Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre III/Chapitre 10

◄  IX.
XI.  ►

CHAPITRE X

DU NOUVEAU PRINCIPE. — ORGANISATION SPONTANÉE DE LA FRANCE (JUILLET 1789 - JUILLET 1790).

La loi fut partout devancée par l’action spontanée. — Obscurité et désordre de l’ancien régime. — L’ordre nouveau se fait lui-même. — Les nouveaux pouvoirs naissent du mouvement de la délivrance et de la défense. — Associations intérieures, extérieures, qui préparent les municipalités, les départements. — L’Assemblée crée treize cent mille magistrats, départementaux, municipaux, judiciaires. — Éducation du peuple par les fonctions publiques.


J’ai longuement raconté les résistances du vieux principe : Parlement, Noblesse, Clergé. Et je vais en peu de mots inaugurer le nouveau principe, exposer brièvement le fait immense où ces résistances vinrent se perdre et s’annuler. Ce fait admirablement simple dans une variété infinie, c’est l’organisation spontanée de la France.

Là est l’histoire, le réel, le positif, le durable. Et le reste est un néant.

Ce néant, il a fallu toutefois le raconter longuement. Le mal, justement parce qu’il n’est qu’une exception, une irrégularité, exige, pour être compris, un détail minutieux. Le bien, au contraire, le naturel, qui va coulant de lui-même, nous est presque connu d’avance par sa conformité aux lois de notre nature, par l’image éternelle du bien que nous portons en nous.

Les sources où nous puisons l’histoire en ont conservé précieusement le moins digne d’être conservé, l’élément négatif, accidentel, l’anecdote individuelle, telle ou telle petite intrigue, tel acte de violence.

Les grands faits nationaux, où la France a agi d’ensemble, se sont accomplis par des forces immenses, invincibles, et par cela même nullement violentes. Ils ont moins attiré les regards, passé presque inaperçus.

Tout ce qu’on donne sur ces faits généraux, ce sont les lois qui en dérivent, qui en sont les dernières formules. On ne tarit pas sur la discussion des lois, on respecte religieusement le parlage des assemblées. Mais les grands mouvements sociaux qui les décidèrent ces lois, qui en furent l’origine, la raison, la nécessité, à peine une ligne sèche les rappelle au souvenir.

C’est pourtant là le fait suprême, où se résout tout le reste, dans cette miraculeuse année qui va de juillet en juillet : la loi est partout devancée par l’élan spontané de la vie et de l’action, — action qui, parmi tels désordres particuliers, contient pourtant l’ordre nouveau, et d’avance réalise la loi qu’on fera tout à l’heure. L’Assemblée croit mener, elle suit ; elle est le greffier de la France ; ce que la France fait, elle l’enregistre plus ou moins exactement, elle le formule et l’écrit sous sa dictée.

Que les scribes viennent ici apprendre, qu’ils sortent un moment de leur antre, le Bulletin des lois, qu’ils écartent ces montagnes de papier timbré qui leur ont caché la nature. Si la France n’avait pu se sauver que par leur plume et leur papier, la France aurait péri cent fois.

Moment grave, d’intérêt infini, où la nature se retrouve à temps pour ne pas périr, où la vie, en présence du danger, suit l’instinct, son meilleur guide, et trouve en lui son salut.

Une société vieillie, dans cette crise de résurrection, nous fait assister à l’origine des choses. Les publicistes rêvaient le berceau des nations ; pourquoi rêver ? Le voici.

Oui, c’est le berceau de la France que nous avons sous les yeux… Dieu te protège ! ô berceau ! qu’il te sauve et te soutienne sur ces grandes eaux sans rivage où je te vois avec tremblement flotter sur la mer de l’avenir !…


La France naît et se lève, au canon de la Bastille. En un jour, sans préparatifs, sans s’être entendus d’avance, toute la France, villes et villages, s’organise en même temps.

En chaque lieu, c’est la même chose : on va à la maison commune, on prend les clés et le pouvoir, au nom de la nation. Les électeurs (en 1789, tous ont été électeurs) forment des comités, comme celui de Paris, d’où sortiront tout à l’heure les municipalités régulières.

