Histoire de la Révolution de 1848/Chapitre 17

Charpentier (p. 376-400).


CHAPITRE XVII

Droit au travail — Ministère du progrès. — Adhésion générale au gouvernement de la République.


Cette acclamation unanime dont fut salué le décret qui, en abolissant la peine capitale en matière politique, réprouvait indirectement les excès de 93, révélait un état moral de la population qui devait rendre la révolution de 1848 beaucoup plus facile à arrêter, infiniment plus difficile à conduire que les révolutions précédentes.

En effet, depuis 1830, la classe ouvrière, dans Paris surtout, n’était plus la même. L’enseignement des écoles socialistes pendant le règne de Louis-Philippe, tout en répandant dans le peuple des idées erronées, avait éveillé en lui des sentiments moraux et des curiosités intellectuelles de l’ordre le plus élevé. Ouvert aux idées organisatrices et à des notions supérieures de progrès, l’esprit des masses imposait au gouvernement une tâche moins rude, mais aussi beaucoup plus étendue. Les prolétaires étaient convaincus qu’il existait des moyens pacifiques d’améliorer leur sort. Ils ne doutaient pas que l’État, sans violence aucune, sans porter atteinte à l’ordre social, par cela seul qu’il le voudrait sincèrement, ne dût leur procurer l’instruction, le travail, le loisir. Des prédications qui prenaient de jour en jour un caractère plus prophétique, entretenaient au fond de leur cœur l’espoir d’une prochaine et complète satisfaction de tous les intérêts dans un bien-être commun.

En 1839, M. Louis Blanc avait résumé les différentes questions agitées dans les écoles socialistes sous une formule qui indiquait nettement la tendance organisatrice du mouvement populaire. Depuis la publication de son livre, le mot organisation du travail répondait à toutes les aspirations du prolétariat. En adoptant cette formule, l’ouvrier des villes protestait contre toute pensée subversive ou spoliatrice. Il savait très-bien, aussi bien que les plus profonds politiques, que ni l’échafaud ni la persécution ne sont des moyens d’organisation sociale. Il comprenait, beaucoup mieux que les classes riches n’ont paru le comprendre plus tard, que la vraie justice exclut la vengeance et que les passions haineuses ne sauraient fonder rien de durable. Mais si, d’une part, cette formule économique : organisation du travail enlevait aux axiomes surannés du terrorisme leur prestige et leur puissance, d’autre part, elle posait en trois mots, dans sa généralité la plus vaste, le problème encore insoluble de la civilisation moderne. Elle annonçait la fin d’une lutte aussi ancienne que le monde dans l’ordre religieux, politique et moral, mais toute récente et acharnée dans l’ordre industriel : la lutte entre l’autorité et la liberté. Portée par son auteur jusque dans les conseils du gouvernement, cette formule hardie d’une science qui n’existait pas encore, allait tout à coup s’imposer à la société et la jeter dans le plus grand trouble.

L’erreur du peuple de Paris fut de croire qu’une réforme de cette nature pouvait s’improviser par décret et s’opérer par la seule action du gouvernement. La faute du gouvernement fut, tout en s’exagérant la difficulté des améliorations immédiatement réalisables, de consentir à des mesures trompeuses qui perpétuèrent dans les masses une erreur funeste. Par une inconséquence singulière, ce gouvernement que nous venons de voir repousser avec tant d’opiniâtreté le drapeau rouge, c’est-à-dire la simple promesse de mettre en pratique l’axiome qu’il venait de proclamer : Que la révolution faite par le peuple devait être faite pour le peuple, eut cette fois la faiblesse de céder à une exigence bien autrement précise et grave. Il s’engagea à des réformes radicales, instantanées, qui n’étaient point de sa compétence. Il promit inconsidérément ce qu’il savait bien ne pouvoir tenir il garantit l’existence de l’ouvrier par le travail.

Les choses se pressent de telle sorte dans les temps révolutionnaires, que ce fut le jour même où le gouvernement se flattait d’avoir remporté sur le peuple une victoire signalée, qu’on vit le prolétariat paraître pour la première fois sur la scène politique et faire, par l’organe d’un ouvrier en armes, sa première sommation directe et en quelque sorte officielle à la société constituée.

Il s’était écoulé une heure à peine depuis que les bandes qui portaient le drapeau rouge avaient disparu, quand la place de Grève, un moment presque vide, reprit tout à coup son aspect tumultuaire. De nouveaux flots de peuple, poussés par une nouvelle tempête, y firent invasion et la remplirent de rumeurs. Le gouvernement comprit qu’il était menacé d’un nouveau danger ; mais à peine avait-il eu le temps de se demander quel il pouvait être, que la porte du conseil s’ouvrit brusquement. Un homme entra, le fusil en main ; son visage était pâle et crispé, sa lèvre tremblait de colère. Il s’avança d’un pas hardi jusqu’à la table des délibérations et, frappant le parquet de la crosse de son fusil, il montra du geste la place de Grève. Une clameur prolongée s’élevait à ce moment du sein de la foule et donnait un sens effrayant à ce geste muet. Chacun se taisait. La physionomie expressive de l’ouvrier, son attitude, le défi hautain empreint dans toute sa personne avaient saisi d’étonnement et d’un certain respect les hommes mêmes à qui sa présence semblait une insulte. Quelques ouvriers, entrés à sa suite, s’étaient groupés derrière lui sans proférer une parole. Cette attente, cette émotion contenue avait quelque chose de solennel. Enfin le prolétaire rompit le silence. D’une voix ferme, avec l’accent du commandement, il déclara qu’il venait, au nom du peuple, sommer le gouvernement de reconnaître et de proclamer sur l’heure le droit au travail.

« Citoyens, continua-t-il, depuis vingt-quatre heures la révolution est faite, le peuple attend encore les résultats. Il m’envoie vous dire qu’il ne souffrira plus de délais. Il veut le droit au travail ; le droit au travail tout de suite. »

En parlant de la sorte, Marche, c’était le nom de l’orateur populaire, fixait sur M. de Lamartine ses grands yeux brillants d’audace, pour lui faire entendre, sans doute, qu’il le soupçonnait plus encore que les autres de trahir la cause du peuple.

