Traduction par M. Raulin.
Nourse (Partie 1p. 221-285).

LETTRE V.



JE vais aujourd’hui vous faire un récit abrégé d’une vie, en toutes ſes parties, des plus extraordinaires. Un homme de naiſſance baſſe & obſcure, ſans ſçavoir, ſans reſſource, ſoutenu par ſa ſeule intrépidité, parvient à la dignité de Lieutenant-Gouverneur d’une de nos plus belles Colonies en Amérique. Après avoir fait des actions incroyables, il s’empare avec une poignée de monde de pluſieurs villes, défait des milliers d’ennemis, & répand la terreur de ſon nom dans les cantons les plus reculés du Nouveau-Monde, où ce nom ſeul faiſoit trembler les Vicerois à la tête de leurs armées.

Morgan.Cet homme eſt Henri Morgan, né dans la Principauté de Galles. Son pere étoit un fermier peu aiſé, & qui le deſtinoit au même genre de vie que le ſien : mais ce fils avoit d’autres inclinations ; & voyant ſon pere ferme dans ſa réſolution, il prit congé de lui, & gagna promptement Briſtol, où il s’engagea pour ſervir quatre ans, & il s’embarqua pour la Barbade. Il y fut vendu comme les autres engagés, & ſervit fidèlement ſon maître.

Mais le terme de ſes quatre années de ſervice ne fut pas plutôt arrivé, qu’il paſſa à la Jamaïque, dans le deſſein de s’y joindre à des Forbans, pour chercher fortune. À ſon arrivée il trouva de l’emploi ſur une chaloupe deſtinée à croiſer ſur les côtes des Eſpagnols, & ſe diſtingua par ſa valeur. Après avoir fait pluſieurs voyages utiles, il eut ſoin de mettre en mains ſûres ſa part du butin. La vûe des excès & des débauches de ſes compagnons, qui par leurs folles dépenſes étoient en peu de tems réduits à la derniere extrémité, après des courſes très-lucratives, lui ſervoit de leçon. Son œconomie & ſa bonne conduite le mirent bientôt en état d’équiper un bâtiment pour lui-même. Il fit choix d’un bon équipage, & ſe mit en mer. Ses premiers ſuccès furent peu importans ; mais dans la ſuite il fit pluſieurs priſes qu’il conduiſit & vendit à la Jamaïque.

D’autres expéditions le firent connoître ſi avantageuſement, que Mansfeld, vieux Corſaire, ayant équipé une flotte conſidérable pour exécuter une entrepriſe ſur les Prend l’iſle de Sainte-Catherine.Eſpagnols, le choiſit pour ſon Vice-Amiral. Ayant fait voile de la Jamaïque avec quinze vaiſſeaux & cinq cens hommes de débarquement, ils arriverent devant l’iſle de Sainte-Catherine, ſituée proche du continent de Coſta-Rica. Ils attaquerent le Château avec une telle furie, qu’ils obligerent le Gouverneur à ſe rendre avec ſa garniſon. Après avoir achevé la conquête de toute l’iſle, ils réſolurent de la garder pour leur ſervir de retraite. Pour cet effet ils laiſſerent cent de leurs gens dans un des Forts, & détruiſirent tous les autres.

Il y a auprès de Sainte-Catherine une autre petite iſle qui en eſt ſi voiſine, qu’on les pourroit joindre par un pont. Ils s’en rendirent auſſi les maîtres, en enleverent tous les effets de quelque valeur, & ſe rembarquerent. Comme ils avoient beaucoup de priſonniers, & qu’il y auroit eu du danger à les laiſſer dans l’iſle ; ils firent voile vers Porto-Bello, où ils les mirent à terre. Enſuite ils croiſerent le long des côtes de Coſta-Rica & ils penſoient à s’avancer dans l’intérieur du pays : mais le Gouverneur de Panama averti de leur deſcente & de leur projet, ſe prépara à les bien recevoir. Il raſſembla un gros corps de troupes, marcha contre eux. Ceux-ci ne jugerent pas à propos de l’attendre, n’ayant pas aſſez de forces pour le combattre, & regagnerent leurs bâtimens.

Ils revinrent mouiller devant Sainte-Catherine, où ils retrouvèrent leur garniſon & toutes choſes en bon état. Le ſieur Simon, François de nation, à qui ils en avoient donné le commandement, avoit tout diſpoſé à leur entiere ſatisfaction. Il s’agiſſoit de conſerver ce poſte. Mansfeld l’auroit bien deſiré, & rien ne convenoit mieux à ſes projets. C’eſt pourquoi il s’adreſſa au Gouverneur de la Jamaïque pour en être ſoutenu. Celui-ci ſentit bien qu’il ne pouvoit pas le faire ouvertement, & que d’ailleurs ce n’étoit pas l’avantage de la Jamaïque, parce qu’infailliblement les Pirates feroient de Sainte-Catherine le lieu de leur rendez-vous, & qu’alors ces immenſes richeſſes qu’ils répandoient avec tant de prodigalité dans ſon iſle, paſſeroient ailleurs.

Mansfeld crut mieux réuſſir auprès du Gouverneur de l’iſle de la Tortue : mais il ſe trompa. Dans l’intervalle il vint à mourir, & Sainte-Catherine fut repriſe par les Eſpagnols, malgré les efforts de Morgan pour la conſerver. Celui-ci ne perdant point de vûe ſes premiers projets, réquipa une autre flotte pour les pouvoir effectuer. En moins de deux mois il vit ſous ſes ordres douze bons vaiſſeaux & 700 hommes de débarquement. D’abord il avoit porté ſes vûes juſque ſur la Havane ; mais ayant reconnu le danger d’une telle entrepriſe, il penſa à une autre conquête.

Il prend Puerto-del-Principe.Après avoir aſſemblé ſon conſeil, il fut réſolu d’attaquer Puerto-del-Principe, jolie ville dans l’intérieur de l’iſle de Cuba. Ils eſpéroient y faire un butin conſidérable. Ce fut donc vers la partie de la côte la plus voiſine, qu’ils dirigerent leur courſe, & ils prirent terre dans la baye du Port Sainte-Marie. Leur deſſein fut ſur le point de ne pas réuſſir, & même de leur être funeſte. Car un prisonnier Eſpagnol qu’ils avoient avec eux, ayant trouvé moyen de s’échapper, courut droit à la ville, où il donna l’allarme. Auſſitôt le Gouverneur ne négligea rien de ce qui pouvoit contribuer à une bonne défenſe. Il fit prendre les armes à tous les habitans libres & eſclaves : il fit abbatre beaucoup d’arbres, pour barrer les avenues ; il plaça pluſieurs embuſcades, occupa tous les poſtes avantageux, voiſins du chemin que nos Corſaires devoient naturellement prendre ; & avec le reſte de ſes forces, il ſe poſta dans une plaine d’où il pouvoit voir l’ennemi de loin.

