Histoire de la Captivité de deux princesses russes dans le sérail de Chamyl au Caucase en 1855

UNE CAPTIVITÉ
DANS LE CAUCASE
DE DEUX PRINCESSES RUSSES.

PLENE OU CHAMILA,
Pravdivaïa povest o vosmiméçïatchnom i chestidnevnom ve (1854-55) prebyvani[1], etc.


Lorsqu’il y a deux ans les troupes alliées mirent le pied sur le sol de la Russie, on s’attendait à voir sortir de leurs montagnes les valeureuses bandes auxquelles Chamyl a imposé sa domination. Ce chef audacieux et habile pouvait en effet seconder très efficacement les projets des puissances occidentales. Pourquoi donc, malgré les nombreux pourparlers qui eurent lieu entre le prophète du Caucase, et les émissaires anglo-français, pourquoi les attaques de Chamyl n’ont-elles pas été dirigées depuis deux ans avec l’énergie et la persévérance qui pouvaient les rendre si redoutables à la Russie ? C’est une question qu’on s’est souvent posée, et que les uns croient résoudre en supposant Chamyl plus préoccupé de remplir ses coffres que de courir les chances de la guerre, les autres (et ceux-là expriment l’opinion du gouvernement russe) en attribuant sa conduite prudente au prestige que l’aigle impérial commence à exercer dans les gorges du Caucase. De quel côté se trouve la vérité ? Un récit curieux, dont une captivité de plusieurs mois dans le sérail de Chamyl a fourni les élémens, vient donner raison en même temps à l’une et à l’autre opinion. Il nous montre dans Chamyl et dans ceux qui l’entourent moins encore les guerriers fanatiques dont on a tant parlé que des hommes assez sensibles au prestige des grosses rançons, et très habiles à conduire, dans leur intérêt le mieux entendu, des négociations financières assez compliquées. Divers propos de Chamyl, recueillis par ses prisonnières, donnent en outre à entendre que les efforts imposés à l’Occident par deux années de guerre contre la Russie, loin d’encourager le prophète à des agressions nouvelles, l’avaient plutôt disposé à attendre l’issue de la lutte. L’épisode que nous voulons retracer montre ainsi sous un nouveau jour des hommes et des mœurs encore mal connus. Les faits, les détails qu’il contient sont assez significatifs pour que nous les laissions parler d’eux-mêmes, quitte à en tirer ensuite quelques conclusions qui auront pu être aisément pressenties par le lecteur.

I.

À l’ouest de Tiflis, capitale de la Géorgie, s’étend une des plus riches provinces de ce gouvernement. La Kakhétie, — tel est le nom de cette heureuse contrée, — l’emporte de beaucoup, par la douceur du climat et l’étonnante fertilité du sol, sur les plaines et les vallées qui l’entourent. L’aspect du pays est, au dire de tous les voyageurs, celui d’un magnifique jardin. Par malheur pour les paisibles habitans de la Kakhétie, ce jardin touche aux montagnes du Lesghistan, où campent quelques-unes des plus sauvages tribus du Caucase. Un cordon militaire défend, il est vrai, les frontières de la province ; mais comme il embrasse une étendue de 160 kilomètres au moins, les postes dont il est composé ne peuvent toujours arrêter les incursions des Lesghes. C’est tout au plus s’ils suffisent à châtier ces indomptables ravisseurs, lorsque, chargés de butin, ils regagnent leurs montagnes. Les événemens que nous avons à retracer eurent pour origine une de ces incursions toujours repoussées et toujours renaissantes. Cette fois les victimes qu’elle frappa appartenaient aux plus hautes classes de la société russe. Aussi les annales militaires du Caucase comptent-elles peu d’épisodes dont l’aristocratie de l’empire se soit plus vivement préoccupée.

Vers les premiers jours du mois de juin 1854, le prince David Tchavtchavadzé, attaché au général commandant le corps d’armée russe dans le Caucase, fut envoyé dans le nord de la Kakhétie, où il devait se mettre à la tête de la milice du district de Karélie, qui venait d’être appelée sous les armes. Cette troupe, peu aguerrie, mais pleine de dévouement et d’ardeur, se trouvait cantonnée sur la rive gauche de l’Alazan, rivière qui se jette dans le Kour. Non loin des cantonnemens de la milice, le prince habitait, sur la rive droite, sa terre de Tsinondale, magnifique propriété qu’il tenait de ses ancêtres. Il avait été précédé de quelques semaines dans ce délicieux séjour par sa jeune femme et ses enfans, qui avaient quitté Tiflis pour passer à Tsinondale la belle saison. Autour du prince et de sa femme, d’autres membres de la famille étaient bientôt venus se grouper, parmi lesquels on distinguait la princesse Varvara Orbéliani, sœur de la princesse Tchavtchavadzé[2]. Cette jeune femme, qui venait de perdre son mari, tué dans le Caucase, et l’un de ses fils, s’était rendue à Tsinondale, afin de se distraire du chagrin dans lequel ces pertes l’avaient plongée.

Les premiers jours que le prince David passa au milieu de sa famille dans sa résidence de Karélie furent paisibles. Le 30 juin cependant, il reçut une dépêche dans laquelle l’officier commandant l’aile gauche, le colonel Coulmann, lui annonçait qu’à en croire les émissaires russes, Chamyl venait d’arriver, avec un parti de quinze mille cavaliers[3], à Karati, village situé dans les montagnes, et qu’en conséquence il paraissait urgent de concentrer la milice dans le bourg de Khando, situé sur la rive gauche de l’Alazan, à deux kilomètres du village de Childa, dans les environs duquel les miliciens étaient disséminés. Comme presque tous les villages de la Géorgie, Childa se composait d’habitations entourées de jardins, et n’était protégé que par une forteresse en ruines. Le prince confia immédiatement à un de ses parens, le chef d’état-major en retraite Roman Tchavtchavadzé, le soin de communiquer l’ordre du colonel Coulmann aux miliciens. Le lendemain, il se rendit lui-même à Khando. Avant de s’éloigner, il ne lui vint pas à l’esprit que sa famille pût courir le moindre danger à Tsinondale. Depuis l’année 1800, époque à laquelle ils avaient été vigoureusement repoussés par les Russes, les montagnards n’avaient point franchi l’Alazan. Lorsque des nuages de fumée annonçaient aux habitans de Tsinondale que les Lesghes se livraient à quelque déprédation sur le bord opposé de la rivière, personne ne s’en alarmait au château. Plusieurs bataillons d’infanterie régulière étaient d’ailleurs cantonnés dans les environs. Enfin Télave, chef-lieu du district où se tenait le prince avec un corps de miliciens, n’était qu’à sept kilomètres de Tsinondale, et offrait un refuge assuré en cas de péril imminent. Le prince quitta donc sa résidence sans inquiétude, ne croyant pas qu’il convînt de prendre aucune précaution extraordinaire pendant une absence qui sans doute ne devait pas se prolonger.

À Khando comme à Childa, le prince David trouva cependant une situation plus grave qu’on n’eût pu le soupçonner, et il eut à organiser promptement la défense. La forteresse qui domine Childa était gardée par une soixantaine d’hommes, sous les ordres du prince Ratief, centenier de la milice. Le reste du détachement de miliciens s’élevait à quatre cent quarante hommes campés dans les environs, et que le prince David s’empressa de passer en revue. Il se rendit ensuite chez le commandant de la forteresse, qui lui avait fait préparer à souper ; mais ce repas n’était pas encore terminé, qu’un des jeunes soldats placés en vedettes dans la tour de Pokhalski, poste avancé du cordon russe, à vingt verstes de Childa, vint annoncer que la tour avait été investie par une forte troupe de montagnards qui semblaient marcher sur Khando et Childa. Le prince se dirigea aussitôt vers le premier des points menacés avec quinze miliciens. Là, il trouva les habitans en armes, et il apprit que les forces ennemies s’avançaient sur deux colonnes parallèles, composées principalement de cavalerie. Jugeant que Chamyl en personne commandait l’expédition, le prince revint à Childa pour y attendre l’ennemi. Cent cinquante miliciens allèrent renforcer la garnison de la forteresse ; tous les autres se postèrent le long de la route, au milieu des jardins.

La nuit ne fut troublée que par le bruit lointain de la fusillade qui retentissait autour du poste de Pokhalski. Dès le lendemain, les montagnards se portèrent sur les positions des miliciens, aux abords de Childa, et de sept heures du matin à trois heures de l’après-midi on combattit avec un acharnement égal des deux côtés. Les montagnards furent enfin rejetés sur Khando, puis repoussés au-delà même de ce village. Le prince, rassuré, s’empressa d’écrire à sa femme et chargea un milicien de porter sa lettre. La retraite de l’ennemi paraissait certaine. De nombreux renforts arrivaient de tous côtés à Childa. Une nouvelle tentative des montagnards n’avait pas eu plus de succès que celle de la veille. Tout portait à croire que l’ennemi découragé allait regagner les solitudes du Caucase. Malheureusement cet espoir ne tarda pas à être démenti. On apprit bientôt qu’une nouvelle troupe de cavaliers avait débouché des montagnes et marchait sur l’Alazan. Le milicien que le prince avait envoyé la veille à Tsinondale revint de son côté, apportant un message où se trahissait une vive inquiétude. La princesse annonçait à son mari que tous les habitans du village voisin du château avaient fui dans les bois. C’est sous l’impression de ces tristes nouvelles que le général dut marcher à la rencontre des cavaliers qu’on lui avait signalés. Quand il arriva sur les bords de l’Alazan, les montagnards avaient déjà franchi le fleuve et mettaient tout à feu et à sang. Le prince résolut de ne point se porter sur la rive envahie, et d’attendre le moment où ils se décideraient à la retraite pour frapper un coup décisif. Il se mit donc en embuscade, et quand au bout de quelques heures les Lesghes se replièrent sur leurs montagnes avec leur butin, ils trouvèrent les troupes russes prêtes à les recevoir. Les miliciens et les gens du prince firent tomber sous leurs balles plus d’un de ces pillards, dont les bandes isolées marchaient sans ordre. Le prince David était lui-même au milieu des combattans, et, pendant les momens de repos qui suivaient les scènes de carnage ramenées par l’apparition d’une bande de montagnards, les miliciens russes venaient jeter à ses pieds les têtes des ennemis qu’ils avaient tués, avec les dépouilles qu’ils avaient reconquises ; mais quelle ne fut pas l’émotion du prince, lorsque parmi ces dépouilles il en reconnut qui venaient de sa maison de campagne ! Tsinondale avait donc été pillé : le doute n’était plus possible. Le prince pouvait espérer toutefois que sa famille avait réussi à fuir avant l’arrivée des hordes de Chamyl : il demeura donc à son poste, attendant qu’une occasion s’offrît de venger avec éclat l’insulte faite par l’ennemi à ses foyers.

Cette occasion ne se fit pas attendre ; un avis qu’il reçut du commandant de la forteresse de Childa, attaquée de nouveau par les montagnards, le décida à marcher vers ce village, après avoir laissé un détachement de miliciens sous les ordres du capitaine Khitrof, des chasseurs de Mingrélie, au pied du mont Khontski, dans la direction duquel devaient se retirer les Lesghes. L’attaque dirigée contre les bandes qui s’étaient emparées de Childa eut un succès complet. Dispersés par l’irrésistible choc des Russes, les montagnards se replièrent en désordre, laissant quelques-uns des leurs dans une église, où la soif du pillage les avait conduits, et où un incendie allumé par les gens du prince en fit justice. De leur côté, les hommes du capitaine Khitrof, postés au pied du mont Khontski, firent bravement leur devoir en mitraillant un corps de montagnards qui conduisaient des captifs et emportaient un riche butin. Les montagnards laissèrent sur le terrain plusieurs morts, et on ne s’abstint de les poursuivre que pour ne pas exposer à de cruelles représailles les malheureux captifs qui étaient dans leurs rangs. Ces captifs, quels étaient-ils ? On ne le soupçonna que le lendemain, quand, par les ordres du prince, quelques-uns de ses serviteurs allèrent avec des soldats relever les morts. Cette fois un indice plus grave vint redoubler l’inquiétude de ces hommes, qui avaient dû laisser la famille de leur maître et leurs compagnons à Tsinondale. On reconnut d’abord parmi les victimes la femme de l’intendant dû château, qui avait reçu deux balles dans la tête et plusieurs coups de sabre dans le dos[4] ; puis, en continuant les recherches, on releva le corps du dernier enfant du prince, petite fille de quatre mois que la princesse nourrissait elle-même. Les serviteurs revinrent consternés à Childa, mais aucun d’eux n’osa parler de la triste découverte qu’ils venaient de faire, et le prince garda l’espoir que sa famille avait pu trouver un abri sûr avant l’arrivée des ennemis. Que s’était-il donc passé à Tsinondale pendant que les environs de Childa étaient le théâtre des luttes sanglantes que nous venons de raconter ? C’est au milieu de la famille du prince qu’il faut se placer maintenant pour ne plus s’en séparer.

À peine le prince David avait-il quitté Tsinondale, que l’on aperçut du balcon de cette maison seigneuriale la lueur des incendies allumés par les montagnards de l’autre côté de l’Alazan. Le petit village dont les maisons se groupaient autour du château fut aussitôt abandonné par les femmes, par les enfans et les vieillards, qui seuls y étaient restés, tous les hommes valides ayant été pris pour la milice. Quelques-uns des serfs du prince supplièrent alors sa femme de suivre leur exemple, et ils amenèrent dans la cour des charrettes qu’ils mirent au service de la famille. « Notre désir, dirent-ils à la princesse Anne Tchvatchavadzé, est de vous protéger. Le danger est grand. Venez avec nous ; nous ferons au besoin un retranchement de nos charrettes, et nous vous défendrons. » La princesse refusa, d’accord avec la tante de son époux, qui, malgré son grand âge, ne voulait pas entendre parler de départ. Le château, protégé par un mur solide, paraissait pour le moment le plus sûr des refuges. La princesse n’apprit pas toutefois sans inquiétude, le lendemain du jour où elle avait pris la résolution de rester, qu’un parti de Lesghes avait franchi l’Alazan ; mais le messager qui lui donnait ces informations ajoutait que le chef du district, le prince Andronikof, les surveillait de près avec une troupe de miliciens. À la tombée de la nuit, un homme dont les vêtemens étaient mouillés comme s’il venait de traverser la rivière se présenta devant le château et demanda l’hospitalité pour une nuit. Il se disait marchand et prétendait avoir échappé aux Lesghes en passant le fleuve à la nage. La princesse consentit à l’accueillir ; mais à peine cet homme avait-il été reçu dans la cour du château, qu’elle le vit profiter d’un moment où il se croyait seul pour charger ses armes. Elle distribua aussitôt des fusils et des munitions à trois domestiques qui étaient restés auprès d’elle, en leur enjoignant de désarmer le marchand et de le tuer au moindre soupçon. Cet ordre ne fut qu’incomplètement exécuté, et les domestiques se bornèrent à surveiller le nouveau-venu sans lui enlever ses armes. Peu d’instans d’ailleurs après l’arrivée de cet hôte suspect, la princesse avait reçu la lettre de son mari, que lui apportait un milicien ; cette lettre et les paroles du milicien étaient rassurantes.

La princesse, au lieu de se résoudre à fuir sans retard dans les bois, prit le parti de se rendre à Télave. Pour exécuter ce projet, il fallait se procurer des chevaux, et les préparatifs du départ ne purent être terminés que le lendemain matin. Dans l’intervalle, le marchand armé avait disparu, et un coup de feu qui avait coïncidé avec le moment de sa fuite était sans doute un signal donné aux montagnards. La nuit se passa sans autre incident ; la princesse était réveillée et prête à se mettre en route. Laissons un moment parler ici le narrateur qui a recueilli de la bouche même des acteurs du drame tous les détails d’une scène douloureuse, prélude d’épreuves plus terribles encore :


« Les chevaux que l’on avait demandés à Télave arrivèrent ; ils étaient amenés par le docteur Gorlitchenko, médecin du district, et qui était aussi celui de la famille. Pendant qu’on attelait les voitures de voyage, la princesse se tenait sur le balcon et pressait l’emballage de tous les objets précieux qu’elle avait apportés avec elle à la campagne. La matinée était déjà avancée ; huit heures venaient de sonner. Tout à coup la voix d’un vieux capitaine en retraite qui habitait la maison se fait entendre à l’entrée de la cour : — Modiane ! (ils viennent) crie-t-il à plusieurs reprises en traversant la cour pour se cacher dans le jardin. Chacun est saisi d’effroi ; les cochers et les derniers domestiques fuient en désordre. La princesse rentre précipitamment, elle réunit toutes les personnes de la famille ainsi que les femmes attachées à leur service, et les fait monter sur la terrasse. À peine les avait-elle rejoints avec ses enfans, qu’un paysan vint lui proposer d’abattre l’escalier, et se mit à en scier quelques marches ; elle le lui défendit, et il s’éloigna. Au même instant, des coups de feu retentirent dans la cour : c’était le docteur qui à la vue des premiers montagnards avait déchargé sur eux ses pistolets ; l’un des agresseurs tomba, et l’intrépide docteur profita de leur trouble pour échapper au reste de la bande, qui envahit aussitôt l’étage inférieur de la maison.

