes. L’épée casse ; il en saisit une autre et sort, sans trop se presser, à travers cette foule furieuse, qui pourtant respecte ses jours.

On avait ce qu’on voulait, une belle provocation, tout ce qui pouvait paraître une violation, un mépris des décrets de l’Assemblée. Les Suisses étaient compromis de la manière la plus terrible. Bouillé, pour leur donner lieu d’aggraver leur faute, leur fit ordonner de sortir de Nancy ; sortir, c’était se livrer, non à Bouillé seulement, mais à leurs chefs, à leurs juges, ou plutôt à leurs bourreaux ; ils savaient parfaitement les supplices effroyables que leur gardaient leurs officiers ; ils ne sortirent point de la ville.

Bouillé n’avait plus qu’à agir. Il choisit, rassembla trois mille hommes d’infanterie, quatorze cents cavaliers, tous ou presque tous Allemands. Pour donner un air un peu plus national à cette armée d’étrangers, les aides de camp de La Fayette couraient la campagne et tâchaient d’entraîner les gardes nationaux. Ils en amenèrent sept cents, aristocrates ou fayettistes, qui suivirent Bouillé et se montrèrent très violents, très furieux. Mais la masse des gardes nationaux, environ deux mille, ne se laissèrent pas tromper ; ils comprirent parfaitement que le côté de Bouillé ne pouvait pas être celui de la Révolution ; ils se jetèrent dans Nancy.

Les carabiniers de Lunéville, où s’était réfugié Malseigne, ne se soucièrent pas non plus de participer à l’exécution sanglante que l’on préparait. Eux-mêmes, ils livrèrent Malseigne à leurs camarades ; ce foudre de guerre fit son entrée à Nancy en pantoufles, robe de chambre et bonnet de nuit.

Bouillé tint une conduite étrange. Il écrit à l’Assemblée qu’il la prie de lui envoyer deux députés, qui puissent l’aider à arranger les choses. Et le même jour, sans attendre, il part pour les arranger lui-même à coups de canon.

Le 31 août, le jour même où le massacre se fit, on lisait à l’Assemblée cette lettre pacifique. Emmery et La Fayette essayaient de faire décréter : « Que I Assemblée approuve ce que Bouillé fait et fera. » Une députation de la garde nationale de Nancy se trouva là heureusement pour protester, et Barnave proposa, fit adopter une proclamation ferme et paternelle, où l’Assemblée promettait de juger impartialement… Juger ! C’était un peu tard !… L’une des parties n’était plus.

Bouillé, parti de Metz le 28, le 29 de Toul, était le 31 fort près de Nancy. Trois députations de la ville, à onze heures, à trois, à quatre, vinrent au-devant de lui et lui demandèrent ses conditions. Les députés étaient des soldats et des gardes nationaux (Bouillé dit : de la populace, parce qu’ils n’avaient pas d’uniformes) ; ils avaient mis à leur tête des municipaux, tout tremblants, qui, arrivés près de Bouillé, ne voulurent pas retourner et restèrent avec lui, l’autorisant encore par leur présence, par la crainte qu’ils témoignaient de revenir à Nancy. Les conditions du général étaient de n’en faire aucune, d’exiger d’abord que les régiments sortissent, remissent leur otage Malseigne et livrassent chacun quatre des leurs, qui seraient jugés par l’Assemblée. Leur faire choisir, trahir, livrer eux-mêmes quelques-uns de leurs camarades, cela était dur, déshonorant pour les Français, mais horrible pour les Suisses, qui savaient parfaitement qu’ils n’iraient jamais au jugement de l’Assemblée, qu’en vertu des capitulations leurs chefs les réclameraient pour être pendus, roués vifs ou mourir sous le bâton.

Les deux régiments français (du Roi et Mestre-de-Camp) se soumirent, rendirent Malseigne, commencèrent à sortir de la ville. Resta le pauvre Châteauvieux, dans son petit nombre, deux bataillons seulement ; quelques-uns des nôtres pourtant rougirent de l’abandonner ; beaucoup de vaillants gardes nationaux de la banlieue de Nancy vinrent aussi, par un instinct généreux, se ranger auprès des Suisses et voulurent partager leur sort. Tous ensemble ils occupèrent la porte de Stainville, la seule qui fût fortifiée.

Si Bouillé eût voulu épargner le sang, il n’avait qu’une chose à faire : s’arrêter un peu à distance, attendre que les régiments français fussent sortis, puis faire entrer quelques troupes par les autres portes et placer ainsi les Suisses entre deux feux ; il les aurait eus sans combat.

Mais alors où était la gloire ? Où était le coup imposant que la cour et La Fayette avaient attendu de Bouillé ?