Morgan, ſurpris de trouver les avenues impraticables, en conclut que ſon projet étoit éventé ; mais qu’il étoit trop tard de ſonger à la retraite. Il prit donc le parti de quitter la route ordinaire ; & de marcher au travers des bois. Par-là on évita les embuſcades, & l’on vint à bout de gagner la plaine où les Eſpagnols les attendoient.

Le Gouverneur ne tarda point à les charger. L’action fut vive : les Eſpagnols firent fort bien ; mais ils ne pouvoient tenir tête à nos Pirates qui ſe battoient en furieux, & qui ſe ſervant à merveille de leurs armes, firent un carnage horrible de leurs ennemis. Le combat dura quatre heures ; & le Gouverneur ayant été tué ſur le champ de bataille, ainſi que beaucoup de gens de marque, la déroute fut entiere. Tous prirent la fuite, & on les pourſuivit vigoureuſement. Malgré la perte de la bataille, la ville ſe défendit courageuſement ; mais à la fin Morgan s’en rendit maître. Alors raſſemblant hommes, femmes & enfans, tout fut enfermé dans les Égliſes ; & les vainqueurs ſe livrerent à la joie & à la bonne chere. Ils ſongerent enſuite à s’emparer des richeſſes de la ville, & à ramaſſer celles de tout le pays, en y envoyant des partis. Il fallut penſer au retour : mais ce ne fut qu’après avoir exercé toute ſorte de cruautés pour arracher de leurs priſonniers l’aveu des endroits où ils pouvoient avoir caché leurs tréſors. Beaucoup de ces malheureux périrent dans les tourmens, & un plus grand nombre encore moururent de faim & de miſere.

Morgan ayant mis à contribution la ville, & les bourgs de l’iſle, où il put pénétrer, donna la liberté à quelques priſonniers, à condition qu’ils ramaſſeroient les ſommes impoſées. On arrêta un Nègre chargé de lettres du Gouverneur de S. Iago, pour quelques-uns des principaux habitans de la ville. Il leur donnoit avis qu’il ſe préparoit à venir à leur ſecours, & leur recommandoit de ne conclure aucun accommodement avec les Pirates ; mais de rejetter leurs demandes, moyennant quelques défaites vraiſemblables, afin de lui donner le tems d’arriver. La crainte de ce ſecours rendit Morgan plus traitable ; & les priſonniers députés pour recueillir la rançon, étant revenus ſans avoir pu ramaſſer l’argent qu’on demandoit, il ſe contenta de 500 bœufs ſalés, pour ravitailler ſes vaiſſeaux ; & il mit à la voile. Mais la diviſion ſe mit dans ſon eſcadre, Un François ayant été poignardé par un matelot Anglois, tous les compatriotes de cet infortuné abandonnerent Morgan, quelque choſe qu’il put faire pour les retenir. Le criminel fut cependant mis aux fers, & pendu en arrivant à la Jamaïque.

Le butin qu’on avoit fait dans cette expédition, ne montant qu’à environ 50 mille pièces de huit, cette ſomme partagée entre tous, ſuffit à peine pour payer leurs dettes à la Jamaïque : c’eſt pourquoi ils réſolurent d’aller ſans délai chercher à ſe dédommager par quelque nouvelle tentative. Morgan qu’ils choiſirent encore pour leur Chef, les confirma dans cette réſolution, & ils s’embarquerent ſans s’informer de ſes deſſeins, ſe fiant entièrement à ſa prudence, à ſa valeur, & à ſon habileté.

Quand il eut raſſemblé tout ſon monde, c’eſt-à-dire, 450 hommes, qui montoient neuf petits vaiſſeaux, il fit route vers Coſta-Rica. Là, il annonça à ſa troupe qu’il alloit attaquer Porto-Bello. Comme on lui repréſentoit que cette entrepriſe étoit impraticable avec ſi peu de monde : Si notre troupe eſt petite, répondit-il, notre courage eſt grand : & moins nous ſerons à partager plus les parts du butin ſeront conſidérables. L’eſpoir de s’enrichir fît diſparoître leur crainte, & tous marquerent une ardeur égale à la difficulté de cette conquête.

À peine l’hiſtoire nous fourniroit-elle un exemple d’une entrepriſe auſſi hardie que celle-ci. Porto-Bello eſt environ à 40 lieues du Golfe de Darien, & à huit à l’Oueſt de Nombre de Dios. C’eſt une des plus fortes places des Indes-Occidentales. Elle eſt défendue par trois Châteaux très-difficiles à prendre. Deux ſont ſitués à l’entrée du Port, de maniere qu’aucun vaiſſeau, ni chaloupe, n’y peut entrer ſans eſſuyer leur feu. La garniſon en eſt considérable, & la ville renferme près de 500 familles. Cette ville eſt d’un commerce immenſe, & les Commerçans y tiennent leurs principaux magaſins.

Morgan en connoiſſoit les avenues : mais il jugea à propos de n’arriver qu’à la nuit à Puerto de Naos, dix lieues à l’Oueſt de Porto-Bello. Il remonta la riviere juſqu’à Puerto-Pontin, où il fit jetter l’ancre. Là il s’embarqua dans des chaloupes ; & abordant vers le minuit à Eſtera-Longa de Mos, il fit débarquer ſa petite troupe, & marcha par terre aux premiers poſtes de Porto-Bello.

Un Anglois qui y avoit autrefois été priſonnier, leur ſervoit de guide. C’étoit un avanturier plein de réſolution, & propre pour les entrepriſes les plus hazardeuſes. D’ailleurs il étoit animé par le deſir de la vengeance. Les mauvais traitemens qu’il avoit eſſuyés de la part des Eſpagnols, avoient tellement irrité ſon courage, qu’il ne s’étoit fait Pirate, à ce qu’il diſoit, que dans la vûe de pouvoir s’en venger : auſſi ſe conduiſit-il avec autant d’intrépidité que d’adreſſe.

Trois autres auſſi déterminés que lui s’offrirent pour aller enlever la ſentinelle. Il falloir s’y prendre avec bien de la prudence : car c’étoit du ſuccès de ce coup de main que dépendoit celui de toute l’expédition. Quand ils ſe furent gliſſés aſſez près, ils tombèrent tous à la fois ſur celui dont ils vouloient ſe ſaiſir : ce qu’ils firent ſi promptement, qu’il n’eut pas le tems, ou la préſence d’eſprit de tirer ſon coup pour l’allarme : & pour l’empêcher de faire le moindre bruit, ils lui mirent un bâillon dans la bouche.