« Pendant qu’ils s’y livraient au pillage, le plus profond silence régnait sur la terrasse. Parmi les femmes et les enfans qui s’y trouvaient entassés, la princesse Varvara Orbéliani, sœur de la maîtresse de la maison, se présentait d’abord ; elle s’était placée en face de la porte afin de mourir la première ; à ses côtés se tenait la jeune princesse Nina Baratof, dont un riche costume géorgien relevait encore l’éclatante beauté. Moins courageuse, mais plus résignée, la princesse Anne s’était jetée à genoux en pressant contre son sein son enfant ; elle tournait le dos à la porte afin de ne point voir le coup qui allait la frapper. À quelque distance de là se tenaient la vieille princesse Tinia Orbéliani, dont l’effroi avait presque entièrement paralysé l’esprit, et une gouvernante française, Mme Drancey, arrivée en Géorgie depuis peu de temps. Autour des deux princesses étaient groupées en désordre les nourrices qui portaient leurs enfans[5], et une foule de suivantes. Toutes ces malheureuses n’avaient point la fermeté de leurs maîtresses ; l’une d’elles, la femme de l’intendant, était en proie à une telle émotion, que sa figure en était devenue noire et gonflée au point d’être méconnaissable. Leur émotion était du reste bien naturelle ; on entendait les cris farouches des montagnards ; le bruit des meubles et des glaces qu’ils brisaient indiquait suffisamment la nature des recherches auxquelles ils se livraient. Parfois le son d’un piano dont ils frappaient maladroitement les touches parvenait jusqu’à la terrasse. Rien n’échappait à leur avidité. Le temps se passait cependant, et ils ne venaient pas. Enhardie par cette circonstance, la princesse Varvara Orbéliani descend l’escalier et s’arrête sur un palier d’où elle peut découvrir ce qui se passe à l’intérieur de la maison ; les montagnards tchetchens et non point lesghes, comme on l’avait cru, venaient d’enfoncer la porte du cabinet du prince et gardaient toutes les issues ; elle remonte découragée. La vieille princesse Tina descend à son tour, mais elle ne reparaît pas. Peu d’instans après, une des suivantes ferme la porte au verrou : elle semble croire que les montagnards reculeront devant ce faible obstacle ; mais les voici enfin qui montent, on entend le bruit de leurs pas dans une chambre voisine. Ils jettent par la fenêtre les matelas et les coussins qui l’encombrent. La porte de la terrasse s’ébranle, elle résiste ; un coup donné avec plus de force la fait sauter, et de sauvages éclats de rire, auxquels répondent les cris des enfans et de quelques suivantes, se font entendre sur la plate-forme de l’escalier. Ce sont les montagnards qui viennent de découvrir inopinément ce groupe de femmes qu’ils croyaient sans doute au fond des bois. La princesse Anne se lève en pressant son enfant dans ses bras ; elle est saisie et entraînée avec ses malheureuses compagnes. Quand on arrive au milieu de l’escalier, les marches que l’officieux paysan avait commencé à scier se rompent, et les prisonnières tombent avec leurs ravisseurs. La princesse laisse échapper son enfant et fait de vains efforts pour le reprendre. Cependant les montagnards se relèvent, et c’est à qui s’emparera de la maîtresse de la maison, car on l’a reconnue. Les ckachka[6] étincellent, et la princesse passe de main en main ; celui auquel elle était échue sur la terrasse parvient, à écarter ses rivaux, et elle lui reste, mais dans un état pitoyable ; sans sa longue chevelure noire, qui s’est dénouée dans la lutte, elle paraîtrait presque nue devant la foule des montagnards. Une fois qu’elle fut restée au pouvoir du premier montagnard qui l’avait prise (et à son costume il était facile de reconnaître que c’était un muride)[7], celui-ci la déposa dans une pièce qui servait de buanderie, et lui dit de l’attendre. Peu d’instans après, il vint la reprendre pour la conduire dans la cour, et la fit asseoir par terre au milieu de plusieurs chevaux, probablement pour la dérober aux regards de ses compatriotes. C’est alors qu’il aperçut les magnifiques boucles d’oreilles de la princesse : il voulut les prendre ; mais la princesse lui fit entendre qu’elle ne les donnerait que lorsqu’il lui aurait rendu son enfant. Le montagnard s’éloigna de nouveau ; il ne tarda point à lui rapporter la pauvre petite Lydie, dont les langes garnis de dentelles n’avaient point été plus respectés que le costume de sa mère ; celle-ci ôta ses boucles d’oreilles, et les remit au montagnard. Plusieurs autres l’entourèrent, et l’un d’eux lui demanda en mauvais russe s’il n’y avait pas de l’argent caché.

« — Il n’y a rien de caché, lui répondit-elle, cherchez ; personne ne vous en empêchera, et ce que vous aurez trouvé, personne ne viendra le reprendre.

« — Où est ton mari ?

« — Il est militaire et se trouve à son poste ; je ne sais où il est maintenant. »

« La princesse supplia son interlocuteur de lui faire amener ses autres enfans ; il parut étrange au muride qu’étant encore si jeune, elle en eût déjà cinq. Cependant on alla les chercher, et la pauvre mère eut le bonheur de les revoir tous, à l’exception de sa fille aînée, Salomé, qu’il fut impossible de retrouver dans la foule. À ce moment, elle demanda à boire ; un des montagnards lui apporta de l’eau dans une noix de coco qui se trouvait dans une des chambres, et pendant qu’elle la portait à ses lèvres, quelques hommes qui avaient vu briller des bagues de prix à ses doigts les lui arrachèrent, en ayant grand soin toutefois de ne point éveiller l’attention du ravisseur de la princesse. La joie que celle-ci avait éprouvée en revoyant ses enfans fut malheureusement de courte durée ; on les emmena tous de nouveau, à l’exception de la petite Lydie. Le montagnard qui servait d’interprète lui dit qu’on les remettrait à Chamyl, et qu’elle ne devait par conséquent avoir aucune inquiétude sur leur sort. Il était temps de partir ; le muride voulut faire monter la princesse à cheval ; elle préféra suivre à pied afin de tenir sa jeune fille. On se mit en route ; la princesse chercha vainement des yeux ses compagnes d’infortune ; elle était seule au milieu de ces hommes farouches. À peine étaient-ils hors du village, que des jets de flammes s’élevèrent au-dessus de la demeure seigneuriale ; les montagnards avaient mis le feu au village en s’éloignant.

« Quelques heures après, deux cavaliers, qui avaient quitté le prince pour savoir des nouvelles, de sa famille, s’arrêtaient à l’entrée de la cour ; mais ils n’y trouvaient plus qu’un monceau de ruines fumantes et deux femmes, la princesse Tinia et la nourrice du prince, vieille femme décrépite. La première s’était réfugiée dans un cabinet obscur, et avait échappé aux recherches des montagnards. Quant à la nourrice, ils l’avaient sans doute dédaignée ; peut-être aussi avait-elle éveillé leur compassion. Assise au milieu de ces débris fumans, elle chantait d’un air égaré une de ces complaintes que les femmes du pays improvisent durant les enterremens, et elle y retraçait l’horrible scène qui venait de se passer sous ses yeux ; puis, s’interrompant : — David, s’écriait-elle, où es-tu ?… — Toutes les autres femmes de la maison, au nombre de vingt et une, et un petit domestique avaient été enlevés par les montagnards. »


Bien mieux que des scènes pareilles ne donne une idée de l’existence semée d’alertes et de luttes continuelles que mènent les Russes dans leurs possessions voisines du Caucase. Mais quelle est la vie des hordes implacables qui les soumettent à d’aussi rudes épreuves ? C’est ce qu’au prix d’une longue captivité les victimes du pillage de Tsinondale allaient apprendre.


II

Les montagnards, en quittant Tsinondale, se dirigèrent vers la tour de Pokhalski, devant laquelle s’étendait le camp de Chamyl. Ce trajet, qui dura trois jours environ, fut marqué par les incidens les plus, tragiques. Les montagnards avaient emmené, on l’a vu, de Tsinondale vingt et une femmes et un jeune garçon attachés au service du château. Les cinq enfans du prince David n’avaient pas trouvé grâce devant les ravisseurs, non plus que la princesse Varyara Orbéliani et la jeune princesse Nina Baratof, nièce de celle-ci. Tous ces captifs, isolés d’abord les uns des autres, ne purent se rapprocher et se reconnaître que plus tard pendant les courtes haltes qui interrompirent la marche, et l’ignorance où : la princesse Tchavtchavadzé fut pendant quelques instans sur le sort de sa sœur contribua encore à rendre plus poignantes pour elle les douleurs de ce départ au milieu de bandes ennemies vers un but inconnu. La princesse Tchavtchavadzé avait perdu une de ses pantoufles et s’était blessé le pied. Elle marchait péniblement, portant dans ses bras sa fille, la petite Lydie ; mais le muride qui la suivait voyait avec une parfaite indifférence les douloureux efforts de la pauvre captive, et allait jusqu’à la frapper de son plete, ou fouet de cuir, pour la forcer à marcher plus vite.

Deux rivières coupaient la route suivie par les montagnards, — le Kisiskève d’abord, puis l’Alazan. Dans la traversée du Kisiskève, la princesse perdit pied, et elle allait être entraînée par le courant, si un vigoureux Tchetchen ne l’avait tirée du danger. Cet accident décida le muride à la prendre en croupe, et pour empêcher qu’elle ne tombât, il passa le bras de la princesse dans sa ceinture. Il prit aussi l’enfant devant lui, et c’est ainsi qu’on traversa le village incendié de Khando. Pendant qu’au sortir de ce village la troupe faisait halte, la princesse put reconnaître parmi les captives quelques-unes de ses servantes, entre autres une femme nommée Vassilissa, qui portait son jeune fils Alexandre. Un peu plus loin, elle aperçut un autre de ses enfans, la petite Tamara, aux bras d’une Polonaise, attachée aussi à son service. On atteignit bientôt, les bords de l’Alazan, qu’on passa à gué sous les flots d’une pluie battante. Le muride commençait à s’adoucir, il avait permis à la mère d’allaiter sa plus jeune fille. La femme de l’intendant de Tsinondale, qui avait pu s’approcher de la princesse, lui avait dit qu’ayant rencontré un des fils de Chamyl, Kazi-Machmet, elle lui avait demandé un cheval pour sa maîtresse, et que celui-ci le lui avait promis. Les suivantes prisonnières donnaient des soins empressés aux autres enfans. Rien de plus bizarre que l’aspect de la troupe qui s’avançait ainsi à travers un pays dévasté. Des Tchetchens avaient endossé des costumes de femmes, d’autres portaient des vêtemens d’enfans. On en voyait qui portaient à leur ceinture des couverts d’argent. Les regards de la princesse, en s’arrêtant sur cette foule, finirent par distinguer la physionomie qu’ils y avaient si longtemps cherchée en vain, celle de sa sœur, la princesse Varvara. Les deux captives se rejoignirent dès lors en se promettant de ne plus se quitter. La princesse Varvara était à cheval dans son costume de drap noir, mais elle avait la tête nue. Elle avait eu moins à souffrir que sa sœur. Au moment du pillage de Tsinondale, cette jeune et belle femme s’était placée, on le sait, à l’entrée de la terrasse pour y attendre la mort. Au lieu de voir briller au-dessus de sa tête la lame étincelante d’un chachka, elle sentit la rude étreinte d’un montagnard. À ce grossier contact, elle recula avec indignation, et cet homme parut subir le prestige de cette fière attitude : il balbutia des excuses en mauvais géorgien. C’est par ses soins que la princesse Varvara fut placée sur un cheval magnifique et richement caparaçonné à la mode du pays. Elle avait fait la route entourée de montagnards qui avaient connu son mari, lorsqu’il était prisonnier de Chamyl, et qui parlaient de lui avec éloge. Elle avait aussi reconnu de loin, pendant la traversée de l’Alazan, la nourrice de son enfant, et pouvait croire que l’enfant était avec elle. Une seule des prisonnières partie de Tsinondale, Mme Drancey, la gouvernante française, n’avait point encore été revue.

Cependant la colonne dont nous suivons la marche approchait du mont Khontski, où l’attendait le détachement russe placé sous les ordres du capitaine Khitrof. Les deux sœurs s’avançaient, entourées de leur escorte, à peu de distance l’une de l’autre. Tout à coup un bruit effroyable retentit ; les balles et les éclats d’obus pleuvent de toutes parts. Les montagnards font aussitôt tourner bride à leurs chevaux, et se précipitent vers les bois. Le muride qui portait la princesse Anne vole comme le vent, et celle-ci, dont le bras droit est toujours passé dans la ceinture de cuir du montagnard, essaie de l’en retirer. Elle n’a pas la force de tenir son enfant d’une seule main. Tous ses efforts sont inutiles, et une violente secousse fait voler au loin la pauvre petite. Le muride resta sourd aux cris déchirans de la mère : la mitraille battait toujours les flancs de la bande ; mais les chevaux des montagnards les eurent bientôt mis hors de la portée des balles, et la colonne, notablement diminuée[8], continua sa route sans s’inquiéter des morts qu’elle laissait sur le chemin. Seulement, à partir du mont Khontski jusqu’au camp de Pokhalski, le trajet devint plus pénible encore pour les deux princesses, brusquement séparées l’une de l’autre pendant la mêlée, et qui ne se rejoignirent, après deux jours de fatigues inouïes, qu’au terme du voyage. L’intérêt de la relation russe se partage ici un moment entre les deux principales prisonnières et quelques autres personnages, tels que la jeune princesse Baratof et la gouvernante française, Mme Drancey, entraînée par une bande distincte du gros de l’escorte. Pour nous, c’est la princesse Anne que nous suivrons de préférence. La princesse Varvara en effet, à part l’inquiétude poignante qui la tourmentait, eut moins à souffrir que sa sœur. La princesse Baratof n’eut aussi qu’à se louer des attentions de son conducteur. Mme Drancey seule eut à subir de douloureux traitemens. Dépouillée par un muride de tous ses vêtemens, n’ayant gardé que sa chemise, son corset et ses bottines, Mme Drancey dut marcher au milieu des bêtes de somme qu’entraînaient ses conducteurs, et toutes les fois qu’elle ralentissait le pas, les coups de fouet ne lui étaient point épargnés. Qu’étaient cependant de telles douleurs auprès des angoisses et des tortures qui vinrent éprouver à la fois dans la princesse Anne la mère et la femme ? Incertaine sur le sort des quatre enfans qui lui restaient, ayant vu la petite Lydie périr sous ses yeux, la princesse Anne dut suivre à cheval et à toute bride le muride et ses compagnons, qui fuyaient à travers les bois. Elle fit une chute pendant le trajet ; on la replaça sur un autre cheval, et on continua cette course désordonnée à travers des défilés impraticables jusqu’à la nuit. Alors on s’arrêta sur des plateaux.