Les gouvernements de villes (comme celui de l’État), échevins, notables, etc., s’en vont la tête basse par la porte de derrière, laissant à la commune qu’ils administraient des dettes pour souvenir.

La bastille financière que l’oligarchie des notables fermait si bien à tous les yeux, la caverne administrative[1], apparaît au jour. Les informes instruments de ce régime équivoque, l’embrouillement des papiers, la savante obscurité des calculs, tout cela est traîné à la lumière.

Le premier cri de cette liberté (qu’ils appellent l’esprit de désordre), c’est au contraire : ordre et justice.

L’ordre, dans la pleine lumière. — La France dit à Dieu comme Ajax : « Fais-moi plutôt périr à la clarté des cieux ! »

Ce qu’il y avait de plus tyrannique dans la vieille tyrannie, c’était son obscurité. Obscurité du roi au peuple, du corps de ville à la ville, obscurité non moins profonde du propriétaire au fermier… Que devait-on en conscience payer à l’État, à la commune, au seigneur ?… Nul ne pouvait le savoir. La plupart payaient ce qu’ils ne pouvaient même lire. L’ignorance profonde où le grand instituteur du peuple, le Clergé, l’avait retenu, le livrait, aveugle et sans défense, à l’épouvantable vermine des griffonneurs de papier. Chaque année, ce papier timbré revenait plus noir encore, avec de lourdes surcharges, pour l’effroi du paysan. Ces surcharges mystérieuses, inconnues, qu’on lui lisait bien ou mal, il lui fallait les payer ; mais elles lui restaient sur le cœur, déposées l’une sur l’autre, comme un trésor de vengeances, d’indemnités exigibles. Plusieurs, en 1789, disaient qu’en quarante années ils avaient payé, avec ces surcharges, bien plus que ne valaient les biens, donc qu’ils étaient propriétaires.

Nulle atteinte ne fut portée à la propriété dans nos campagnes qu’au nom de la propriété. Le paysan l’interprétait à sa manière ; mais jamais il n’éleva de doute sur l’idée même de ce droit. Le travailleur des campagnes sait ce que c’est qu’acquérir ; l’acquisition par le travail qu’il fait ou voit faire tous les jours lui inspire le respect et comme la religion de la propriété.

C’est au nom de la propriété, longtemps violée et méconnue par les agents des seigneurs, que les paysans érigèrent ces Mais où ils suspendaient les insignes de la tyrannie féodale et fiscale, les girouettes des châteaux, les mesures de redevances injustement agrandies, les cribles qui triaient le grain tout au profit du seigneur, ne laissaient que le rebut.

Les comités de juillet 1789 (origine des municipalités de 1790) furent, pour les villes surtout, l’insurrection de la liberté, — et pour les villages, celle de la propriété, je veux dire de la plus simple propriété, du travail de l’homme.

Les associations de villages furent des sociétés de garantie : 1o contre l’homme d’affaires ; 2o contre le brigand, — deux mots souvent synonymes.

Conjuration contre les hommes d’argent, collecteurs, régisseurs, procureurs, huissiers, contre cet affreux grimoire qui, par une magie inconnue, avait desséché la terre, anéanti les bestiaux, maigri le paysan jusqu’à l’os, jusqu’au squelette.

Confédération aussi contre cette bande de pillards qui couraient la France, gens sans travail, affamés, mendiants devenus voleurs, qui la nuit coupaient les blés, même en vert, tuaient l’espérance. Si les villages n’avaient pris les armes, une famine terrible en fût résultée, une année comme fut l’an 1000, et plusieurs du Moyen-âge. Ces bandes mobiles, insaisissables, attendues partout et que la terreur rendait comme présentes partout, glaçaient d’effroi nos populations moins militaires qu’aujourd’hui.

Tout village arma. Les villages se promirent protection mutuelle. Ils convenaient entre eux de se réunir en cas d’alarme en tel lieu, dont la position était centrale, ou qui dominait un passage de route ou de rivière, important pour le pays.