Auſſitôt ils menerent leur priſonnier à Morgan ; & les menaces qu’on lui fit, en arracherent tout ce qu’il ſçavoit. Il découvrit l’état du Château, celui de la garniſon, enfin tout ce qu’on voulut ſçavoir. Sur ſes inſtructions on marcha en avant, traînant après ſoi le malheureux captif. On environna de tous côtés le Château dont les portes étoient fermées, & on empêcha qu’il n’en ſortît & n’y entrât perſonne.

On détacha le priſonnier pour ſommer le Gouverneur de ſe rendre, & le menacer des plus cruels traitemens, s’il refuſoit de le faire. Mais on n’eut d’autre réponſe que des coups de canon, qui donnant l’allarme à la ville, firent craindre qu’une troupe ſupérieure ne vînt l’attaquer. Ils donnerent l’aſſaut au Château, & l’emporterent. Dès qu’ils en furent maîtres, ils raſſemblerent dans un même lieu tout ce qu’ils y trouverent d’Eſpagnols ; & mettant le feu au magaſin à poudre, ils les firent tous ſauter.

Sans perdre de tems ils marchent contre la ville, où ils ne trouvent que déſordre & confuſion, les habitans courant çà & là comme des gens hors d’eux-mêmes, & incapables d’aucune réſolution vigoureuſe. Le Gouverneur faiſoit de ſon mieux pour les raſſembler & les ranger en bataille : mais ne pouvant en venir à bout, il prit avec pluſieurs des principaux, le parti de gagner l’autre Château que les Pirates n’avoient point encore attaqué. Beaucoup s’y réfugierent avec lui, emportant leur argent & ce qu’ils avoient de plus précieux.

Nos Corſaires, maîtres de la ville, ne penſerent qu’à la piller. Le Gouverneur tiroit ſur eux de deſſus les remparts du Château où il s’étoit retiré, & faiſoit un feu continuel : ce qui ne les empêcha pas de ſaccager les maiſons & les Égliſes.

En faiſant la revûe de leur monde, ils virent qu’ils avoient perdu beaucoup des leurs. Alors furieux & tranſportés du deſir de la vengeance, ils prirent la réſolution d’attaquer ce Château qui leur avoit occasionné tant de perte, & où ils eſpéroient trouver des richeſſes immenſes. Ils marcherent à l’aſſaut avec une intrépidité incroyable, & tirant ſi heureuſement, qu’ils faiſoient périr tous ceux qui ſe montroient ſur le rempart pour charger le canon. Les deux partis, dans l’horreur de cet aſſaut, montroient un égal courage. Les Pirates qui ne s’attendoient pas à trouver tant de réſiſtance, tenterent de netoyer le rempart à force de grenades ; mais lorſqu’ils approchoient de la muraille, la garniſon fit pleuvoir ſur eux une grêle de groſſes pierres & de grenades de verre, qui en tua ou culbuta un grand nombre, & fit reculer les autres. Dans ce déſordre, Morgan ne ſçavoit preſque à quoi ſe réſoudre. Il trouvoit de l’impoſſibilité à emporter la place ; & il auroit fallu abandonner l’entrepriſe, ſi dans le même moment il n’avoit appercu les drapeaux Anglois arborés ſur les murs d’un autre fort, qu’un autre corps de ſes gens venoit d’emporter. Cette vûe encourageant ſa troupe à tenter de nouveau l’aſſaut, il fit prendre nombre d’échelles par tous les Religieux des deux ſexes qu’il avoit fait priſonniers dans les Monaſteres de la Ville, & les força à les porter juſqu’au pied des remparts. Ces pauvres gens furent obligés d’obéir ; & en approchant des murs ils conjuroient de toutes leurs forces le Gouverneur de ſe rendre. Mais ils eurent beau crier, la ruſe de Morgan fut ſans effet ; car contre ſon attente, les Eſpagnols, malgré le reſpect qu’ils ont pour les Religieux, ne ceſſerent de faire un feu terrible, qui coûta la vie à beaucoup de ces malheureux. Cependant les échelles furent enfin appliquées, & les Pirates y monterent avec une ardeur incroyable, jettant à leur tour parmi les ennemis des grenades & des cruches pleines de poudre, qui faiſoient un grand dégât. Dès que les Eſpagnols virent Morgan entré dans leur fort, ils ne firent qu’une courte réſiſtance & mirent bas les armes en demandant quartier. Le Gouverneur ſeul tint ferme, tua de ſa main pluſieurs de nos gens ; & après avoir montré juſqu’au bout un courage intrépide ſans vouloir recevoir de quartier, il périt accablé ſous le nombre.

Après s’être ainſi rendu maîtres de la place, nos Corſaires s’abandonnerent à leurs excès ordinaires. Ce ne furent que meurtres & que rapts : & ils joignirent aux tourmens qu’ils faiſoient ſouffrir à leurs priſonniers, les inſultes les plus barbares. À la fin ils leur propoſerent de ſauver la Ville moyennant cent mille pièces de huit de rançon. Deux de ces priſonniers furent députés par les autres pour aller lever cette ſomme à Panama : mais le préſident de cette derniere place ayant raſſemblé un corps de troupes, & marchant pour attaquer Morgan, les Députés réſolurent d’attendre l’événement. Il fut fatal aux Eſpagnols. Cent de nos Pirates les diſperſerent après en avoir fait un grand carnage. Cette défaite fit voir aux priſonniers députés pour la rançon, qu’il n’y avoit plus moyen de ſe diſpenſer d’accomplir la condition impoſée par Morgan. Ils revinrent donc avec la ſomme, & la remirent entre ſes mains.

Pour lui, après avoir ravitaillé ſa petite flotte, encloué les canons des Châteaux, & raſé pluſieurs redoutes, il mit à la voile. À ſon arrivée à la Jamaïque ſon butin ſe trouva monter à 250. mille pièces de huit, ſans compter les autres effets.

C’eſt ainſi que ſe termina une des plus hardies entrepriſes qui ait peut-être été faite. Quatre cens hommes avec l’épée & le piſtolet pour ſeules armes, attaquer & forcer une ville forte, très-peuplée, défendue par trois Châteaux pourvûs d’une nombreuſe garniſon & de toutes ſortes de munitions de guerre ! Rien ne fait mieux voir que tout eſt poſſible à des gens braves & déterminés.

