Histoire de la Révolution française (Michelet)/Avant-propos/2


II

DE L’ANCIENNE MONARCHIE



I


Dès 1300, je vois le grand poète gibelin qui, contre le pape, affermit, élève au niveau du soleil le colosse de César. L’unité, c’est le salut ; un monarque, un seul pour la terre. Puis, suivant à l’aveugle sa logique austère, inflexible, il établit que plus ce monarque est grand, plus il est tout, plus il est dieu, et moins on doit craindre qu’il abuse jamais de rien. S’il a tout, il ne désire point ; encore moins, peut-il envier, haïr… Il est parfait, il est parfaitement, souverainement juste ; il gouverne précisément comme la justice de Dieu.

Voilà la base de toutes les théories qu’on a depuis entassées pour appuyer ce principe : l’unité, et le résultat supposé de l’unité : la paix… Et depuis nous n’avons eu presque jamais que des guerres.

Il faut creuser plus bas que Dante, découvrir et regarder dans la terre la profonde assise populaire où fut bâti le colosse.

L’homme a besoin de justice. Captif dans l’enceinte d’un dogme qui porte tout entier sur la grâce arbitraire de Dieu, il crut sauver la Justice dans une religion politique, se créa d’un homme un dieu de justice, espérant que ce dieu visible lui garderait la lumière d’équité qu’on avait obscurcie dans l’autre.


J’entends ce mot sortir des entrailles de l’ancienne France, mot tendre, d’accent profond : « Mon Roi ! »

Il n’y a pas là de flatterie. Louis XIV jeune fut véritablement aimé de deux personnes, du peuple et de La Vallière.

C’est, dans ce temps, la foi de tous. Le prêtre même semble retirer son Dieu de l’autel, pour faire place au nouveau dieu. Les Jésuites effacent Jésus de la porte de leur maison pour y mettre Louis-le-Grand. Je lis aux voûtes de la chapelle de Versailles : Intrabit templun suum dominator. Le mot n’avait pas deux sens ; la cour ne connaissait qu’un dieu.

L’évêque de Meaux craint que Louis XIV n’ait pas assez foi en lui-même, il l’encourage : « Ô rois, exercez hardiment votre puissance, elle est divine… Vous êtes des dieux ! »

Dogme étonnant ! et pourtant le peuple ne demandait qu’à le croire. Il souffrait tant des tyrannies locales que des points les plus éloignés il appelait le dieu de là-bas, le dieu de la monarchie. Nul mal ne lui est imputé. Si ses gens en font, c’est qu’il est trop haut ou trop loin… « Si le roi savait !… »

C’est ici un trait singulier de la France. Ce peuple n’a compris longtemps la politique que comme dévouement et amour.

Amour robuste, obstiné, aveugle, qui fait un mérite à son dieu de toutes ses imperfections. Ce qu’il y voit d’humain, loin de s’en choquer, il l’en remercie. Il croit qu’il en sera plus près de lui, moins fier, moins dur, plus sensible. Il sait gré à Henri IV d’aimer Gabrielle.

Cet amour de la royauté, au début de Louis XIV et de Colbert, fut idolâtrie. L’effort du roi pour faire justice égale à tous, diminuer l’odieuse inégalité de l’impôt, lui donna le cœur du peuple. Colbert biffa quarante mille prétendus nobles, les mit à la taille. Il força les bourgeois notables de rendre compte enfin des finances des villes qu’ils exploitaient à leur profit. Les nobles des provinces, qui, à la faveur du désordre, se faisaient barons féodaux, reçurent les visites formidables des envoyés du Parlement. La justice royale fut bénie pour sa rigueur. Le roi apparut terrible, dans ses Grands-Jours, comme le Jugement dernier, entre le peuple et la noblesse, le peuple à la droite, se serrant contre son juge, plein d’amour, de confiance…

« Tremblez, tyrans, ne voyez-vous pas que nous avons Dieu avec nous ? » C’est exactement le discours de ce simple peuple, qui croit avoir le roi pour lui. Il s’imagine voir déjà en lui l’ange de la Révolution, il lui tend les bras, l’invoque, plein de tendresse et d’espoir. Rien de plus touchant à lire, entre autres faits de ce genre, que le récit des Grands-Jours d’Auvergne, le naïf espoir du peuple, le tremblement de la noblesse. Un paysan, parlant à un seigneur, ne s’était pas découvert ; le noble jette le chapeau par terre : « Si vous ne le ramassez, dit le paysan, les Grands-Jours vont venir, le roi vous fera couper la tête… » Le noble eut peur et ramassa[1].

Grande, sublime position de la royauté !… Pourquoi faut-il qu’elle en soit descendue, que le juge de tous soit devenu le juge de quelques-uns, que ce dieu de la justice, comme celui des théologiens, ait aussi voulu avoir des élus ?

Tant de confiance et d’amour !… Tout cela trompé. Ce roi tant aimé fut dur pour le peuple. Cherchez partout, dans les livres, les tableaux, voyez-le dans ses portraits ; pas un mouvement, pas un regard ne révèle un cœur touché. L’amour d’un peuple, cette chose si grande, si rare, ce vrai miracle, n’a réussi qu’à faire de son idole un miracle d’égoïsme.

Il a pris l’adoration au mot, s’est cru un dieu. Mais ce mot dieu, il n’y a rien compris. Être dieu, c’est vivre pour tous… Lui, de plus en plus, il se fait le roi de la cour ; ceux qu’il voit, ce petit nombre, cette bande de mendiants dorés qui l’assiègent, c’est son peuple. Divinité étrange, il a rétréci, étouffé un monde dans un homme, au lieu d’étendre et d’agrandir cet homme à la mesure d’un monde. Tout son monde aujourd’hui, c’est Versailles ; là même, cherchez bien ; si vous trouvez un lieu petit, obscur, un sombre cabinet, une tombe déjà ! c’est ce qu’il lui faut ; assez pour un individu[2].


II


J’approfondirai tout à l’heure l’idée dont vivait la France, le gouvernement de la grâce et de la monarchie paternelle. Cet examen sera fort avancé peut-être, si j’établis d’abord par preuves authentiques les résultats où ce système avait abouti à la longue ; l’arbre se juge sur les fruits.

D’abord on ne peut contester qu’il n’ait assuré à ce peuple la gloire d’une prodigieuse et incroyable patience. Lisez les voyageurs étrangers des deux derniers siècles, vous les voyez stupéfaits, en traversant nos campagnes, de leur misérable apparence, de la tristesse, du désert, de l’horreur, de la pauvreté des sombres chaumières nues et vides, du maigre peuple en haillons. Ils apprennent là ce que l’homme peut endurer sans mourir, ce que personne, ni Anglais, ni Hollandais, ni Allemand, n’aurait supporté.

Ce qui les étonne encore plus, c’est la résignation de ce peuple, son respect pour ses maîtres, laïques, ecclésiastiques, son attachement idolâtrique pour ses rois… Qu’il garde, parmi de telles souffrances, tant de patience et de douceur, de bonté, de docilité, si peu de rancune pour l’oppression, c’est là un étrange mystère. Il s’explique peut-être en partie par l’espèce de philosophie insouciante, la facilité trop légère avec laquelle le Français accueille le mauvais temps ; le beau viendra tôt ou tard ; la pluie aujourd’hui, demain le soleil… Il n’en veut pas à la pluie.

La sobriété française aussi, cette qualité éminemment militaire, aidait à la résignation. Nos soldats, en ce genre, comme en tout autre, ont montré la limite de la force humaine. Leurs jeûnes, dans les marches pénibles, dans les travaux excessifs, auraient effrayé les fainéants solitaires de la Thébaïde, les Antoine et les Pacôme.

Il faut apprendre du maréchal de Villars comment vivaient les armées de Louis XIV[3] : « Plusieurs fois, nous avons cru que le pain manquerait absolument, et puis, par des efforts, on en a fait arriver pour un demi-jour. On gagne le lendemain en jeûnant. Quand M. d’Artagnan a marché, il a fallu que les brigades qui ne marchaient pas jeûnassent… C’est un miracle que nos subsistances, et une merveille que la vertu et la fermeté de nos soldats… Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, me disent-ils, quand je parcours les rangs, après qu’ils n’ont plus que le quart et que la demi-ration. Je les encourage, je leur fais des promesses ; ils se contentent de plier les épaules et me regardent d’un air de résignation qui m’attendrit…« Monsieur le maréchal a raison, disent-ils, il faut savoir souffrir quelquefois. »

Patience ! vertu ! résignation ! Peut-on n’être pas touché, en retrouvant ces traces de la bonté de nos pères ?

Qui me donnera de pouvoir faire l’histoire de leurs longues souffrances, de leur douceur, de leur modération ? Elle fit longtemps l’étonnement, parfois la risée de l’Europe : grand amusement pour les Anglais de voir ce soldat maigre et presque nu, gai pourtant, aimable et bon pour ses officiers, faisant sans murmure des marches immenses, et, s’il ne trouve rien le soir, soupant de chansons.

Si la patience mérite le ciel, ce peuple, aux deux derniers siècles, a vraiment dépassé tous les mérites des saints. Mais comment en faire la légende ?… Les traces en sont fort éparses. La misère est un fait général, la patience à la supporter une vertu chez nous si commune que les historiens les remarquent rarement. L’histoire manque d’ailleurs au dix-huitième siècle ; la France, après le cruel effort des guerres de Louis XIV, souffre trop pour se raconter. Plus de Mémoires ; personne n’a le courage d’écrire sa vie individuelle ; la vanité même se tait, n’ayant que de la honte à dire. Jusqu’au mouvement philosophique, ce pays est silencieux, comme le palais désert de Louis XIV, survivant à sa famille, comme la chambre du mourant qui gouverne, le vieux cardinal Fleury.

L’histoire de cette misère est d’autant moins aisée à faire que les époques n’en sont pas, comme ailleurs, marquées par des révoltes. Elles n’ont été plus rares chez aucun peuple… Celui-ci aimait ses maîtres ; il n’a pas eu de révolte, rien qu’une Révolution.

