Histoire de l’Arménie

Histoire de l’Arménie
Firmin Didot frères, fils et Cie (2p. 74-84).

LIVRE PREMIER.

Généalogie de la Grande-Arménie[1]

CHAPITRE Ier

Moïse de Khorène, — au commencement de notre discours, — à Sahak Bagratouni, salut ! [2]

L’éternelle protection de la grâce divine [qui s’étend] sur toi, l’influence continuelle de l’Esprit-Saint [qui rejaillit] sur ton intelligence, me sont révélées par ta noble demande ; ainsi donc, j’ai connu d’abord ton esprit avant de connaître ta personne. Cette demande est si conforme à mes goûts et à mes études, qu’à cause de cela il me convient, non seulement de te louer, mais encore de prier pour que tu restes toujours le même.

Car, si par la raison, ainsi qu’il est écrit, nous sommes l’image de Dieu, si d’ailleurs le bon sens et la prudence sont la prérogative de l’homme doué de raison, et si ton esprit n’eût été dirigé vers ces résultats, toi, en méditant profondément, et en conservant l’éclat de cette étincelle, tu ornes ta raison, et tu marches pour atteindre cette image, — tu réjouis, on peut le dire, ton modèle, le prototype de la raison, par ton noble empressement [à satisfaire] de tels désirs, sans dépasser le but.

En outre, je vois que si ceux qui, avant nous ou de nos jours, ont été les maîtres et les princes du pays d’Arménie[3], n’ont pas ordonné aux savants qui se trouvaient près d’eux de composer notre histoire, s’ils n’ont pas voulu appeler, du dehors des gens instruits ; nous qui découvrons actuellement en toi ce mérite, il est évident qu’il faut déclarer que tu es bien supérieur à tes prédécesseurs, que tu as droit aux plus grands éloges, et que tu es digne d’être célébré dans cet ouvrage.

Aussi, en accueillant avec plaisir ta demande, je suis désireux de la satisfaire, en vue d’immortaliser et ta mémoire et celle de tes descendants ; car ta race est fort ancienne et très renommée ; elle est féconde, non seulement en conseils prudents et efficaces, mais encore en actions nombreuses et glorieuses, et bien dignes d’être vantées[4]. Ces faits, nous les consignerons par ordre dans cette histoire, lorsque nous décrirons en détail les races et que nous établirons les généalogies de père en fils. En ce qui concerne la question des satrapies de l’Arménie, nous traiterons brièvement de leur origine et de leur existence, ainsi que cela est fidèlement constaté dans quelques histoires grecques.

CHAPITRE II.

Pourquoi avons-nous tiré [les renseignements relatifs à] nos affaires, des [livres] grecs, tandis qu’ils sont plus étendu[5], dans [ceux] des Chaldéens et des Assyriens ?’’

Qu’on ne s’étonne point, lorsqu’il y a des écrivains de plusieurs nations, notamment des Perses et des Chaldéens, dans les ouvrages desquels il se trouve assez fréquemment des faits relatifs à notre patrie, que nous n’avons cité seulement que les historiens grecs, en promettant d’en extraire [le tableau de] notre généalogie. C’est qu’en effet, les rois grecs, après avoir réglé leurs affaires intérieures, s’efforcèrent avec tout le zèle possible de transmettre aux Grecs non seulement ce qui concernait leurs conquêtes, mais encore les fruits des travaux de l’esprit ; comme fit ce Ptolémée Philadelphe qui voulut qu’on traduisit en grec les livres et les histoires de toutes les nations[6].

Mais qu’on ne vienne pas nous taxer d’ignorance et nous traiter comme des gens de peu de sens et de savoir, parce que, de Ptolémée roi des Égyptiens, nous avons fait un roi des Grecs, car ce prince, après avoir réduit les Grecs sous son autorité, fut nommé roi d’Alexandrie et des Grecs, titre qu’aucun autre Ptolémée, ni qu’aucun des dominateurs de l’Égypte, ne porta jamais, et qui lui fut donné parce qu’il était plus philhellène[7] que tout autre, et qu’il cultiva avec amour la langue grecque. Bien d’autres exemples de faits analogues l’on fait nommer roi des Grecs ; mais, en résumé, nous en avons assez dit sur ce [Ptolémée].

Beaucoup d’hommes célèbres de la Grèce, aimant la science, se sont appliqués à traduire en grec non seulement les documents des archives des autres nations, tant celles des rois que celles des temples, — comme celui qui confia le soin de ce travail à un certain Bérose (Piourios), Chaldéen très versé dans toutes les parties de la science, — mais encore tout ce qu’il y avait de plus grand et de plus admirable dans les arts. Tous ces documents découverts par eux en quelque lieu que ce soit, ils les recueillirent et les firent passer dans la langue grecque, comme l’aïp au khè, le za et le tho au piour, le guienn à l’iesch et le au scha [8]. Ces hommes, dont nous savons exactement les noms, recueillant tous ces documents, les consacrèrent à la gloire du pays des Hellènes. Ce sont [des écrivains] recommandables, puisque, par amour de la science, ils découvrirent, à force de recherches, les productions des autres ; mais ceux-là sont plus recommandables encore, qui ont accueilli et honoré ces découvertes de la science ; c’est pourquoi je dis qu’assurément la Grèce est la mère et la nourrice de toutes les sciences.

