Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 2/Avant-propos


Dans le premier volume de cette Histoire de la Commune de 1871, intitulé le Dix-Huit Mars, nous avons montré l’agitation et l’irritation des habitants de Paris, civils et gardes nationaux, à la veille de la capitulation et de l’entrée des Prussiens. Cet état des esprits eut pour résultats : la fédération des bataillons de la garde nationale et la formation d’un Comité Central, dirigeant cette force, pouvant en disposer.

En même temps, nous avons exposé les plans ingénieux et perfides de M. Thiers, tendant à briser le Comité Central et à désarmer la garde nationale, à la suite d’une rébellion qu’il provoquerait. Il avait résolu de susciter l’émeute pour l’étouffer.

L’originalité de ce plan ne lui appartenait pas : l’insurrection de Juin 1848 lui avait servi de guide. Il était aisé de la comprimer, dès les premières barricades, cette révolte. Elle eut toute liberté de s’étendre, de se fortifier, afin de permettre au général Cavaignac et à ses amis de saigner si fortement les faubourgs révolutionnaires, qu’on n’eût plus à craindre la moindre pulsation violente de leur part, même quand les approbateurs et complices de ce Cavaignac crieraient au secours, ou se feraient tuer inutilement sur la barricade de la rue Sainte-Marguerite, en décembre 51. M. Thiers, secondant une partie des vœux de l’Assemblée nationale, se proposait, non pas de rétablir la monarchie, comme la droite l’entendait, mais d’imposer une république où les républicains eussent été exclus du pouvoir, une république orléaniste sans les princes d’Orléans. C’était à lui que devait revenir le gouvernement, délivré de la peur des socialistes, affranchi des ménagements à garder vis-à-vis des débris de 48 et du 4 septembre.

Ces préliminaires étaient indispensables à exposer pour faire bien saisir trois points principaux de l’histoire du Dix-Huit Mars :

1o le caractère patriotique, encore plus que révolutionnaire, et nullement social, du mouvement ;

2o l’exaspération des sentiments guerriers dans la population, vaincue par le général Famine, livrée avec sa ville sans avoir été menée sérieusement au combat, et le malaise des intérêts civils et privés subissant un long chômage, une paralysie des affaires, et menacés par des mesures inopportunes et cruelles : la loi des échéances, la loi des loyers ;

3o la provocation sournoise, à propos des canons de Montmartre, qu’il était si facile de récupérer, sans violences, et que probablement ceux qui les gardaient eussent d’eux-mêmes laissé ramener aux parcs et aux arsenaux.

Notre premier volume s’est achevé sur la déroute de la troupe chargée de provoquer la résistance, sur la fuite du gouvernement à Versailles et l’entrée imprévue du Comité Central, surpris par les événements, à l’Hôtel-de-Ville abandonné.

Le second volume est tout entier consacré au Comité Central, à ses pourparlers, à ses tâtonnements. Il s’achève sur sa retraite officielle et la transmission de son autorité de fait à une assemblée élue, qui prit le nom de Commune de Paris.

La plupart de ceux qui ont écrit sur cette intéressante époque furent pressés d’arriver au récit des combats autour de Paris, des luttes intestines à l’Hôtel-de-Ville, aux scènes dramatiques de l’entrée des troupes par la brèche du Point-du-Jour, et aussi à l’exécution des otages et à l’affreux massacre de huit jours dans les rues et les prévôtés. Ils ont négligé ou écourté les transactions offertes par le Comité Central, ayant abouti à la convocation des électeurs, d’accord avec les maires autorisés par M. Thiers et son ministre de l’intérieur. Les faits précédant l’entrée à l’Hôtel de Ville d’un gouvernement municipal, supposé témérairement devoir être durable et régulier, remplaçant le gouvernement provisoire issu du Dix-Huit Mars, sont peu ou mal connus.

Il est cependant important de mettre en lumière les points suivants de cette seconde période de la révolution de 1871 :

1o la composition du Comité Central, où ne se trouvaient aucune notoriété de la politique, aucun ancien député, aucun journaliste ou avocat. C’était la première fois qu’en France s’accomplissait une révolution sans le concours de chefs connus, de personnalités importantes désignées par leur passé ou par leurs actes décisifs de la veille. Une révolution anonyme d’où sortait un gouvernement exclusivement plébéien.