« Les montagnards, dit l’auteur de la relation russe, disposèrent une couverture de cheval au pied d’un arbre pour la princesse, et s’étendirent à ses côtés, au milieu de leurs chevaux. Quelques-uns d’entre eux se mirent à manger du pain et de la viande ; ils en offrirent à la princesse. Celle-ci leur demanda à boire ; on lui apporta de l’eau dans un vase dont le goulot était fermé par une cartouche vide. Bientôt après, les montagnards s’endormirent ; ils paraissaient eux-mêmes accablés de fatigue. La princesse put se livrer à ses réflexions. C’est dans ce moment de calme, le premier dont il lui eût été donné de jouir depuis le matin, qu’elle apprécia toute l’étendue de son malheur. Il ne lui manquait plus que d’apprendre la mort de son mari, et alors elle restait seule, incertaine sur le sort de ses derniers enfans, entre les mains des barbares ennemis de son pays. Cette pensée affreuse l’accablait ; mais la Providence eut pitié de son désespoir. Au milieu du silence qui régnait autour d’elle, elle entendit tout à coup dans le lointain le chant doux et triste que les nourrices du pays ont coutume de faire entendre lorsqu’elles bercent un enfant. C’était la voix de la nourrice du fils de sa sœur, elle la reconnut. « Dieu soit béni ! se dit-elle, celui-là au moins n’est pas mort. » Peu d’instans après, une autre voix s’éleva derrière les arbres : « N’y a-t-il pas ici, s’écria-t-on, quelque chrétien ? Qu’il me réponde, j’irai vers lui ; je suis une pauvre abandonnée. » Celle qui prononçait ces paroles était Nina, une servante qui avait voulu à toute force se dépouiller de ses vêtemens pour en couvrir la princesse. Celle-ci appela, et Nina s’empressa d’accourir. Les Tchetchens dormaient profondément. Elle s’assit à côté de sa maîtresse. La nuit était froide, et le feu s’était éteint ; la princesse était à peine vêtue, et elle avait été mouillée jusqu’aux os dans la journée ; Nina la couvrit de son corps et resta ainsi pendant longtemps. Ces soins furent inutiles : c’était la fièvre qui faisait trembler la princesse. Tout en essayant de réchauffer celle-ci, Nina lui conta, entre autres choses, que lors du pillage de la maison les montagnards l’avaient traînée, en tenant un poignard sur son sein, dans toutes les pièces, pour lui faire indiquer les cachettes qu’ils supposaient devoir exister. Elle avait été emmenée la dernière de la maison. C’est ainsi que la princesse passa la première nuit de sa captivité. »


Le lendemain, on se remit en marche dès l’aube du jour. On arriva bientôt à une pente tellement raide, qu’il était impossible de la gravir à cheval. Chacun mit pied à terre. On ne pouvait atteindre le sommet de cette côte presque à pic qu’en s’accrochant aux broussailles semées ça et là sur le rocher. La princesse, retenue par deux de ses femmes, fut obligée de s’arrêter au milieu de son ascension. Un montagnard la menaça de son poignard pour la faire avancer, puis, la voyant près de défaillir, il la prit sur ses épaules. Au sommet de la colline, on fit une courte halte. Un cheval qui broutait l’herbe s’approcha de la princesse ; il n’était point monté et portait un sac sur le dos. La princesse frémit : elle avait vu sortir du sac un petit pied chaussé d’un brodequin. Ce sac renfermait peut-être le cadavre d’un de ses enfans. Sur ses instances réitérées, un montagnard consentit à ouvrir le sac. La petite Tamara s’y trouvait en effet, mais elle était pleine de vie et sauta au cou de sa pauvre mère. On l’avait attachée sur ce cheval pour qu’elle ne tombât pas, et le sac était destiné à la garantir contre les branches d’arbres. Malgré les prières de la princesse et les cris de l’enfant on ne consentit point toutefois à les laisser réunies ; on remit la petite Tamara à un montagnard qui l’emporta, et la princesse dut rester seule au milieu de ses gardiens. De cruelles souffrances marquèrent encore les quelques heures de marche qui la séparaient du camp de Pokhalski. Arrivée enfin devant la tour qui dominait les tentes de la petite armée de Chamyl, elle eut la surprise de se voir abandonnée brusquement par ses conducteurs, qui disparurent au milieu de la foule, craignant sans doute les reproches et les châtimens que le prophète ne leur aurait pas ménagés en apprenant leur brutale conduite. Quelques montagnards remarquèrent alors la malheureuse femme, qui n’avait pour tout vêtement qu’une chemise en lambeaux, dont la boue souillait les beaux cheveux noirs, et que ses pieds délicats, meurtris par des blessures saignantes, soutenaient à peine. Il se forma en quelques momens autour de la noble captive un cercle de guerriers à mines peu rassurantes qui attachaient sur elle des regards curieux et hardis plutôt que bienveillans[9]. La princesse se sentait défaillir, quand elle vit un homme en uniforme d’officier russe fendre la foule et venir à elle. C’était un de ses parens éloignés, le prince Ivan Tchavtchavadzé, qui, chargé de défendre un poste mal fortifié, à la tête de trente miliciens, avait été fait prisonnier par les cavaliers de Chamyl. Il conduisit la princesse dans l’étage inférieur de la tour, devant laquelle campaient les montagnards et s’élevait latente du chef.

Le spectacle qui s’offrit à la princesse dans la pièce sombre et humide où on l’introduisit était des plus tristes. Elle retrouvait là, il est vrai, sa sœur et la plupart des personnes qui l’avaient entourée à Tsinondale ; mais une consternation générale régnait parmi toutes ces prisonnières, assises ou couchées pêle-mêle sur le plancher. À la vue cependant de la malheureuse femme du prince David, cette douleur morne fit place à une émotion touchante. Une voix s’éleva et chanta, sur un des airs mélancoliques si chers au peuple géorgien, ces paroles improvisées : « Combien notre malheur est grand ! La fleur et la lumière de notre Kakhétie est au pouvoir des Lesghes odieux ! Oublions nos propres souffrances. Prions pour les princesses et pour leurs enfans. Avec eux seraient perdus l’espoir et l’ornement de la Kakhétie ! » Un autre incident assez curieux marqua l’arrivée de la princesse dans la tour. Une jeune Géorgienne, qui tenait un enfant dans ses bras, s’approcha d’elle et lui dit avec la respectueuse liberté des villageois du pays : « Les montagnards, princesse, ont tué ma mère et ma sœur. Voici une enfant à la mamelle qui est restée sans nourrice et qui va mourir de faim. Par pitié, princesse, donnez-lui votre sein. » On comprend que cette courte prière fut bientôt exaucée. Un maigre repas et une nuit assez paisible suivirent cette journée si tristement commencée.

Au point du jour, une fanfare militaire, qui rappelait les marches russes, les réveilla en sursaut ; c’était la musique de Chamyl qui sonnait le réveil. À peine avait-elle cessé de jouer, que le prince Ivan Tchavtchavadzé entra dans la salle pour donner à ses parentes une bonne nouvelle. Il venait d’obtenir de Chamyl l’autorisation de les accompagner avec son domestique et le sous-officier milicien Potapof, prisonnier comme lui, jusqu’à Dargui-Védeno, lieu où le chef montagnard réside habituellement, et qui avait été fixé pour leur séjour. Une visite assez inattendue suivit celle du prince : Kazi-Machmet, fils de Chamyl, parut devant les captives en compagnie de plusieurs naïbs. Il ne leur adressa pas la parole, mais les naïbs qui l’entouraient demandèrent à la princesse Tchavtchavadzé des nouvelles de sa santé et lui conseillèrent la résignation. Ils essayèrent ensuite de justifier leurs incursions dans la Kakhétie, en assurant qu’un grand nombre de princes de ce pays avaient adressé à Chamyl des actes de soumission. La princesse leur répondit qu’elle en doutait. Alors ils lui montrèrent des pièces écrites en géorgien, et prétendirent que c’étaient les documens dont ils parlaient. La princesse les parcourut : c’étaient des pages de registres enlevés probablement dans quelques propriétés pendant l’invasion ; elle le leur dit en souriant. — Comment le sais-tu ? répondirent naïvement les montagnards (ils pensaient sans doute que la princesse ne connaissait pas l’écriture géorgienne). — Parce que je le vois ! répliqua la princesse.

Les naïbs se retirèrent en dissimulant mal leur mécontentement ; ils rapportèrent cette conversation à Chamyl, qui leur enjoignit de s’abstenir désormais de tous rapports avec les prisonnières. Le prophète envoya dire ensuite aux princesses qu’il leur permettait d’écrire à leurs parens à Tiflis. On leur apporta en guise d’encrier, suivant l’usage du pays, de la charpie trempée d’encre, une plume de bois et du papier. La princesse Anne était encore sous l’influence de l’indignation que lui avaient causée les paroles des naïbs. Ce fut sa sœur qui prit la plume pour écrire au général Read[10] les lignes suivantes : « Général, nous sommes prisonnières, nous manquons de tout ; venez à notre secours, et faites part de notre situation à nos familles. Voici notre adresse : à Dargui-Védeno, maison de Chamyl. » La princesse signa la lettre et la remit au messager qu’on lui avait envoyé.

Un familier du prophète vint un peu plus tard inviter les princesses à se rendre auprès de Chamyl. Elles refusèrent de le suivre, disant que, dans l’état où elles se trouvaient, elles ne se présenteraient ni devant Chamyl ni devant aucun de ses lieutenans. Cette attitude digne et ferme eut un bon résultat : on autorisa les princesses à envoyer une de leurs suivantes dans la tente de Chamyl, pour choisir, parmi les dépouilles rapportées par les montagnards, les effets qui pourraient leur servir à s’habiller. Une servante polonaise, accompagnée de deux factionnaires, se rendit dans la tente du prophète, et, parmi plusieurs paquets de vêtemens, choisit le plus gros. On y trouva une blouse de soie, un katibo (sorte de mantille garnie de fourrures), plusieurs mouchoirs, des bas et des souliers dépareillés. Cette maigre garde-robe fut partagée entre les prisonnières. La princesse Anne eut la blouse, le katibo t un mouchoir de coton dont les vives couleurs rehaussèrent un peu la pâleur de ses nobles traits. Le jour même où l’on fit cette distribution de vêtemens, c’est-à-dire le 8 juillet 1854, les prisonnières reçurent ordre de se préparer à partir pour Dargui-Védeno. Le trajet qui leur était imposé exigeait trois semaines de marche, et de nouvelles épreuves les attendaient pendant ce laborieux pèlerinage. Les quelques journées si pénibles dont nous venons de raconter les incidens peuvent donner une idée de celles qui se succédèrent depuis le 8 juillet 1854, jour du départ, jusqu’à l’arrivée à Dargui-Védeno, le 30 du même mois. On traversa d’abord les ravins abrupts qui avoisinent la Kakhétie, puis les sauvages solitudes qui protègent la résidence de Chamyl et les divers centres des populations caucasiennes. Le prince Ivan Tchavtchavadzé, qui était devenu le compagnon des princesses, se montra plein de dévouement et de courage pendant cette périlleuse excursion. Tantôt il fallait veiller pendant les haltes à la santé des enfans, et se précautionner contre le mauvais vouloir des montagnards, tantôt il s’agissait de répartir équitablement entre les prisonnières les ressources dont on disposait, sans blesser cet égoïsme que développent chez les meilleures âmes les grandes infortunes, et qui commençait à se manifester dans la petite troupe. Nous passerons sur ces misères, très minutieusement décrites par le narrateur russe, pour ne nous arrêter que dans l’aoul le plus voisin de la résidence de Chamyl, où les prisonnières arrivèrent après une marche qu’il avait fallu continuer pendant tout un jour sous une pluie battante.


« C’était un aoul considérable, situé sur un énorme rocher dont les flancs étaient taillés en escalier. Après mille détours, on amena les prisonnières dans la maison du moulla de la localité, on les fit monter à l’étage supérieur, et on ferma la porte de la rue. Le moulla leur apprit qu’il allait les quitter pour se rendre à Védeno, près de Chamyl ; mais son séjour dans cette résidence ne devait pas être de longue durée. Pendant son absence, les prisonnières ne furent point inquiétées ; elles se seraient même remises assez promptement sans doute des fatigues qu’elles avaient endurées jusque-là, si leur nourriture avait été suffisante, mais elles durent encore recourir à des ressources qu’elles avaient déjà mises en usage : elles en furent réduites à échanger quelques galons de miliciens contre des pains et du lait. Cependant il faut dire, à l’honneur des habitans du lieu, qu’on jetait parfois, de la rue sur la terrasse de leur chambre, des fruits, et principalement des prunes et des abricots. Par une sorte de miracle, elles obtinrent un jour un morceau de savon en échange du collier de perles que portait une nourrice, et cette acquisition fut considérée par elles comme un véritable bienfait de la Providence.

« La plus grande partie de la journée, elles se tenaient sur la terrasse, et pouvaient voir de ce lieu tout ce qui se passait dans l’aoul. Ce spectacle était curieux. Près de la maison qu’elles habitaient était une fosse dont elles ne pouvaient comprendre l’usage. Un jour, une jeune femme dont les traits étaient fort beaux fut jetée sous leurs yeux dans la fosse ; on y descendit ensuite un berceau dans lequel était un enfant. Cette scène ayant naturellement éveillé leur curiosité, elles finirent par apprendre que cette femme avait, par esprit de vengeance, tué l’assassin de son mari, et qu’elle était condamnée pour ce fait à trois mois de réclusion dans ce lieu. On ajouta que dès qu’elle serait mise en liberté, elle serait forcée d’épouser le premier homme qui la demanderait. Il est bon de remarquer à ce propos que, suivant les renseignemens fournis aux prisonnières, aucune femme dans les possessions de Chamyl ne doit rester veuve plus de trois mois. Cette loi a évidemment pour but d’augmenter la population de ces contrées, qui est sans cesse décimée par la guerre. Peu de temps après l’incarcération de la jeune veuve, deux miliciens prisonniers furent enfermés dans une fosse voisine de la première. Cette peine leur était infligée parce qu’ils avaient tenté de fuir en allant chercher de l’eau. Comme c’était le moulla, propriétaire de la maison, qui avait siégé en qualité de juge dans cette affaire, les princesses le supplièrent de pardonner aux miliciens ; il consentit à les faire sortir de la fosse, mais ils furent obligés d’aller travailler dans ses champs.

« Lorsque le moulla revint de Védeno, le petit Alexandre, fils de la princesse, était gravement malade. L’état de langueur dans lequel il se trouvait alarma ce digne homme, et comme il savait que sa mère n’avait point d’argent, il jeta une pièce de 30 kopeks dans le berceau de l’enfant en disant à la princesse : — Prenez-les, ne faites point la fière ; vous pourrez au moins acheter une poule et lui donner du bouillon. — On suivit son conseil ; mais les prisonnières n’avaient aucun vase qui pût servir à faire cuire la poule. C’est encore le moulla qui vint à leur secours ; il trouva un pot dans le voisinage ; seulement on ne le lui donna qu’à la condition de le rincer sept fois lorsque les prisonnières l’auraient rendu. Enfin, celles-ci lui ayant dit qu’elles ne pouvaient point s’habituer au pain qu’on leur donnait, il amena deux femmes sur leur terrasse, et leur ordonna d’y construire un four sous leur inspection. Peu de temps après, il leur rendit un nouveau service ; il se procura des peaux de maroquin, et les engagea à se faire promptement des techéviaki, chaussures à la mode du pays, afin de ne point paraître devant Chamyl les pieds nus. Malheureusement ce travail présentait des difficultés auxquelles le moulla ne pouvait point porter remède. Ce fut le prince Ivan qui parvint, tant bien que mal, à tailler les chaussures. Il s’agissait de les coudre, et personne n’avait de fil ni même d’aiguilles. La princesse Baratof obtint du moulla la permission d’en acheter. Le cordonnier de l’aoul avait, à ce que rapporte celle-ci, une boutique des mieux fournies et paraissait dans l’aisance. Il ne se contenta pas de fournir à la jeune princesse géorgienne tous les objets qui lui étaient nécessaires ; il lui montra aussi comment il fallait s’y prendre pour les employer avec succès, et celle-ci ayant communiqué ces indications à ses compagnes, l’ouvrage avança rapidement.

« Le retour de Chamyl à Védeno, dont il ne s’était éloigné que pour l’expédition, mit un terme au séjour des captives dans cet aoul. C’est deux semaines après leur arrivée en ce lieu que Chamyl rentra dans sa résidence. Le lendemain du jour où cette nouvelle se répandit, le moulla vint leur annoncer qu’il fallait partir, mais que ce voyage serait le dernier. Le moulla, ayant été fort satisfait des miliciens qui avaient travaillé dans ses champs, fit rôtir une moitié de bœuf, et donna un festin à tous les prisonniers qui logeaient chez lui. Il poussa même la générosité jusqu’à leur permettre d’en emporter les restes, et ils se mirent en route avec toutes les commodités possibles pour le pays. Le temps était beau, et en sortant de l’aoul, ils furent vraiment éblouis par le spectacle qui s’offrit à leurs yeux ; les contrées qu’ils avaient à traverser étaient un véritable paradis. Partout des ombrages ou des champs, des prés couverts de fleurs et arrosés par des rivières au cours sinueux, mais dont les eaux étaient limpides comme le cristal. Les troupeaux étaient épars dans la campagne, et presque toutes les hauteurs étaient couronnées d’aouls, ce qui fit dire à l’une des servantes que si les montagnards n’étaient point des diables, ils ne se logeraient point ainsi, car ils auraient peur de se casser le cou. La première halte eut lieu en plein soleil ; mais le moulla conduisit les princesses dans une grotte voisine où elles se reposèrent quelques instans. La colonne s’engagea ensuite dans une sorte de défilé formé par deux montagnes taillées à pic, et qui pendant près d’un kilomètre ne sont séparées que par une distance de quelques pieds. En sortant de cet étroit canal, les prisonnières aperçurent, au milieu d’une plaine immense, le célèbre aoul d’Andi ou Andia, comme disent les Russes. Quelques femmes se croisèrent avec elles sur la route ; c’étaient celles du naïb du district, et les cruches blanches qu’elles portaient sur la tête indiquaient qu’elles allaient puiser de l’eau. Quoique femmes du premier dignitaire du pays, elles avaient un costume fort modeste. Leurs chemises et leurs pantalons étaient d’une étoffe grossière nommée biasi ; un long voile de percale très commune les cachait de la tête aux pieds ; leur visage était couvert d’une pièce de grosse toile dont la trame avait été légèrement éclaircie devant les yeux. La simplicité de ce costume surprit d’autant plus les prisonnières, que le district qu’elles traversaient passe aux yeux des Tchetchens et des Lesghes pour le foyer de l’aristocratie caucasienne[11], mais les mœurs ont encore dans ces contrées une simplicité antique.