C’est de ses maîtres mêmes, rois, princes, ministres, prélats, magistrats, intendants, que nous allons apprendre les extrémités où il était parvenu. Ce sont eux qui vont caractériser le régime sous lequel on tenait le peuple.

Le chœur lugubre où ils semblent venir tous l’un après l’autre raconter la mort de la France s’ouvre par Colbert en 1681 : « On ne peut plus aller », dit-il, et il meurt. — On va pourtant, car on chasse un demi-million d’hommes industrieux vers 1685, et l’on en tue encore plus dans une guerre de trente années. Mais combien, grand Dieu ! il en meurt davantage de misère !

Dès 1698, le résultat est visible. Les intendants eux-mêmes, qui font le mal, le révèlent, le déplorent. Dans les mémoires qu’on leur demande pour le jeune duc de Bourgogne, ils déclarent que tel pays a perdu le quart de ses habitants, tel le tiers, tel la moitié. Et la population ne se répare pas ; le paysan est si misérable que ses enfants sont tous faibles, malades, ils ne peuvent vivre.

Suivons bien le cours des années. Cette époque déplorable de 1698 devient un objet de regret. Alors, nous dit un magistrat, Boisguillebert, alors « il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’hui (1707), tout a pris fin, faute de matière… » Mot lugubre, et il ajoute un mot menaçant, on se croirait déjà en 1789 : « Le procès va rouler maintenant entre ceux qui payent et ceux qui n’ont de fonction que recevoir. »

Le précepteur du petit-fils de Louis XIV, l’archevêque de Cambrai, n’est pas moins révolutionnaire que le petit juge normand : « Les peuples ne vivent plus en hommes, il n’est plus permis de compter sur leur patience. La vieille machine achèvera de se briser au premier choc… On n’oserait envisager le bout de ses forces, auquel on touche ; tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main, pour prendre toujours… »

Louis XIV meurt enfin, on remercie Dieu. Voici heureusement le Régent, ce bon duc d’Orléans, qui, si Fénelon vivait, le prendrait pour conseiller ; il imprime le Télémaque ; la France sera une Salente. Plus de guerre. Nous sommes maintenant les amis de l’Angleterre ; nous lui livrons notre commerce, notre honneur, jusqu’à nos secrets d’État. Qui croirait qu’en pleine paix, pour sept années seulement, ce prince aimable trouve moyen d’ajouter aux deux milliards et demi de dette que laisse Louis XIV sept cent cinquante millions de plus ? — Le tout, payé net… en papier.

« Si j’étais sujet, disait-il, je me révolterais à coup sûr. » Et comme on lui disait qu’en effet une émeute allait avoir lieu, il dit : « Le peuple a raison, il est bien bon de tant souffrir ! »

Fleury est aussi économe que le Régent fut prodigue. La France se refait-elle ? J’en doute, quand je vois qu’en 1739, on présente à Louis XV le pain que mangeait le peuple, du pain de fougère. L’évêque de Chartres lui dit que, dans son diocèse, les hommes broutaient avec les moutons. Ce qui peut-être est plus fort, c’est que M. d’Argenson (un ministre), parlant des souffrances du temps, lui oppose le bon temps. Devinez lequel ? Celui du Régent et de Monsieur le Duc, le temps où la France, éreintée par Louis XIV et n’étant plus qu’une plaie, y applique pour remède la banqueroute de trois milliards.

Tout le monde voit venir la crise. Fénelon le dit dès 1709 : « La vieille machine se brisera au premier choc. » Elle ne se brise pas encore. La maîtresse de Louis XV, Mme de Châteauroux, vers 1743 : « Il y aura un grand bouleversement, je le vois, si l’on n’y apporte remède. » — Oui Madame, tout le monde le voit, et le roi, et celle qui vous succède, Mme de Pompadour, et les économistes, et les philosophes, et les étrangers, tout le monde. Tous admirent la longanimité de ce peuple ; c’est Job entre les nations. Ô douceur, ô patience… Walpole en rit, moi j’en pleure. Il aime encore, ce peuple infortuné ! Il croit encore, il s’obstine à espérer. Il attend toujours un sauveur ; et quel ? Son dieu-homme, son roi.

Risible, touchante idolâtrie… Ce roi, ce dieu, que fera-t-il ? Il n’a ni la volonté forte, ni le pouvoir peut-être, de guérir le mal profond, invétéré, universel, qui ronge cette société, qui l’altère et qui l’affame, qui a bu ses veines et séché ses os.

Ce mal c’est que, du plus haut au plus bas, elle est organisée pour produire de moins en moins et payer de plus en plus. Elle ira toujours grandissant, donnant, après le sang, la moelle, et il n’y aura pas de fin, jusqu’à ce qu’ayant atteint le dernier souffle vital, au point de le perdre, les convulsions de l’agonie la relèvent, remettent sur ses jambes ce corps faible et pâle… Faible ?… redevenu peut-être fort par la fureur !

Creusons, s’il vous plaît, ce mot : produisant de moins en moins. Il est exact à la lettre.

Dès Louis XIV, les Aides pèsent déjà tellement qu’à Mantes, à Étampes, et ailleurs, on arrache toutes les vignes.

Le paysan n’ayant point de meubles à saisir, le fisc n’a nul objet de saisie que le bétail ; il extermine peu à peu. Plus d’engrais. La culture des céréales, étendue au dix-septième siècle par d’immenses défrichements, se restreint au dix-huitième. La terre ne peut plus réparer ses forces génératrices, elle jeûne, elle s’épuise ; comme le bétail a fini, la terre semble finir elle-même.

Non seulement la terre produit moins, mais on cultive moins de terre. Elle ne vaut plus la peine, dans bien des lieux, d’être cultivée. Les grands propriétaires, las de faire aux métayers des avances qui ne rentrent plus, négligent la terre qui voudrait de coûteux amendements. Le pays cultivé se resserre, le désert s’étend. On parle d’agriculture, on écrit sur l’agriculture, on fait des livres, des essais coûteux, des cultures paradoxales. Et la culture, sans secours, sans bestiaux, devient sauvage. Les hommes s’attellent à la charrue, et les femmes, et les enfants. Ils cultiveraient avec les ongles, si nos anciennes lois ne défendaient au moins le soc, le pauvre et dernier outil qui ouvre le sein de la terre. Comment s’étonner que les récoltes maigrissent, avec ce maigre laboureur, que la terre pâtisse et refuse ? L’année ne nourrit plus l’année. À mesure qu’on avance vers 1789, la nature accorde moins. Comme la bête trop fatiguée qui ne veut plus avancer, qui aime mieux se coucher et mourir, elle attend et ne produit plus. La liberté n’est pas seulement la vie de l’homme, c’est celle de la nature.


III


Ne dites pas que la nature soit jamais devenue marâtre. Ne croyez pas que Dieu ait détourné de la terre son fécond regard. Elle est toujours, cette terre, la bonne mère nourrice qui ne demande qu’à aider l’homme ; stérile, ingrate à la surface, elle l’aime intérieurement.

Mais c’est l’homme qui n’aime plus, l’homme qui est ennemi de l’homme. La malédiction qui pèse sur lui, c’est la sienne, celle de l’égoïsme et de l’injustice, le poids d’une société injuste. Qui accusera-t-il ? Ni la nature, ni Dieu, mais lui-même, mais son œuvre, ses idoles, les dieux qu’il s’est faits.

Il a promené de l’un à l’autre son idolâtrie. À ces dieux de bois il a dit : « Protégez-moi, soyez mes sauveurs… » Il l’a dit au prêtre, il l’a dit au noble, il l’a dit au roi… Eh ! pauvre homme, sauve-toi toi-même.

Il les aimait, c’est son excuse ; elle explique son aveuglement. Comme il aimait, comme il croyait ! quelle foi naïve au bon seigneur, au cher saint homme de Dieu ! Comme il se mettait à genoux sur leur route et baisait encore la poussière, quand depuis longtemps ils étaient passés ! Comme écrasé, foulé par eux, il s’obstinait à mettre en eux ses vœux et ses espérances !… Toujours mineur, toujours enfant, il trouvait je ne sais quelle douceur filiale à ne rien réserver contre eux, à leur abandonner tout le soin de son avenir. « Je n’ai rien, je suis un pauvre homme ; mais je suis l’homme du baron, du beau château qui est là-bas. » Ou bien : « J’ai l’honneur d’être serf de ce fameux monastère. Je ne puis pas manquer jamais. »

Va maintenant, va, bon homme, au jour de ta nécessité, va, frappe à leur porte.

Au château ? Mais la porte est close, la grande table, où tous s’assirent, n’a pas servi depuis longtemps, la cheminée est froide, ni feu ni fumée. Le seigneur est à Versailles. Il ne t’oublie pas pourtant. Il a laissé ici pour toi le procureur et l’huissier.

Eh bien, j’irai au monastère. Cette maison de charité n’est-elle pas celle du pauvre ?… L’Église me dit tous les jours : « Dieu a tant aimé le monde !… Il s’est fait homme, il s’est fait aliment pour nourrir l’homme ! L’Église n’est rien ou elle est la charité divine réalisée sur la terre. »

Frappe, frappe, pauvre Lazare ! tu resteras là longtemps. Tu ne sais donc pas que l’Église est maintenant retirée du monde, que toutes ces affaires de pauvres et de charité ne la regardent plus ? Elle eut deux choses au Moyen-âge, des biens et des fonctions, dont elle était fort jalouse ; plus équitable au temps moderne, elle a fait deux parts : les biens, elle les a gardés ; les fonctions, hôpitaux, aumônes, patronage du pauvre, toutes ces choses qui la mêlaient trop aux soins d’ici-bas, elle les a généreusement remises à la puissance laïque.

Elle a des devoirs qui l’absorbent, celui principalement de défendre jusqu’à la mort ces pieuses fondations dont elle est dépositaire, de n’en rien laisser dépérir, de les transmettre toujours augmentées. Là elle est vraiment héroïque, prête au martyre, s’il le faut. En 1788, l’État obéré, aux abois, ne sachant plus que prendre à un peuple ruiné, s’adresse suppliant au clergé, le prie de payer l’impôt. Sa réponse est admirable, digne de mémoire : « Non, le peuple de France n’est pas imposable à volonté. »

Invoquer le nom du peuple pour se dispenser de venir en aide au peuple ! Dernier point, vraiment sublime, où devait monter la sagesse pharisienne ! Vienne maintenant 1789 ! Ce clergé peut mourir, il n’irait jamais plus loin ; il a la consolation, si rare pour les mourants, d’avoir été au bout de ses voies.