Un seul fait éclaircira mieux. Il rappelle sous quelques rapports la panique de Saint-Jean-du-Gard, que j’ai racontée plus haut.

Un jour d’été, de grand matin, les habitants de Chavignon (Aisne) virent, non sans crainte, leurs rues toutes pleines de gens armés. Ils reconnurent que, heureusement, c’étaient leurs voisins et amis, les gardes nationales de toutes les communes voisines qui, sur une fausse alarme, avaient marché toute la nuit pour venir les défendre des brigands. On s’attendait à un combat, et ce ne fut qu’une fête. Tous les gens de Chavignon, ravis, sortirent des maisons, se mêlèrent à leurs amis. Les femmes apportèrent, mirent en commun tout ce qu’on avait de vivres ; on ouvrit des pièces de vin. On déploya sur la place le drapeau de Chavignon, où l’on voyait du blé, des raisins, traversés d’une épée nue ; la devise résumait très complètement toute la pensée du moment : « Abondance et sécurité, liberté, fidélité et concorde. » Le capitaine général des gardes nationales qui étaient venues fit un petit discours fort touchant sur l’empressement des communes à venir défendre leurs frères : « Au premier mot, nous avons laissé nos femmes et nos enfants en larmes ; nous avons laissé nos charrues, nos ustensiles, dans les champs… Nous sommes venus, sans prendre le temps de nous habiller tout à fait… »

Les gens de Chavignon, dans une adresse à l’Assemblée nationale, lui racontent tout, comme l’enfant à sa mère, et, pleins de reconnaissance, ils ajoutent ce mot du cœur : « Quels hommes, Messieurs, quels hommes, depuis que vous leur avez donné une patrie ! »

Ces expéditions spontanées se faisaient ainsi, comme en famille, le curé marchant en tête. À celle de Chavignon, quatre des communes qui vinrent avaient leurs curés avec elles.

Dans certaines contrées, par exemple dans la Haute-Saône, les curés ne s’associèrent pas seulement à ces mouvements, ils s’en firent le centre, en furent les chefs, les meneurs. Dès le 27 septembre 1789, dans les environs de Luxeuil, les communes rurales se fédérèrent sous la direction du curé de Saint-Sauveur. Tous les maires jurèrent dans ses mains.

À Issy-l’Évêque (Haute-Saône), il y eut une chose plus étrange. Dans l’anéantissement de toute autorité publique, ne voyant plus de magistrat, un vaillant curé prit pour lui tous les pouvoirs ; il rendit des ordonnances, rejugea des procès jugés ; il fit venir les maires du voisinage et promulgua devant eux les lois nouvelles qu’il donnait à la contrée ; puis, armé, l’épée à la main, il commençait à procéder au partage égal des terres. Il fallut arrêter son zèle, lui rappeler qu’il y avait encore une Assemblée nationale.

Ceci est rare et singulier. Le mouvement en général fut régulier, mieux ordonné qu’on ne l’eût attendu de telles circonstances. Sans loi, tout suivit une loi, la conservation, le salut.

Avant que les municipalités s’organisent, le village se gouverne, se garde, se défend, comme association armée d’habitants du même lieu.

Avant qu’il y ait des arrondissements, des départements créés par la loi, les besoins communs, spécialement celui d’assurer les routes, d’amener les subsistances, forment des associations entre villages et villages, villes et villes, de grandes confédérations de protection mutuelle.

On est tout près de bénir ces périls, quand on voit, qu’ils forcent les hommes de sortir de l’isolement, les arrachent à leur égoïsme, les habituent à se sentir vivre dans les autres, qu’ils éveillent en ces âmes engourdies d’un sommeil de plusieurs siècles la première étincelle de fraternité.

La loi vient reconnaître, autoriser, couronner tout cela ; mais elle ne le produit point.