« La colonne n’entra à Andi qu’à la tombée du jour, et tous les captifs, hommes et femmes, furent logés ensemble dans une grange qui était loin d’être assez grande pour les contenir. Pour remédier au défaut d’espace, on permit aux prisonnières de monter sur la plate-forme qui couvrait ce bâtiment. Peu d’instans après, les femmes du naïb leur apportèrent un souper fort appétissant, pendant lequel un des miliciens, qui avait conservé une tchoungoura[12], chanta des airs nationaux.

« Le lendemain, au moment du départ, un moulla donna des voiles aux princesses, leur disant que dans le pays qu’elles allaient traverser les femmes d’un haut rang ne pouvaient s’en dispenser. On passa bientôt devant Dargo, ancienne résidence de Chamyl, détruite en 1845 par les Russes, sous le commandement du prince Vorontsof en personne. Dargo n’est plus maintenant qu’un amas de décombres. Enfin on aperçut des toitures qui annonçaient un aoul ; c’était Dargui-Védeno, la nouvelle résidence de Chamyl. Plusieurs cavaliers, armés de piques ornées de guidons, se croisèrent avec la troupe ; ils étaient suivis d’un enfant de quatorze ans environ. On apprit plus tard aux prisonnières que c’était Machmet-Chabi, fils de la première femme de Chamyl, morte depuis quelques années. On les fit entrer d’abord avec tous les autres captifs dans une grange assez vaste, en leur annonçant toutefois qu’elles n’y resteraient pas longtemps ; elles devaient être conduites, ainsi que tous les prisonniers faits à Tsinondale, dans une maison voisine qui était habitée par Chamyl en personne. Parties de la tour de Pokhalski le 8 juillet 1854, elles étaient arrivées à Védeno le 30 du même mois ; elles avaient donc passé vingt-deux jours en route. »


Ici commence une nouvelle période dans l’histoire des captives de Chamyl. C’est dans le sérail du prophète qu’elles vont avoir à lutter non plus contre les intempéries, les fatigues et les violences, mais contre les intrigues des femmes de l’iman[13] et contre la cupidité des agens chargés de négocier leur rançon.


III

Les premières impressions qu’éveilla dans l’âme des captives l’aspect de Dargui-Védeno furent des plus tristes. On s’empressait autour d’elles, mais il était visible qu’une longue captivité les attendait. La princesse Anne avait été introduite dans une grande cour où la princesse Baratof vint bientôt la rejoindre. Cette cour était remplie de femmes. Un seul homme, revêtu d’un costume blanc et d’une haute stature, observait l’arrivée des prisonniers du haut d’un balcon : c’était Chamyl. La nuit était déjà profonde, et l’on ne pouvait distinguer ses traits. Une seconde porte s’ouvrit, et les captives se trouvèrent dans une autre cour entourée de bâtimens devant lesquels régnait une galerie couverte qui s’élevait à quelques pieds du sol. Plusieurs portes s’ouvraient sur cette galerie. On amena les princesses Anne et Baratof devant une de ces portes, et les femmes qui s’agitaient autour d’elles les aidèrent à descendre de leurs chevaux. On les fit entrer dans une chambre, et quelques-unes de leurs nouvelles compagnes se mirent en devoir de les déshabiller. Pendant qu’on leur donnait ces soins, la princesse Varvara fut amenée aussi dans la chambre et entourée des mêmes attentions. Les captives étaient dans le sérail de Chamyl, et les épouses du prophète ne tardèrent pas à leur rendre visite.

Une fille de Chamyl, âgée de treize ans, se montra d’abord[14]. Elle avait une figure intéressante, et les femmes de service lui témoignaient beaucoup d’égards. Puis entrèrent deux des femmes de Chamyl, l’une nommée Zaïdète, âgée de vingt-quatre ans au plus, maigre, grêlée, et dont la figure n’avait rien d’attrayant. Elle avait l’œil noir, le nez long et recourbé, les lèvres minces et pincées ; mais une sorte de grâce particulière aux femmes tatares rachetait ces imperfections matérielles. Zaïdète était fille d’un des conseillers les plus influens de Chamyl, appelé, comme son fils, Djemmal-Eddin. La seconde des femmes de l’iman était dans un état de grossesse assez avancé. Elle se nommait Chouanète. C’était une Arménienne enlevée par les montagnards en 1840 de la ville de Mosdok, située sur les bords du Térek, et qui paraissait alors âgée de trente ans environ. Elle était grande, un peu forte, mais jolie, blanche, et d’une remarquable fraîcheur. Ses traits avaient une expression de douceur qui charma tout d’abord les prisonnières. La princesse lui demanda des nouvelles de ses enfans et de ses compagnes. Chouanète répondit qu’on allait les amener dans le sérail, mais que Chamyl voulait laisser aux princesses le temps de s’installer. Elles seraient ensuite autorisées à prendre avec elles les femmes qu’elles désigneraient. Peu d’instans après parurent les deux nourrices, portant le fils de la princesse Anne et celui de sa sœur, puis la servante Vassilissa et Mme Drancey, avec Salomé et Marie. Chacun prit place par terre suivant l’usage, et la chambre ne tarda pas à être envahie par une foule de femmes et d’enfans vêtus de chemises bleues très grossières. La troisième femme de Chamyl, Aminète, figurait dans ce groupe ; âgée de dix-sept ans au plus, elle se distinguait entre toutes ses compagnes par le piquant de sa physionomie et une extrême vivacité. Elle était de race kiste[15], et son costume était un peu plus orné que celui de ses compagnes, car outre la chemise de couleur foncée, elle portait un pantalon rouge, une tunique bariolée et un voile noir. Une collation fut servie presque aussitôt par les soins des deux premières femmes. Elle se composait de thé, de miel, de pain de froment et de bonbons fort délicats, qui firent un moment oublier aux enfans leurs fatigues. L’heure étant venue de laisser les prisonnières goûter le repos dont elles avaient grand besoin, la chambre se dégarnit peu à peu.

Le sérail, où les princesses étaient condamnées à faire un assez long séjour, comprenait diverses constructions de bois qui bordaient une cour intérieure, longue environ de cinquante pas. L’un de ces bâtimens, formé de deux étages et entouré d’une galerie comme les autres, était réservé à Chamyl. Au-dessus même du logement occupé par le chef montagnard s’étendait un hangar destiné à sécher la viande. Dans les autres bâtimens demeuraient ses femmes. Une grande pièce, qui s’ouvrait près de l’entrée principale de la cour, servait à Chamyl de salle d’audience et de conseil. Devant le sérail s’élevait un pavillon habité par des naïbs et autres personnages de distinction. C’est d’une des fenêtres de ce pavillon que l’imam harangue son peuple. Les fenêtres sont rares d’ailleurs dans le sérail : on n’en voit qu’une par pièce, et sans vitres, si ce n’est dans les chambres où se tiennent Chamyl et ses femmes. La pièce réservée aux prisonnières n’avait donc pas de fenêtre vitrée : elle recevait le jour par une étroite ouverture. Longue de dix pas, large de cinq, elle était encore obstruée par une immense cheminée. D’épais tapis blancs à la mode du pays couvraient le plancher, et le long des murs régnait une banquette chargée de couvertures, de matelas et d’oreillers, le tout fort sale. Au moment où elles faisaient leurs préparatifs pour passer de leur mieux la nuit dans ce triste gîte, elles eurent à recevoir de nouveau la sultane Zaïdète, qui amenait devant elles l’intendant de la maison, Khadjio, chargé de leur remettre un pain de sucre, une boîte à thé, et une lettre écrite en géorgien, indiquant l’origine de ce don qui leur était adressé, au nom de la princesse Eristof, parle général Mélikof, commandant le poste russe de Zakatal. En se retirant, le majordome déclara qu’il ne leur serait plus permis de recevoir des lettres écrites en géorgien, parce qu’on n’avait pas d’interprète lettré pour cette langue. La volonté de Chamyl était que désormais leur correspondance eût lieu en russe.

Le lendemain matin, vers neuf heures, on leur apporta pour déjeuner du beurre de brebis, des oignons, de l’huile, du mouton bouilli et du pain de froment dont la croûte était recouverte de graisse, selon l’usage des boulangers du pays. Quelques-unes de leurs compagnes de captivité vinrent les voir. Vers le soir enfin, le majordome Khadjio vint annoncer aux princesses que Chamyl allait se rendre auprès d’elles.


« Le chef montagnard ne tarda point à paraître, mais il ne franchit point le seuil de la porte ; il s’assit sous la galerie, devant la porte, sur un escabeau qu’on lui apporta. À ses côtés se tenaient l’intendant et un nommé Indris[16], interprète pour le russe. La conversation suivante s’engagea bientôt par son intermédiaire entre Chamyl et les princesses, qui étaient restées dans l’intérieur de la chambre.

« Avant d’entrer en matière, le chef montagnard commença par leur demander avec courtoisie des nouvelles de leur santé. — Nous sommes un peu fatiguées, lui répondirent-elles ; mais, grâce à Dieu, nous nous portons bien.

« — Je suis surpris moi-même, continua Chamyl, que vous soyez arrivées toutes heureusement, et j’y vois une marque évidente de la protection divine qui vous a sans doute conservées pour me permettre de vous échanger contre mon fils[17], et de réaliser ainsi le plus cher de mes vœux. Je suis venu pour vous tranquilliser : personne ici ne vous fera le moindre tort, vous serez traitées en tout comme les membres de ma famille, mais à une condition, c’est que vous n’écrirez aucune lettre sans ma permission. Dans le cas où vous chercheriez à nouer des intelligences secrètes avec les vôtres et où ceux-ci se permettraient de vous adresser des avis auxquels vous ne devez point souscrire, sachez que je ne vous ménagerais plus ; je n’épargnerais même pas vos enfans. Je vous anéantirais toutes comme j’ai fait périr dix officiers russes qui avaient reçu une lettre cachée dans un pain[18]. Cette ruse ayant été découverte, ils ont été immédiatement décapités par mon ordre. Ayez encore dans la mémoire un autre fait du même genre, celui d’une jeune fille, d’une comtesse russe, qui fut enlevée par mes hommes au moment où elle allait se marier à Stavropol[19]. Il y a longtemps que j’aurais pu l’échanger si j’avais voulu ; mais je la retiens captive parce qu’elle a osé me braver. Pareille chose peut vous arriver, ne l’oubliez pas.

« Ce discours achevé, Chamyl laissa la parole aux prisonnières ; mais la princesse Anne était trop agitée pour lui répondre. Elle chargea sa sœur de parler à sa place ; celle-ci se leva, et, s’étant approchée de la porte, elle s’adressa à Chamyl en ces termes : — Ces menaces sont inutiles. Nous n’en avons pas besoin pour obéir à vos ordres. Notre condition et nos principes nous défendent le mensonge, et vous pouvez avoir une foi entière dans nos promesses. Quant aux lettres qui pourraient nous être adressées, nous ne pouvons pas répondre de leur contenu.

« — C’est très bien, répondit le chef montagnard ; mais n’oubliez pas que vous êtes au pouvoir de Chamyl.

« Ainsi finit cette audience. Chamyl se leva et s’éloigna, suivi de Khadjio et de l’interprète. »


Quelle était la population de ce sérail que l’inflexible volonté de Chamyl assignait comme prison aux deux princesses ? Nous connaissons déjà les trois femmes de l’iman, Zaïdète, Chouanète et Aminète, la première froide et dissimulée, les deux autres folles et rieuses. Autour des sultanes (ce titre nous paraît convenir aux trois principales autorités féminines du sérail de Dargui-Védeno) se groupait tout un monde de parens et de domestiques, — les mères des jeunes femmes, faisant l’office de ménagères et de cuisinières, les filles de charge, la femme de l’instituteur de l’iman, Djemmal-Eddin, la gouvernante des filles de Chamyl, Khadji-Rebil, vieille Tartare au caractère. difficile ; Ilita, femme de l’intendant Khadjio, qu’elle gouvernait à sa guise ; Tamara, de race touche[20], mariée à un autre favori de Chamyl nommé Selim, et que les montagnards avaient enlevée toute jeune encore sur les bords de l’Alazan. Chamyl se défiait de ce favori, et sa femme avait mission de surveiller ses démarches. Il y avait là, on le voit, d’assez nombreux élémens d’intrigues et de rivalités féminines[21]. Aussi les princesses comprirent-elles qu’il leur importait de ne s’écarter en aucune occasion de l’attitude digne et ferme qu’elles avaient prise dès le premier moment.

Les deux premières semaines qu’elles passèrent dans le sérail ne furent marquées que par peu d’incidens caractéristiques. Quelques procédés assez gracieux leur témoignaient toutefois que Chamyl entendait les traiter avec bienveillance, L’iman se fit amener leurs enfans et les renvoya très satisfaits, les mains pleines de bonbons et de fruits confits. La femme qui les reconduisit aux princesses leur dit que le prophète avait trouvé le petit Alexandre très affaibli, et qu’il offrait, si la princesse Anne le trouvait bon, de lui envoyer une femme qui exerçait la médecine dans le pays. La princesse accepta cette offre, et la femme en question arriva dès le lendemain. Elle appliqua sur le ventre du petit malade un linge enduit d’une sorte d’onguent, puis elle prescrivit d’envelopper l’enfant pour la nuit dans la peau d’un mouton fraîchement égorgé. Ce traitement fut renouvelé pendant plusieurs jours, et l’enfant s’en trouva bien. Chaque matin, Chamyl se le faisait apporter et l’examinait très attentivement. Était-ce bonté ? était-ce calcul chez le rusé montagnard, préoccupé de vendre chèrement aux Russes la liberté des victimes de l’invasion et craignant d’en perdre une ? C’est une question que les princesses ne purent résoudre. Pendant ces premiers jours de leur captivité, Chamyl reçut de nombreuses visites, et eut plus d’une fois l’occasion de traiter avec un certain faste divers chefs montagnards, entre autres Daniel-Sultan[22]. Les deux malheureuses captives ne pouvaient assister à ces réceptions, et commençaient à trouver la vie du sérail bien monotone. Un jour enfin, on amena devant leur porte un homme arrivé de la Kakhétie, et elles reconnurent un serf du prince David, nommé Nicolas. Plusieurs montagnards l’entouraient. Nicolas venait de la part de son maître leur annoncer que le prince David était vivant et ne les oubliait pas. En voyant l’état dans lequel se trouvaient les princesses, il ne put retenir ses larmes, et les montagnards l’emmenèrent aussitôt. Nicolas n’était porteur pour Chamyl d’aucunes propositions relatives au rachat des prisonnières ; mais à son retour près de son maître, qui s’était rendu à Khasaf-Yourt, dans le voisinage du territoire occupé par Chamyl, il fit un si triste tableau de la situation des captives, que le prince se décida à ne rien négliger pour hâter leur délivrance. Un certain Mohammet, homme intelligent et sûr, et un serf des Orbéliani, nommé Sakhar, se chargèrent de porter à l’iman une lettre où le prince lui offrait une rançon de 40,000 roubles argent pour les membres de sa famille qui étaient ses prisonniers.