Celui-ci raconte lui-même deux choses qui sont contre lui : d’abord qu’il avança jusqu’à trente pas de la porte, c’est-à-dire qu’il mit en face, en contact, des ennemis, des rivaux, des Suisses et des Suisses, qui ne pouvaient manquer de s’injurier, se provoquer, se renvoyer le nom de traîtres. Deuxièmement il quitta la tête de la colonne pour parler à des députés qu’il eût pu fort bien faire venir ; son absence eut l’effet naturel qu’on devait attendre : on s’injuria, on cria, enfin on tira.

Ceux de Nancy disent que tout commença par les hussards de Bouillé ; Bouillé accuse les soldats de Châteauvieux. On a peine à comprendre pourtant comment ceux-ci, en si grand danger, s’avisèrent de provoquer. Ils voulaient tirer le canon ; un jeune officier breton, Désilles, aussi hardi qu’obstiné, s’assoit sur la lumière même ; renversé de là, il embrasse le canon, grave incident qui permettait aux gens de Bouillé d’avancer ; on ne put l’arracher du canon qu’à grands coups de baïonnette.

Bouillé accourt, se rend maître de la porte, lance ses hussards dans la ville, à travers une fusillade très nourrie qui partait de toutes les fenêtres. Ce n’était pas évidemment Châteauvieux seul qui tirait, ni seulement les gardes nationaux de la banlieue, mais la plus grande partie de la population pauvre s’était déclarée pour les Suisses. Cependant les officiers des deux régiments français suivirent l’exemple de Désilles, et avec plus de bonheur ; ils parvinrent à retenir les troupes dans les casernes. Dès lors Bouillé ne pouvait manquer de venir à bout de la ville.

Le soir, l’ordre était rétabli, les régiments français partis, les Suisses de Châteauvieux moitié tués, moitié prisonniers. Ceux qui ne se rendirent pas de suite furent trouvés, les jours suivants, égorgés. Trois jours après, on en prit encore un, qu’on coupa en morceaux dans le marché ; dix mille témoins l’ont pu voir.

Après le massacre, la ville eut un spectacle plus affreux encore, un supplice immense. Les officiers suisses ne se contentèrent pas de décimer ce qui restait de leurs soldats, il y eût eu trop peu de victimes : ils en firent pendre vingt et un. Cette atrocité dura tout un jour ; et, pour couronner la fête, le vingt-deuxième fut roué.

L’ignoble, l’infâme pour nous, c’est que ces Nérons ayant condamné encore cinquante Suisses aux galères (probablement tout ce qui restait en vie), nous reçûmes ces galériens ; nous eûmes la noble mission de les mener et de les garder à Brest. Ces gens, qui n’avaient pas voulu tirer sur nous le 14 juillet, eurent pour récompense nationale de traîner le boulet en France.

Le même jour, 31 août, nous l’avons dit, l’Assemblée nationale avait fait la promesse pacifique d’une justice impartiale. Antérieurement elle avait voté deux commissaires pacificateurs. Bouillé, qui les demandait, ne les avait pas attendus ; il avait vidé le procès par l’extermination de l’une des deux parties. L’Assemblée apparemment va désapprouver Bouillé !

Au contraire… L’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, remercie solennellement Bouillé et approuve sa conduite ; on vote des récompenses aux gardes nationaux qui l’ont suivi, aux morts des honneurs funèbres dans le Champ de Mars, des pensions à leurs familles.

Louis XVI ne montra point dans cette occasion l’horreur du sang qui lui était ordinaire. Le vif désir qu’il avait de voir l’ordre rétabli fit qu’il eut, de cette affligeante mais nécessaire affaire, une extrême satisfaction. Il remercia Bouillé de sa bonne conduite et l’engagea à continuer. « Cette lettre, dit Bouillé, peint la bonté, la sensibilité de son cœur. »

« Ah ! dit l’éloquent Loustalot, ce n’est pas là le mot d’Auguste, quand, au récit du sang versé, il se battait la tête aux murs et disait : « Varus, rends-moi mes légions ! »

La douleur des patriotes fut grande pour cet événement. Loustalot n’y résista pas. Ce jeune homme, qui, sorti à peine du barreau de Bordeaux, était devenu en deux ans le premier des journalistes, le plus populaire à coup sûr (puisque ses Révolutions de Paris se tirèrent quelquefois à deux cent mille exemplaires), Loustalot prouva qu’il était le plus sincère aussi de tous, celui qui portait le plus vivement la liberté au cœur, vivait d’elle, mourait de sa mort. Ce coup lui parut ajourner pour longtemps, pour toujours, l’espérance de la patrie. Il écrivit sa dernière feuille, pleine d’éloquence et de douleur, une douleur mâle, sans larmes, mais d’autant plus âpre, de celles auxquelles on ne survit pas. Quelques jours après le massacre, il mourut, à l’âge de vingt-huit ans.

  1. Mémoires de La Fayette, lettre portant la date du 18 août 1790, t. III, p. 135. — Je regrette que les historiens français et suisses aient généralement ou omis ou défiguré l’affaire de Châteauvieux.