M. de Lamartine le devina. S’avançant vers l’ouvrier, il voulut essayer de le captiver par des caresses oratoires ; mais, à peine commençait-il sa harangue, que Marche l’interrompit  : « Assez de phrases comme cela, s’écria-t-il ironiquement, assez de poésie ! Le peuple n’en veut plus. Il est le maître, et vous ordonne de décréter sans plus de retard le droit au travail. »

Alors, M. de Lamartine, irrité à son tour et provoqué par une sommation si impérieuse, reprit, d’un ton altier : « Que mes collègues fassent sur ce point ce qu’ils jugeront utile ; quant à moi, je le déclare, fussé-je menacé de mille morts, fusse-je conduit par vous en face de ces canons chargés à mitraille qui sont là sous nos fenêtres, jamais je ne signerai un décret que je ne saurais comprendre. » Puis, baissant un peu le ton et radoucissant les inflexions de sa voix, il mit la main sur le bras de l’ouvrier, pour mieux s’emparer de son attention, et, tout en lui accordant que le vœu du peuple était légitime et méritait d’être pris en considération, il tenta de nouveau de le persuader. Il lui peignit, en traits éloquents, la situation critique du gouvernement en proie à mille soucis, obligé de pourvoir à la fois à tous les besoins ; il lui montra la République en danger, ses ennemis aux portes ; il insista sur ce qu’un aussi grand problème que celui du droit au travail ne pouvait être résolu sans le concours et l’avis de tous les hommes compétents, de tous les républicains éclairés en qui le peuple avait mis sa confiance.

À mesure que M. de Lamartine, de plus en plus calme, développait sa pensée, Marche, troublé dans sa conviction, hésitant, insensiblement ému, gagné, se tournait vers les délégués venus avec lui comme pour leur demander conseil. Ceux-ci, hommes de bonne foi et de sincérité, se rendaient à la voix de la raison et s’autorisaient l’un l’autre, du regard et du geste, à ne point insister. Marche les comprit. « Eh bien oui, s’écria-t-il enfin, nous attendrons. Nous aurons confiance dans notre gouvernement, puisqu’il a confiance en nous ; le peuple attendra ; il met trois mois de misère au service de la République. »

Chose étrange ! pendant que M. de Lamartine dissuadait les ouvriers d’une mesure prématurée, pendant que les prolétaires, par l’organe de Marche, remettaient à de meilleurs temps la réalisation de leurs vœux, M. Louis Blanc, retiré avec M. Ledru-Rollin et M. Flocon dans l’embrasure d’une fenêtre, improvisait au courant de la plume un décret qui leur accordait précisément la demande à laquelle ils venaient de renoncer. L’audace du jeune socialiste l’emportait ainsi au delà de ce qu’exigeait véritablement la raison populaire. Ce n’était plus le peuple qui l’entraînait, c’était lui qui entraînait le peuple. Cependant, en voyant entrer Marche, en entendant ses menaces, la fierté de M. Louis Blanc s’était tout d’abord révoltée et il avait partagé le sentiment de ses collègues[1] ; mais, revenu de ce premier mouvement, il félicita l’ouvrier de sa démarche et, laissant M. de Lamartine aux prises avec lui, sans s’inquiéter du résultat de leur colloque, il rédigea le décret suivant

« Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ;

« Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens ;

« Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail ;

« Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile. »

Cette dernière phrase, qui méconnaissait le peuple en lui jetant comme à un esclave cupide une pâture qu’il ne demandait pas, fut ajoutée au décret par M. Ledru-Rollin[2]. Par quelle inconséquence ou par quel calcul les membres du gouvernement provisoire apposèrent-ils tous leur signature à ce décret ? Se payèrent-ils de quelque modification dans le texte ? Parce que M. Louis Blanc avait omis, à dessein sans doute, le mot droit et le mot organisation, se persuadèrent-ils que le caractère de ce décret était changé ? M. de Lamartine, satisfait de son succès oratoire, signa-t-il sans le lire, ou en le parcourant avec distraction, un décret si contraire à ses convictions intimes ? M. Ledru-Rollin, qui se montra depuis si hostile au socialisme, eut-il peur de se voir dépasser dans la voie révolutionnaire par son rival ? M. Marie, dont l’opposition avait été si vive, fut-il tout d’un coup ramené à d’autres pensées ? M. Marrast, enfin, qui écrivit son nom avec une répugnance marquée, n’eut-il pas le courage de protester contre l’entraînement général ? Ces questions demeurent sans réponse.

Toujours est-il que le décret irréfléchi qui bouleversait d’un trait, sans rien statuer sur leur constitution nouvelle, toutes les lois et tous les rapports industriels et commerciaux de la société, fut signé par la totalité des membres du gouvernement provisoire. Ce qui devait s’opérer graduellement, librement surtout, par consentement de l’opinion publique et par accord international, la transformation du monde industriel, fut décrété d’autorité par quelques hommes étrangers aux études économiques, à l’instigation d’un esprit versé, il est vrai, dans ces questions ardues, mais sans expérience des affaires et circonscrit dans l’étroitesse d’un système. La présomption et la faiblesse se jetèrent étourdiment dans un chaos où l’œil même du génie n’eût osé pénétrer qu’avec prudence.

inséré au Moniteur du 26 février, ce décret donna quelque satisfaction aux prolétaires. Leur esprit, plein de droiture, ne considérait en ceci que la justice de leur cause et la modération de leur requête. Rien de plus explicable. Car, enfin, demander le droit au travail, ce n’était vouloir s’affranchir d’aucun devoir envers la société ; ce n’était pas même exiger d’elle le délassement après la peine, la jouissance après le labeur. Du travail et du pain, quelle simple et noble exigence au lendemain de la plus complète des victoires ! La plèbe de Rome ancienne implorait de ses empereurs du pain et les jeux du cirque. Le peuple souverain de Paris demande à ceux qu’il a lui-même chargés de le conduire du travail et du pain. Toute la grandeur austère de la civilisation chrétienne se peut mesurer dans cette substitution d’un seul mot à un autre. Il n’est pas de civilisation dans l’avenir qui ne doive rendre hommage à cette humble et fière formule de l’émancipation républicaine.