Pendant que l’on prenait ces dispositions à Khasaf-Yourt, le sort des captives de Dargui-Védeno devenait de plus en plus pénible. Une lettre, adressée aux princesses par la baronne Nikolaï, leur proche parente, et dont l’interprète de Chamyl, nommé Indris, avait mal compris un passage, provoqua la colère de l’iman. Chouanète, celle des sultanes qui leur montrait le plus de bienveillance, décida heureusement Chamyl à faire traduire le passage en question par un autre interprète, un Arménien nommé Chakh-Abbas. La version de celui-ci ayant rassuré le prophète, Indris perdit la confiance de son maître ; mais il jura qu’il se vengerait de celle qui lui avait attiré cette disgrâce. Chouanète, en intercédant pour ses nouvelles amies, leur obtint entre autres faveurs celle de sortir sur la galerie qui bordait leur cellule, et y fit placer un banc à leur usage. Malheureusement il avait été imposé pour condition aux princesses qu’elles ne s’exposeraient pas aux regards de Chamyl. Or, le chef montagnard ne s’absentant presque jamais, le temps qu’elles pouvaient passer sur la galerie était singulièrement limité. De cinq heures du matin jusqu’à onze heures du soir, moment où il se couchait, Chamyl ne quittait pas le sérail. À sept heures, Chouanète lui portait un déjeuner, frugal, composé de gâteaux et de lait. Il se livrait ensuite à ses occupations ou aux exercices de piété, pour ne les quitter qu’aux heures de ses deux autres repas, à cinq heures et à neuf heures du soir. Le vendredi seulement, Chamyl sortait du sérail pour se rendre à la mosquée. Les princesses avaient pris le parti de ne sortir de leur chambre qu’après l’heure de son coucher. Le banc sur lequel elles prenaient place devenait alors un point de réunion pour les habitans du sérail, et la curiosité y amenait même souvent des étrangers ; La plus jeune des femmes de Chamyl, l’insouciante Aminète, venait rarement à ces réunions ; mais les deux autres sultanes, Zaïdète et Chouanète, révélaient à tout propos dans les longues conversations qu’elles engageaient avec les princesses les traits distinctifs de leur caractère.


« — Écoutez, dit un soir Zaïdète, j’ai vu aujourd’hui une femme dont le fils a fait partie de la dernière excursion en Kakhétie. Il a été dans votre maison, et les richesses qu’il y a vues dépassent toutes celles que l’on peut supposer.

« — Oui, lui répondit la princesse Anne, tout cela nous appartenait ; mais nous avons tout perdu, et nous ne le regrettons pas, s’il nous est donné de revoir notre pays.

« — Comment ! reprit vivement Zaïdète, vous croyez qu’on vous indemnisera de vos pertes ?

« — Nullement ; mais j’oublierai ce malheur dans la société de mon mari et de mes enfans.

« — Oui, vous êtes heureuses, vous autres ; vous êtes seules, mais nous !…

« — c’est vrai, interrompit Chouanète : telle est notre loi ; mais je ne m’en plains pas. Qu’avons-nous à reprocher à Chamyl ? Il est toujours rempli pour nous d’égards et de tendresse ; il ne fait entre nous aucune distinction. Lorsque j’habitais la Russie, j’étais encore bien jeune ; cependant je me rappelle y avoir vu plus d’un chrétien qui ne le valait pas.

« En parlant ainsi, Chouanète ne disait point la vérité, et elle le savait fort bien. C’était elle qui était la préférée de Chamyl, et elle le méritait non-seulement par l’égalité et la douceur de son caractère, mais aussi par les soins qu’elle prenait de sa personne. Tandis que Zaïdète courait dans le sérail un trousseau de clés à la main, et dans un négligé dont elle aurait du rougir, Chouanète était dès le matin dans tous ses atours, et l’élégance de son costume relevait encore l’éclat de sa beauté. »


La princesse Anne avait cru se concilier la maussade Zaïdète en faisant parvenir, à sa demande, une lettre à un médecin russe pour lui demander quelques conseils sur une maladie dont souffrait cette femme de l’iman. Le médecin répondit à la princesse en indiquant un traitement à suivre et en envoyant quelques médicamens. Pendant cette cure clandestine, Zaïdète se montra fort attentive pour les prisonnières ; mais le traitement fini, tout changea, et sa méchante humeur reprit le dessus.

Sur ces entrefaites, les deux émissaires du prince David, Mohammet et Sakhar, étaient arrivés à Dargui-Védeno, et le lendemain les prisonnières furent invitées à prendre place sur la galerie voisine de leur chambre. On leur présenta Mohammet, accompagné de son frère Hadji, et d’un certain Hassan, que Chamyl avait choisi pour représentant dans cette négociation. Zaïdète, Khadjio et quelques autres familiers de Chamyl assistaient à l’entretien. Les princesses’ apprirent alors que Chamyl exigeait 5 millions de roubles argent pour leur rachat. Elles s’empressèrent de déclarer que jamais elles n’avaient possédé pareille somme, et qu’elles étaient hors d’état de se la procurer. — Combien peut-on donner pour votre rançon ? demandèrent alors les envoyés. — Nous l’ignorons, répondirent-elles ; peut-être rien. — Zaïdète et Khadjio se récrièrent, et on montra aux princesses un numéro de l’Invalide russe où il était dit que la reine d’Angleterre venait de faire payer à un négociant une somme de plusieurs millions. — Il existe donc de pareilles sommes au monde ! ajoutait Khadjio. L’impératrice de Russie serait-elle moins riche que la reine d’Angleterre ? — L’impératrice a bien des millions, répondirent les princesses ; mais ce n’est point elle qu’il s’agit de racheter. — On a trouvé chez toi, dit encore Zaïdète, s’adressant à la princesse Orbéliani, beaucoup de lettres de change au nom de ton mari défunt. Pourquoi n’en fais-tu point usage ? — Je n’en ai point le droit, répondit la princesse Varvara, ces titres appartiennent à l’héritier de mon mari, à mon fils, encore mineur. — Ah ! s’il en est ainsi, reprit Zaïdète, nous garderons ton fils jusqu’à sa majorité. Allons, ne pleure pas ! ton petit George est un vigoureux enfant qui grandira très bien dans nos montagnes. — L’entretien en resta là, car les princesses rentrèrent dans leurs chambres sans prononcer une parole.

Une nouvelle entrevue, qui eut lieu le soir, eut pour résultat l’envoi au prince David d’une lettre des deux captives, qui devait accompagner une autre lettre où Chamyl formulait ses conditions. En échange des princesses et des cent vingt captifs ramenés de Kakhétie, il exigeait la restitution de son fils, Djemmal-Eddin, de cent seize musulmans prisonniers, de plusieurs chefs tchetchens, et un million de roubles en argent. Le prince David, en recevant les lettres apportées par Mohammet, déclara que de telles conditions lui semblaient inadmissibles. Il exprima cet avis dans une réponse que Mohammet dut porter à Chamyl, et se hâta néanmoins de transmettre les propositions de l’iman au gouvernement russe.

Après le départ de Mohammet, une nouvelle série d’épreuves commença pour les captives. Les persécutions exercées contre elles par Zaïdete se continuèrent, et Chouanète ayant eu un accouchement laborieux, la permission de se promener sur la galerie leur fut retirée, car on supposait qu’elles portaient sur elles des objets mal faisans. Zaïdète, en les retenant ainsi dans leurs cellules, voulait surtout les soustraire aux regards de Chamyl, qui était forcé de traverser la galerie pour se rendre chez sa femme malade. L’arrivée de Kazi-Machmet, le second fils de Chamyl, provoqua la réunion d’un conseil où le sort des prisonnières fut agité. Le retour de ce jeune chef fut aussi l’occasion d’une grande fête. Les princesses n’avaient fait qu’entrevoir Kazi-Machmet à la tour de Pokhalski ; elles virent son entrée triomphale, et arrêtèrent sur le jeune fils du prophète des regards attentifs. Kazi-Machmet, qui pouvait avoir vingt et un ans environ, a des traits durs, mais une taille svelte et bien prise. En parlant, il gesticule beaucoup, comme tous les Mingréliens, et ses gestes ne manquent pas d’élégance. Après avoir rendu visite à son aïeul et à Chouanète, il se dirigea vers la chambre de son père, et en sortit avec lui pour aller prier dans la mosquée[23]. À peine s’étaient-ils éloignés, que les montagnards chantèrent en chœur un verset du Khoran : Lia-illiah-il Allah, — seul chant qu’il soit permis aux murides d’entonner.

Dans le conseil qu’on réunit peu de jours après l’arrivée de Kazi-Machmet, figurèrent plusieurs naïbs et le sultan Daniel. Ce conseil, malgré les observations présentées par Daniel en faveur des captives, n’eut pour elles aucun résultat bien significatif. L’envoyé du prince David, étant revenu à cette époque pour remettre à Chamyl la réponse qu’il devait lui donner, dut retourner près de son maître en annonçant que Chamyl persistait dans ses demandes. Les hostilités entre les Russes et les montagnards avaient recommencé. Il fallait attendre un revers de ceux-ci pour reprendre les négociations avec quelque chance de succès. Chamyl ne tarda pas lui-même à quitter le sérail pour attaquer en personne les Russes, et ce départ ne fut point favorable aux prisonnières. Des alimens grossiers, le froid, les privations de toute sorte, vinrent leur révéler la malveillance active de Zaïdète. On était au mois de septembre, et déjà la neige couvrait les montagnes. La cellule des prisonnières était mal close, et une fumée épaisse, s’échappant de la cheminée dès qu’on allumait le feu, en rendait le séjour insupportable. Le palais de Chamyl, pendant que celui-ci guerroyait contre les Russes, ressemblait un peu à une salle d’école en l’absence du maître. Le plus jeune fils de l’iman profitait de ce temps de trêve pour se livrer à toute la fougue de son âge, courant sur les toits, brisant les serrures, ou jetant dans la cour, par manière de divertissement, des tisons enflammés. L’absence de Chamyl dura deux semaines. Il revint enfin, mais son expédition n’avait pas réussi, et l’iman rentra dans son sérail plus sombre que d’habitude. Les espiègleries de son fils furent sévèrement châtiées, et le jeune enfant dut garder les arrêts dans une chambre voisine de celle des prisonnières, puis on l’envoya dans un autre district pour compléter son instruction.

L’austère iman intervint encore dans une autre affaire. Il s’agissait d’un morceau de satin compris parmi quelques cadeaux que les princesses avaient reçus de Géorgie, et qu’elles avaient distribués aux sultanes. Il avait été décidé par Zaïdète que le morceau de satin, destiné à la sultane Aminète, serait de préférence offert aux filles de Chamyl. Aminète n’étant point véritablement sa femme, Chamyl garda le rouleau de satin dans sa chambre, mais en donnant provisoirement gain de cause à Aminète. Les soucis de la guerre n’empêchaient point, on le voit, l’iman d’entrer dans les plus petits détails de l’administration intérieure de sa maison. C’est ainsi qu’il ordonna de faire mettre des carreaux de vitre aux fenêtres de la cellule des prisonnières, et qu’il vint lui-même s’assurer si ses ordres avaient été remplis. Il souleva le couvercle d’une marmite où cuisait leur dîner, et ne trouva que quelques légumes qui nageaient dans une eau saumâtre. Il s’emporta contre Zaïdète, qui avait réduit les captives à cette maigre pitance. Un quart d’heure après, on leur apportait du thé, du sucre du riz et du beurre. Chamyl ne put toutefois continuer longtemps cette enquête sur son intérieur, et d’importantes nouvelles qu’il reçut de Turquie vinrent changer brusquement le cours de ses pensées.

« Les princesses remarquèrent un jour que tous les membres de la famille de Chamyl étaient dans une joie extrême, et Khadjio parcourait la cour en parlant avec animation à toutes les personnes qu’il rencontrait. Il semblait s’entretenir avec elles d’une chose de la dernière importance. Enfin des coups de fusil retentirent dans l’aoul en signe de réjouissance. La nouvelle qui mettait ainsi la population en émoi était effectivement très propre à causer une grande agitation parmi les montagnards. Un envoyé du sultan était arrivé à Védeno pour y annoncer que son maître avait battu les Russes, conquis cinquante gouvernemens de leur empire, et offrait à Chamyl le gouvernement de la Géorgie, s’il consentait à l’assister dans la guerre qu’il faisait aux Russes[24]. À peine l’agitation que ce message avait causée à Védeno s’était-elle calmée, que Chamyl reçut une autre nouvelle qui le remplit de joie : un montagnard lui apprit que son fils Djemmal-Eddin s’était décidé à venir le rejoindre, et qu’il était en route. Le fait était vrai, Chamyl est servi par des espions fort intelligens. Le montagnard fut généreusement récompensé ; cependant Chamyl doutait encore. Il fit appeler l’interprète arménien Chakh-Abbas, et lui demanda ce qu’il en pensait. Celui-ci ne manqua pas de lui dire que la nouvelle devait être fondée, et Chamyl lui donna un cheval magnifique. Cette satisfaction fut néanmoins de courte durée ; la guerre, qui continuait toujours, arracha de nouveau Chamyl au repos du sérail, et cette fois le champ de bataille était si rapproché, que les prisonnières entendaient le bruit du canon. La pauvre Chouanète était dévorée d’inquiétude ; elle priait et jeûnait avec une dévotion extrême. Le bruit se répandit que Chamyl, incertain des résultats de l’affaire, avait recommandé que, dans le cas où les Russes pénétreraient jusqu’à Védeno, on s’occupât avant tout de sauver ses femmes, ses enfans et les prisonnières. À ce propos, Zaïdète dit à celles-ci : « Ne vous y trompez pas ; si les Russes venaient ici pour vous délivrer, ils ne trouveraient que vos cadavres. » Les princesses n’en doutaient pas, et cette pensée les tenait dans une grande inquiétude. Par une fatalité vraiment étrange, un tremblement de terre assez violent se fit sentir alors à Védeno. Une sombre terreur se lisait sur toutes les physionomies des habitantes du sérail, et les princesses elles-mêmes ne purent s’en défendre. »


L’absence de Chamyl se prolongea cette fois plusieurs semaines ; mais un dénoûment favorable se préparait enfin. Avant le départ de l’iman, un envoyé du prince David, le jeune Oscar, ayant de nouveau échoué dans ses tentatives de négociation, le gouvernement russe décida que le lieutenant Djemmal-Eddin, le fils de Chamyl, serait autorisé à se rendre sans délai auprès de son père. La volonté impériale devait être notifiée à Chamyl par un sous-officier noble, interprète arménien attaché à l’armée russe, Isaac Gramof. Cet officier devait en même temps plaider devant l’iman la cause des captives avec des chances de succès qui avaient manqué aux autres négociateurs.


IV

Gramof partit le 2 décembre du village d’Andréïevsk avec le Tatare Mohammet. Indépendamment de la lettre et des communications orales dont ils étaient chargés pour Chamyl, le prince David leur avait remis des vêtemens et divers autres objets pour les prisonnières. Ils se rendirent d’abord dans l’aoul de Bourtonnaï, chef-lieu du territoire ennemi le plus, rapproché. Le naïb Mourtéza-Ali leur montra en ce lieu une lettre de Chamyl où se lisaient ces mots : « J’ai vu en rêve que l’interprète du prince Orbéliani se rend vers moi avec de bonnes nouvelles au sujet de mon fils. Mes yeux le suivent. » Gramof et ses compagnons furent conduits à Derket-Otar, lieu où Chamyl avait établi ses campemens. C’est à dix heures du matin qu’ils y arrivèrent le quatrième jour de leur voyage. Avant de se présenter devant Chamyl, Gramof lui écrivit afin de savoir comment il devait se présenter. — En Russe, lui fit répondre Chamyl. Et Gramof se dirigea vers la tente où celui-ci se trouvait. On ne l’y laissa entrer que désarmé. Il se trouva en face de Chamyl, qui était assis entre Daniel-Sultan à sa droite et Ker-Effendi à sa gauche. Ce dernier était un muride à moitié aveugle qui ne quittait jamais le chef montagnard en campagne et dormait même avec lui.


« L’interprète s’inclina et remit silencieusement à Chamyl la lettre du lieutenant-général Orbéliani, à l’état-major duquel il était attaché. C’était une lettre de recommandation ; mais le prince en profitait pour féliciter le chef montagnard de l’autorisation que l’empereur venait d’accorder relativement à son fils. Lorsqu’un interprète eut achevé de la lui traduire, Chamyl invita Gramof à s’asseoir, et lui demanda des nouvelles de son chef et du prince Tchavtchavadzé.

« — Dieu merci, ils vont bien, répondit Gramof. Ils vous remercient des soins que vous donnez aux prisonnières. Nous apprécions le bien, et si ce n’est pas nous, Dieu vous en récompensera.

« Ces mots firent sourire Daniel-Sultan : il les prenait pour un éloge ironique ; mais Chamyl n’en jugea point de même. Il ordonna à ses gardes de rendre à Gramof les armes qu’il portait, et leur reprocha très vertement d’avoir pris une pareille précaution à l’égard d’un hôte qui lui était si cher. Puis, se tournant vers celui-ci, il lui dit :

« — Je suis sensible à la confiance que l’on me témoigne. C’est la première fois que je me vois adresser un officier russe en qualité d’envoyé, et je regarde cela comme une marque d’estime.