2o la continuation du plan de M. Thiers. Pour rentrer dans Paris, en victorieux, et accomplir l’épuration sanglante, qui lui paraissait indispensable pour asseoir et consolider son pouvoir. M. Thiers rusa sous le couvert des maires. Il parut favoriser une transaction d’où sortirait un pouvoir normal, investi par le suffrage universel et susceptible d’être reconnu et agréé par l’Assemblée nationale, par la France entière. Ces négociations trompeuses avaient pour seul but de gagner du temps, afin de rassembler des troupes à Versailles ; elles permettraient d’attendre le rapatriement de l’armée impériale prisonnière, désireuse de venger, sur les Parisiens, les défaites et les humiliations subies.

On verra, dans ce volume, comment M. Thiers a préparé l’attaque, aussi sournoise que celle des canons, qui devait continuer l’exécution de son plan.

3o Enfin on aura, dans ce second livre, l’exposé du refus du Comité Central de diriger sur Versailles, dès le lendemain du 18 mars, les forces considérables dont il disposait, dans sa préoccupation honorable, mais absurde, de céder sa place de gouvernement provisoire, c’est-à-dire insurrectionnel, à une assemblée parlementaire. On connaîtra les illusions, qu’il partageait avec la majorité de la population, sur la victoire démocratique et sociale qui devait résulter de la présence de la Commune à l’Hôtel-de-Ville.

Des renseignements précis dévoileront le simulacre de résistance bourgeoise de l’amiral Saisset aux mairies du Louvre, de la Bourse, et au Grand-Hôtel.

Il est indispensable de bien connaître les actes et la pensée du Comité Central, pour se rendre compte que la Révolution était compromise, et à peu près perdue avec ceux qui l’avaient faite, du jour où l’on interrompait le combat, sans avoir victoire complète et définitive. Chefs et soldats, élus et électeurs, devaient continuer l’insurrection jusqu’au triomphe total. La Commune de Paris ne pouvait se maintenir qu’a la condition de disperser l’Assemblée nationale, comme en 1830, en 1848, en 1851, au 4 septembre 1870, avaient été dispersées et remplacées les assemblées de monarchie, de la république et de l’empire.

Le Comité Central n’a pas compris qu’un peuple d’insurgés n’a de force et de persévérance que pour un temps très court, trois à quatre jours, de victoire ou de défaite, et que le mouvement arrêté, ses partisans seraient écrases maigre la vaillance de beaucoup, quand il faudrait soutenir un siège, et livrer, pendant six semaines, des combats quotidiens, où la discipline, l’entraînement et l’insouciance des soldats professionnels seraient les grands éléments de succès.

L’échec fatal et certain de la Commune, s’efforçant de soutenir une guerre régulière, était contenu dans l’inertie et dans l’infatuation de légalité dont se rendit coupable le Comité Central. Il s’imagina que M. Thiers, l’Assemblée, la réaction tout entière, consentiraient, sans avoir été mitraillés, terrorisés, à accepter de bonne foi une transaction et à reconnaître la Commune de Paris. Il ne comprit point qu’il n’y avait pas d’union possible entre l’Assemblée et la Commune. L’une devait vaincre et anéantir l’autre.

Avec la possession du Mont-Valérien, et les troupes de Versailles repoussées, mises en déroute avant d’avoir été réorganisées et groupées, peut-être aurait-on pu entraîner les républicains des départements et faire imposer, par les élus, par les comités de la province, une paix honorable et durable, comme il y en avait eu jadis aux temps des guerres de religion. Sans une victoire décisive, au lendemain du 18 mars, cette solution était chimérique, et la Commune, par la faute du Comité Central, sans parler d’autre causes secondaires de désorganisation et de perte, devait infailliblement succomber dans une lutte inégale.

Comme dans le premier volume, on trouvera dans l’histoire du Comité Central des documents inédits ou peu répandus, et des notices sur les principaux acteurs du drame, aujourd’hui disparus, oubliés ou mal connus. L’auteur rappelle que, comme dans le premier volume, on ne rencontrera dans le présent livre, destiné à répandre la connaissance des faits parmi ceux qui les ignorent ou les savent mal, ni invectives déplacées, ni apologies injustifiées.

E. L.

Paris, janvier 1912.