Il ne rejaillit donc rien sur le prolétariat du blâme que l’histoire fera peser sur l’imprévoyance du gouvernement provisoire ; le peuple n’en est point solidaire. N’ayant encore reçu aucune éducation ni historique, ni scientifique, comment aurait-il pu pénétrer tout d’un coup l’un des mystères les plus obscurs de la vie sociale ? La culture que, par une constance admirable, il était parvenu à se donner lui-même, en sacrifiant son temps, ses épargnes, ses amusements et souvent ses joies de famille, avait bien pu élever son esprit jusqu’à des notions générales de droit et de devoir mais cette philosophie des lois de la société qui ressort de l’ensemble des connaissances humaines, comment aurait-il été capable, je ne dis pas de la comprendre, mais seulement d’en soupçonner l’existence ?

M. Louis Blanc, qui avait provoqué le décret et l’avait en quelque sorte imposé à ses collègues, n’était pas, lui, sans en pressentir l’inanité. Homme d’étude, il n’ignorait pas que les lois de l’association, sur lesquelles seules peut s’appuyer le droit au travail, n’étaient encore que très-imparfaitement connues. Décréter qu’on les découvrirait, c’était chose aussi dérisoire qu’eût pu l’être, en d’autres temps, un décret par lequel on aurait ordonné la découverte du nouveau monde. Mais le jeune législateur se persuadait que si, par suite de l’initiative qu’il venait de prendre, on l’investissait de la dictature des travaux publics, il pourrait du moins imprimer au mouvement du commerce et de l’industrie un essor tout nouveau favorable au prolétariat. Il était animé de cette confiance en soi que donnent les convictions ardentes et les excitations de la popularité. Aussi apprit-il avec une satisfaction extrême que les ouvriers projetaient de se présenter une seconde fois à l’Hôtel de Ville, afin d’exiger du gouvernement provisoire la création d’un ministère spécial chargé de l’exécution du décret sur le droit au travail.

Ce projet ne demeura pas longtemps en suspens. Le 28, vers midi, un grand nombre de corporations, formant environ douze mille hommes, débouchèrent sur la place de Grève, où elles se rangèrent en silence. Elles portaient des bannières, distinctives des différents métiers, sur lesquelles se lisaient, en gros caractères, ces mots : Minitère du progrès ; Organisation du travail ; Abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme. À cette vue, le conseil s’émut. Une discussion s’éleva, la plus vive qui l’eût encore agité, entre M. Louis Blanc qui réclamait impérieusement l’adoption de la mesure demandée par le peuple, et M. de Lamartine, dont le refus n’était ni moins hautain ni moins péremptoire. Sans doute, il existait entre ces deux hommes des différences profondes d’opinion ; mais cela seul ne les divisait pas. La passion de la popularité qui les commandait tous deux, la rivalité de leurs ambitions et de leurs talents les faisaient ennemis plus que tout le reste. Tous deux ils aspiraient à subjuguer le peuple et se croyaient appelés par lui à diriger la République. De là, une aversion réciproque qui devait aller croissant avec leur fortune et se perpétuer dans leur chute en récriminations amères.

Ce jour-là, M. de Lamartine resta maître de la discussion. MM. Ledru-RoIlin, Crémieux, Flocon, qui le combattaient d’ordinaire, se rangèrent de son côté. Chacun d’eux connaissait trop bien l’ascendant de M. Louis Blanc sur les masses, pour désirer d’y joindre un pouvoir au moyen duquel il lui deviendrait facile, en peu de temps, de s’élever sur leur ruine à la dictature. La création d’un ministère du progrès fut donc unanimement rejetée.

Irrité, offensé, M. Louis Blanc se leva et déclara que, puisqu’on ne faisait plus aucun état des volontés du peuple, ni lui ni son ami Albert, l’ouvrier, ne pouvaient plus faire partie du gouvernement. Cette démission, dans un moment pareil, c’était le signal du combat dans les rues. La population ouvrière, passionnément attachée à M. Louis Blanc, en le voyant quitter l’Hôtel de Ville, allait considérer comme ennemi du peuple un gouvernement dont il répudiait les actes. Un mot, un geste, et la plus formidable insurrection éclatait dans Paris.

Tous comprirent l’imminence du danger ; se pressant autour de leur collègue, ils le conjurèrent de rétracter une parole dont les suites étaient incalculables. Mais M. Louis Blanc demeurait sourd à leurs supplications ; alors M. Garnier-Pagès, s’interposant, mit en avant l’idée d’une commission de travailleurs qui, présidée par M. Louis Blanc, serait chargée de préparer, pour l’Assemblée nationale, le plan complet d’une organisation nouvelle de l’industrie.

M. Marrast, saisissant cette idée, dans l’espoir sans doute d’éblouir l’imagination artiste de M. Louis Blanc et de flatter l’orgueil des prolétaires, ajouta qu’il jugerait convenable d’affecter pour résidence à cette commission, afin de mieux marquer son importance, le palais du Luxembourg. Ce fut en vain ; M. Louis Blanc persista dans ses refus. « Que ferai-je, répétait-il, sans pouvoir, sans budget, sans aucun moyen de réaliser mes idées ? Que dirai-je à ce peuple qui m’aime s’il me reproche de l’avoir trompé ? On voudrait l’endormir par des paroles captieuses. On me juge propre à mieux jouer qu’un autre ce rôle perfide. On me demande de faire devant des hommes affamés un cours sur la faim. Mon honneur s’y refuse autant que ma conscience. Si le peuple doit être trahi encore, que ce soit du moins par d’autres que par moi. » Ces paroles, si bien senties, ne laissaient guère d’espoir de conciliation. Cependant M. Arago voulut tenter un dernier effort. Au nom d’une intimité ancienne, au nom de l’intérêt paternel qu’il avait porté pendant de longues années au jeune écrivain encore inconnu, il pria, il supplia d’un accent irrésistible. Il s’engagea formellement à partager avec M. Louis Blanc les dangers d’une situation si difficile et l’impopularité qui ne pouvait manquer d’en résulter. Il offrit d’être le vice-président de la commission que devait présider son collègue.