Ils furent fort bien reçus à la Jamaïque. Les perſonnes en place & les planteurs firent force careſſes à Morgan, tandis que les autres habitans tendoient par mille amorces à dépouiller ſes compagnons de leurs tréſors. Ceux-ci qui dépenſoient aiſément, ſuivant leur coutume, furent bientôt réduits à de telles extrémités, qu’ils vinrent preſſer leur Capitaine de ſe rembarquer. Il fit donc des préparatifs à cet effet, & ſa réputation s’étant accrue par ſes derniers ſuccès, il n’eut pas de peine à raſſembler en peu de tems une troupe de mille bons hommes. Le Gouverneur de l’iſle lui donna un vaiſſeau tout neuf de trente-deux piéces de canon : mais par malheur il ſauta en l’air dans le port même ; & cet accident enleva à Morgan environ deux cens de ſes gens, ſans décourager les autres. Leur Capitaine n’ayant point été enveloppé dans ce déſaſtre, ils ſe tenoient aſſurés d’une heureuſe réuſſite, & s’embarquerent remplis de confiance.

Priſe de Gilbratar & de Maracaybo.Après avoir croiſé quelque tems ſur les côtes voiſines, il prit la réſolution d’aller piller Maracaybo. Il y fut déterminé par un matelot François, qui avoit déjà accompagné l’Olonois au ſac de cette place. Ils arriverent bientôt à portée de Maracaybo ; mais à peine furent-ils entrés dans le lac qu’ils ſe virent en danger. Les Eſpagnols avoient depuis peu de tems bâti un fort qui étoit en fort bon état. Ils en firent un feu terrible qui mit nos Pirates un peu en déſordre. Cependant malgré la réſiſtance qu’ils rencontrerent, ils prirent terre, & commencerent une eſcarmouche très-vive, & qui dura longtems. Vers l’approche de la nuit les Espagnols prirent le parti de la retraite. On n’oſa les ſuivre, crainte que faute de connoître le pays, on ne donnât dans quelque embuſcade. Mais peu d’heures après, tout paroiſſant tranquille, Morgan hazarda de s’approcher tout ſeul des murailles du Fort, & le trouva abandonné. Il revint bien-vîte ſur ſes pas au gros de ſes gens à qui il apprit ce qu’il venoit de découvrir, & marchant ſans perte de tems il en prit poſſeſſion. Il y trouva grande quantité de poudre avec beaucoup de mouſquets & menues armes. La poudre fut partagée entre les vaiſſeaux. Il encloua le canon & fit voile vers Maracaybo. Mais ayant rencontré des bas fonds, il fallut quitter les vaiſſeaux & s’embarquer ſur des canots dans leſquels on arriva le jour ſuivant à la Ville. Dès qu’on fut débarqué, on courut droit au fort de la Barre ; où l’on ne trouva perſonne, non plus que dans la Ville, les Eſpagnols n’ayant pas oſé en tenter la défenſe. Ils avoient déjà éprouvé plus d’une fois la furie de gens de cette eſpéce ; & plûtôt que de s’expoſer encore à en reſſentir les effets, ils avoient pris le parti de ſe retirer avec leurs effets les plus précieux.

Nos Pirates ne trouverent donc rien à piller. Ils envoyèrent cependant un parti à la découverte dans les bois. Ce parti revint avec une trentaine de priſonniers & cinquante mules richement chargées. Il n’eſt ſorte de tourmens qu’ils ne fiſſent ſouffrir à ces malheureux, pour leur arracher l’aveu des retraites où les autres habitans s’étoient cachés eux & leurs effets.

Cependant chaque jour on détachoit des partis, & ils revinrent toujours avec du butin & des priſonniers. Enfin, Morgan ſe voyant entre les mains une centaine des principaux habitans, prit la réſolution d’aller à Gibraltar, & envoya d’avance quelques-uns de ſes priſonniers pour engager cette Ville à ſe rendre, ſi elle ne vouloit pas s’expoſer à ne plus trouver de quartier. On mépriſa ces menaces, & le canon de la place le ſalua d’une terrible maniere.

Malgré cette chaude réception, & les volées de canon qu’on leur tiroit ſans diſcontinuer, ils débarquerent, & ſur les pas de leur guide ils marcherent le plus diligemment qu’ils purent vers la Ville. Les habitans ſurpris de cette étrange réſolution, commencerent à douter s’il leur ſeroit poſſible de ſe défendre contre ces déterminés. La peur ſouvent groſſit le danger : & la terreur devenant générale, tous d’un commun accord chercherent leur ſalut dans la fuite. La Ville fut abandonnée, & chacun ſe ſauva, emportant avec ſoi ſes effets les plus précieux, après avoir enterré le reſte, afin que les Pirates ne trouvant rien à prendre, priſſent le parti de la retraite.

Dans ce déſordre, un ſeul homme reſta. C’étoit un imbecille qui ne connoiſſoit pas le danger. Ce malheureux tombé entre les mains des barbares, fut mis à la queſtion. Ils le ſuſpendirent en l’air & lui attacherent au col & aux pieds des fardeaux prodigieux. Non contens encore, ils allumèrent du feu ſous lui. Son viſage & ſon corps en furent grillés de façon que ce miſérable expira dans des tourmens horribles, & inutilement pour les Corſaires.

Ne voyant donc aucune eſpérance de pillage, ils étoient au déſeſpoir, & menaçoient avec des ſermens affreux de s’en dédommager de la façon la plus ſanglante. Cependant un des partis détachés pour battre les bois, & tâcher de découvrir la retraite des Eſpagnols, revint avec un payſan & deux de ſes filles. On l’appliqua ſur le champ à la queſtion qu’il n’eut pas le courage de ſupporter ; & préférant ſon intérêt perſonnel à ceux de ſes compatriotes, il offrit de découvrir où ils s’étoient retirés. Ceux-ci ayant remarqué les mouvemens qu’on ſe donnoit pour les découvrir, s’étoient enfoncés dans le plus épais des bois. Les recherches de Morgan furent encore infructueuſes. Il en coûta la vie au payſan : il fut pendu, & reçut la juste récompenſe de la lâcheté qui lui avoit fait trahir ſes compatriotes. C’eſt ainſi que des cœurs bas & ſans courage qui préfèrent leur ſûreté à celle du public, évitent rarement d’être enveloppés tôt ou tard dans un malheur, donc ils eſperoient ſe garantir par d’indignes moyens.

Tous ces contre-tems déterminerent nos Pirates à prendre une derniere réſolution : ce fut celle de ſe partager & de courir le pays juſqu’à ce qu’ils fuſſent parvenus à la découverte qu’ils ſe propoſoient. Le bonheur voulut qu’ils rencontraſſent dans une plaine qu’ils traverſoient, un Nègre, eſclave des Eſpagnols, qui ne démentit pas le caractere de ſa nation, & répondit parfaitement aux eſpérances qu’en conçurent les gens de Morgan : car ils vinrent à bout par menaces & par promeſſes de ſe faire conduire dans des endroits écartés, où les Eſpagnols ſe croyoient en ſûreté. Les Pirates firent beaucoup de priſonniers ſur qui ils exercerent des cruautés inouies.