IV


Le peuple, au dix-huitième siècle, n’espère rien du patronage, qui le soutint en d’autres temps, ni du clergé ni de la noblesse. Ils ne feront rien pour lui. C’est au roi qu’il croit encore, il reporte au petit Louis XV sa foi et son besoin d’aimer. Celui-ci, reste unique d’une si grande famille, sauvé comme le petit Joas, il est sauvé apparemment pour qu’il sauve lui-même les autres. On pleure à le voir, cet enfant !… Que de mauvaises années se passent ! On attend, on espère toujours ; cette minorité, cette longue tutelle de vingt ou trente ans finira.

Quand on apprit à Paris que Louis XV, parti pour l’armée, était resté malade à Metz, c’était la nuit. « On se lève, on court en tumulte, sans savoir où l’on va ; les églises s’ouvrent en pleine nuit… On s’assemblait dans les carrefours, on s’abordait, on s’interrogeait sans se connaître. Il y eut plusieurs églises où le prêtre qui prononçait la prière pour la santé du roi interrompit le chant par ses pleurs, et le peuple lui répondit par ses sanglots et par ses cris… Le courrier qui apporta la nouvelle de sa convalescence fut embrassé et presque étouffé ; on baisait son cheval, on le menait en triomphe… Toutes les rues retentissaient d’un cri de joie. Le roi est guéri ! »

Ceci en 1744. Louis XV est nommé le Bien-Aimé.

Dix ans passent. Le même peuple croit que le Bien-Aimé prend des bains de sang humain, que, pour rajeunir son sang épuisé, il se plonge dans le sang des enfants. Un jour que la police, selon son habitude atroce, enlevait des hommes, des enfants errant dans les rues, des petites filles (surtout les jolies), les mères poussent des cris affreux, le peuple s’assemble, une émeute éclate. Dès ce moment, le roi ne vint jamais à Paris. Il ne le traversait guère que pour aller de Versailles à Compiègne. Il fit faire à la hâte une route qui évitait Paris, dispensait le roi de voir son peuple. Cette route s’appelle encore le chemin de la Révolte.

Ces dix années sont la crise même du siècle (1744-1754). Le roi, ce dieu, cette idole, devient un objet d’horreur. Le dogme de l’incarnation royale périt sans retour.

Et à la place s’élève la royauté de l’esprit. Montesquieu, Buffon, Voltaire, publient dans ce court intervalle leurs grandes œuvres ; Rousseau commence la sienne.

L’unité reposait jusque-là sur l’idée d’incarnation, religieuse ou politique. Il fallait un dieu humain, un dieu de chair, pour unir l’Église ou l’État. L’humanité, faible encore, plaçait son union dans un signe, un signe visible, vivant, un homme, un individu. — Désormais l’unité, plus pure, dispensée de cette condition matérielle, sera dans l’union des cœurs, la communauté de l’esprit, le profond mariage de sentiments et d’idées qui se fait de tous avec tous.

Ces grands docteurs de la nouvelle Église, dissidents encore dans les choses secondaires, s’accordent admirablement en deux choses essentielles, qui font le génie du siècle et celui de l’avenir :

1o L’esprit est libre chez eux des formes de l’incarnation ; ils le dégagent de ce vêtement de chair qu’il a porté si longtemps ;

2o L’esprit pour eux n’est pas seulement lumière, il est chaleur, il est amour, l’ardent amour du genre humain. L’amour en soi, et non soumis à tel dogme, à telle condition de politique religieuse. La charité du Moyen-âge, esclave de la théologie, a trop aisément suivi son impérieuse maîtresse ; trop docile, en vérité, conciliante, jusqu’à admettre tout ce qu’admettrait la haine. Qu’est-ce que la charité qui fait la Saint-Barthélemy, allume les bûchers, organise l’Inquisition ?

En écartant de la religion le caractère charnel, repoussant l’incarnation religieuse, ce siècle, d’abord timide dans son audace, reste longtemps charnel en politique ; il voudrait pouvoir respecter l’incarnation royale, employer le roi, ce dieu-homme, au bonheur des hommes. C’est la chimère des philosophes et des économistes, des Voltaire et des Turgot, de faire la Révolution par le roi.

Rien de plus curieux que de voir l’idole disputée par les deux partis. Les philosophes tirent à droite, les prêtres à gauche. Qui l’emportera ? Les femmes. Ce dieu est un dieu de chair.

Celle qui le retient vingt années, née Poisson, dame de Pompadour, voudrait d’abord, contre la cour, se faire un appui du public. Les philosophes sont mandés ; Voltaire fait l’histoire du roi, des poèmes, des drames pour le roi ; d’Argenson devient ministre ; le contrôleur général, Machault, demande un état des biens ecclésiastiques… Ce coup réveille le clergé. Contre une femme, les Jésuites ne s’amusent pas à discourir ; ils opposent une femme, et triomphent… Quelle ? La propre fille du roi… Ici il faudrait Suétone. Ces choses ne s’étaient guère vues, depuis les douze Césars.

Voltaire fut chassé, et d’Argenson, et plus tard Machault. La Pompadour plia, communia, se mit aux pieds de la reine. Cependant elle préparait une infâme et triste machine, par où elle reprit le roi, et le garda jusqu’à sa mort : un sérail, qu’on recrutait par des enfants achetées.

Là, s’éteignit Louis XV. Le dieu de chair abdiqua tout souvenir de l’esprit.

Fuyant Paris, fuyant son peuple, toujours isolé à Versailles, il y trouve trop d’hommes encore, trop de jour. Il lui faut l’ombre, les bois, la chasse, le secret de Trianon ou son couvent du Parc-aux-Cerfs. Chose étrange, inexplicable, que ces amours, ces ombres du moins, ces images de l’amour, ne puissent amollir son cœur ! Il achète les filles du peuple ; par elles il vit avec le peuple, il en reçoit les caresses enfantines, en prend le langage. Et il reste l’ennemi du peuple, dur, égoïste, sans entrailles ; de roi il se fait trafiquant de blé, spéculateur en famine…

Dans cette âme, si bien morte, une chose restait vivante : la peur de mourir. Sans cesse il parlait de mort, de convoi, de funérailles. Il pressentait souvent celles de la monarchie. Qu’elle vécût autant que lui, il n’en voulait pas davantage.

Dans une année de disette (elles n’étaient pas rares alors), il chassait, à son ordinaire, dans la forêt de Sénart. Il rencontre un paysan qui portait une bière, et demande : « Où portez-vous cela ? — À tel lieu. — Pour un homme ou une femme ! — Un homme. — De quoi est-il mort ? — De faim. »


V


Cet homme mort, c’est la vieille France ; cette bière, c’est le cercueil de l’ancienne monarchie. Mettons-y bien pour toujours les songes dont nous fûmes bercés, la royauté paternelle, le gouvernement de la Grâce, la clémence du monarque et la charité du prêtre, la confiance filiale, l’abandon aux dieux d’ici-bas.

La fiction de ce vieux monde, la légende trompeuse qu’il eut toujours à la bouche, c’était de mettre l’Amour à la place de la Loi.

S’il peut renaître, ce monde presque anéanti au nom de l’amour, meurtri par la charité, navré par la Grâce, il renaîtra par la Loi, la Justice et l’équité.

Blasphème ! ils avaient opposé la Grâce à la Loi, l’Amour à la Justice… Comme si la grâce injuste pouvait être encore la grâce, comme si ces choses que notre faiblesse divise n’étaient pas deux aspects du même, la droite et la gauche de Dieu.

Ils ont fait de la Justice une chose négative, qui défend, prohibe, exclut, un poteau pour arrêter, un couteau pour égorger… Ils ne savent pas que la Justice c’est l’œil de la Providence. L’amour, aveugle chez nous, clairvoyant en Dieu, voit par la Justice. Regard vital et fécond. Une force prolifique est dans la Justice de Dieu. Toutes les fois qu’elle touche la terre, celle-ci est heureuse, elle enfante. Le soleil et la rosée n’y suffisent, il faut la Justice. Qu’elle vienne, et les moissons viennent… Des moissons d’hommes et de peuples vont sourdre, germer, fleurir au soleil de l’équité.

Un jour de justice, un seul, qu’on appelle la Révolution, a produit dix millions d’hommes.

Mais qu’elle paraît loin encore au milieu du dix-huitième siècle, reculée et impossible !… Car avec quoi la ferai-je ? Tout finit autour de moi. Pour bâtir, il faudrait des pierres, de la chaux et du ciment, et j’ai les mains vides. Les deux sauveurs de ce peuple, le prêtre et le roi, l’ont perdu, au point qu’on ne sait plus où prendre de quoi le faire revenir. Plus de vie féodale ni de vie municipale ; perdue dans la royauté. Plus de vie religieuse ; éteinte avec le clergé. Hélas ! pas même de légendes locales, de traditions nationales, plus de ces heureux préjugés qui font la vie du peuple enfant. Ils ont tout détruit chez lui, jusqu’à ses erreurs. Le voilà dénué et vide, table rase ; l’avenir écrira ce qu’il pourra.

Esprit pur, dernier habitant de ce monde détruit, héritier universel de toutes ces puissances éteintes, comment vas-tu nous ramener à la seule qui fasse vivre ? Comment nous rendras-tu la Justice et l’idée du Droit ?

Tu ne vois rien ici qu’obstacles, vieilles ruines qu’il faut ruiner encore, mettre en poudre, et passer outre. Rien n’est debout, rien n’est vivant. Quoi que tu fasses, au moins, tu auras la consolation de n’avoir tué que des morts.

Le procédé de l’esprit pur est celui même de Dieu, l’art de Dieu est son art. Sa construction est trop profondément harmonique au dedans pour le paraître au dehors. Ne cherchez pas ici les droites et les angles, les lignes rigides de vos bâtiments de pierre et de marbre. Dans un organisme vivant, l’harmonie, bien autrement forte, est surtout au fond des organes.