Ces prières d’un homme de tant d’autorité émurent M. Louis Blanc. D’honorables scrupules s’élevèrent en lui. L’opiniâtreté naturelle à son esprit, son ambition très-grande, son orgueil plus grand encore et roidi sous l’offense, s’apaisèrent peu à peu. Les paroles du vieillard, abondantes et persuasives, enveloppaient, pour ainsi dire, et amollissaient sa colère. Pour se disculper à ses propres yeux d’une apparente faiblesse, M. Louis Blanc faisait dans son for intérieur ces réflexions rapides : Que, si la commission des travailleurs devait rester sans effets immédiats et pratiques, elle lui donnerait, du moins, l’occasion d’une propagande immense qu’on lui offrait au palais du Luxembourg ce qu’il avait souhaité ardemment depuis tant d’années, une chaire libre, une tribune retentissante, une prédication sans contrôle. N’y aurait-il pas folie à rejeter de pareils avantages ? M. Louis Blanc déclara qu’il se rendait à l’avis du conseil.

Les délégués du peuple furent alors introduits. Un ouvrier mécanicien parla au nom de tous : Après qu’il eut achevé sa harangue, il y eut dans le conseil un moment d’embarras. Les membres du gouvernement qui avaient le plus insisté sur l’inopportunité d’un ministère du progrès s’étaient retirés dans le fond de la pièce, comme pour indiquer que cette affaire ne les concernait pas. Seul, M. de Lamartine, toujours prêt à accepter la responsabilité de ses actes, restait sur la brèche et, voyant que personne ne se souciait de prendre la parole, il répéta au nom de ses collègues ce qu’il avait dit déjà en plusieurs rencontres. Il demanda au, ouvriers de la patience, du dévouement la République. Ceux-ci l’écoutaient à peine. Ils questionnaient du regard celui en qui ils mettaient toute leur confiance, épiant un mot, un signe qui leur apprit ce qu’ils avaient à faire.

Longtemps M. Louis Blanc détourna les yeux en silence. Enfin, il se décida à parler ; mais avec quel effort ! Son geste si prompt, auquel le commandement semblait si familier, devint hésitant, presque timide. Son œil sincère se voila. D’une voix mal affermie, il répéta, comme une leçon mal apprise, des considérations tirées d’une politique qui n’était point la sienne et prononça sur lui-même une sentence dont il comprenait toute l’ironie. Les ouvriers, déconcertés, n’en pouvant croire leurs oreilles, se turent. On leur donna lecture du décret qui éludait leur vœu, après quoi ils se retirèrent, l’esprit rempli d’incertitude, se demandant l’un à l’autre le mot de cette énigme.

C’est ici le lieu de faire remarquer comment, dans des situations et à des heures différentes de la crise révolutionnaire, des hommes très-différents aussi voient également s’évanouir leurs espérances de dictature devant une force des choses qu’ils ne peuvent combattre, car ils ne savent pas même où la prendre. Nous avons vu Blanqui, presque aussitôt après l’installation du gouvernement provisoire, prêt à lancer sur l’Hôtel de Ville ses bandes armées, les arrêter, les disperser, détourner lui-même le coup qu’il venait de préparer. Quatre jours plus tard, M. Louis Blanc, appuyé sur une force populaire bien autrement considérable, fermement résolu de s’imposer avec elle et par elle à un gouvernement sans vigueur, hésite à son tour, se trouble et finit par supplier les envoyés du peuple de ratifier un décret qui déjoue leurs espérances communes. Plus tard encore, nous verrons le général Cavaignac, à la tête d’une armée victorieuse, triomphant des factions, cher à l’Assemblée nationale, laisser glisser le pouvoir entre ses mains, sans essayer de le retenir. À six mois de là, l’héritier d’un nom glorieux, porté au pouvoir par six millions de voix populaires, poussé par une croyance fataliste en son étoile, demeure aussi comme paralysé par la même force occulte, insaisissable. Cette force que personne ne nomme ni ne comprend, que tout le monde subit, c’est l’esprit même du dix-neuvième siècle.

Cependant la majorité du conseil restait consternée de ce qu’elle venait de faire. Elle s’alarmait de l’incroyable popularité de M. Louis Blanc et prenait son audace pour de la force. Il lui semblait qu’elle venait d’abdiquer et de remettre entre ses mains le gouvernement du prolétariat. Aussi entendit-elle avec une joie extrême une proposition que la situation semblait commander et qui, en venant en aide à la détresse des ouvriers d’une manière pratique, allait, selon toute apparence, contre-balancer l’influence de M. Louis Blanc et de ses théories. Le ministre des travaux publics apportait un projet d’ateliers nationaux, d’après lequel les ouvriers sans ouvrage seraient embrigadés et tenus, sous des chefs militaires, à la disposition du gouvernement.

Débarrasser la place publique, se donner, pour combattre la révolution, comme on l’avait fait déjà par la création de la garde mobile, une force armée tirée du sein même du peuple, opposer ainsi le prolétariat au prolétariat, parut au gouvernement le chef-d’œuvre de l’habileté politique. La chose ne fut point discutée ; le décret, rédigé par M. Marie, fut signé sans que personne élevât d’objection.

Par l’organisation des ateliers nationaux, la majorité du conseil pensa non-seulement avoir paré aux difficultés pressantes que lui créaient la cessation du travail et la détresse des ouvriers, mais elle crut encore organiser contre M. Louis Blanc et le socialisme une force supérieure ; l’événement fit trop voir, à quelque temps de là, qu’elle n’avait fait autre chose que préparer et organiser contre elle-même la guerre sociale.