Un malheureux Portugais entre autres fut dénoncé comme riche ; quoiqu’il ne le fût pas. Il eut beau proteſter qu’on lui avoit volé ſon argent & ſes effets dans le tems de notre arrivée dans la ville : on n’eut aucun égard à ſes ſermens, ni à ſa vieilleſſe, & on exerça ſur lui ce qu’on peut concevoir de plus barbare.

On lui lia enſemble les pouces & les orteils : on l’attacha par-là à des pieux fichés en terre. Le poids de ſon corps ſuſpendu en l’air portant tout entier ſur ces parties foibles & délicates, lui fit ſouffrir des tourmens effroyables. La cruauté des Pirates n’étant pas encore raſſaſiée, ils mirent ſur ſa poitrine une pierre de plus de deux cens peſant, & allumerent ſous lui des feuilles de palmier. Quand on vit que les yeux lui ſortoient de la tête, & qu’il alloit être étouffé par la fumée, on le détacha pour le tranſporter dans le corps de garde, où par la menace de nouveaux tourmens, on le détermina à demander la liberté de ſe conſulter avec les autres priſonniers. Enſuite de cette entrevûe il offrit pour ſa liberté 500 pièces de huit. Cette offre ayant été rejettée, il trouva moyen de l’augmenter juſqu’à mille, & il fut relâché.

Il ne fut pas le ſeul que l’on maltraita ainſi horriblement : pluſieurs autres éprouverent le même ſort, & quelques-uns même un plus cruel. Il y en eut que l’on pendit par les endroits du corps les plus ſenſibles, & que l’on laiſſoit dans cette terrible ſituation, juſqu’à ce que déchirés par leur propre peſanteur, ils tombaſſent à terre, mourant ainſi lentement dans les douleurs les plus aigues, à moins que quelqu’un de nous plus pitoyable que le reſte, n’abregeât ce ſupplice en l’aſſommant. Quelques-uns furent crucifiés tout vifs : & le traitement le plus doux qu’ils eurent à eſſuyer fut de ſe voir brûler les pieds à petit feu juſqu’à ce qu’on eût tiré d’eux tout ce qu’ils ſçavoient ſur leurs compatriotes.

Le Lecteur ſera bien aiſe de ſçavoir que Morgan n’eut point de part à ces barbaries. Quoique le préjugé ſoit contre lui, il eſt certain qu’il n’étoit pas pour lors à portée de donner de pareils ordres. J’ai vû un manuſcrit écrit par un particulier qui avoit eu part à cette expédition, & qui en contient le détail jour par jour. Cette relation qui eſt ici entre les mains d’un des plus riches planteurs, diſculpe de pareils excès le Chef de ces brigands.

Morgan, ſelon cette relation, ayant engagé un eſclave des Eſpagnols à lui découvrir l’endroit où le Gouverneur de Gibraltar & les principaux habitans s’étoient cachés avec leurs effets, marcha à la tête de 200. hommes pour les combattre. Il en détacha 250 d’un autre côté pour remonter la riviere qui ſe jette dans le lac, & chercher un vaiſſeau richement chargé, & quatre barques qu’il ſçavoit y être. C’eſt pendant cette expédition que ſe paſſerent toutes les cruautés dont nous venons de parler.

La marche de Morgan fut inutile ; car à la premiere nouvelle qu’il approchoit, le Gouverneur ſe retira ſur une montagne inacceſſible. On jugea qu’il étoit impoſſible de l’y attaquer : le poſte étant de trop bonne défenſe, & nos gens trop fatigués pour entreprendre de l’en déloger. Morgan revint donc ſur ſes pas, après avoir perdu beaucoup de ſes gens par la fatigue exceſſive de la marche, la diſette ou la mauvaiſe qualité des alimens, & par l’intempérie de l’air.

Le ſuccès de l’autre détachement dédommagea de cette perte. Ils s’emparèrent du vaiſſeau & des barques qu’ils ramenèrent à Gibraltar avec les tréſors qu’ils portoient.

On commençoit à être las de cruautés, de meurtres & de carnage : il y avoit longtems qu’on étoit parti de Maracaybo ; & il étoit à craindre que les ennemis n’euſſent pris leurs meſures pour nous empêcher de ſortir du lac. Ainſi après avoir rançonné la ville & les priſonniers, on ſe rembarqua : & en quatre jours de tems on arriva à la vûe de Maracaybo.

On apprit en arrivant, que trois Capitaines de vaiſſeaux Eſpagnols étoient à l’entrée du lac avec des forces ſupérieures aux nôtres, & qu’ils paroiſſoient réſolus de diſputer le paſſage. Cette nouvelle jetta la conſternation dans les eſprits. Cependant on détacha la barque la plus legere pour aller à la découverte. Elle revint bientôt confirmer cet avis, ajoûtant que les ennemis avoient remis le Château en état de défenſe, occupé l’entrée du lac, & diſpoſé par tout grand nombre de troupes, beaucoup d’artillerie & de munitions de guerre.

Ce rapport circonſtancié conſterna tout le monde. Il n’y avoit point d’autre paſſage : l’ennemi paroiſſoit trop ſupérieur pour penſer à l’attaquer : ainſi la ſeule perſpective qui reſtoit, étoit de tomber entre les mains d’un ennemi vindi catif, qui ne manqueroit pas de prendre une cruelle revanche des barbaries que l’on venoit de commettre.

Tandis que tous étoient occupés de cet horrible point de vue, Morgan ſeul ne fut point abbatu. On peut dire qu’en cette extrémité ſon courage eut quelque choſe d’héroïque. Le danger ni les difficultés ne l’épouvanterent point, & il fit voir qu’un ſeul homme de cœur dans l’occaſion vaut mieux que cent bras faiblement animés. Il détache un de ſes priſonniers à l’Amiral des ennemis pour lui demander une ſomme pour le rachat de la Ville, ſans quoi il la réduiroit en cendres. Ce meſſage, comme vous pouvez bien penſer, ſurprit les Eſpagnols, qui regardoient déjà les Pirates comme leurs priſon niers. Cependant ne doutant pas qu’ils n’euſſent à eſſuyer un terrible combat, ils crurent qu’il valoit mieux faire quelques propoſitions d’accommodement. L’Amiral écrivit donc à Morgan, qu’il vouloit bien lui laiſſer le paſſage libre ; mais à condition qu’il lui remettroit ſes priſonniers, & tout ce qu’il avoit fait de butin à Maracaybo & à Gibraltar.

Cette propoſition ne fut point acceptée par nos Pirates. C’étoit leur propoſer de ſe rendre à diſcrétion. Le butin gagné avec tant de peine, avoit coûté la vie à pluſieurs de leurs compagnons. Ainſi ils réſolurent tous de périr plutôt que de ſe deſſaiſir lâchement de ce qu’ils avoient acheté ſi cher.