« Comme Gramof connaissait les mœurs du pays, il répondit à ces paroles par un compliment, et la conversation continua pendant quelques momens sur ce l’on cérémonieux.

« — Mon fils me rejoindra-t-il ? dit enfin Chamyl.

« — Quoiqu’il soit devenu à moitié Russe, reprit Gramof, s’il a hérité de votre esprit élevé, il viendra sans doute. Il vaut mieux commander ici à des milliers d’hommes qu’à une centaine de soldats russes.

« — Que pensez-vous de lui ? demanda Chamyl en souriant à Daniel-Sultan ; mais, s’interrompant, il tira de la poche de sa tunique une montre à répétition qu’il fit sonner : elle marquait onze heures et demie. — Il est temps que je me mette en prière, ajouta-t-il.

« Un moulla, qui était dans le voisinage, se mit à entonner l’appel usité en pareil cas, et c’est ainsi que finit l’audience. On conduisit Gramof dans une autre tente. Lorsque la prière fut terminée, Ker-Effendi vint le trouver, et, après beaucoup de complimens, il lui adressa diverses questions sur le siège de Sébastopol. L’interprète lui dit qu’il continuait, mais que les rigueurs de l’hiver décimaient les rangs des troupes russes et celles des ennemis.

« Le lendemain matin, Chamyl envoya savoir des nouvelles de Gramof, et vers cinq heures des montagnards de la garde de l’iman lui apportèrent, sur un plateau de bois, du thé en briques dans un vase qui contenait environ douze verres. Il fut obligé de l’avaler sans en laisser une goutte, sous peine d’offenser son hôte. Au milieu de la journée, les mêmes serviteurs lui apportèrent à dîner. Le soir, il fut invité à se rendre de nouveau dans la tente de Chamyl, et celui-ci lui fit une foule de demandes relativement aux généraux russes et à beaucoup d’autres sujets ; mais il ne fut point question de l’échange. Plusieurs jours se passèrent ainsi, et Chamyl annonça à Gramof qu’il allait retourner à Védeno, où ils pourraient définitivement régler l’affaire qui l’amenait. Le lendemain, dès l’aube du jour, il se mit effectivement en marche pour sa résidence, suivi d’un détachement de deux cents murides de sa garde[25]. En ce moment, une fusillade et des coups de canon se firent entendre dans le voisinage ; c’était une rencontre dans laquelle le principal corps de troupes de Chamyl fut battu par le général-major Vrangel. La retraite de Chamyl prouvait qu’il augurait mal de sa situation ; mais il n’en conservait pas moins toute son assurance. Avant de s’enfoncer dans les montagnes, il plaisantait avec Gramof, qui le suivait à cheval, et un de ses officiers, Hassan, qui les précédait, entonna le chant sacré, Lia-illiah-il-Allah, que tous les murides reprirent en chœur. Ils firent ainsi, en marchant au pas, près de trois kilomètres ; mais en ce moment le feu, qui continuait à douze kilomètres de la environ, devint très vif. Chamyl s’arrêta ; il réfléchit pendant deux ou trois minutes, et se remit en marche sans laisser paraître la moindre inquiétude. Jamais le sang-froid ne lui fait défaut. Dans les instans les plus critiques, il plaisante ou imagine adroitement quelque mensonge qui puisse donner le change sur les soucis qui l’agitent.

« — Isaï-Bek[26], dit Chamyl à l’interprète comme pour détourner l’attention, tu vois ce cheval chargé de deux porte-manteaux ?

« — Oui, répondit Gramof.

« — Voilà comment il faut aller en campagne ; c’est tout mon bagage. Et cependant je suis iman et chef d’un corps de troupes. Chez vous, il n’y a presque pas de sous-lieutenant qui n’en ait davantage. C’est pourquoi vos colonnes sont si longues, et, tu en conviendras toi-même, c’est un grand inconvénient.

« A quelque distance de là, Chamyl et son cortège furent arrêtés par plusieurs montagnards qui venaient évidemment de prendre part au combat. On entendait encore le bruit de la fusillade ; mais il se ralentissait. L’un de ces hommes remit à Chamyl un petit morceau de papier sur lequel le naïb Eski lui avait écrit quelques lignes. Après les avoir lues, Chamyl félicita les assistans et leur apprit que les Russes venaient d’être repoussés.

« — Remerciez de ma part Eski-Naïb, ajouta-t-il à haute voix en parlant aux montagnards, et remettez-lui ce bonnet en marque de ma satisfaction.

« Cependant Gramof, qui était à la queue du détachement, entendit bientôt des hommes qui revenaient du champ de bataille parler dans un tout autre sens. Un peu plus loin, Chamyl s’arrêta, et, se tournant vers l’interprète, il lui dit : — Allons, Isaï-Bek, rends-toi à Védeno ; moi, je vais rejoindre mon monde.

« — Permettez-moi de continuer à vous suivre.

« — Non ; tu n’y serais pas à ta place. Tu ne te battrais pas contre les tiens, et les nôtres ne se laisseront pas battre par vous ; je ne le permettrai pas. D’ailleurs, si tu venais à être blessé, je me le reprocherais. Rends-toi à Védeno, et attends-y mon retour.

« Cela dit, Chamyl tourna bride, et ses murides en firent autant. Quant à Gramof, il continua à marcher avec ses guides sur Védeno, dont il n’était plus qu’à vingt kilomètres au plus. »


À peu de distance de ce lieu, Gramof fut reçu avec honneur par les murides qui y étaient restés. La plupart des hommes qu’il rencontrait étaient âgés ; tous les jeunes gens avaient rejoint l’expédition. Cependant on lui fit l’accueil ordinaire dans le pays. Les coups de fusil et les djiguitovki (fantasias) ne manquèrent point. C’était l’intendant Khadjio qui présidait à ce cérémonial. L’interprète put examiner Védeno et les environs plus librement que les princesses, et les détails qu’il a fournis au narrateur russe sont assez curieux. L’aoul qui porte ce nom est, comme tous les villages tchetchens, disséminé sur une grande étendue, et toutes les maisons en sont de bois : la population s’y élève à quatre cents âmes environ. C’est au centre de l’aoul que se trouve la résidence de Chamyl : elle occupe un terrain considérable, entouré par une palissade et un fossé qui ferment la première cour ; des logemens y sont disposés pour les deux cents murides qui forment la garde de Chamyl. Plus loin est un petit hangar où Gramof vit huit canons en mauvais état. Il paraît qu’indépendamment de cette troupe d’élite, il se trouve encore à Védeno près de trois cent quarante étrangers, la plupart Polonais. Lorsque Chamyl se rend à la mosquée, les murides forment la haie depuis la porte de la cour jusqu’à celle du temple, et ils chantent sur son passage les versets du Koran que nous connaissons. Pendant que l’imam y est en prière, ils restent autour, silencieux et recueillis ; en outre jamais Chamyl ne reste dans la mosquée plus d’un quart d’heure. Ce qui prouve le respect qu’on lui porte, c’est qu’il est d’usage de prendre son nom comme formule de serment.

Le lendemain, vers six heures, arriva Chamyl. Deux heures après, il envoya savoir des nouvelles de son hôte, et à dix il l’introduisit dans son cabinet. L’interprète y trouva une nombreuse réunion. Au fond de la pièce se tenait Chamyl ; il avait à sa droite Daniel-Sultan, et à sa gauche Ker-Effendi. Parmi les autres assistans, Gramof reconnut le naïb Mourtoul-Ali et son compatriote Chakh-Abbas, l’interprète arménien. Ils étaient rangés avec plusieurs autres naïbs le long du mur.


« L’envoyé salua l’assistance et s’arrêta immobile à quelques pas de la porte.

« — Es-tu bien portant ? lui dit Chamyl avec bienveillance.

« — Dieu merci et grâce à vous, répondit Gramof d’un air respectueux.

« — Assieds-toi, ajouta Chamyl en montrant une place sur le tapis devant lui.

« L’interprète lui obéit ; il s’accroupit sur le tapis, et au bout de quelques minutes Chamyl lui adressa de nouveau la parole en souriant :

« — Isaï-Bek, lui dit-il, comment as-tu trouvé le Daghestan ?

« — Iman, quel sens faut-il que je donne à vos paroles ?

« — Que penses-tu des chemins, des usages, de la réception que l’on t’a faite, en un mot de tout ce que tu as pu y observer ?

« — Iman, me permettez-vous d’être franc ?

« — Certainement ; tout homme doit être sincère et avec Dieu et avec ses semblables.

« — Alors, reprit Gramof, je dois vous dire que dans vos possessions les routes sont boueuses et très mauvaises. Les voyages y sont pénibles en raison des forêts, des gués et des défilés. Je faisais à peine dix verstes par jour, et je me trouvais fatigué. Quant à l’accueil que l’on m’a fait, j’en suis très content.

« — Oui, mon ami, et c’est ce que je voulais te faire dire. Sache que le puissant souverain qui ne veut point se soumettre à trois grands monarques ne peut rien me faire, quoiqu’il ne cesse d’envoyer contre moi ses armées ; Je ne dois pas me comparer, je le sais, à de grands souverains : je ne suis que Chamyl, un Tartare ; mais mes boues, mes forêts et mes défilés me rendent plus puissant que bien des monarques. Si je le pouvais, j’enduirais d’huile sainte chaque arbre de mes forêts, et mêlerais de miel odorant les boues de mes chemins, tant j’en fais de cas. Ces arbres et ces chemins font ma force.

« Ce discours terminé, Chamyl se tourna en souriant vers l’assistance. Chacun se mit aussitôt à sourire ; mais Chamyl, changeant l’expression de sa physionomie, adressa de nouveau la parole a l’envoyé russe.

« — Isaï-Bek, les grands personnages commencent toujours les entretiens les plus sérieux par des choses plaisantes, puis ils en viennent aux questions importantes ; c’est ce que nous faisons. Parlons maintenant de notre affaire.

« .— Ordonnez, iman, lui dit Gramof, je vous répondrai.

« — Est-ce que par hasard les princes Orbéliani et Tchavtchayadzé voudraient se moquer de moi ? reprit Chamyl d’un l’on qui ne rappelait nullement celui qu’il avait pris au commencement de l’entretien.

« L’interprète montra une grande surprise ; la physionomie de tous les autres assistans exprimait une profonde attention. Chamyl continua :

« — J’avais d’abord demandé pour la rançon de leurs familles cinq millions de roubles. Après cela, ayant eu compassion d’eux, je n’ai plus exigé qu’un million, cent cinquante montagnards prisonniers et mon fils aîné ; mais jusqu’à présent ils ne font que me nourrir de belles promesses. Je m’étonne du nombre de lettres qu’ils, écrivent ; il, vaudrait mieux faire marcher l’affaire. J’en veux surtout à ton prince Orbéliani, et si je le tenais ;… mais il en agirait sans doute de même avec moi, nous sommes ennemis.

« En prononçant ces dernières paroles, Chamyl, qui cligne ordinairement des yeux, les ouvrit, et son regard devint menaçant. Après un moment de silence, Gramof prit la parole à son tour : — Iman, lui dit-il d’un l’on respectueux, permettez-moi de parler.

« — Parle, dis-moi ce dont tu es chargé.

« — Il est parfaitement indifférent aux princes que vous demandiez cinq ou un million : les souverains seuls ont des sommes pareilles ; mais je suis autorisé à vous réitérer l’offre qu’ils vous ont déjà faite : c’est de vous donner quarante mille roubles argent. Dieu seul sait la peine que nous avons eue à recueillir cette somme.

« À ces mots, Gramof s’arrêta ; mais Chamyl garda le silence. Gramof continua : — Voici Daniel-Sultan qui doit bien connaître l’état des princes géorgiens. Interrogez-le ; en est-il un seul dont toutes les propriétés valent un million ?

« Daniel-Sultan confirma l’assertion de Gramof et ajouta : — Je suis même surpris qu’ils aient pu trouver autant d’argent.

« Les autres naïbs intervinrent dans cette discussion ; l’assertion de l’interprète leur paraissait douteuse.

« — Isaï-Bek, lui dit l’un d’eux, ce que tu avances est faux. Qu’est-ce qu’un million pour eux ? Rien. Si notre iman l’exigeait, ils lui donneraient un arba (chariot) plein d’or.

« — Demandez-en deux, reprit Gramof avec feu. Qu’en feriez-vous ? Il vous serait impossible de leur faire traverser vos montagnes. Je vois que vous ne vous faites pas une idée de ce que nous nommons un million. Si l’on vous donnait à compter autant de fèves qu’il y a d’unités dans un million de roubles argent, et qu’on vous tînt à jeun jusqu’à la fin, vous seriez tous morts d’inanition avant d’avoir terminé.

« Cette métaphore parut frapper les naïbs, qui, dans le fait, n’avaient aucune idée de la somme dont ils parlaient, et Gramof se félicitait de son éloquence ; mais il vit que son compatriote Chakh-Abbas se disposait à prendre la parole, et qu’il allait tout compromettre. Aussitôt Gramof, se tournant vers Chamyl, lui dit : — Iman, accordez-moi une grâce ?

« — Laquelle ? lui dit sèchement Chamyl. « — C’est d’imposer le silence ; il m’est impossible de m’expliquer.

« — On ne t’interrompra plus, reprit Chamyl en promenant un regard d’autorité autour de lui ; mais comment allons-nous finir ?

« — Les princes ne peuvent décidément pas vous donner plus de quarante mille roubles ; vous aurez de plus votre fils et tous les prisonniers montagnards que l’on pourra réunir. Dans le cas où votre fils ne consentirait pas à profiter de l’autorisation que l’empereur lui a accordée de venir vous rejoindre, vous enverrez vers lui des personnes de confiance pour tâcher de l’y décider.

« — Cher Isaï-Bek, reprit Chamyl, je tiens moins au retour de mon fils qu’aux intérêts de mon peuple. Voilà plus de seize ans que je suis séparé de lui ; je l’ai oublié. Non, donnez-moi un million. Le prince Tchavtchavadzé a perdu sa famille en défendant bravement son pays. L’empereur lui doit une récompense ; c’est au prince de la demander.

« — Iman, personne n’ose chez nous adresser une demande à l’empereur. C’est de lui-même qu’il a daigné autoriser votre fils à se rendre auprès de vous ; le prince n’aurait pas osé solliciter cette faveur. Quant au courage qu’il a montré, bien d’autres en font autant, et s’il fallait récompenser chacun en lui donnant un million…

« — C’est bien ; nous reparlerons de tout cela. Il faut que j’aille prier.

« — Iman, je voudrais vous entretenir sans témoins.

« — C’est bien, c’est bien. Va-t-en avec la grâce de Dieu. »


L’interprète obéit. On le laissa seul dans son logement jusqu’au soir. Les repas qu’on lui servit étaient excellens, et on lui offrit même du sel, ce qui chez les Tchetchens est une preuve de haute considération. On lui amena les petits princes Tchavtchavadzé et Orbéliani ; il avait donné la veille à Chamyl la lettre dont il était chargé pour les prisonnières. Le soir, Chakh-Abbas et plusieurs des montagnards qui avaient assisté à l’audience du matin vinrent le trouver. Profitant de la circonstance, Gramof se mit à causer en arménien avec son compatriote ; il lui offrit une montre, deux pièces d’or, du thé, et l’affidé de Chamyl lui promit de le seconder Tous les hommes d’un rang inférieur qui approchent le chef montagnard sont très avides de cadeaux. Le lendemain, Chamyl ne fit point appeler Gramof ; mais le jour suivant il eut un second entretien avec lui. Il y avait encore d’autres personnes dans la chambre.


« — Assieds-toi, Isaï-Bek, lui dit Chamyl suivant l’usage.

« — Permettez-moi de rester debout ; mes jambes me font souffrir.

« — A ta volonté. Es-tu bien portant ?

« — Dieu merci.

« — Que Dieu te conserve ! Ne veux-tu pas réjouir les princesses ?

« — Cela dépend de vous.

« — Vois-tu, les princesses sont bien traitées par nous : elles sont tellement gardées, qu’un oiseau ne vient pas les déranger ; mais si je le fais, ce n’est pas uniquement pour elles. Il faut que les princes m’en sachent gré ; ils m’offrent trop peu d’argent. Je crois qu’ils traînent les choses en longueur, dans l’espoir de prendre Védeno et de délivrer les prisonnières.

« — Iman, il m’est impossible de répondre à ces questions devant témoins.

« — C’est bien ; nous verrons plus tard, répondit Chamyl, qui ne pensait point devoir souscrire à cette demande. Et il congédia l’interprète. »


Cependant le lendemain soir l’entrevue secrète qu’il demandait si instamment lui fut ménagée à une heure assez avancée de la soirée ; mais Chamyl, tout en paraissant souhaiter cet entretien ; semblait craindre d’être surpris par les siens.