Mais toutes ces animosités, toutes ces discordes qui fermentaient au sein du gouvernement ne se trahissaient point au dehors, bien au contraire. Les traces du combat des trois jours disparaissaient rapidement. Les barricades étaient abandonnées, les pavés rentraient en place. On enlevait les arbres abattus, les bancs brisés qui obstruaient les promenades on réparait à la hâte tous les dommages. La police active de Caussidière rétablissait partout les apparences de l’ordre. Insensiblement les boutiques se rouvraient ; les voitures, dont on s’était hâté d’effacer les armoiries, pour se conformer au décret du gouvernement provisoire[3], se hasardaient une à une dans les rues fréquentées. La population qui était restée, étrangère à la révolution, sortait, curieuse, de sa retraite et se laissait gagner à l’allégresse qui paraissait sur les physionomies populaires. Les affiches bizarres qui couvraient les murs, les caricatures qu’on vendait au coin des rues, les titres excentriques des feuilles nouvelles criées sur la voie publique, égayaient les promeneurs. Les femmes remarquaient avec surprise le respect dont elles étaient l’objet, et se trouvaient mieux protégées par la décence publique depuis que les rues et les promenades étaient, en quelque sorte, à la garde des prolétaires.

Le 27, la proclamation de la République au pied de la colonne de Juillet présenta l’aspect d’une fête patriotique. Il est intéressant de voir comment le Moniteur rend compte de cette solennité. Son langage, tout empreint du sentiment des masses, exprime mieux que ne le pourrait faire un récit composé plus tard, la naïveté des espérances et des enthousiasmes populaires.

« Paris, dit le Moniteur du 28 février, a eu une des plus grandes et des plus belles fêtes dont ses annales aient conservé le souvenir. Deux bataillons par chaque légion de la garde nationale avaient été convoques hier soir ; quelques heures après, tout le monde était à son poste, et jamais les rangs ne furent mieux garnis. Les combattants encore armés, et qui, depuis plusieurs jours, partagent avec les gardes nationaux tous les services d’ordre et de sécurité publique, ajoutaient encore au nombre de cette milice populaire, et témoignaient ainsi de l’union fraternelle commencée sous les feux du combat et cimentée par la victoire. Ce peuple entier, sûr de sa force comme de sa grandeur, s’était donné rendez-vous sur cette immortelle place de la Bastille, qui remplit plus d’une noble page dans l’histoire de la Révolution et de la Liberté. Les membres du gouvernement provisoire sont partis de leur salle de délibération à deux heures précises ; ils ont descendu le grand escalier de l’Hôtel de Ville au milieu d’un concours nombreux de citoyens, la garde présentant les armes et le tambour battant aux champs. Les cris de Vive la République ! poussés par la foule enthousiaste, ont bientôt retenti dans la place encombrée d’une multitude infinie.

« Le cortège aussitôt s’est ébranlé. En tête marchait un détachement de la garde nationale à cheval, puis les élèves de l’école d’état-major. Ils étaient suivis par une légion de la garde nationale, où se mêlaient beaucoup d’autres citoyens dont les armes et le costume étaient comme le signe vivant de la révolution accomplie ; entre les compagnies de cette légion, les jeunes gens de toutes nos écoles, dont la bravoure et le dévouement relèvent l’intelligence et le patriotisme. Les membres du gouvernement provisoire venaient ensuite, en habit noir, avec l’écharpe tricolore et la rosette rouge à la boutonnière. Les ministres de la guerre, des finances, du commerce et de l’instruction publique, les adjoints de Paris, le directeur général des postes, s’étaient joints aux membres du gouvernement provisoire. Tous ces élus de l’insurrection ont été salués par les acclamations les plus vives. Les officiers de Saint-Cyr les précédaient immédiatement, et un détachement des élèves de l’École polytechnique, l’épée nue, formait la haie. Derrière eux venait une masse immense qui a été grossissant jusqu’à la fin. La cour de cassation, la cour d’appel, le général Bedeau, commandant la division militaire, des officiers de l’armée et de la marine, des fonctionnaires des autres départements, s’étaient rendus sur la place de la Bastille, où la foule pressée se serrait autour de la colonne de Juillet, dont le sommet était pavoisé d’étendards aux trois couleurs. Le temps, qui avait été jusque-là pluvieux, s’est éclairci, et le soleil a voulu éclairer de ses rayons cette première fête de la République. Arrivés au pied de la colonne, les membres du gouvernement provisoire se sont rangés sur une file pendant que la musique jouait la Marseillaise. Les drapeaux se sont placés en face d’eux. Après un roulement de tambour, M. Arago a pris la parole ; il a d’une voix forte annoncé au peuple que le gouvernement provisoire avait cru de son devoir de proclamer solennellement la République devant l’héroïque population de Paris, dont l’acclamation spontanée avait déjà consacré cette forme de gouvernement. La sanction de la France entière y manque sans doute encore ; mais nous espérons qu’elle ratifiera le vœu du peuple parisien, qui a donné un nouvel et magnifique exemple de son courage, de sa puissance, de sa modération. Il tient à prouver à la patrie et au monde qu’il n’a pas seulement l’instinct de ses droits, mais qu’il en possède aussi l’intelligence et la sagesse. Calme et fort, énergique et généreux, le peuple de Paris peut être présenté à la France comme un de ses titres d’orgueil. Il semble avoir laissé tomber dans le plus dédaigneux oubli une royauté malfaisante pour ne s’occuper que des grands intérêts, qui sont ceux de tous les peuples, des principes immortels qui vont devenir pour eux la loi morale de la politique et de l’humanité.

« Citoyens ! s’est écrié M. Arago avec enthousiasme, répétez avec moi ce cri populaire : Vive la République ! » Tous les membres du gouvernement provisoire se sont découverts, les drapeaux se sont inclinés, et, au bruit des tambours battant aux champs, au bruit des trompettes et de la musique s’est joint cet autre bruit immense du peuple qui couvrait tous les autres : Vive la République !