D’abord que ce monde nouveau ait la vie matérielle ; donnons-lui pour commencement, pour première assise, la colossale Histoire naturelle[4] ; mettons l’ordre dans la nature ; pour elle l’ordre c’est la Justice.

Mais l’ordre est impossible encore. De la nature qui bouillonne et s’anime, comme au réveil de l’Etna, flamboie un volcan immense[5]. Toute science et tout art en éclatent… Une masse reste, l’éruption faite, mêlée de scories et d’or, masse énorme : l’Encyclopédie.

Voilà deux âges du jeune monde, deux jours de la création. L’ordre manque et l’unité manque. Créons l’homme, l’unité du monde, et qu’avec lui l’ordre vienne, et celle que nous attendons, cette désirée lumière de la Justice divine.

L’homme apparaît sous trois figures : Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Trois interprètes du Juste.

Notons la Loi, cherchons la Loi ; peut-être la trouverons-nous cachée en quelque coin du globe. Peut-être est-il un climat favorable à la Justice, une terre meilleure qui d’elle-même porte le fruit de l’équité. Le voyageur, le chercheur, qui va la demandant par toute la terre, c’est le calme et grand Montesquieu. Mais la Justice fuit devant lui ; elle reste mobile et relative ; la Loi, pour lui, c’est un rapport, loi abstraite et non vivante. Elle ne guérira pas la vie[6].

Montesquieu peut s’y résigner, non Voltaire. Voltaire est celui qui souffre, celui qui a pris pour lui toutes les douleurs des hommes, qui ressent, poursuit toute iniquité. Tout ce que le fanatisme et la tyrannie ont jamais fait de mal au monde, c’est à Voltaire qu’ils l’ont fait. Martyr, victime universelle, c’est lui qu’on égorgea à la Saint-Barthélemy, lui qu’on enterra aux mines du Nouveau-Monde, lui qu’on brûla à Séville, lui que le parlement de Toulouse roua avec Calas… Il pleure, il rit dans les souffrances, rire terrible, auquel s’écroulent les bastilles des tyrans, les temples des Pharisiens[7].

Et s’écroulent en même temps toutes les petites barrières où s’enfermait chaque église, se disant universelle et voulant faire périr les autres. Elles tombent devant Voltaire, pour faire place à l’église humaine, à la catholique église qui les recevra, les contiendra toutes dans la Justice et dans la Paix.

Voltaire est le témoin du Droit, son apôtre et son martyr. — Il a tranché la vieille question posée dès l’origine du monde : y a-t-il religion sans Justice, sans Humanité ?


VI


Montesquieu écrit, interprète le Droit, Voltaire pleure et crie pour le Droit. Et Rousseau le fonde[8].

Beau moment où, surprenant Voltaire accablé d’un nouveau malheur, le désastre de Lisbonne, Voltaire aveugle de larmes et ne voyant plus le ciel, Rousseau le relève, lui rend Dieu, et, sur les ruines du monde, proclame la Providence.

Car c’est bien plus que Lisbonne, c’est le monde qui s’écroule. La religion et l’État, les mœurs et les lois, tout périt… Et la famille, où est-elle ? l’amour ? l’enfant même, l’avenir ?… Oh ! que faut-il penser d’un monde où finit l’amour maternel ?

Et c’est toi, pauvre ouvrier, ignorant, seul, abandonné, haï des philosophes, haï des dévots, toi, malade en plein hiver, mourant sur la neige, dans ton pavillon tout ouvert de Montmorency, toi qui veux résister seul, écrire (l’encre gèle à ta plume), réclamer contre la mort.

Est-ce donc avec ton épinette et ton Devin du village, pauvre musicien, que tu vas nous refaire un monde ?… Tu avais un filet de voix, de l’ardeur, une chaude parole, quand tu arrivas à Paris, riche de ton Pergolèse, de musique et d’espérance. Il y a déjà longtemps, tu as bientôt un demi-siècle, tu es vieux, tout est fini… Que parles-tu de renaissance à cette société mourante, quand toi-même tu n’es plus ?

Oui, c’était vraiment difficile, même pour un homme moins cruellement maltraité du sort, de tirer le pied du sable mobile, de la boue profonde, où tout allait s’enfonçant.

Où prit-il son point d’appui, l’homme fort, qui, frappant du pied, s’arrêta, tint ferme ?… Et tout s’arrêta.

Où il le prit, ô monde infirme, hommes faibles et malades qui le demandez, ô fils oublieux de Rousseau et de la Révolution ?…

Il le prit en ce qui chez vous a trop défailli… Dans son cœur. Il lut au fond de sa souffrance, il y lut distinctement ce que le Moyen-âge n’a jamais pu lire : Un Dieu juste… Et ce qu’a dit un glorieux enfant de Rousseau : Le Droit est le souverain du monde.

Ce mot magnifique n’est dit qu’à la fin du siècle ; il en est la révélation, la formule profonde et sublime.

Rousseau l’a dite par un autre, par Mirabeau. Et elle n’en est pas moins le fond du génie de Rousseau. Du moment qu’il s’est arraché de la fausse science du temps, d’une société non moins fausse, vous la voyez poindre dans ses écrits, cette belle lumière : le Devoir, le Droit !

Elle brille avec tout son éclat, sa douce et féconde puissance, dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Dieu même soumis à la Justice, Dieu sujet du Droit ! — Disons mieux : Dieu et Droit sont identiques.

Si Rousseau eût parlé dans les termes de Mirabeau, sa parole n’eût pas agi. Autres temps, autres besoins. — À un monde prêt pour agir, le jour même de l’action, Mirabeau dit : « Le Droit est le souverain du monde », vous êtes les sujets du Droit. — À un monde endormi encore, faible, inerte et sans élan, Rousseau dit et devait dire : « La volonté générale, c’est le Droit et la Raison. » Votre volonté, c’est le Droit. Réveillez-vous donc, esclaves !

« Votre volonté collective, c’est la Raison elle-même. » Autrement dit : Vous êtes dieux.

Et qui donc, sans se croire dieu, pourrait faire aucune grande chose ?… C’est ce jour-là que vous pouvez, tranquille, passer le pont d’Arcole : c’est ce jour qu’on s’arrache, au nom du devoir, son plus cher amour, son cœur…

Soyons dieu ! L’impossible devient possible et facile… Alors, renverser un monde, c’est peu ; mais on crée un monde.

Et voilà ce qui explique pourquoi ce faible souffle sorti d’une poitrine d’homme, cette mélodie échappée du cœur du pauvre musicien nous ressuscita.

La France est remuée en ses profondeurs. L’Europe en est toute changée. La vaste, la massive Allemagne tressaille sur ses vieux fondements. Ils critiquent, mais obéissent… « Sentimentalité pure », disent-ils en tâchant de sourire. Ils n’en suivent pas moins ces rêveurs. Les philosophes eux-mêmes, les abstracteurs de quintessence, vont malgré eux par la voie simple du pauvre Vicaire savoyard.

Et que s’est-il donc passé ? Quelle lumière divine a donc lui, pour faire un si grand changement ? Est-ce la force d’une idée, d’une inspiration nouvelle, d’une révélation d’en haut ?… Oui, il y a eu révélation. Mais la nouveauté des doctrines n’est pas ce qui agit le plus. Il y a ici un phénomène plus étrange, plus mystérieux, une influence que ressentent ceux même qui ne lisent pas, qui ne pourraient jamais comprendre. On ne sait d’où cela vient, mais depuis que cette parole ardente s’est répandue dans les airs, la température a changé, c’est comme si une tiède haleine avait soufflé sur le monde ; la terre commence à porter des fruits quelle n’eût donnés jamais.

Qu’est-ce cela ? Si vous voulez que je vous le dise, c’est ce qui trouble et fond les cœurs, c’est un souffle de jeunesse ; voilà pourquoi nous cédons tous. Vous nous prouveriez en vain que» cette parole est trop souvent faible ou forcée, parfois d’un sentiment vulgaire. La jeunesse est telle, telle la passion. Tels nous fûmes, et si parfois nous retrouvons là les faiblesses de notre jeune âge, nous n’y ressentons que mieux le charme doux et amer du temps qui ne reviendra plus.

Chaleur, mélodie pénétrante, voilà la magie de Rousseau. Sa force, comme elle est dans l’Émile et le Contrat social, peut être discutée, combattue. Mais, par ses Confessions, ses Rêveries, par sa faiblesse, il a vaincu ; tous ont pleuré.

Les génies étrangers, hostiles, ont pu repousser la lumière, mais ils ont subi la chaleur. Ils n’écoutaient pas la parole ; la musique les subjuguait… Les dieux de l’harmonie profonde, rivaux de l’orage, qui tonnaient du Rhin aux Alpes, ont eux-mêmes ressenti l’incantation toute-puissante de la douce mélodie, de la simple voix humaine, du petit chant matinal, chanté la première fois sous la vigne des Charmettes.

Cette jeune et touchante voix, cette mélodie du cœur, on l’entend, quand ce cœur si tendre est depuis longtemps dans la terre. Les Confessions, qui paraissent après la mort de Rousseau, semblent un soupir de la tombe. Il revient, il ressuscite, plus puissant, plus admiré, plus adoré que jamais.

Ce miracle, il l’a de commun avec son rival, Voltaire… Rival ? Non. Ennemi ? Non… Qu’ils soient à jamais sur le même piédestal, les deux apôtres de l’Humanité[9].

Voltaire, presque octogénaire, enterré aux neiges des Alpes, brisé d’âge et de travaux, ressuscite aussi pourtant. La grande pensée du siècle, inaugurée par lui, doit être fermée par lui ; celui qui ouvrit le premier doit reprendre et finir le chœur. Glorieux siècle ! qu’il mérite d’être appelé à jamais l’âge héroïque de l’esprit. Voici un vieillard au bord du tombeau, il a vu passer les autres, Montesquieu, Diderot, Buffon ; il a assisté au violent succès de Rousseau, trois livres en trois ans… « Et la terre s’est tue… » Voltaire n’est point découragé ; le voici qui entre, vif et jeune, dans une carrière nouvelle… Où donc est le vieux Voltaire ? Il était mort. Mais une voix l’a tiré, vivant, du tombeau, celle qui l’avait toujours fait vivre : la voix de l’Humanité.