« — Dans le cas même, dit alors Gramof à Chamyl d’un air mystérieux, où les princes auraient un million de roubles, ils ne vous le donneraient pas.

« — Pourquoi cela ?

« — Parce que l’empereur ne leur permettrait pas de vous fournir des ressources aussi considérables pour la guerre. D’ailleurs ils sont fiers et ne reviendront jamais sur ce qu’ils ont dit une première fois. Enfin, permettez-moi de vous le dire, vous devriez être satisfait de la gloire que vous allez acquérir en obligeant les Russes à vous rendre ce fils qu’ils vous ont enlevé les armes à la main. Il en sera question dans toute l’Europe, et on écrira dans les journaux que vous avez triomphé des Russes.

« — C’est juste ; mais l’argent est aussi une bonne chose, reprit Chamyl avec un sourire.

« — Croyez bien, iman, que tout en servant les princes auxquels je suis dévoué, je ne voudrais point vous désespérer. Qui sait ? Peut-être suis-je destiné à tomber aussi un jour entre vos mains…

« — C’est bien, lui dit Chamyl après une pause. Je vais tâcher d’en finir avant demain soir avec le peuple. Tu sais bien, ajouta-t-il, que sans son consentement je ne puis rien conclure. Je te laisserai partir après-demain avec une réponse définitive. »


L’interprète sortit ; mais le lendemain à neuf heures il fut de nouveau introduit devant Chamyl, qui était entouré de montagnards. Dès qu’il aperçut Gramof, l’iman se tourna de son côté.


« — Isaï-Bek il faut que je te félicite. Voici mon secrétaire. — Et il lui montra un homme assis devant un cahier de papier. — Je me dispose à écrire au prince Orbéniani. L’argent, c’est comme l’herbe qui se dessèche. Nous n’adorons point l’argent, mais Dieu.

À ces mots, tous les assistans prirent une attitude recueillie et attentive. Chamyl continua sur le même ton : — Je n’en écrirai pas long, je ne vous imiterai pas en cela ; mais tu répéteras de ma part au prince ce que je lui annonce dans cette lettre : Dieu est miséricordieux ; que mon fils revienne, et je rendrai les princesses.

« L’interprète se retira, mais il fut bientôt rappelé pour recevoir la lettre de Chamyl. Celui-ci lui remit aussi une lettre des princesses pour le prince Tchavtctiavadzé, et dont il avait pris connaissance. Il enjoignit à Gramof de mettre ces deux lettres en sa présence dans un paquet sur lequel il apposa son cachet ; puis il le pria d’aller à la rencontre de son fils Djemmal-Eddin, et ajouta en terminant :

« — Veille à ce que mon fils ne soit pas entouré par des gens mal intentionnés qui lui conseillent de ne point venir me retrouver. Rends-moi ce service ; sois sincère dans toutes tes démarches, et je t’en récompenserai. Adieu. »

Telles furent les dernières paroles que Chamyl adressa à l’officier arménien. Une demi-heure après, Gramof quittait l’aoul au bruit de la fusillade accoutumée, et se dirigeait vers Khasaf-Yourt, lieu où il devait rejoindre les princes, qui, comme on le comprend, attendaient son retour avec la plus vive impatience.

Quoique les princesses connussent l’arrivée de Gramof, elles ignoraient complètement les pourparlers qui venaient d’avoir lieu ; mais elles soupçonnèrent bientôt que Chamyl était vivement préoccupé par les circonstances dans lesquelles il se trouvait. La manière dont il était revenu au sérail, pendant la nuit, sans aucun apparat, accompagné seulement de Selim, leur indiquait assez que le sort des armes ne lui avait point été favorable. Ces soupçons furent justifiés par l’attitude morne et abattue de toutes les femmes du sérail. Enfin l’une d’entre elles leur confia que Chamyl avait couru le danger d’être pris, et qu’en fuyant la nuit avec Selim, il lui avait dit : — Il y a longtemps que tu me sembles chercher une occasion de passer aux Russes ; en voici une, profites-en. — Peu d’heures après son retour, un blessé avait été rapporté et déposé dans la chambre des étrangers. Tous ces renseignemens confirmèrent les captives dans leur opinion.

Leur situation n’était point changée ; la mauvaise saison, qui continuait, ajoutait encore, si c’est possible, à l’ennui et aux souffrances de leur détention. D’ailleurs elles commençaient à craindre que cette pénible captivité ne durât encore bien des mois. Leur seule distraction consistait, comme depuis leur arrivée au sérail, à recevoir les confidences des femmes de Chamyl et à assister à leurs débats d’amour-propre. Enfin une grande nouvelle se répandit à Dargui-Védeno : le fils de Chamyl était arrivé à Stavropol le 13 février, et peu de jours après il en était parti pour Khasaf-Yourt, avec Gramof, qui l’avait présenté au prince Tchavtchavadzé[27]. Le prince envoya un exprès à Chamyl pour l’inviter à diriger sur ce point des hommes chargés de constater l’identité de son fils. Le chef montagnard s’empressa de désigner pour cette mission un vieux muride nommé Iounous, celui-là même qui avait été forcé de livrer Djemmal-Eddin aux Russes, l’intendant Khadjio et l’interprète arménien. Ces trois hommes se mirent en route le jour même.

Pendant qu’ils se rendaient en toute hâte à Khasaf-Yourt, on commença dans l’aoul à négocier le rachat des prisonniers d’un rang inférieur. À partir de ce moment, le sort des captifs, gardés plus rigoureusement, devint encore plus pénible. C’était un calcul de la part des montagnards : ils espéraient que les plaintes de ces malheureux engageraient leurs parens à sacrifier plus d’argent pour leur rançon. Il arrivait aussi plus souvent que jamais aux princesses d’entendre retentir le chant sacré des montagnards. On leur dit que Chamyl avait fait venir à Dargui un pieux anachorète qu’il avait logé auprès de lui. En certains jours désignés par le prophète, les montagnards des environs se réunissaient dans la cour extérieure, et l’ermite leur débitait par la fenêtre un sermon dans lequel il leur parlait du mépris des richesses et leur exposait les sévères principes des murides. Le temps qu’il ne consacrait point à ces instructions était employé par lui en prières, et Chamyl lui-même, avec son fils et quelques-uns de ses familiers, se joignait souvent à lui dans ces momens. C’est alors que les chants dont les étranges intonations parvenaient jusqu’à la chambre des princesses se faisaient entendre. Lorsque le pieux cénobite en donnait le signal, toute l’assistance les répétait en se livrant à des mouvemens qui paraissaient tenir de l’extase. Les princesses ne s’expliquèrent que plus tard le motif qui avait engagé Chamyl à appeler auprès de lui cet homme du désert.

Les émissaires que Chamyl avait envoyés à Khazaf-Yourt ne tardèrent point à revenir, la bouche pleine de récits empreints de la plus vive admiration pour le fils du prophète. Une seule circonstance faisait tache dans les renseignemens qu’ils donnaient sur Djemmal-Eddin : ils avaient vu le fils de l’iman se rendre chez des officiers russes, et s’étant approchés de la fenêtre pour savoir ce qu’il y faisait, ils l’avaient vu danser. Les montagnards s’indignèrent ; mais la bonne Chouanète essaya d’excuser le jeune homme. Les princesses se réjouissaient déjà de la tournure conciliante que prenaient les négociations, quand un dernier incident vint un moment réveiller leurs craintes. Chamyl ayant renvoyé ses émissaires au prince David en réitérant la demande d’un million et de la mise en liberté de tous les montagnards au pouvoir des Russes, le général indigné lui répondit par une lettre où se trahissait toute son irritation. L’interprète Indris ayant traduit avec exagération les paroles du prince, il fut question d’envoyer les princesses dans un aoul voisin, et de les condamner aux travaux les plus grossiers. Kazi-Machmet, le second fils de Chamyl, vint même leur dire de se préparer au voyage. La princesse Anne se fit alors remettre la lettre de son mari, la lut, et déclara qu’elle n’y trouvait rien d’offensant pour Chamyl. — Faites-la traduire fidèlement, dit-elle, par Chakh-Abbas. — Le fils de Chamyl objecta que si la lettre n’était pas offensante, elle montrait clairement du moins que le prince refusait toujours le million demandé. — Cependant, observa-t-il, il a reçu du gouvernement beaucoup plus de 40,000 roubles, nous le savons. — La princesse n’hésita pas à contredire formellement cette assertion. Le jeune montagnard l’écouta attentivement, et finit par dire que si Chamyl voulait retarder encore leur départ pour les aouls, c’était afin de leur faire écrire de bonnes lettres à leurs parens. Les princesses se hâtèrent alors d’écrire ce qu’on leur demandait, et Chamyl y joignit un message menaçant. Le prince reçut ces lettres avec un mouvement de colère, et fixa un délai au-delà duquel il déclarait que, si Chamyl persistait dans ses exigences, l’affaire était rompue. Les députés rapportèrent fidèlement cette réponse à Chamyl, qui n’en parut point mécontent. Un entretien qu’eurent les princesses à ce propos avec l’instituteur du prophète les éclaira sur sa pensée. Le peuple demandait un million, mais Chamyl était moins exigeant que ses sujets. L’ermite qu’on avait fait venir, et dont nous avons parlé, avait pour mission d’obtenir du peuple l’abandon de ses prétentions. Le soir même, elles apprirent que Chamyl avait tout accordé, et que de nouveaux messagers étaient allés faire part au prince de ses décisions. Seulement le prophète se réservait de faire part ultérieurement du jour et des lieux fixés pour l’échange. L’essentiel était maintenant de commencer au plus tôt l’opération du paiement, qui devait être longue, car la somme promise devait être comptée en argent et le trésorier de Chamyl, envoyé par lui à Khasaf-Yourt, n’était pas fort expert. Les calculs furent heureusement facilités par Gramof, et l’opération marcha plus rapidement qu’on ne l’avait pensé. Les princesses apprirent cet heureux résultat par l’intendant, qui se présenta chez elles pour les prévenir, au nom de Chamyl, que le jour de l’échange serait le jeudi 17 mars 1855 (style russe). — Le jeudi, ajouta-t-il, est le jour favori de l’iman ; il le choisit toujours pour entrer en campagne et commencer les affaires importantes. — On comprend que les captives accueillirent de fort bonne grâce cette ouverture.

Peu de jours avant l’échange, le sérail fut encore le théâtre de scènes assez curieuses. On vit revenir le jeune fils de Chamyl, auquel son père avait pardonné, puis Kazi-Machmet avec sa jeune femme, la fille de Daniel-Sultan, dont l’élégant et riche, costume attira l’attention des prisonnières. On lui fit un accueil très affable ; Chamyl seul garda un air grave en saluant sa belle-fille. — Chère Kharimate, lui dit-il, je suis content de te voir, mais je suis forcé de t’adresser un reproche. Je vois avec regret que la femme de mon fils continue à porter des effets d’un grand prix. Il me semble que cette enveloppe brodée d’or est tout à fait inutile dans un lieu où règne la simplicité. — Le lendemain de l’arrivée des deux époux, les prisonnières furent invitées à choisir, parmi les effets rapportés de Tsinondale, ceux qu’elles voudraient racheter. On se réunit dans la chambre de la sultane Zaïdète ; mais la vue de ces débris informes renouvela en elles de pénibles souvenirs. — Faites de cela ce que vous voudrez, dirent les princesses, et elles rentrèrent tristement dans leur chambre.

L’heure de la délivrance arriva enfin. Les prisonnières apprirent qu’on venait d’amener dans le sérail des arbas à quatre roues, comme on n’en avait encore jamais vu chez les Tchetchens. Le lendemain, les princesses prirent définitivement congé des femmes de Chamyl, et cette fois Zaïdète elle-même se mit en frais de sensibilité. Après une heure consacrée aux adieux, les princesses montèrent dans leurs équipages, dont les cochers étaient des déserteurs russes, et qui, contrairement aux usages du pays, étaient traînés non par des bœufs, mais par des chevaux. C’était évidemment une galanterie du chef montagnard. À la porte du sérail les attendait un détachement de cavaliers commandés par Kazi-Machmet. Le prince Ivan Tchavtchavadzé les attendait aussi. Il avait été racheté, mais il ignorait par qui. Lorsque le convoi traversa le village, les princesses entendirent des voix qui leur criaient des maisons voisines : « Vous qui savez combien on souffre ici, ne nous oubliez pas ! »

Au sortir du village, l’escorte fit halte dans une plaine pour attendre Chamyl, qui vint la rejoindre avec ses murides et Daniel-Sultan, le beau-père de son fils. On portait au-dessus de la tête de l’iman un immense parasol noir. Cette première journée de voyage se termina à Maiour-Toup, dernier aoul des possessions de Chamyl. Les prisonnières furent logées dans une maison attenante à celle qu’occupait le chef montagnard. Le soir même, Chamyl les pria d’écrire au prince David, qui se trouvait au fort russe de Kourinski, situé à vingt verstes de l’aoul, pour obtenir qu’on lui envoyât immédiatement l’interprète Gramof. Les princesses obéirent, et un cavalier porteur de la dépêche partit aussitôt ventre à terre. Il fut arrivé en quelques instans au fort de Kourinski, et y trouva en effet le prince David, qui se disposait à partir le lendemain pour aller au-devant des montagnards. La demande de Chamyl le surprit et l’inquiéta. Il enjoignit à Gramof de partir immédiatement pour Maiour-Toup. Gramof monta à cheval. Quoique la distance fût courte, il n’atteignit l’aoul habité par Chamyl que vers quatre heures du matin. Devant la maison où se tenait l’iman était un poste de murides. L’interprète se fit reconnaître, et on l’introduisit chez l’iman, qu’il trouva étendu sur un tapis et entouré de coussins devant une cheminée dont le feu pétillait. Il tenait à la main un chapelet.


« — Comment ! lui dit Gramof, vous ne dormez pas, iman ?

« — Tu m’as privé de sommeil cette nuit. Je t’attendais.

« — La nuit est sombre ; mais pourquoi m’avez-vous fait appeler ? Les princesses sont peut-être malades.

« — Non, je suis fâché contre toi. Nous avions commencé l’affaire à nous deux, et c’est avec toi que je voulais la finir. Pourquoi, depuis trois semaines que tu es à Kasaf-Yourt, n’es-tu pas venu me voir ?

« On servit du thé, et Chamyl continua en ces termes :

« -— Voici, mon Isaï-Bek, pourquoi je t’ai fait venir. Avant tout, je veux te remercier. Je sais tout : tu as été au-devant de mon fils, tu ne l’as pas quitté, et tu t’es bien conduit à son égard. Ensuite je voulais te dire que demain est un grand jour. Demain nous allons faire la paix avec les Russes : c’est pourquoi il faut que tout soit bien réglé. Je voulais te dire encore que si, contrairement aux convenances, je suis venu à la rencontre de mon fils, c’est pour accompagner nos chères prisonnières et pour empêcher tout ce qui pourrait arriver de fâcheux pendant l’échange. Aussitôt qu’il fera jour, je réunirai tous les naïbs et leur ordonnerai de ne point franchir d’un pas les frontières. Là où se trouvent de grands personnages doit régner la justice. Peux-tu me répondre que je n’aie à craindre pour ma part aucune trahison des Russes ?

« — Vous pouvez en être certain.

« — Et mon fils, reprit Chamyl après une pause, se porte-t-il bien ?

« — Dieu merci, il est en bonne santé.

« — On dit qu’il ne sait plus un mot de tatare ?

« — C’est vrai ; il habite la Russie depuis tant d’années. Ne le lui reprochez pas : il saura bientôt parler votre langue comme autrefois.

« — Sois sûr que je le laisserai vivre à sa guise. Tout ce que je demande, c’est qu’il reste auprès de moi.

« Chamyl revint ensuite sur la crainte qu’il avait d’être trompé par les Russes. L’interprète le rassura de nouveau, et Chamyl l’interrompit pour lui demander des nouvelles du siège de Sébastopol.

« On tient ferme des deux côtés, lui répondit Gramof, rien n’est encore fini.

« — Comment ! dit Chamyl, trois tsars, ne peuvent pas prendre une forteresse en huit mois ! Après cela, moi, j’ai le droit d’être fier de tenir tête à la Russie depuis tant d’années. Il est vrai que je le dois surtout aux forêts de ma Tchétchénie et aux précipices de mon Daghestan.