« Le vénérable président du conseil, M. Dupont (de l’Eure), a remercié alors en ces termes la population de Paris de la conquête qu’elle venait d’accomplir :


« Citoyens,

« Le gouvernement provisoire de la République profite avec bonheur et empressement de la première réunion de la garde nationale de Paris pour venir la remercier des immenses services qu’elle a rendus à la patrie dans les grandes circonstances que nous venons de traverser. Nous comptons toujours sur votre patriotique concours pour la consolidation du gouvernement républicain, que le peuple français vient de conquérir au prix de son sang, pour le maintien de l’ordre social et pour l’affermissement de toutes nos libertés. »

« Des bravos répétés ont accompagné cette allocution du vénérable président. L’enthousiasme a augmenté encore quand M. Arago a dit avec émotion : « Citoyens, ce sont quatre-vingts ans d’une vie pure et patriotique qui vous parlent !… — Oui, oui, vive Dupont (de l’Eure) ! » Et celui-ci ayant répondu en s’écriant Vive la République ! ce cri s’est prolongé pendant plusieurs minutes.

« M. Crémieux, dans de chaleureuses paroles, a invoqué la mémoire des braves citoyens morts à la révolution de Juillet et dont les noms sont gravés sur le bronze de la colonne. Cette journée doit consoler leurs âmes affligées pendant dix-huit ans. Nul ne pourra désormais enlever au peuple les fruits de sa conquête. Le gouvernement républicain dérive du peuplé, et il s’y appuie. Toutes les distinctions de classe sont effacées devant l’égalité, tous les antagonismes se calment et disparaissent par cette fraternité sainte qui fait des enfants d’une même patrie les enfants d’une famille, et de tous les peuples, des alliés. Ces paroles ont été interrompues par les applaudissements les plus vifs.

« Le colonel de Courtais, commandant la garde nationale, a fait alors commencer le défilé ; mais la foule était tellement entassée qu’elle rompait les rangs. Elle défilait aussi devant le gouvernement provisoire, et, à chaque instant, les cris de Vive la République ! retentissaient avec éclat. Il a fallu près d’une heure pour le défilé de la première et de la deuxième légion. Les membres du gouvernement provisoire se sont alors mis en marche, afin de passer devant le front des autres légions échelonnées le long des boulevards. Depuis la place de la Bastille jusqu’à la hauteur du faubourg Poissonnière, ce n’a été qu’un seul cri dont l’écho se prolongeait au milieu d’une foule innombrable. Le peuple de Paris semblait vouloir prendre à témoin le ciel et la terre, et il consacrait la République française par les accents les plus vigoureux que le désir et la conviction aient jamais arrachés à des poitrines humaines. Toutes ces figures avaient le caractère de la confiance et de la joie, non pas d’une joie emportée et frivole, mais d’une joie sereine et réfléchie. Quand on se retournait du haut du boulevard Saint-Denis, on apercevait, marchant derrière le Gouvernement provisoire, une masse de citoyens, énorme, immense, qui remplissait la grande voie dans toute sa largeur, et qui s’étendait jusqu’à perte de vue. C’était le plus important ; rien n’égale la pompe que donne la présence du peuple, rien n’est comparable à sa majesté.

« Cette journée est désormais inscrite au nombre de celles qui laissent dans l’histoire les traces qu’on aime le mieux à retrouver. Ce peuple, si indigné, il y a trois jours, si animé de toute la chaleur de la bataille, était là aujourd’hui tout entier, mêlant, confondant ses impressions, n’éprouvant plus qu’un sentiment de concorde, et s’abandonnant à toutes les espérances d’un avenir de grandeur et de prospérité avec une confiance qui, cette fois, du moins, ne sera pas trompée. On peut le dire avec un juste orgueil, le gouvernement, appuyé sur cette force populaire, sera le plus puissant des gouvernements. En servant la France, il servira toutes les nations de l’Europe ; le peuple de Paris a ouvert une ère nouvelle. La République française fait reprendre à notre patrie le cours glorieux de ses destinées ; elle lui rend l’initiative du progrès ; elle vient enfin au secours du temps et des idées qui préparent peu à peu les États-Unis de l’ancien continent. »

Et comment le gouvernement provisoire aurait-il pu entrer un seul instant en doute sur les sentiments que lui portait la nation ? Les adhésions lui arrivaient de toutes parts, non pas tardives, isolées ou contraintes, mais empressées, ferventes. Les colonnes du journal officiel en étaient remplies. L’Hôtel de Ville semblait trop peu spacieux pour recevoir tous les dévouements qui venaient s’offrir à la République. Adresses, félicitations, offrandes, y affluaient sans relâche. Autant que la soumission au gouvernement provisoire, l’admiration pour le peuple était à l’ordre du jour. Le ton dithyrambique s’élevait de minute en minute. Chacun voulait se signaler en excédant la mesure de la flatterie ; les plus effrayés étaient les plus prodigués de louanges. Les suffocations de la peur se soulageaient par des élans d’enthousiasme.

Le clergé avait donné l’exemple d’une adhésion spontanée, Dès le 24 février au soir, monseigneur Affre, archevêque de Paris, déclarait, se rallier sincèrement à la République et ordonnait aux curés de son diocèse de chanter aux offices le Domine salvum fac populum. Peu de jours après, le P. Lacordaire exaltait dans la chaire de Saint-Merry ce peuple superbe en sa colère. L’Univers, journal du parti catholique, s’exprimait en ces termes :