Vieil athlète, à toi la couronne !… Te voici encore, vainqueur des vainqueurs. Un siècle durant, par tous les combats, par toute arme et toute doctrine (opposée, contraire, n’importe), tu as poursuivi, sans te détourner jamais, un intérêt, une cause, l’Humanité sainte… Et ils t’ont appelé sceptique ! et ils t’ont dit variable ! ils ont cru te surprendre aux contradictions apparentes d’une parole mobile qui servait la même pensée !…

Ta foi aura pour sa couronne l’œuvre même de la foi. Les autres ont dit la Justice, toi, tu la feras ; tes paroles sont des actes, des réalités. Tu défends Calas et La Barre, tu sauves Sirven, tu brises l’échafaud des protestants. Tu as vaincu pour la liberté religieuse, et tout à l’heure pour la liberté civile, avocat des derniers serfs, pour la réforme de nos procédures barbares, de nos lois criminelles, qui elles-mêmes étaient des crimes.

Tout cela, c’est déjà la Révolution qui commence. Tu la fais et tu la vois… Regarde, pour ta récompense, regarde ; la voilà là-bas !… Maintenant tu peux mourir ; ta ferme foi t’a valu de ne point partir d’ici-bas avant d’avoir vu la terre sainte.


VII


Quand ces deux hommes ont passé, la Révolution est faite dans la haute région des esprits.

À leurs fils maintenant, légitimes, illégitimes, de la divulguer, de la répandre en cent manières, tel en verbeuse éloquence, tel en ardente satire. Tel autre en fondra des médailles de bronze pour passer de main en main. Les Mirabeau, les Beaumarchais, les Raynal et les Mably, les Sieyès, vont faire leur œuvre.

La Révolution est en marche, toujours Rousseau, Voltaire en tête. Les rois eux-mêmes à la suite, les Frédéric, les Catherine, les Joseph, les Léopold ; c’est la cour des deux chefs du siècle… Régnez, grands hommes, vrais rois du monde, régnez, ô mes rois !…

Tous paraissent convertis, tous veulent la Révolution ; chacun, il est vrai, la veut, non pour soi, mais pour les autres. La noblesse la ferait volontiers sur le clergé, le clergé sur la noblesse.

Turgot est leur épreuve à tous ; il les appelle à dire s’ils veulent vraiment s’amender. Tous disent unanimement : Non… Ce qui doit se faire se fasse !

En attendant, je vois la Révolution partout, dans Versailles même. Tous l’admettent, jusqu’à telle limite où elle ne les blessera pas. Louis XVI jusqu’aux plans de Fénelon et du duc de Bourgogne, le comte d’Artois jusqu’à Figaro ; il force le roi de laisser jouer le terrible drame. La reine veut la Révolution, chez elle au moins, pour les parvenus ; cette reine, sans préjugés, met les grandes dames à la porte, pour garder sa belle amie, Mme de Polignac.

L’emprunteur Necker tue lui-même les emprunts en publiant la misère de la monarchie. Révolutionnaire par la publicité, il croit l’être par ses petites assemblées provinciales où les privilégiés diront ce qu’il faut ôter aux privilégiés.

Le spirituel Calonne vient ensuite, et ne pouvant, en crevant la caisse publique, saouler les privilégiés, il prend son parti, les accuse, les livre à la haine du peuple.

Il a fait la Révolution contre les notables. Loménie, prêtre philosophe, la fait contre les parlements.

Calonne dit un mot admirable, quand il avoua le déficit, montra le gouffre qui s’ouvrait : « Que reste-t-il pour le combler ? Les abus. »

Cela était clair pour tous. La seule chose qui le fût moins, c’était de savoir si Calonne ne parlait pas au nom du premier des abus, de celui qui soutenait tous les autres, qui faisait la clef de voûte du triste édifice ?… En deux mots, ces abus, dénoncés par l’homme du roi, la royauté en était-elle le soutien ou le remède ?

Que le clergé fût un abus et la noblesse un abus, cela était trop évident :

Le privilège du clergé, fondé sur l’enseignement et l’exemple qu’il donnait jadis au peuple, était devenu un non-sens. Personne n’avait moins la foi. Dans sa dernière assemblée, il s’agite pour obtenir qu’on punisse les philosophes, et, pour le demander, députe un athée et un sceptique, Loménie et Talleyrand.

Le privilège de la noblesse était de même un non-sens. Jadis elle ne payait pas, parce qu’elle payait de son épée. Elle fournissait le ban, l’arrière-ban, vaste cohue indisciplinée, qu’on appela la dernière fois en 1674. Elle continua de donner seule les officiers, fermant la carrière aux autres, rendant impossible la création d’une véritable armée. L’armée civile, l’administration, la bureaucratie fut envahie par la noblesse. L’armée ecclésiastique, dans ses meilleurs postes, se remplit aussi de nobles. Ceux qui faisaient profession de vivre noblement, c’est-à-dire de ne rien faire, s’étaient chargés de faire tout. Et rien ne se faisait plus.

Le clergé et la noblesse, encore une fois, étaient un poids pour la terre, la malédiction du pays, un mal rongeur qu’il fallait couper. Cela sautait aux yeux de tous.

La seule question obscure était celle de la royauté. Question non de pure forme, comme on l’a tant répété, mais de fond, question intime, plus vivace qu’aucune autre en France, question non de politique seulement, mais d’amour, de religion. Nul peuple n’a tant aimé ses rois.

Les yeux s’ouvrirent sous Louis XV, se refermèrent sous Louis XVI ; la question s’obscurcit encore. L’espoir du peuple se plaça encore une fois dans la royauté. Turgot espéra, Voltaire espéra… Ce pauvre jeune roi, si mal né, si mal élevé, aurait voulu pouvoir le bien. Il lutta et fut entraîné. Ses préjugés de naissance et d’éducation, ses vertus même de famille, le menèrent à la ruine… Triste problème historique !… Des justes l’ont excusé, des justes l’ont condamné… Duplicité, restrictions mentales (peu surprenantes sans doute dans l’élève du parti jésuite), voilà ses fautes, enfin son crime, qui le mena à la mort, son appel à l’étranger… Avec tout cela n’oublions pas qu’il avait été longtemps anti-Autrichien, anti-Anglais, qu’il avait mis une passion réelle à relever notre marine, qu’il avait fondé Cherbourg à dix-huit lieues de Portsmouth, qu’il aida à couper l’Angleterre en deux, à créer une Angleterre contre l’Angleterre… Cette larme que Carnot verse en signant son arrêt, elle lui reste dans l’histoire ; l’Histoire et la Justice même, en le jugeant, pleureront.

Chaque jour amène sa peine. Ce n’est pas aujourd’hui que je dois raconter ces choses. Qu’il suffise de dire ici que le meilleur fut le dernier, grande leçon de la Providence ! afin qu’il parût bien à tous que le mal était moins dans l’homme que dans l’institution même, afin que ce fût plus que le jugement du roi, mais le jugement de l’ancienne royauté. Elle finit cette religion. Louis XV ou Louis XVI, infâme ou honnête, le dieu n’est pas moins toujours homme ; s’il ne l’est par vice, il l’est par vertu, par bonté facile. Homme et faible, incapable de refuser, de résister, chaque jour immolant le peuple au peuple des courtisans et, comme le Dieu des prêtres, damnant la foule, sauvant ses élus.

Nous l’avons dit. La religion de la Grâce, partiale pour les élus, le gouvernement de la Grâce, dans les mains des favoris, sont tout à fait analogues. La mendicité privilégiée, qu’elle soit sale et monastique ou dorée comme à Versailles, c’est toujours la mendicité. Deux puissances paternelles : la paternité ecclésiastique, caractérisée par l’Inquisition ; la paternité monarchique, par le Livre rouge et par la Bastille.


VIII

du livre rouge.


Lorsque la reine Anne d’Autriche se trouva régente, « il n’y eut plus, dit le cardinal de Retz, que deux petits mots dans la langue : la reine est si bonne ! »

Ce jour-là s’arrête l’élan de la France ; l’essor des classes inférieures qui, malgré la dure administration de Richelieu, avait été si puissant, il retombe sur lui-même. Pourquoi ? C’est que la « reine est bonne » ; elle comble la foule brillante qui se presse dans le palais ; toute la noblesse de province, qui fuyait sous Richelieu, vient, demande, obtient, prend et pille ; tout au moins exigent-ils des exemptions d’impôt. Le paysan, qui est parvenu à acheter quelques terres, paye seul, tout retombe sur lui ; il est obligé de revendre, il redevient fermier, métayer, pauvre domestique.

Louis XIV est dur d’abord ; point d’exemption d’impôt ; Colbert en raye quarante mille. Le pays prospère. Mais Louis XIV devient bon ; il est de plus en plus touché du sort de la pauvre noblesse ; tout pour elle, les grades, les places, les pensions, les bénéfices même, et Saint-Cyr pour les nobles demoiselles… La noblesse est florissante, la France est aux abois.

Louis XVI est dur d’abord, grondeur, il refuse toujours ; les courtisans plaisantent amèrement sa rudesse, ses coups de boutoir. C’est qu’il a un mauvais ministre, cet inflexible Turgot ; c’est que, hélas ! la reine ne peut rien encore. En 1778, le roi finit par céder ; la réaction de la nature agit puissamment pour la reine ; il ne peut plus rien refuser, ni à elle ni à son frère. L’homme le plus aimable de France devient contrôleur général ; M. de Calonne met autant d’esprit, de grâce à donner, que ses prédécesseurs mettaient d’adresse à éluder, refuser. « Madame, disait-il à la reine, si c’est possible, c’est fait ; impossible, cela se fera. » La reine achète Saint-Cloud ; le roi, si serré jusque-là, se laisse entraîner lui-même ; il achète Rambouillet. Qui dira tout ce que la Diane de Polignac, dirigeant habilement la Jules de Polignac, surprit de biens et d’argent ? La Révolution gâta tout. Elle écarta durement le voile gracieux qui couvrait la ruine publique. Le voile arraché laissa voir le tonneau des Danaïdes. La monstrueuse affaire du Puy-Paulin et de Fenestrange, ces millions jetés (entre la disette et la banqueroute), jetés par une femme insensée dans le giron d’une femme, cela dépassa de beaucoup tout ce qu’avait dit la satire. On rit, mais on rit d’horreur.