Pour ſe tirer d’un ſi mauvais pas, on eut recours au ſtratagême. On équipa un vaiſſeau en brûlot. Rien ne fut épargné pour qu’on ne pût le reconnoître pour ce qu’il étoit. On couvrit le tillac de buches miſes de bout, ſur leſquelles on attacha des chapeaux & des bonnets. On plaça des canons de bois dans les ſabots : on déploya la bannière Angloiſe : on remplit le bâtiment de poix, de goudron, de ſouffre & de toutes ſortes de matieres combuſtibles, & on ſe prépara au combat. Avant de faire aucun mouvement, Morgan fit faire ſerment à ſa troupe qu’elle ne demanderoit point quartier, & qu’elle préféreroit la mort à aucune eſpéce de compoſition. Après ce ſerment on avança ſur les trois vaiſſeaux. Le brûlot accrocha le plus grand, & le mit bientôt en feu. Un des deux autres craignant le même danger ſe fit échouer, & le troiſiéme, après une foible défenſe fut pris par nos avanturiers.

Après ce ſuccès, tous d’un commun accord prennent terre, marchent au Château, & y donnent l’aſſaut. La défenſe fut ſi vigoureuſe que malgré leur bravoure, ils furent repouſſés. Ils ſe retirerent ; mais pour ſe préparer de nouveau à une nouvelle attaque. Cependant les Eſpagnols refléchiſſant ſur le danger, crurent, plutôt que de s’y expoſer encore, devoir parler d’accommodement. Les Pirates ſe contenterent de 15000 pièces de huit ; après quoi on leur laiſſa le paſſage libre. Leur butin, non compris grande quantité de choſes précieuſes, de marchandiſes & d’eſclaves, fut eſtimé 250000 pièces de huit. Le partage en fut fait entre eux ſuivant la propotion dont ils étoient d’abord convenus ; & bientôt après, ils débarquèrent à la Jamaïque, où ils ſe dédommagèrent de leurs travaux par les plaiſirs & la débauche.

Ce fut alors plus que jamais que le nom de Morgan, ſi conſidérable parmi nous, devint terrible au dehors. Enflé de ſes ſuccès paſſés, il ſe promit d’exécuter bientôt de plus grandes entrepriſes. Il n’eut pas plutôt annoncé qu’il méditoit quelque nouveau deſſein, que pluſieurs milliers de braves gens s’attrouperent pour le ſuivre. L’embarquement ſe fit avec un empreſſement étonnant.

On fit voile à l’iſle Eſpagnole ; & dès qu’on y fut arrivé, des partis furent détachés de tous côtés pour trouver des vivres. Ils eurent beaucoup de difficulté à réuſſir : mais enfin ils en vinrent à bout, & ils ſe pourvurent abondamment de tout ce qui leur étoit néceſſaire.

Seconde priſe de Sainte-Catherine.Après ces premières précautions, on marcha à l’iſle Sainte Catherine, qui après une foible réſiſtance, fut réduite & ſaccagée. La trahiſon du Gouverneur en fit acheter la conquête moins cher que l’autre fois. Morgan réſolut de s’en faire une retraite ; & après l’avoir entièrement ſoumiſe, il y laiſſa plus de la moitié de ſes forces.

Priſe du Fort de Chagre.Avec le reſte il attaqua le fort de Chagre qui ſe défendit vigoureuſement : & ſans un accident qui ſurvint, ce poſte, ſelon les apparences, eût re ſiſté à tous leurs efforts. Un des nôtres ayant été bleſſé d’une fléche, l’arrache de ſa plaie, entortille de coton ſa pointe encore ſanglante, la met dans ſon mouſquet, & tire ſon coup vers le Fort. Le coton s’alluma par le feu de la poudre, & le hazard voulut que la fléche alla tomber ſur le magaſin, où elle mit le feu, & le fit ſauter. Ce malheur obligea la garniſon de ſe rendre, & fit concevoir à Morgan d’heureuſes eſpérances de l’entrepriſe qu’il avoit formée ſur Panama.

Marche à Panama.Ce fut le 18 d’Août 1670 qu’il ſe mit en marche pour cet effet avec 1200 hommes. Il eſt incroyable combien il eut d’obſtacles à ſurmonter. Sans compter ceux qui ſe rencontrent d’ordinaire dans de pareilles expéditions, ils eu rent encore à combattre la diſette & toute ſorte de miſeres. Ils ſe virent réduits à faire leur nourriture de feuilles d’arbres.

Ces difficultés étoient un effet de la prévoyance du Gouverneur. Il n’eut pas plutôt appris le débarquement de nos avanturiers, qu’il fit ruiner tout le pays par où il falloit qu’ils paſſaſſent. Mais rien ne put les arrêter, ni les détourner de leur deſſein. Ils parvinrent ſur le ſommet d’une haute montagne, d’où on découvrait la mer du Sud. Cette vûe leur donna une joie infinie, & ranima leur courage. Ils continuerent leur marche avec ardeur, comptant bientôt arriver dans cette ville dont la recherche leur avoit coûté juſques-là tant de pas & de fatigues. Ils n’allerent pas bien loin ſans rencontrer un beau vallon, arroſé de pluſieurs ruiſſeaux, & couvert de beſtiaux. Pour cette fois on pût les entendre benir la Providence. Ils eurent bientôt fait une boucherie de tout ce bétail, & allumant des feux partout, ils ne penſerent qu’à aſſouvir leur faim. Mais leur Chef auſſi prudent que courageux, ne leur accorda que peu de tems pour leur repas, dans la crainte des partis ennemis. Il fit donc continuer la marche, & détacha cinquante hommes pour tâcher de faire quelques priſonniers.

Bientôt on apperçut le plus haut clocher de Panama. On ne ſçauroit exprimer quels tranſports de joie cette vûe cauſa à nos Pirates ; ils en étoient tout hors d’eux-mêmes. Ce n’étoient que ſauts, que chapeaux jettés en l’air. Le bruit des tambours, le ſon des trompettes, tout annonçoit l’excès de leurs raviſſemens.

Ils marcherent vers la Ville, & comme la nuit étoit proche, ils camperent à quelque distance de la place. Un détachement Eſpagnol de cavalerie, & un d’infanterie ſe montra de différens côtés, ſans oſer pourtant approcher à la portée du mouſquet ; & il ſe contenta de nous obſerver. En même tems le canon de la ville commença à tirer ſur le camp : ce qui n’empêcha pas nos gens d’ouvrir leurs havreſacs, & de faire leur repas, réſolus le lendemain de payer à leur façon cette muſique dont on les regaloit.