« Dieu parle par la voix des événements. La révolution de 1848 est une notification de la Providence. À la facilité avec laquelle ces grandes choses s’accomplissent, et lorsque l’on considère combien, au fond, la volonté des hommes y peu contribué, il faut reconnaître que les temps étaient venus. Ce ne sont pas les conspirations qui peuvent de la sorte bouleverser de fond en comble et en si peu de temps les sociétés humaines. Une conspiration qui réussit allume instantanément la guerre civile. Le principe politique attaqué et renversé par surprise cherche immédiatement à se défendre. Qui songe aujourd’hui en France à défendre la monarchie ? Qui peut y songer ? La France croyait encore être monarchique et elle était déjà républicaine. Elle s’en étonnait hier, elle n’en est point surprise aujourd’hui. Revenue d’un premier mouvement de trouble, elle s’appliquera sagement, courageusement, invinciblement, à se donner des institutions en rapport avec les doctrines qu’elle a depuis longtemps définitivement acceptées. La monarchie succombe sous le poids de ses fautes. Personne n’a autant qu’elle travaillé à sa ruine. Immorale avec Louis XIV, scandaleuse avec Louis XV, despotique avec Napoléon, inintelligente jusqu’en 1830, astucieuse, pour ne rien dire de plus, jusqu’à 1848, elle a vu successivement décroître le nombre et l’énergie de ceux qui la croyaient encore nécessaire. Elle n’a plus aujourd’hui de partisans. Charles X avait encore des amis personnels et des serviteurs dévoués. De nobles cœurs ont porté son deuil ; son héritier a pu pendant un temps trouver des soldats. Louis-Philippe n’a été reconduit que jusqu’à la porte de sa demeure. On a protégé sa vie, mais pas sa couronne, et on l’a laissé se sauver sans lui faire l’honneur de le croire dangereux. Jamais trône n’a croulé d’une façon plus humiliante. C’est que ce trône n’était plus un trône. Il n’y aura pas de meilleurs et de plus sincères républicains que les catholiques français. Parmi les principes sociaux qui viennent de triompher et qui vont se formuler en institutions, quels sont ceux que l’Église repousse ? Quels sont ceux que sa voix n’ait pas fait retentir depuis dix-huit siècles à l’oreille des peuples et des rois ? Nous n’en voyons aucun. »

Pendant deux mois le clergé de Paris bénit les arbres de la liberté, les comparant à l’arbre de la croix, rappelant avec complaisance que la cause du prêtre est la cause du peuple et que Jésus-Christ a le premier donné au monde la formule républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité, le plus souvent, les peupliers symboliques étaient pris dans les beaux jardins des congrégations, et les religieuses les décoraient elles-mêmes de guirlandes, de nœuds, de banderoles. Elles offraient des lits pour les invalides du travail, adoptaient les filles des combattants morts pour la patrie. Le concours du clergé régulier et séculier fut unanime. Il ne s’éleva pas dans son sein une seule voix pour regretter la royauté déchue.

La magistrature n’opposa, non plus que le clergé, aucune résistance à l’entrainement général. La cour de cassation, la cour d’appel, la cour des comptes, le tribunal de commerce, la chambre des notaires, celle des avoués, l’ordre des avocats, les agents de change apportaient à l’envi à l’Hôtel de Ville l’assurance de leur dévouement sans réserve à la République et leur adhésion complète à l’entreprise généreuse, à l’œuvre admirable du gouvernement[4].

Par la bouche de M. de Cormenin, le conseil d’État exprimait « son dévouement à cette grande et sublime révolution qui palpitait déjà dans le cœur du peuple avant d’être arrosée de son généreux sang et d’être portée dans ses bras héroïques jusqu’au pavois de la souveraineté. »

On a vu que, dès le 28, l’armée, par l’organe des chefs les plus attachés à la dynastie, les maréchaux Soult, Bugeaud[5], Sébastiani, Gérard, les généraux Oudinot, Baraguay-d’Hilliers, de Fézensac, Lahitte, se mettaient au service de la République. Le général Changarnier demandait en termes pressants, dans sa lettre officielle au gouvernement provisoire, que l’on voulût bien utiliser son habitude de vaincre[6].

L’Université, par la voix de M. Gérusez, exaltait, « cette révolution accomplie au profit du genre humain et qui avait eu pour instrument le peuple armé de la force invincible de Dieu. » Elle saluait le nom désormais impérissable de République[7].

Les journaux orléanistes, ou légitimistes exprimaient à leur manière le sentiment public. « Confiance ! confiance ! » s’écriait M. de Girardin dans la Presse en repoussant avec énergie l’hypothèse d’une régence et en démontrant que, désormais la République seule, pouvait rallier tous les partis. Le Journal des Débats parlait des tempêtes par lesquelles Dieu et le peuple manifestent leur colère et leur puissance. Il semblait prendre aisément son parti de ce qu’il appelait le naufrage des rêves et des illusions. Le Siècle affirmait avec orgueil qu’il n’y aurait pas dans l’histoire de gloire qui pût effacer celle des vainqueurs de Février. La Revue des Deux Mondes, enfin, prodiguait les éloges au gouvernement provisoire, vantait son énergique patriotisme, le félicitait d’avoir garanti du travail à tous les citoyens, donné aux ouvriers le million échu de la liste civile et disait : « Depuis que la pensée française a commencé, dans le dernier siècle, l’émancipation politique du monde, personne n’a plus nié en principe le droit des individus et des masses au bien-être comme récompense de leur travail. Il y a eu même pour arriver à un résultat aussi légitime de sincères efforts honorablement tentés ; mais, il faut en convenir, aucun gouvernement jusqu’ici ne s’est mis en mesure de marcher à un pareil but avec une énergie, avec une activité vraiment efficaces. Une pareille négligence n’est pas une des moindres causes de ces chutes profondes qui, au premier abord, confondent les imaginations. Assurément il n’est pas à craindre que le régime qui sortira de la révolution de 1848 tombe dans la même faute ; mais il faut qu’à l’ardent amour de l’humanité et du peuple qui fait battre aujourd’hui tant de cœurs, s’associe une science sociale compréhensive et impartiale, qui aille au fond de tous les problèmes, tienne compte de tous les droits et sache établir entre toutes les classes de travailleurs des relations légitimes et de sincères sympathies. »

Pour aider le gouvernement provisoire à faire face aux dépenses urgentes, les principaux banquiers de Paris prenaient l’initiative d’une souscription. M. Rothschild faisait acte de confiance et même de zèle en refusant de fuir et en envoyant une somme de cinquante mille francs pour les blessés de Février. On voyait en tête des listes de souscription les noms les plus illustres. Les grandes dames légitimistes ou orléanistes, la duchesse de Maillé, la marquise de Lagrange, la comtesse de Chastenay, la comtesse de Biencourt, la comtesse de Lamoignon, etc., quêtaient en compagnie de mesdames Flocon, Ledru-Rollin, Marrast, pour les blessés de Février[8].