L’inflexible rapporteur du Comité des finances apprit à l’Assemblée un mystère que personne ne savait : « Le roi, pour les dépenses, est le seul ordonnateur. »

La seule mesure aux dépenses était la bonté du roi. Trop sensible pour refuser, pour affliger ceux qu’il voyait, il se trouvait en réalité dans leur dépendance. À la moindre velléité d’économie, on était triste, on le boudait. Il lui fallait bien se rendre. Plusieurs étaient plus hardis ; ils parlaient haut, fort et ferme, remettaient le roi à sa place. M. de Coigny (premier ou second amant de la reine, par ordre de date) refusa de se prêter à l’économie qu’on eût voulu faire d’un de ses gros traitements ; il fit une scène à Louis XVI, s’emporta. Le roi plia les épaules, ne répondit rien. Il dit le soir : « Vraiment, il m’aurait battu, que je l’aurais laissé faire. »

Il n’est pas de grande famille, faisant quelque perte, point de mère illustre mariant sa fille, son fils, qui ne tire argent du roi. « Ces grandes familles concourent à l’éclat de la monarchie, elles font la splendeur du trône, » etc. Le roi signe tristement et copie dans son livre rouge : « À Mme…, cinq cent mille livres. » — La dame porte au ministre : « Je n’ai pas d’argent, Madame. » Elle insiste, elle menace, elle peut nuire, elle a du crédit chez la reine. Le ministre finit par trouver l’argent… Il ajournera plutôt, comme Loménie, le payement des petits rentiers ; qu’ils meurent de faim, s’ils veulent ; ou bien encore, comme il fit, il prendra les charités pour l’incendie et la grêle, il ira jusqu’à voler la caisse des hôpitaux.

La France est en bonnes mains. Tout va bien. Un si bon roi, une si aimable reine… La seule difficulté, c’est qu’indépendamment des pauvres privilégiés qui sont à Versailles, il y a une autre classe, non moins noble et bien plus nombreuse, les pauvres privilégiés de province, qui n’ont rien, ne reçoivent rien, disent-ils ; ils percent l’air de leurs cris… Ceux-là, bien avant le peuple, commenceront la Révolution.

À propos, il y a un peuple. Entre ces pauvres et ces pauvres, qui tous ont de la fortune, nous avions oublié le peuple.

Ah ! le peuple, ceci regarde MM. les fermiers-généraux. Les choses sont bien changées. Jadis les financiers étaient des hommes fort durs. Aujourd’hui tous philanthropes, doux, aimables, magnifiques ; d’une main ils affament, il est vrai, mais souvent de l’autre ils nourrissent. Ils mettent des milliers d’hommes à la mendicité, et ils font des aumônes. Ils bâtissent des hôpitaux, et ils les remplissent.

« Persépolis, dit Voltaire dans un de ses contes, a trente rois de la finance, qui tirent des millions du peuple et qui en rendent au roi quelque chose. » Sur la gabelle, par exemple, qui rapportait cent vingt millions, la Ferme générale en gardait soixante et daignait en laisser cinquante ou soixante au roi.

La perception n’était rien de moins qu’une guerre organisée ; elle faisait peser sur le sol une armée de deux cent mille mangeurs. Ces sauterelles rasaient tout, faisaient place nette. Pour exprimer quelque substance d’un peuple ainsi dévoré, il fallait des lois cruelles, une pénalité terrible, les galères, la potence, la roue. Les agents de la Ferme étaient autorisés à employer les armes ; ils tuaient, et ils étaient jugés par les tribunaux spéciaux de la Ferme générale.

Le plus choquant du système, c’était la bonté, la facilité du roi, des fermiers-généraux. D’une part, le roi, de l’autre, les trente rois de la finance, donnaient (ou vendaient à bon compte) les exemptions d’impôts ; le roi faisait des nobles ; les fermiers se créaient des employés fictifs, qui à ce titre étaient exempts. Ainsi le fisc travaillait contre lui-même ; en même temps qu’il augmentait la somme à payer, il diminuait le nombre de ceux qui payaient ; le poids, pesant sur moins d’épaules, allait s’appesantissant.

Les deux ordres privilégiés payaient ce qui leur plaisait : le clergé, un don gratuit imperceptible ; la noblesse contribuait pour certains droits, mais selon ce qu’elle voulait bien déclarer ; les agents du fisc, chapeau bas, enregistraient sans examen, sans vérification. Le voisin payait d’autant plus.

Si c’était par la conquête, par la tyrannie d’un maître que ce peuple périssait, il se résignerait encore. Il périt par la bonté ! — Il souffrirait peut-être la dureté d’un Richelieu ; mais comment endurer la bonté de Loménie et de Calonne, la sensibilité des financiers, la philanthropie des fermiers-généraux ?

Souffrir, mourir, à la bonne heure ! mais souffrir par élection, mourir du fait de l’arbitraire, de sorte que la Grâce pour l’un soit mort et ruine de l’autre ! c’est trop, oh ! c’est trop de moitié.

Hommes sensibles qui pleurez sur les maux de la Révolution (avec trop de raison sans doute), versez donc aussi quelques larmes sur les maux qui l’ont amenée.

Venez voir, je vous prie, ce peuple couché par terre, pauvre Job, entre ses faux amis, ses patrons, ses fameux sauveurs, le clergé, la royauté. Voyez le douloureux regard qu’il lance au roi sans parler. Et ce regard, que dit-il ?

« Ô roi, dont j’avais fait mon dieu, dont j’avais dressé l’autel, que j’implorais avant Dieu même, à qui, du fond de la mort, j’ai tant demandé mon salut, vous, mon espoir, vous, mon amour… Quoi ! vous n’avez donc rien senti ?… »


IX

la bastille.


Le médecin de Louis XV et de Mme de Pompadour, l’illustre Quesnay, qui logeait chez elle à Versailles, voit un jour le roi entrer à l’improviste et se trouble. La spirituelle femme de chambre, Mme du Hausset, qui a laissé de si curieux Mémoires, lui demanda pourquoi il se déconcertait ainsi. « Madame, répondit-il, quand je vois le roi, je me dis : Voilà un homme qui peut me faire couper la tête. — Oh ! dit-elle, le roi est trop bon ! »

La femme de chambre résumait là d’un seul mot les garanties de la monarchie.

Le roi était trop bon pour faire couper la tête à un homme ; cela n’était plus dans les mœurs. Mais il pouvait d’un mot le faire mettre à la Bastille et l’y oublier.

Reste à savoir lequel vaut mieux de périr d’un coup ou de mourir lentement en trente et quarante années.

Il y avait en France une vingtaine de bastilles, dont six seulement (en 1775) contenaient trois cents prisonniers. À Paris, en 1779, il y avait une trentaine de prisons, où l’on pouvait être enfermé sans jugement. Une infinité de couvents servaient de suppléments à ces bastilles.

Toutes ces prisons d’État, vers la fin de Louis XIV, furent, comme était tout le reste, gouvernées par les Jésuites. Elles furent dans leurs mains des instruments de supplice pour les protestants et les jansénistes, des antres à conversion. Un secret plus profond que celui des plombs, des puits de Venise, l’oubli de la tombe, enveloppait tout. Les Jésuites étaient confesseurs de la Bastille et de bien d’autres prisons ; les prisonniers morts étaient enterrés sous de faux noms à l’église des Jésuites. Tous les moyens de terreur étaient dans leurs mains, ces cachots surtout d’où l’on sortait parfois l’oreille ou le nez mangé par les rats… Non seulement la terreur, mais la flatterie aussi… L’une et l’autre si puissantes sur les pauvres prisonnières. L’aumônier, pour rendre la grâce plus efficace, employait jusqu’à la cuisine, affamait, nourrissait bien, gâtait par des friandises celle qui cédait ou résistait. On cite telle prison d’État où les geôliers et les Jésuites alternaient près des prisonnières et en avaient des enfants. Une aima mieux s’étrangler.

Le lieutenant de police allait de temps à autre déjeuner à la Bastille. Cela comptait pour visite, surveillance du magistrat. Ce magistrat ne savait rien, et c’était pourtant lui seul qui instruisait le ministre. Une famille, une dynastie, Châteauneuf et son fils La Vrillière, et son petit-fils Saint-Florentin (mort en 1777), eurent pendant un siècle le département des prisons d’État et des lettres de cachet. Pour que cette dynastie subsistât, il fallait des prisonniers ; quand les protestants sortirent, on suppléa par des jansénistes, puis on prit des gens de lettres, des philosophes, les Voltaire, les Fréret, les Diderot. Le ministre généreusement donnait des lettres de cachet en blanc aux intendants, aux évêques, aux gens en place. À lui seul, Saint-Florentin en donna cinquante mille. Jamais on ne fut plus prodigue du plus cher trésor de l’homme, de la Liberté. Ces lettres de cachet étaient l’objet d’un profitable trafic ; on en vendait aux pères qui voulaient enfermer leurs fils, on en donnait aux jolies femmes trop gênées par leurs maris. Cette dernière cause de réclusion était une des plus ordinaires.

Et tout cela par bonté. Le roi était trop bon pour refuser une lettre de cachet à un grand seigneur. L’intendant était trop aimable pour n’en pas accorder à la prière d’une dame. Les commis du ministère, les maîtresses des commis, les amis de ces maitresses, par obligeance, par égards, simple politesse, obtenaient, donnaient, prêtaient ces ordres terribles par lesquels on était enterré vivant. Enterré, car telle était l’incurie, la légèreté de ces employés aimables, nobles presque tous, gens de société, tout occupés de plaisirs, que l’on n’avait plus le temps, le pauvre diable une fois enfermé, de songer à son affaire.