En effet dès la pointe du jour ils enfilerent le grand che min : néanmoins craignant de rencontrer quelque embuſcade, ils le quitterent pour prendre à côté une route plus difficile. Ce fut une précaution qui dérangea les meſures de l’ennemi, & l’obligea de quitter ſes batteries & ſes poſtes pour venir à leur rencontre. Le Gouverneur ſe préſenta à la tête de deux corps de cavalerie & de quatre régimens d’infanterie. On ſçut depuis par les priſonniers, qu’il y avoit 400 chevaux, 3000 fantaſſins & 200. Indiens ou Nègres, qui chaſſoient devant eux 2000 bœufs ſauvages.

La vûe d’une troupe d’ennemis auſſi nombreuſe intimida d’abord les Anglois : mais bientôt réfléchiſſant qu’il n’y avoit plus à choiſir que la mort ou la victoire, ils s’encouragerent les uns les autres, & ré ſolurent de faire les derniers efforts pour ſortir victorieux du combat.

Combat.Ce fut la cavalerie Eſpagnole qui le commença. On lui oppoſa 200 hommes qui la reçurent à coups de fuſil. L’action s’anima & devint générale. On perdit bien du monde de part & d’autre : mais quoique l’on nous attaquât vivement, & qu’on eſſayât de tous côtés de nous rompre, on ne put en venir à bout, & la furie avec laquelle nous combattions, commençoit déjà à ébranler l’ennemi, lorſque ſe ſentant trop preſſé il tenta de nous enfoncer en nous faiſant pour ainſi dire prendre en queue par les bœufs ſauvages qu’il avoit amenés avec lui. Mais ces animaux effrayés du bruit de la mouſqueterie, s’enfuirent ſans nous approcher. Enfin après un combat de plus de deux heures, les Eſpagnols furent rompus en pluſieurs endroits & ſe mirent à fuir en grand déſordre. Beaucoup d’entre eux périrent dans cette déroute : mais le carnage ne fut pas ſi grand qu’il l’auroit été, ſi nous avions été en état de les pourſuivre. Pour les priſonniers, on ne leur fit point de quartier : tout fut paſſé au fil de l’épée. Un d’eux nous mit au fait de l’état de la place. Nous ſçûmes par lui qu’on y avoit fait des retranchemens ; qu’on y avoit élevé des batteries garnies de beaucoup d’artillerie, & qu’à l’entrée de la Ville du côté du grand chemin, étoit un Fort garni de 80 piéces de canon.

Sur ce rapport Morgan donna l’ordre de prendre un autre chemin, réſolu de pourſuivre ſa victoire ſans perdre de tems, afin de ne pas donner aux Eſpagnols celui de ſe reconnoître. Par la revûe qu’il fit de ſes forces, il trouva qu’il lui coûtoit 200 de ſes gens, & l’on jugea que les ennemis avoient laiſſé 600 morts ſur le champ de bataille, ſans compter les bleſſés qu’il fit achever dans l’inſtant. Malgré cette perte il conduiſit ſon monde à l’aſſaut. Il eut à eſſuyer un feu terrible ; les canons étoient chargés à cartouche, & donnant à plein dans ſa troupe, y faiſoient à chaque décharge un grand carnage. Malgré le péril, elle n’en marchoit pas avec moins d’intrépidité, & gagnoit à chaque inſtant du terrain. On combattit de part & d’autre avec une égale vigueur pendant trois heures entieres. A la fin la valeur Angloiſe l’emporta : nous nous rendîmes maîtres de la place, & fîmes une horrible boucherie de ſes habitans.

Les magaſins ſe trouverent remplis de toutes ſortes de marchandiſes & de proviſions. C’étoit ce qu’il nous falloit : mais Morgan ſoupçonnant que les vins pourroient être empoiſonnés, fit d’expreſſes défenſes d’en goûter. S’il ſe trompoit dans ſa conjecture, du moins cette précaution étoit très-prudente & très-ſage : car il ſentoit bien que ſes gens à demi morts de faim & de ſoif, ſe mettroient peut-être hors d’état de pouvoir ſe défendre, ſi les Eſpagnols reprenoient courage. La crainte d’être empoiſonnés étoit le ſeul moyen de les contenir. Non content de cette précaution il poſta partout des corps de gardes & des ſentinelles.

À peine avoit-il fini de prendre les meſures néceſſaires pour ſa ſureté, qu’on vit toute la Ville en flamme. Les Maiſons, la plûpart de bois de Cèdre furent conſumées ; & cette Ville ſi floriſſante, qui ſurpaſſoit toutes celles des Indes par la magnificence, la richeſſe & le nombre de ſes Bâtimens, fut en un jour réduite en cendres : 7000 maiſons furent brulées. On eut beau faire pour tâcher d’éteindre le feu, il ne fut pas poſſible de ſauver une ſeule cabanne.

On a imputé à Morgan cette barbare exécution ; mais il a toujours nié qu’il y eût eû part, & il a répandu un écrit dans le Public pour ſe juſtifier à ce ſujet. Cette piece eſt encore entre les mains de beaucoup d’habitans de cette Iſle. Il n’eſt pas hors de vraiſemblance que cet incendie fut l’ouvrage de quelqu’un des Priſonniers : car de notre côté, peut-on imaginer que des gens que guidoit l’eſpoir du gain, & que le deſir du butin précipitoit dans les plus grands dangers, ayent de propos déliberé ruiné eux-mêmes toutes leurs eſpérances, & détruit par leurs propres mains ce qu’ils venoient d’acquérir avec tant de fatigues & au prix de tant de ſang ? Et n’eſt-il pas très-croyable que les Eſpagnols naturellement jaloux & vindicatifs, aimerent mieux voir leurs biens conſumés dans les flammes, que dans les mains des Corſaires dont ils avoient au moins la conſolation de tromper l’attente & l’avidité ?

Dès que le feu fut éteint, les Pirates ſe mirent à chercher dans les ruines. Ils y trouverent une grande quantité d’or & d’argent, ſur tout dans les puits & dans les citernes où ils firent une récolte de pluſieurs millions.

Ils reſterent dans cette Ville près de trois mois faiſant tous les jours beaucoup de priſonniers dont ils tiroient de groſſes rançons. Ne bornant pas encore là leur activité, ils envoyerent deux Vaiſſeaux à la découverte dans la Mer du Sud ; mais cette tentative fut infructueuſe. Un Vaiſſeau Eſpagnol richement chargé paſſa près d’eux ſans eſſuyer une seule bordée, & pluſieurs autres priſes leur échapperent de même. En revanche, le détachement qu’on avoit laiſſé à Chagre, prit pluſieurs Bâtimens, dont quelques-uns étoient de grande valeur.