M. Thiers et les principaux membres de la Chambre des députés, MM. Odilon Barrot, de Malleville, Duvergier de Hauranne, qui croyaient la royauté bien finie[9], envoyaient assurer le gouvernement provisoire qu’ils aideraient sans arrière-pensée à son établissement. M. de la Rochejacquelein répétait partout que c’en était fait à jamais de la monarchie et faisait afficher sur les murs de Paris une adresse au gouvernement provisoire qu’il terminait par ces mots : Comptez sur moi[10]. Les familiers du Château, les aides de camp de Louis-Philippe, M. d’Haubersaërt, MM. Liadière, d’Houdetot, de Berthois, etc., ne se faisaient attendre ni à l’Hôtel de Ville ni dans les différents ministères. La famille Bonaparte, le roi Jérôme et son fils Napoléon, Pierre, fils de Lucien, adressaient au gouvernement provisoire des lettres toutes républicaines[11]. Le prince Louis-Napoléon accourait de l’exil. Enfin on recevait d’Algérie la soumission du duc d’Aumale et du prince de Joinville.

Assurément un pareil concours de dévouements et d’hommages était de nature à rassurer pleinement le gouvernement provisoire s’il avait conçu quelque doute sur sa légitimité. Et ce ne fut pas l’effervescence d’une première heure. Six semaines plus tard, les mêmes sentiments se manifestaient encore sous une forme plus authentique, plus calme et plus réfléchie, dans les professions de foi des candidats à la représentation nationale ; le 4 mai suivant, à l’heure où l’Assemblée entrait pour la première fois en séance, ils éclatèrent de nouveau par une salve répétée à vingt reprises, par un cri unanime de Vive la République !

Aujourd’hui que nous connaissons avec certitude, par de cyniques répudiations, combien ces adhésions étaient mensongères, les esprits sévères ont le droit de regretter, jusqu’à un certain point, cette unanimité dans l’expression d’un dévouement qui ne pouvait honorablement exister que dans les âmes républicaines. On a pu sans injustice flétrir cet empressement des amis personnels de la maison d’Orléans, de ces hommes qui tenaient de la royauté leur fortune, leur position, leur existence tout entière. Les consciences honnêtes ont gémi, pour l’honneur du pays, des indignités, des ingratitudes, des sentiments bas de cette société cultivée, faite pour donner l’exemple des bienséances et pour imprimer aux mœurs leur caractère. Mais peut-être a-t-on exagéré un peu la part de la lâcheté dans cette déroute morale. S’il y eut lâcheté, ce qui semble aujourd’hui trop certain, il y eut aussi entraînement, et cet entraînement, bien qu’il se soit renié lui-même, fut sincère. La grandeur du peuple était si manifeste qu’elle attira à lui jusqu’à ses adversaires. Sa magnanimité sa naïveté, touchèrent les cœurs les plus endurcis. Plus d’un qui, depuis vingt ans, raillait toute grande pensée, se laissa gagner à l’émotion générale. Ce fut là la véritable surprise de Février. Cette société froide, calculée, sceptique, parut un moment comme enlevée à elle-même. Elle sentit que ces hommes du peuple, si au-dessous d’elle par la culture, lui étaient supérieurs par la vertu. Elle leur rendit un hommage involontaire en s’engageant d’honneur à servir le gouvernement qu’ils lui imposaient, en reconnaissant hautement qu’il n’y avait plus d’autre état possible en France que l’état républicain fondé sur l’égalité démocratique.

  1. Voir Pages d’histoire.
  2. M. Ledru-Rollin appartenait à cette catégorie de républicains qui se font de la raison du peuple une idée médiocre et gardent, jusque dans leur recherche de la popularité, comme un reste de préjugé aristocratique, la notion de condescendance envers une nature inférieure.
  3. M. Louis Blanc avait jugé utile un décret sur l’abolition des titres de noblesse. Ce décret déjà rendu par l’Assemblée constituante, mais qui ne spécifiait rien, pas plus en 1790 qu’en 1848, sur les peines attachées aux infractions, fut observé aussi longtemps que les amateurs de titres eurent peur. Mais la bourgeoisie, qui tenait fortement à ces distinctions de récente conquête, se hâta de les reprendre dès qu’elle crut le pouvoir faire sans danger. On vit alors une fois de plus combien il est puéril de décréter des changements dans les usages quand on ne peut rien changer à l’esprit des mœurs.
  4. Voir, au Moniteur du 2 mars et des jours suivants, les discours de MM. Séguier, Dupin, Portalis, Baroche, etc.
  5. « Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne désirais pas la République, écrivait le maréchal Bugeaud dans une lettre intime, datée du 16 mars, mais, enfin, nous l’avons. Elle s’annonce infiniment plus honnête que son aînée ; les hommes qui sont au pouvoir ont fait et font encore des efforts inouïs pour protéger la société contre les anarchistes. Il faut donc les aider sincèrement et activement dans cette œuvre sainte. Si la République tient ce qu’elle promet en ce moment, je l’aimerai bientôt ; en attendant, je la défendrai s’il le faut, à l’extérieur, tant qu’elle sera dans les voies de la liberté et de la fraternité vraies. »
  6. Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 11.
  7. Moniteur du 4 mars 1848.
  8. Voir au Moniteur le numéro du 21 mars et les suivants.
  9. Expression de M. Thiers.
  10. Voir dans la publication intitulée Murailles révolutionnaires, 9e livraison, l’adresse signée de M. de la Rochejacquelein.
  11. Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 21.