Ceci suffit au surplus pour prouver le besoin que nous avions des renseignements [fournis par] les Grecs.

CHAPITRE III.

Du manque de philosophie de nos premiers rois et princes.

Je ne veux pas laisser, sans le flétrir d’un blâme, le manque de philosophie de nos ancêtres ; mais je veux dès à présent leur adresser un reproche sévère. Car si [on prodigue] des louanges méritées à ceux des rois qui ont confié à l’histoire écrite les époques de leurs règnes, en consignant chacun de leurs actes de sagesse et de courage dans des poésies traditionnelles[9] et dans des annales, et si les chanceliers occupés par l’ordre des rois à faire des compilations meritent aussi nos éloges ; par leur moyen, disons-nous, nous acquérons une expérience plus complète des institutions humaines, en lisant avec plaisir les discours et les récits savants des Chaldéens et des Assyriens, des Égyptiens et des Hellènes, et nous aspirons à [conquérir] la sagesse de ceux qui se sont préoccupés de si nobles études.

Il est donc évident pour nous tous que nos rois et nos ancêtres se sont montrés très peu soucieux de la science, et que leur intelligence était très bornée. Car, bien que nous sachions que nous ne sommes qu’un petit coin de terre, [un peuple] peu nombreux, d’une force limitée et souvent assujetti à une autre puissance, on signale souvent dans notre pays beaucoup d’actions de valeur, dignes d’être recueillies dans les annales, et aucun de nos [rois] n’a pensé à les faire enregistrer. Ils n’ont pas songé à se faire du bien à eux-mêmes, ni à laisser leur nom dans le monde, [ni à le confier] à la mémoire [des générations] ; et nous porrions continuer la série de nos reproches, et leur réclamer de plus grandes choses et de plus anciennes.

Mais quelqu’un dira peut-être : Ce fut l’absence de caractères d’écriture et de littérature[10] en ce temps-là, ou les guerres nombreuses qui se succédèrent sans relâche.

Cette objection n’est pas juste, car il y a toujours des intervalles entre les guerres ; ensuite il existait des caractères perses et grecs, qu’on trouve encore aujourd’hui chez nous, transcrits sur de nombreux registres, où sont constatées les affaires des villages, des cantons et même de chaque maison, beaucoup de procès et de traités généraux, et principalement les registres relatifs à la succession des satrapies[11]. Mais il me semble qu’anciennement, comme de nos jours, les Arméniens dédaignaient la science et les chants traditionnels[12] ; c’est pourquoi il est superflu de s’arrêter plus longtemps sur ces gens vulgaires, ignorants et grossiers.

Mais j’admire la belle conception de ton intelligence ; tu es le seul, depuis l’origine de nos générations jusqu’à aujourd’hui, qui aies songé à entreprendre une si grande chose, à nous proposer de coordonner dans un long et utile travail l’histoire de notre nation, de retracer avec vérité les actions des rois, des races et des maisons satrapales, leur origine, les hauts faits de chacun ; de dire quelles sont les races indigènes, les races étrangères qui acquirent chez nous les droits de naturalisation ; finalement d’inscrire chaque époque, depuis le temps de la construction insensée de la Tour [de Babel] jusqu’à ce jour ; précieux travail entrepris pour ta gloire et ta satisfaction, sans labeur pénible.

À cela, je dirai seulement : « Un livre sera-t-il près de moi, comme s’exprime Job[13] ; ou bien la littérature de tes ancêtres me venant en aide, comme les historiens hébreux, descendra-t-elle d’en haut pour arriver jusqu’à toi sans erreur ? ou mieux encore, commencera-t-elle par toi pour remonter jusqu’à l’origine des autres ? Mais quelle que soit la fatigue, je commencerai, pourvu qu’il se trouve seulement quelqu’un qui me soit reconnaissant de mon travail. Je commencerai donc, comme l’ont fait les autres historiens, selon le Christ et selon l’Église, considérant comme chose superflue de répéter les fables des auteurs profanes touchant les origines ; ne reprenant que quelques faits des temps postérieurs, [ne citant] que certains personnages auxquels se réfèrent les divines Écritures, jusqu’à ce qu’enfin nous arrivions forcément aux récits des païens, dont nous n’extrairons que ce qui nous paraîtra certain.

CHAPITRE IV.

Comment les autres historiens diffèrent entre eux
touchant Adam et les autres patriarches.