« Les deux interlocuteurs causèrent ainsi jusqu’à six heures. L’interprète demanda à Chamyl l’autorisation de voir les princesses ; Chamyl la lui accorda, mais à la condition qu’il viendrait le revoir. Après avoir rassuré les princesses, que son arrivée avait effrayées, Gramof alla retrouver Chamyl. Celui-ci dit que l’échange allait se faire immédiatement, et chargea un naïb de l’accompagner pour lui montrer le point où il devait avoir lieu. Avant de partir, Gramof pria Chamyl de défendre à ses hommes de tirer des coups de fusil en signe de joie.

« — Je le veux bien, lui dit Chamyl ; mais les vôtres garderont la même réserve.

« — Depuis la mort de notre empereur, nous portons le deuil, et par conséquent toute marque de réjouissance nous est interdite.

« — Comment ! votre empereur est mort ? s’écria Chamyl. Vous faites bien de porter son deuil, ajouta-t-il après une pause. Au reste le fils d’un tel père doit lui ressembler. Son successeur est-il bien l’Alexandre qui est venu dans le Caucase il n’y a pas longtemps ?

« — Lui-même, répondit Gramof.

« Après avoir encore réfléchi pendant quelques instans, Chamyl reprit : — Allons, mon fils, le temps presse ; retourne à Kourinski et hâte les tiens. Je ne te dis pas adieu.

L’interprète partit au grand galop, suivi de deux murides, pour porter au prince cette bonne nouvelle.

« Le détachement se mit aussitôt en marche, et arrivés sur le lieu de l’échange, les Russes y prirent toutes les précautions nécessaires pour se garantir d’une surprise. Cela fait, Gramof fut de nouveau envoyé vers Chamyl ; il trouva celui-ci étendu sur l’herbe, au sommet d’une petite éminence, sous son parasol noir et en compagnie de Daniel-Sultan. Il se soulevait de temps en temps pour appliquer un œil à une lunette d’approche plantée en terre devant lui et dirigée sur les forces russes. Derrière lui étaient silencieusement rangés environ cinq mille cavaliers ; plus loin, sur la droite, se voyaient les chariots que montaient les prisonnières.

« — Quels sont vos ordres iman ? dit Gramof en s’approchant de Chamyl.

« — Prends avec toi trente-cinq de mes hommes ; rends-toi avec eux auprès des prisonnières et conduis-les avec mes deux fils, Kazi-Machmet et Machmet-Chabi, à un quart de verste du Mitchik[28], et qu’un pareil nombre des vôtres se rendent au même point avec mon troisième fils Djemmal-Eddin et l’argent.

« Pendant que Gramof prenait les dispositions nécessaires pour satisfaire au désir de Chamyl, les princesses suivaient tous ces mouvemens avec des émotions qu’il est facile de comprendre. Au bout de quelques instans, les chariots s’ébranlèrent, précédés par Kazi-Machmet et Gramof, et ils eurent bientôt traversé le lit desséché de la rivière. Le prince David s’avança aussitôt, Kazi-Machmet le salua au nom de son père. Un vieux moulla lui remit son fils, le petit Alexandre. Presque en même temps sa femme se jetait dans ses bras. Pendant que cette touchante reconnaissance avait lieu, Gramof repassait la rivière avec Djemmal-Eddin, les chariots portant l’argent et un détachement russe, commandé par le général Nikolaï. Une foule de montagnards les entourèrent ; ils se pressaient autour du fils de leur iman, et quelques-uns d’entre eux lui baisaient les mains. À vingt pas environ du lieu où se trouvait Chamyl, l’intendant Khadjio vint à sa rencontre, portant un paquet qui contenait un costume complet de montagnard, et il lui fit comprendre que son père ne voulait pas le revoir en uniforme russe. Le jeune homme s’arrêta au pied d’un buisson et repartit bientôt dans son nouveau costume. On lui amena de la part de Chamyl un cheval magnifique ; il sauta légèrement sur cette monture de prix et s’avança vers son père. Arrivé à dix pas de lui, il descendit et se jeta dans ses bras ; des larmes coulèrent sur les joues de Chamyl, qui se tourna vers les assistans et leur dit : — Je remercie Dieu, qui m’a conservé mon fils, l’empereur qui me l’a rendu, les princes qui ont contribué à me le faire revoir, et toi, Isaï-Bek, pour tes bons services.

« En ce moment, il remarqua quelques officiers et cadets russes qui se tenaient à côté de Gramof, et demanda qui ils étaient. Celui-ci répondit que c’étaient des aides-de-camp du général Nikolaï qui étaient venus pour lui présenter son fils. — Je les remercie, dit Chamyl. J’avais une autre opinion des Russes. Je les juge mieux aujourd’hui.

« Les officiers russes demandèrent à Djemmal-Eddin s’il ne leur serait pas permis de prendre congé de lui. — Quelle demande ! s’écria le jeune homme, et il se jeta dans leurs bras. En ce moment, les yeux de Chamyl se remplirent de nouveau de larmes, et, pour détruire la fâcheuse impression que cette scène devait produire sur les montagnards, il leur dit : — Ces jeunes gens étaient sans doute camarades.

« Cela dit, il salua poliment les officiers et ordonna à Kazi-Machmet de les reconduire à la tête de cent hommes.

« Les prisonnières étaient déjà en route pour Tiflis ; elles y reçurent l’accueil le plus sympathique. Quant au fils de Chamyl, Djemmal-Eddin, on raconte que son premier soin a été de visiter les états de son père. Après avoir terminé cette tournée officielle, il a épousé la fille du célèbre naïb Talguike, et dirige maintenant, avec le secours des moulla, les affaires administratives et judiciaires du pays. Il ne lui est pas défendu, ajoute-t-on, d’écrire à ses amis de Russie, mais il use naturellement de ce droit avec modération. »


Le récit qui vient de nous faire pénétrer dans le sérail de Chamyl répond à bien des questions que le public européen se posait depuis longtemps avec une curiosité légitime. On ne connaissait qu’imparfaitement jusqu’à ce jour le héros du Caucase et les peuplades sauvages dont il soutient les droits. Le récit dicté par les princesses Tchavtchavadzé et Orbéliani, bien qu’il se ressente çà et là de l’émotion causée aux nobles captives par de pareils souvenirs, n’en doit pas moins être accepté comme le tableau le plus fidèle qu’on ait encore tracé de la société guerrière qui occupe les défilés du Caucase. En Russie même, on n’a point manqué de le prendre pour point de départ de quelques considérations politiques sur les rapports qui vont s’établir entre Chamyl et ses anciens ennemis. On paraît croire que l’invasion de la Kakhétie est le dernier épisode de la lutte si longtemps poursuivie par le prophète du Caucase contre les armées du tsar. Chamyl, dit-on, s’est rallié sincèrement au gouvernement russe, et demeurera désormais paisible au sein de ses montagnes. Le portrait tracé du chef circassien par ses captives n’autorise pas tout à fait cependant une telle confiance. Il y a dans l’esprit de l’iman du Caucase toute la finesse, toute l’opiniâtreté qui sont les caractères du génie oriental. La paix que la Russie vient de conclure diminuera peut-être aussi le prestige que cet empire s’était acquis à ses yeux pendant la guerre soutenue contre l’Occident. N’oublions pas que Chamyl n’est pas entièrement maître de son peuple, qu’il en subit forcément les passions, et qu’il y aurait quelque imprudence pour lui à heurter trop directement la volonté des tribus aux yeux desquelles il a personnifié pendant longtemps l’esprit de haine et de guerre contre la Russie. Le fils de Chamyl, Djemmal-Eddin, malgré les souvenirs de son long séjour dans cet empire, devra seconder la politique de son père ou quitter le pays. Aussi croyons-nous que les nouvelles relations établies entre Chamyl et les Russes, quoique assez amicales en apparence, ne seront jamais bien sûres tant que les vallées du Caucase resteront fermées au commerce et à l’industrie, et tant que la civilisation européenne n’aura pas fait reconnaître son ascendant parmi les peuplades guerrières de la Tchétchénie et du Daghestan.

La pacification du Caucase n’est pas au reste d’une importance capitale pour le gouvernement russe. La guerre que ses armées soutiennent contre les montagnards caucasiens lui présente un avantage qui compense toutes les pertes que font éprouver aux provinces limitrophes ces scènes de carnage et de dévastation : elle tient ces armées en haleine. On prétend, il est vrai, que ces perpétuelles hostilités épuisent les finances de l’empire ; nous n’en croyons rien[29]. La Russie a dans son sein même des ennemis qui lui causent, à tous égards, infiniment plus de préjudice que les montagnards du Caucase : ce sont ces nuées d’employés qui en tout temps, et lorsque l’honneur et le salut du pays sont en question, dilapident effrontément les finances de l’état ; ce sont ces propriétaires sans entrailles qui dissipent en folles orgies les épargnes de leurs serfs. Cette classe d’hommes incorrigibles, qui, tout en affichant un patriotisme exalté, traitent le pays en véritables Tatares, amassent sur lui un orage qui l’ébranlera quelque jour jusqu’en ses fondemens. Malheureusement ils ne sauraient être vaincus par la violence : une éducation saine et forte pourra seule en exterminer la race ; mais le temps presse, et c’est aux réformes intérieures que la Russie devra consacrer la meilleure part des loisirs de la paix.


DELAVEAU.

  1. La relation très détaillée qui nous guide dans ce travail a été écrite par M. Verderevski, directeur de la Gazette de Tiflis, sous la dictée en quelque sorte des deux victimes, les plus notables du coup de main tenté par Chamyl sur la Kakhétie en 1854, — les princesses Tchavtchavadzé et Orbéliani, que le chef montagnard avait rendues à leur famille après une captivité de huit mois. Elle a pour titre : Récit véridique d’une Captivité de huit mois et six jours chez Chamyl. — Otetchestvennye Zapiski.
  2. La princesse Anne Tchavtchavadzé et sa sœur la princesse Varvara Orbéliani sont les petites-filles de George XIII, dernier souveiain de la Géorgie. En considération de cette origine, elles avaient été nommées demoiselles d’honneur de l’impératrice. Comme presque toutes les Géorgiennes, les deux jeunes princesses sont d’une beauté remarquable.
  3. On sait que les forces dont dispose Chamyl se divisent en deux groupes de montagnards, les uns tchetchens, les autres lesghes, ceux-là occupant le centre, ceux-ci le versant oriental du Caucase.
  4. Les montagnards, lorsqu’ils sont poursuivis de trop près, tuent leurs prisonniers plutôt que de les abandonner.
  5. La princesse Anne avait cinq enfans dont les noms reviendront souvent dans ce récit : Salomé, petite fille de six ans ; Marie, âgée de cinq ans ; Tamara, de trois ans ; Alexandre, enfant âgé d’un an, et Lydie de quatre mois, que sa mère nourrissait. La princesse Varvara Orbéliani n’avait qu’un fils, George, âgé de six mois.
  6. Sabres recourbés et d’une trempe excellente ; Ils sont fabriqués par les indigènes.
  7. On appelle ainsi les montagnards qui forment la garde d’honneur de Chamyl. Les murides sont choisis au nombre de mille parmi les meilleurs guerriers des aouls, et forment une sorte de confrérie à la fois militaire et religieuse. C’est ainsi que les membres de ce corps jurent de renoncer à toutes les affections de la famille ; s’ils ne sont pas mariés, ils restent célibataires, et dans le cas contraire ils n’ont aucun commerce avec leurs femmes et leurs enfans tant que Chamyl les garde à son service.
  8. L’expédition de 1854 coûta en somme assez cher aux montagnards. Les autorités du district de Télave recueillirent sur le terrain quatre cent quatre-vingts cadavres ennemis, et, d’après le rapport de l’interprète Gramof, qui traversa, peu de jours après l’expédition, le Daghestan et le pays des Tchetchens, la perte totale des Lesghes dans leur incursion en Kakhétie s’éleva à douze cents hommes. Chacun des naïbs (ou gouverneurs des vingt provinces du pays dont Chamyl est le souverain) avait déclaré séparément au prophète les pertes de son district.
  9. Les Lesghes ont un extérieur beaucoup moins imposant que celui des Tchetchens ; ils sont généralement laids et grossiers. Ils composent le gros des troupes de Chamyl, dont les Tchetchens forment l’élite.
  10. Commandant les troupes russes et gouverneur civil des provinces caucasiennes. C’est le même qui est mort en 1855 dans la guerre de Crimée.
  11. Il faut entendre par ce mot l’élévation due à la richesse et au mérite personnel. Il n’existe point de classe aristocratique parmi les peuplades qui habitent le versant oriental de la chaîne du Caucase, tels que les Tchetchens, les Lesghes, les Avars, etc. ; mais il en est tout autrement chez les tribus du versant opposé et chez celles qui se trouvent sur les bords de la Mer-Noire.
  12. Instrument national des Géorgiens.
  13. C’est le titre que se donne Chamyl, bien qu’aux yeux des musulmans orthodoxes il n’y ait aucun droit.
  14. Le chef montagnard a plusieurs filles de différentes femmes et trois fils d’une de ses femmes morte depuis peu, — Djemmal-Eddin, alors prisonnier des Russes, Kazi-Machmet, que nous connaissons déjà, et un plus jeune fils, nommé également Machmet.
  15. Cette grande tribu, dont les Tchétchène sont une branche, habite, au centre des montagnes du Caucase, les villages qu’arrosent la Surdju, l’Arguin et leurs affluens.
  16. Probablement une corruption d’Andrei, ou André, en russe. Cet homme était un déserteur.
  17. Le fils aîné de Chamyl, Djemmal-Eddin, ayant été livré aux Russes en otage pendant l’assaut qu’ils donnèrent en 1838 à Akhoulko, avait été élevé par ordre de l’empereur au corps des cadets de Saint-Pétersbourg, et, sorti de cet établissement depuis plusieurs années, il était alors lieutenant dans un régiment de lanciers russes.
  18. Chamyl rappelait ici une exécution provoquée par les révélations d’un déserteur russe nommé Kousnetsof. Cet homme, qui avait gardé une haine implacable pour les officiers de sa nation, trouva un jour dans un pain que l’on envoyait à des officiers russes prisonniers de Chamyl une lettre avec un plan de fuite, Il s’empressa d’en informer Chamyl, et celui-ci les fit décapiter à l’instant même.
  19. C’était sans doute une histoire inventée par Chamyl pour intimider les prisonnières. Les recherches infructueuses auxquelles le gouvernement russe s’est livré pour découvrir l’héroïne de ce récit autorisent à l’affirmer.
  20. Petite peuplade fort grossière qui réside au pied des montagnes, à peu de distance de Tiflis.
  21. Dans le personnel des femmes de service, on compte plusieurs jeunes filles que Chamyl donne d’ordinaire en mariage à ceux de ses murides qui se sont distingués.
  22. Daniel, sultan d’Elisei, s’était d’abord soumis aux Russes et avait été nommé général à leur service, puis il les avait trahis et avait repris rang parmi les auxiliaires de Chamyl, qui avait même autorisé son fils Kazi-Machmet à épouser sa fille.
  23. Chamyl se rend toujours à la mosquée accompagné d’un brillant cortège. Le prophète se coiffe alors d’un turban blanc, et il porte un costume bleu ou vert. Les murides forment la haie sur son passage.
  24. On sait que cette proposition n’eut aucun succès, et il ne pouvait en être autrement. La puissance de Chamyl n’a d’autre fondement que le muridisme, et l’essence de cette affiliation est un esprit de complète indépendance aussi bien politique que religieuse.
  25. En campagne, Chamyl est toujours accompagné de deux cents murides d’élite bien armés et qui ont un étendart distinct. La moitié d’entre eux marche en avant, les autres suivent. Ils marchent sur cinq files et chantent le verset du Koran que nous avons cité plus haut ; les deux troupes le répètent alternativement. À la droite de Chamyl se tient Daniel-Sultan : il est le seul qui ait cette place d’honneur.
  26. C’est le titre honorifique que donnait le prophète a Isaac Gramof.
  27. Le fils de Chamyl dont il est ici question est, dit-on, un jeune homme de bonne mine, souple et élancé ; il avait alors vingt-deux ans environ. L’expression de sa figure annonce la bonté, et son regard est plein d’intelligence et d’énergie. Il ressemble beaucoup du reste à son frère Kazi-Machmet, plus jeune que lui d’un an. On lui reconnaît beaucoup de goût pour l’étude, et il n’avait point oublié d’apporter avec lui un grand nombre de livres, des plans, etc. Quoique resté musulman, il avait presque entièrement oublié la langue de son pays, et professait un sincère dévouement à la Russie.
  28. Petite rivière alors presque à sec.
  29. Les plaines qui entourent le Caucase sont d’une grande fertilité ; elles doivent fournir amplement à la nourriture des troupes que la Russie entretient dans ces contrées.