La création des municipalités, la concentration dans leurs mains de pouvoirs même non communaux : contributions, haute police, disposition de la force armée, etc.), cette concentration qu’on a reprochée à l’Assemblée, n’était pas l’effet d’un système, c’était la simple reconnaissance d’un fait. Dans l’anéantissement de la plupart des pouvoirs, dans l’inaction volontaire (souvent perfide) de ceux qui restaient, l’instinct de la conservation avait fait ce qu’il fait toujours : les intéressés avaient pris eux-mêmes leurs affaires en main. Et qui n’est intéressé dans de telles crises ? Celui qui n’a point de propriété, celui qui n’a rien, comme on dit, a pourtant encore ce qui est bien plus cher qu’aucune propriété, une femme, des enfants à défendre.

La nouvelle loi municipale créa douze cent mille magistrats municipaux. L’organisation judiciaire créa cent mille juges (dont cinq mille juges de paix, quatre-vingt mille assesseurs des juges de paix). Tout cela pris dans les ' quatre millions deux cent quatre-vingt-dix-huit mille électeurs primaires[2] (qui, comme propriétaires ou locataires, payaient la valeur de trois journées de travail, environ trois livres).

Le suffrage universel avait donné six millions de votes ; je m’expliquerai plus loin sur cette limitation du droit électoral, sur les principes divers qui dominèrent l’Assemblée.

Il me suffit ici de faire remarquer le prodigieux mouvement que dut faire en France, au printemps de 1790, cette création d’un monde de juges et administrateurs, treize cent mille à la fois, tous sortis de l’élection !

On peut dire qu’avant la conscription militaire, la France avait fait une conscription de magistrats.

La conscription de la paix, de l’ordre, de la fraternité. Ce qui domine ici, dans l’ordre judiciaire, c’est ce bel élément nouveau, inconnu à tous les siècles, les cinq mille arbitres ou juges de paix, leurs quatre-vingt mille assesseurs. Et, dans l’ordre municipal, c’est la dépendance où la force militaire se trouve à l’égard des magistrats du peuple.

Le pouvoir municipal hérita de toutes les ruines. Lui seul, entre l’Ancien-Régime détruit, le nouveau sans action, lui seul fut debout. Le roi était désarmé, l’armée désorganisée, les États, les parlements démolis, le clergé démantelé, la noblesse rasée tout à l’heure. L’Assemblée elle-même, la grande puissance apparente, ordonnait plus qu’elle n’agissait ; c’était une tête sans bras. Elle eut quarante-quatre mille mains dans les municipalités. Elle se remit presque de tout aux douze cent mille magistrats municipaux.

Ce nombre immense était une grande difficulté d’action ; mais, comme éducation d’un peuple, comme initiation à la vie publique, c’était admirable. Renouvelée rapidement, la magistrature devait bientôt, dans beaucoup de localités, épuiser la classe où elle se recrutait (les quatre millions de propriétaires ou locataires à trois livres d’impôt). Il fallait, c’était une belle nécessité de cette grande initiation, il fallait créer une classe nouvelle de propriétaires. Les paysans du clergé, de l’aristocratie, exclus d’abord de l’élection comme clients de l’Ancien-Régime, allaient maintenant, comme acquéreurs des biens mis en vente, se trouver propriétaires, électeurs, magistrats municipaux, assesseurs de juges de paix, etc., et, comme tels, devenir les plus solides appuis de la Révolution.

  1. Voir, dans Leber, le honteux tableau de cette ancienne administration municipale, les gratifications que se faisaient donner les échevins, etc. Lyon était endettée de vingt-neuf millions ! etc., etc.
  2. C’est le nombre donné en 1791 dans l’Atlas national de France, destiné à l’instruction publique et dédié à l’Assemblée. L’évêque d’Autun, dans un discours du 8 juin 1790, ne compte que trois millions six cent mille citoyens actifs. Ce petit nombre serait trop grand, s’il ne s’agissait que des propriétaires ; mais il s’agit aussi de ceux qui payent la valeur d’environ trois livres comme locataires. Le grand nombre est le plus vraisemblable. Tous deux, au reste, le grand et le petit, sont sans doute approximatifs.