Ainsi le gouvernement de la Grâce, avec tous ses avantages, descendant du roi au dernier commis de bureau, disposait, selon le caprice et l’inspiration légère, de la liberté, de la vie.

Comprenons bien ce système.

Pourquoi tel réussit-il ? Qu’a-t-il pour que tout lui succède ? — Il a la grâce de Dieu. Il a la bonne grâce du roi.

Celui qui est en disgrâce, dans ce monde de la Grâce, qu’il sorte du monde… Banni, damné et maudit.

La Bastille, la lettre de cachet, c’est l’excommunication du roi.

L’excommunié mourra-t-il ? Non. Il faudrait une décision du roi, une résolution pénible à prendre, dont souffrirait le roi même. Entre lui et sa conscience, ce serait un jugement. Dispensons-le de juger, de tuer. Il y a un milieu entre la vie et la mort : une vie morte, enterrée. Organisons un monde exprès pour l’oubli. Mettons le mensonge aux portes, au dehors et au dedans, pour que la vie et la mort restent toujours incertaines… Le mort vivant ne sait plus rien des siens, ni de ses amis… « Mais ma femme ? — Ta femme est morte… je me trompe… remariée… — Et mes amis vivent-ils ? ont-ils souvenir de moi ?… — Tes amis, eh ! radoteur, ce sont eux qui t’ont trahi… » — Ainsi l’âme du misérable, livrée à leurs jeux féroces, est nourrie de dérisions, de vipères et de mensonges.

Oublié ! mot terrible. Qu’une âme ait péri dans les âmes !… Celui que Dieu fit pour la vie n’avait-il donc pas le droit de vivre, au moins dans la pensée ? Qui osera, sur terre, donner même au plus coupable cette mort par delà toute mort, le tuer dans le souvenir ?

Mais non, ne le croyez pas. Rien n’est oublié, nul homme, nulle chose. Ce qui a été une fois ne peut s’anéantir ainsi… Les murs mêmes n’oublieront pas ; le pavé sera complice, transmettra des sons, des bruits ; l’air n’oubliera pas ; de cette petite lucarne, où coud une pauvre fille, à la porte Saint-Antoine, on a vu, on a compris… Que dis-je ? la Bastille sera touchée elle-même. Ce rude porte-clés est encore un homme. Je vois inscrit sur les murs l’hymne d’un prisonnier à la gloire d’un geôlier son bienfaiteur… Pauvre bienfait !… une chemise qu’il donna à ce Lazare, barbarement abandonné, mangé des vers dans son tombeau !

Pendant que j’écris ces lignes, une montagne, une bastille, a pesé sur ma poitrine. Hélas ! pourquoi m’arrêter si longtemps sur les prisons démolies, sur les infortunés que la mort a délivrés ?… Le monde est couvert de prisons, du Spielberg à la Sibérie, de Spanclau au Mont-Saint-Michel. Le monde est une prison.

Vaste silence du globe, bas gémissement, humble soupir de la terre muette encore, je ne vous entends que trop… L’esprit captif qui se tait dans les espèces inférieures, qui rêve dans le monde barbare de l’Afrique et de l’Asie, il pense, il souffre en notre Europe.

Où parle-t-il, sinon en France, malgré les entraves ? C’est encore ici que le génie muet de la terre trouve une voix, un organe. Le monde pense, la France parle.

Et c’est justement pour cela que la Bastille de France, la Bastille de Paris (j’aimerais mieux dire la prison de la pensée), fut, entre toutes les bastilles, exécrable, infâme et maudite. Dès le dernier siècle, Paris était déjà la voix du globe. La planète parlait par trois hommes : Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu. Que les interprètes du monde vissent toujours pendue sur leur tête l’indigne menace, que l’étroite issue par où la douleur du genre humain pouvait exhaler ses soupirs, on essayât de la fermer, c’était trop… Nos pères l’écrasèrent, cette Bastille, en arrachèrent les pierres de leurs mains sanglantes, les jetèrent au loin. Et ensuite ils les reprirent, et le fer leur donna une autre forme, et pour qu’à jamais elles fussent foulées sous les pieds du peuple, ils en bâtirent le pont de la Révolution…

Toutes les prisons s’étaient adoucies. Celle-ci s’était endurcie. De règne en règne, on diminuait ce que les geôliers appelaient pour rire : les libertés de la Bastille. Peu à peu, on bouchait les fenêtres, on ajoutait des grilles. Sous Louis XVI, on supprima le jardin et la promenade des tours.

Deux choses vers cette époque ajoutèrent à l’irritation, les Mémoires de Linguet, qui firent connaître l’ignoble et féroce intérieur, et, ce qui fut plus décisif, l’affaire de Latude, non écrite, non imprimée, circulant mystérieusement en passant de bouche en bouche.

Pour moi, je dois avouer l’effet profond, cruel que me firent les lettres du prisonnier. Ennemi déclaré des fictions barbares sur l’éternité des peines, je me suis surpris à demander à Dieu un enfer pour les tyrans.

Ah ! Monsieur de Sartines, ah ! Madame de Pompadour, quel poids vous traînez ! Comme on voit par cette histoire comment, une fois dans l’injustice, on s’en va de mal en pis, comme la terreur, qui pèse du tyran à l’esclave, retourne au tyran ! Ayant une fois tenu celui-ci prisonnier sans jugement pour une faute légère, il faut que la Pompadour, que Sartines le tiennent toujours, qu’ils scellent sur lui d’une pierre éternelle l’enfer du silence.

Et cela ne se peut pas. Cette pierre se soulève toujours… toujours monte une voix basse, terrible, un souffle de feu… Dès 1781, Sartines en ressent l’atteinte…1784, le roi même en est blessé… 1789, le peuple sait tout, voit tout, l’échelle même par où s’enfuit le prisonnier… 1793, on guillotine la famille de Sartines.

Pour le malheur des tyrans, il se trouva qu’ils avaient enfermé dans ce prisonnier un homme ardent et terrible, que rien ne pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l’esprit, l’audace, étaient invincibles… Corps de fer, indestructible, qui devait user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes, et Charenton, enfin l’horreur de Bicêtre, où tout autre aurait péri.

Ce qui rend l’accusation lourde, accablante, sans appel, c’est que cet homme, tel quel, échappé deux fois, se livra deux fois lui-même. Une fois, de sa retraite, il écrit à Mme de Pompadour, et elle le fait reprendre ! La seconde fois, il va à Versailles, veut parler au roi, arrive à son antichambre, et elle le fait reprendre !… Quoi ! l’appartement du roi n’est donc pas un lieu sacré !…

Je suis malheureusement obligé de dire que dans cette société, molle, faible, caduque, il y eut force philanthropes, ministres, magistrats, grands seigneurs, pour pleurer sur l’aventure ; pas un ne fit rien. Malesherbes pleura, et de Gourgues, et Lamoignon, et Rohan, tous pleuraient à chaudes larmes.

Il était sur son fumier, à Bicêtre, mangé des poux à la lettre, logé sous terre et souvent hurlant de faim. Il avait encore adressé un mémoire à je ne sais quel philanthrope, par un porte-clés ivre. Celui-ci heureusement le perd, une femme le ramasse. Elle le lit, elle frémit, elle ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l’instant.

Mme Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son travail, en cousant dans sa boutique ; son mari, coureur de cachets, répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s’embarquer dans cette terrible affaire. Elle vit, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne voyaient pas ou bien ne voulaient pas voir : que le malheureux n’était pas fol, mais victime d’une nécessité affreuse de ce gouvernement, obligé de cacher, de continuer l’infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit et elle ne fut point découragée, effrayée. Nul héroïsme plus complet : elle eut l’audace d’entreprendre, la force de persévérer, l’obstination du sacrifice de chaque jour et de chaque heure, le courage de mépriser les menaces, la sagacité et toutes les saintes ruses, pour écarter, déjouer les calomnies des tyrans.

Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opiniâtreté inouïe dans le bien, mettant à poursuivre le Droit, la Justice, cette âpreté singulière du chasseur ou du joueur que nous ne mettons guère que dans nos mauvaises passions.

Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père meurt, sa mère meurt ; elle perd son petit commerce ; elle est blâmée de ses parents, vilainement soupçonnée. On lui demande si elle est la maîtresse de ce prisonnier auquel elle s’intéresse tant. La maîtresse de cette ombre, de ce cadavre, dévoré par la gale et la vermine !

La tentation des tentations, le sommet, la pointe aiguë du Calvaire, ce sont les plaintes, les injustices, les défiances de celui pour qui elle s’use et se sacrifie !

Grand spectacle que de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s’en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui.

La police frémit, s’indigne. Mme Legros peut être enlevée d’un moment à l’autre, enfermée, perdue pour toujours ; tout le monde l’en avertit. Le lieutenant de police la fait venir, la menace. Il la trouve immuable, ferme ; c’est elle qui le fait trembler.

Par bonheur, on lui ménage l’appui de Mme Duchesne, femme de chambre de Mesdames. Elle part pour Versailles, à pied, en plein hiver ; elle était grosse de sept mois… La protectrice était absente ; elle court après, gagne une entorse, et elle n’en court pas moins. Mme Duchesne pleure beaucoup, mais, hélas ! que peut-elle faire ? Une femme de chambre contre deux ou trois ministres, la partie est forte ! Elle tenait en main la supplique ; un abbé de cour qui se trouve là la lui arrache des mains, lui dit qu’il s’agit d’un enragé, d’un misérable, qu’il ne faut pas s’en mêler.

Il suffit d’un mot pareil pour glacer Marie-Antoinette, à qui l’on en avait parlé. Elle avait la larme à l’œil. On plaisanta. Tout finit.

Il n’y avait guère en France d’homme meilleur que le roi. On finit par aller à lui. Le cardinal de Rohan (un polisson, mais, après tout, charitable) parla trois fois à Louis XVI, qui par trois fois refusa. Louis XVI était trop bon pour ne pas en croire M. de Sartines. Il n’était plus en place, mais ce n’était pas une raison pour le déshonorer, le livrer à ses ennemis. Sartines à part, il faut le dire, Louis XVI aimait la Bastille, il ne voulait pas lui faire tort, la perdre de réputation.