Enfin Morgan voyant qu’il n’y avoit plus rien à faire à Panama, ſe diſpoſa au départ. On fit des ballots de ce qu’il y avoit de plus précieux ; on ſe mit en route, & bientôt on fut arrivé à Chagre. On fit alors le partage du butin. Il y a quelque apparence qu’il s’en réſerva une part trop forte, puiſque chaque particulier n’eut pour la ſienne que 200 pieces de huit. Ce qui ſemble peu de choſe, quand on conſidere qu’il avoit ramené 175 Mulles chargées d’or, d’argent & autres richeſſes. Cela donna lieu à une mutinerie, & Morgan pour ſe tirer d’affaire, fut forcé de ſe dérober avec trois ou quatre Vaiſſeaux, où étoient ceux de la troupe à qui il crut pouvoir ſe confier, & il revint à la Jamaïque avec 400 mille pieces de huit en eſpeces.

Après tant de ſuccès répétés, il eſſuya des revers, non par la valeur de ſes ennemis, mais plutôt par la trahiſon de quel ques-uns de ſes Compatriotes, Penſionnaires de l’Eſpagne. Comme il n’entreprenoit rien qu’en vertu de Commiſſions du Gouverneur de notre Iſle, dèsLa Cour d’Eſpagne ſe plaint à celle d’Angleterre. qu’elles étoient révoquées, il ſe tenoit en repos & ſuſpendoit ſes projets. Cependant pluſieurs Mémoires furent préſentés par la Cour d’Eſpagne à celle d’Angleterre contre notre Gouverneur qu’on accuſoit de ſoutenir les Pirates. Ces remontrances eurent leur effet. On voulut Morgan ſe tire d’affaire avec de l’argent. examiner juridiquement les courſes de notre Corſaire : ſon argent pour cette fois le tira d’affaire. Mais dégoûté par cette avanture, il employa ce qui lui reſtoit de biens à acquérir une Plantation qu’il faiſoit valoir, & où il vivoit. Ses manieres dès-lors n’eurent plus rien de la rudeſſe du Pirate, & il remplit les devoirs de la Socié té avec toute la bienſéance poſſible. Sa bonne conduite lui acquit l’eſtime & l’amitié des principaux de l’Iſle, qui le firent entrer dans le Conſeil. Le Roi le créa Chevalier, & dans la ſuite il fut fait Lieutenant du Gouverneur de la Jamaïque : poſte qu’il a rempli à la ſatisfaction de tout le monde.

Morgan attaqué de nouveau & conduit en Angleterre.Quelques années après, on l’attaqua encore ſur ſes courſes & ſes expéditions maritimes. Il eut beau repréſenter qu’il n’avoit agi que ſur des Commiſſions du Gouverneur & du Conſeil, & qu’il en avoit reçu des remerciemens publics, pour ſes heureux ſuccès ; il n’en fut pas moins tranſporté en Angleterre ſur une Lettre du Secrétaire d’État. On ne lui imputa aucun crime, & néanmoins il fut mis en priſon, ſans pouvoir parvenir à être entendu pour ſa juſtification. Ce traitement & le chagrin dérangèrent ſa ſanté, dont la vigueur s’étoit ſoutenue juſques là, malgré les veilles, la diſette, & les autres fatigues inſéparables de ſon metier de Corſaire. Abattu par cette perſécution & par les procedés tyranniques du parti formé contre lui dans le Conſeil d’État, il tomba dans une maladie de Il meurt en priſon. langueur dont il mourut. Telle fut la fin du fameux Morgan, la terreur des Eſpagnols, de ce courage intrépide qui exécuta dans leurs Mers des entrepriſes ſupérieures à toutes celles qui ont jamais ſignalé la valeur de notre Nation.

Ce court détail de tant d’actions de bravour & d’intrépidité doit vous donner une haute idée de Morgan, & vous convaincre que le courage, la bravoure, la grandeur d’ame & même l’héroïſme ſont quelquefois indépendans de la naiſſance & de l’éducation. La médiocrité des parens de Morgan, la baſſeſſe de ſon origine ne purent altérer ſon ardeur pour la gloire. Né d’un ſimple Fermier, il ne tarda pas à faire voir quelle différence il y a entre un Citoyen dont le courage & la hardieſſe ſont animés par la liberté du Gouvernement, & celui dont les talens naturels ſont, pour ainſi dire, abatardis par l’eſclavage du Deſpotiſme.

Morgan eut ſucceſſivement commiſſion de deux différens Gouverneurs pour aller en courſe ; & ſi leurs ſucceſſeurs avoient marqué le même diſcernement dans le choix des Armateurs, nous n’entendrions plus parler des déprédations des Eſpagnols. Ils n’oſoient alors haſarder de nous faire inſulte : la vûe ſeule de notre Pavillon ſuffiſoit pour répandre la terreur dans leurs Flottes. Aujourd’hui nos braves Matelots enchaînés travaillent à leurs mines. Nos marchandiſes ſaiſies ſont dans leurs mains. Nous ſçavons nous plaindre, & nous en reſtons là.

Avant de finir ma Lettre, il n’eſt pas hors de propos d’obſerver, que l’amour du gain peut devenir un puiſſant aiguillon pour les plus grandes actions, qui au lieu d’être produites par une grandeur d’ame qui naît avec nous, doivent fort ſouvent leur origine à la plus baſſe, à la plus honteuſe des paſſions ; en un mot à l’avarice. J’ajoûterai que l’amour de ſoi-même, le déſir de ſon bien être font également des héros & des lâches. C’eſt là le principe de ces actions éclatantes qui enle vent l’eſtime & l’admiration du plus grand nombre. Le deſir de la premiere dignité, du ſouverain pouvoir, excita Ceſar à la ruine de ſa Patrie. Les mêmes motifs déterminerent Cromwel à uſurper l’autorité Royale. Et je ne crains pas de dire que le deſir de s’élever au-deſſus de la baſſeſſe de ſa naiſſance, pouſſa auſſi Morgan à chercher au milieu des périls & dans un monde nouveau, la gloire & les richeſſes.

Ne vous imaginez pas, après les éloges donnés à Morgan, que je regarde le vice comme l’origine & la ſource de la vertu. J’abhorre un pareil principe, & j’en déteſte les conſéquences. Ces meurtriers du genre humain, qui par des vûes perſonnelles, ſacrifient à leur ambition leurs freres innocens, qui maſſacrent des milliers d’hommes pour ſe faire un nom, puiſſe une infamie, une flétriſſure éternelle deshonorer leurs actions aux yeux de tout homme ſenſé & qui réfléchit.

Pour vous donner un abregé de vies auſſi remarquables, j’ai été forcé d’interrompre l’ordre de ma narration ; car Morgan s’eſt diſtingué, non-ſeulement ſous le gouvernement de Thomas Moddiford, mais encore ſous celui de Thomas Lynch.


Je ſuis, Monſieur, &c.


Fin de la première Partie.