Le roi était très humain. Il avait supprimé les bas cachots du Châtelet, supprimé Vincennes, créé la Force pour y mettre les prisonniers pour dettes, les séparer des voleurs.

Mais la Bastille ! la Bastille ! c’était un vieux serviteur que ne pouvait maltraiter à la légère la vieille monarchie. C’était un système de terreur, c’était, comme dit Tacite : Instrumentum regni.

Quand le comte d’Artois et la reine, voulant faire jouer Figaro, le lui lurent, il dit seulement, comme objection sans réponse : « Il faudrait donc alors que l’on supprimât la Bastille ! »

Quand la révolution de Paris eut lieu, en juillet 1789, le roi, assez insouciant, parut en prendre son parti. Mais, quand on lui dit que la municipalité parisienne avait ordonné la démolition de la Bastille, ce fut pour lui comme un coup à la poitrine : « Ah ! dit-il, voici qui est fort ! »

Il ne pouvait pas bien recevoir, en 1781, une requête qui compromettait la Bastille. Il repoussa celle que Rohan lui présentait pour Latude. Des femmes de haut rang insistèrent. Il fit alors consciencieusement une étude de l’affaire, lut tous les papiers ; il n’y en avait guère d’autres que ceux de la police, ceux des gens intéressés à garder la victime en prison jusqu’à la mort. Il répondit définitivement que c’était un homme dangereux ; qu’il ne pouvait lui rendre la liberté jamais.

Jamais ! tout autre en fût resté là. Eh bien, ce qui ne se fait pas par le roi se fera malgré le roi. Mme Legros persiste. Elle est accueillie des Condé, toujours mécontents et grondeurs ; accueillie du jeune duc d’Orléans, de sa sensible épouse, la fille du bon Penthièvre, accueillie des philosophes, de M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, de Dupaty, de Villette, quasi gendre de Voltaire, etc.

L’opinion va grondant, le flot, le flot va montant. Necker avait chassé Sartines ; son ami et successeur Lenoir était tombé à son tour… La persévérance sera couronnée tout à l’heure. Latude s’obstine à vivre, et Mme Legros s’obstine à délivrer Latude.

L’homme de la reine, Breteuil, arrive en 1783, qui voudrait la faire adorer. Il permet à l’Académie française de donner le prix de vertu à Mme Legros, de la couronner… à la condition singulière qu’on ne motive pas la couronne.

Puis, 1784, on arrache à Louis XVI la délivrance de Latude[10]. Et, quelques semaines après, étrange et bizarre ordonnance qui prescrit aux intendants de n’enfermer plus personne à la requête des familles, que sur raison bien motivée, d’indiquer le temps précis de la détention demandée, etc. C’est-à-dire qu’on dévoilait la profondeur du monstrueux abîme d’arbitraire où l’on avait tenu la France. Elle en savait déjà beaucoup, mais le gouvernement en avouait davantage.


Du prêtre au roi, de l’Inquisition à la Bastille, le chemin est direct, mais long. Sainte, sainte Révolution, que vous tardez à venir !… Moi qui vous attendais depuis mille ans, sur le sillon du Moyen-âge, quoi ! je vous attends encore !… Oh ! que le temps va lentement ! oh ! que j’ai compté les heures !… Arriverez-vous jamais ?

Tous finissaient par n’y plus croire. Tous avaient prévu la Révolution au milieu du siècle. Personne à la fin n’y croyait. Loin du mont Blanc, on le voit ; au pied, on ne le voit plus.

Ah ! c’est fini, dit Mably, en 1784, nous sommes tombés trop bas, les mœurs sont devenues trop faibles. Jamais, oh ! plus jamais ne viendra la Révolution !

Hommes de peu de foi, ne voyez-vous pas que tant qu’elle restait parmi vous, philosophes, parleurs, sophistes, elle ne pouvait rien faire ? Grâce à Dieu, la voilà partout, dans le peuple et dans les femmes… En voici une qui, par sa volonté persévérante, indomptable, ouvre les prisons d’État ; d’avance elle a pris la Bastille… Le jour où la Liberté, la Raison, sortent des raisonnements et descendent à la nature, au cœur (et le cœur du cœur, c’est la femme), tout est fini. Tout l’artificiel est détruit… Rousseau, nous te comprenons, tu avais bien raison de dire : « Revenez à la nature ! »

Une femme se bat à la Bastille. Les femmes font le 5 Octobre. Dès février 1789, je lis avec attendrissement la courageuse lettre des femmes et filles d’Angers : « Lecture faite des arrêtés de messieurs de la jeunesse, déclarons que nous nous joindrons à la nation, nous réservant de prendre soin des bagages, provisions, des consolations et services qui peuvent dépendre de nous ; nous périrons plutôt que d’abandonner nos époux, amants, fils et frères… »

Ô France, vous êtes sauvée ! ô monde, vous êtes sauvé !… Je revois au ciel ma jeune lueur, où j’espérai si longtemps, la lumière de Jeanne d’Arc… Que m’importe que de fille elle soit devenue un jeune homme, Hoche, Marceau, Joubert ou Kléber !

Grande époque, moment sublime, où les plus guerriers des hommes sont pourtant les hommes de paix ! où le Droit, si longtemps pleuré, se retrouve à la fin des temps, où la Grâce, au nom de laquelle la tyrannie nous écrasa, se retrouve concordante, identique à la Justice !

Qu’est-ce que l’ancien régime, le roi, le prêtre dans la vieille monarchie ? La tyrannie au nom de la Grâce.

Qu’est-ce que la Révolution ? La réaction de l’équité, l’avènement tardif de la Justice éternelle.

Justice, ma mère, Droit, mon père, qui ne faites qu’un avec Dieu…

Car, de qui me réclamerai-je, moi, un de la foule, un de ceux qui naquirent dix millions d’hommes, et qui ne seraient jamais nés sans notre Révolution ?

Pardonnez-moi, ô Justice, je vous ai crue austère et dure, et je n’ai pas vu plus tôt que vous étiez la même chose que l’Amour et que la Grâce… Et voilà pourquoi j’ai été faible pour le Moyen-âge, qui répétait ce mot d’Amour sans faire les œuvres de l’amour.

Aujourd’hui, rentré en moi-même, le cœur plus brûlant que jamais, je te fais amende honorable, belle Justice de Dieu…

C’est toi qui es vraiment l’Amour, tu es identique à la Grâce.

Et comme tu es la Justice, tu me soutiendras dans ce livre, où mon cœur me frayait la route, jamais mon intérêt propre, ni aucune pensée d’ici-bas. Tu seras juste envers moi, et je le serai envers tous… Pour qui donc ai-je écrit ceci, si ce n’est pour toi, Justice éternelle ?

31 janvier 1847.
  1. Les gens du roi, les parlementaires, qui inspiraient au peuple tant de confiance (et qui, il est vrai, ont rendu de grands services), ne représentaient cependant pas la Justice plus sérieusement que les prêtres ne représentaient la Grâce. Cette justice royale était, en dernière analyse, soumise à l’arbitraire du roi. Un grand maître en machiavélisme, le cardinal Dubois, dans un mémoire au Régent contre les États généraux (au tome Ier du Moniteur), explique, avec beaucoup d’esprit et de netteté, la mécanique fort simple de ce jeu parlementaire, les passes de ce menuet, les figures de cette danse, jusqu’au lit de justice, qui finit tout, en mettant la Justice sous les pieds du bon plaisir. — Quant aux États généraux qui font grand’peur à Dubois, Saint-Simon, son adversaire, les recommande comme un expédient innocent, agréable et facile, pour se dispenser de payer ses dettes, rendre la banqueroute honorable, la canoniser, c’est son mot ; du reste, ces États n’ont jamais rien de sérieux, dit-il avec raison ; Verba, voces, rien de plus. Moi, je dis qu’il y avait, et dans les États, et dans les parlements, une chose fort sérieuse ; c’est que ces vaines images de liberté occupaient, employaient le peu qu’on avait de vigueur et d’esprit de résistance. Ce qui fit que la France ne put avoir de constitution, c’est qu’elle croyait en avoir une.
  2. Je parle du petit appartement obscur de Madame de Maintenon, où finit Louis XIV. Pour sa croyance personnelle à sa propre divinité, voir surtout ses étonnants Mémoires, écrits sous ses yeux et revus par lui.
  3. Je lis encore dans Villars : « Si vous étiez ici, vous verriez avec édification les soldats et les cavaliers éviter avec le plus grand soin de marcher dans un beau champ de blé qui est à la tête de notre camp… » (Lettre du 29 juillet 1711.)
  4. Buffon, t. I, 1748. — Voir l’édition de MM. Geoffroy-Saint-Hilaire.
  5. Diderot publie en 1751 les deux premiers volumes de l’Encyclopédie. M. Génin vient d’écrire sur lui une notice, que tout le monde trouvera spirituelle, brillante, pleine d’amusement et de charme. Je la trouve pénétrante, elle va au fond.
  6. Montesquieu, Esprit des Lois, 1748. — J’aurai occasion d’expliquer souvent combien peu ce grand génie eut le sentiment du Droit. Il est, sans le savoir, le fondateur de notre absurde école anglaise.
  7. Lire, sur Voltaire, quatre pages marquées du sceau du génie, qu’aucun homme de talent n’aurait écrites. (Quinet, Ultramontanisme.)
  8. Ces pages sur Rousseau ont été écrites en 1847. Elles l’exagèrent peut-être. En 1867, dans mon Louis XVI, j’ai présenté une autre face du génie de Rousseau. En contrôlant ces points de vue l’un par l’autre, on approchera davantage de la vérité (1868).
  9. Idée noble et touchante de Mme Sand, qui montre combien le génie est au-dessus des vaines oppositions que l’esprit de système se crée entre ces grands témoins non opposés, mais symétriques, de la vérité. Lorsqu’on proposa naguère d’élever des statues à Voltaire et à Rousseau, Mme Sand, dans une lettre admirable, demanda que les deux génies réconciliés fussent placés sur le même piédestal… Les grandes pensées viennent du cœur.
  10. Les lettres admirables de Latude sont encore inédites, sauf le peu qu’a cité Delort. Elles ne réfutent que trop la vaine polémique de 1787.