En ce qui concerne la racine du genre humain, ou si l’on aime mieux, la cime, il convenait de dire en peu de mots comment les autres historiens s’éloignent de l’Esprit-Saint et ne s’accordent pas entre eux ; je veux dire Bérose (Piouros), le Polyhistor (Pazmaveb) et Abydène[14], au sujet du constructeur de l’arche et des autres patriarches, non seulement pour les noms et les époques, mais aussi parce qu’ils n’assignent pas au genre humain la même origine que nous. Ainsi, à l’égard [d’Adam], Abydène et les autres historiens s’expriment ainsi[15] : « Dieu, dans sa providence pour tous, le fit pasteur et guide de son peuple ; puis il dit : « Alorus régna dix sares », qui font trente-six mille ans. De même à l’égard de Noé, auquel ils donnent un autre nom[16] et [attribuent] des temps infinis, quoique, pour le débordement des eaux et la corruption de la terre, ils s’accordent avec les paroles de l’Esprit-Saint[17]. Ils nomment également dix patriarches, en comprenant Xsinthros (Khsisouthros)[18]. Ainsi, non seulement d’après la révolution du soleil et la division de notre année en quatre saisons, leurs années sont de beaucoup différentes des nôtres et surtout des années divines, mais de plus, ils ne calculent pas d’après les nouvelles lunes, comme les Égyptiens. Quant aux périodes qu’ils disent tirer leur nom des divinités, — si quelqu’un les considère comme des années, — ils ne les comparent pas avec notre calcul, mais tantôt ils les augmentent et tantôt ils les diminuent[19]. C’est donc un devoir pour nous d’exposer ici leurs opinions, et d’écrire pourquoi ils ont pensé de la sorte ; mais, à cause de la longueur de cet ouvrage, je réserve les détails pour un autre endroit et un autre temps, et je termine en commençant par les choses dont nous sommes certains.

Adam premier être créé. Celui-ci, ayant vécu deux cent trente ans[20], engendra Seth. Seth, ayant vécu deux cent cinq ans, engendra Enos. Celui-ci dressa deux colonnes en vue de deux événements futurs, comme le dit Josèphe[21], mais je ne sais pas où. Enos est le premier qui eut l’espérance d’appeler Dieu.

Pourquoi donc dit-on qu’Enos fut le premier qui ait appelé Dieu, ou que signifie le mot appeler ? Car Adam est vraiment la créature de Dieu, de la bouche de qui il est dit avoir reçu l’ordre ; mais, ne s’y étant pas conformé, il s’enfuit, et ayant été interpellé par Dieu et non par d’autres [par ces mots] : « Où es-tu ? » c’est ainsi qu’il entend l’arrêt de son sort de la bouche de Dieu. Puis Abel, connu et aimé de Dieu, lui offre un sacrifice qui est agréé. Ceux-ci étant ainsi admis dans la connaissance et la confiance de Dieu, pourquoi dire qu’Enos fut le premier à appeler Dieu et qu’il le fit avec espérance ? Quant aux autres considérations touchant Enos, nous remettrons d’en parler dans son lieu, c’est-à-dire que nous dirons ce qui convient.

Car, surpris en transgression de l’ordre, le premier homme fut chassé, comme il est dit, du paradis et de la présence de Dieu, à cause de son péché. Puis, celui des fils d’Adam qui était le plus agréable à Dieu, est assassiné par son propre frère. Après quoi il n’y a plus ni parole de Dieu, ni révélation aucune ; le genre humain fut abandonné à l’incertitude, au désespoir, à ses propres instincts et à son caprice. Parmi les hommes, Enos, plein d’espérance et de droiture, appelle Dieu. Or, appeler a un double sens : ou réclamer un bien qu’on a perdu, ou appeler à son secours. Or, un bien que l’on a perdu est déplacé ici, parce qu’il ne s’était pas écoulé un assez grand nombre d’années pour que le nom de Dieu ou Dieu lui-même eût été oublié ; et celui que Dieu avait créé n’était pas encore mort et enseveli. Enos appela donc Dieu à son secours.

Enos, ayant vécu cent quatre-vingt dix ans, engendra Caïnan ; Caïnan, ayant vécu cent soixante-dix ans, engendra Malaléel ; Malaléel, ayant vécu cent soixante-cinq ans, engendra Jared ; Jared, avant vécu cent soixante-deux ans, engendra Enoch ; Enoch, avant vécu cent soixante-cinq ans, engendra Mathusalem ; et après avoir engendré Mathusalem, Enoch, ayant vécu encore deux cents ans d’une vie pure et irréprochable, fut enlevé du milieu des impies, comme le sait Celui qui l’eut pour agréable. La cause de cet événement, nous la dirons plus loin. Mathusalem, ayant vécu cent soixante-sept ans, engendra Lamech ; Lamech, avant vécu cent quatre-vingt-huit ans, engendra un fils auquel il donna le nom de Noé.

De Noé.

Pourquoi désigna-t-il seulement Noé par le nom de fils, tandis que, pour les autres, il se contente de dire il engendra ? « Celui-ci, dit son père dans une prophétie contradictoire, nous fera reposer du travail et de la fatigue de nos mains et [des peines] de la terre que le Seigneur Dieu a maudite » ; ce qui ne fut pas un repos, mais une destruction de tout ce qui était sur la terre. Il me semble que [les mots] faire reposer signifient faire cesser l’impiété et l’iniquité par l’extermination des hommes pervers du second âge. Car il a bien dit : « nous fera reposer de nos œuvres », c’est-à-dire de nos iniquités et de la fatigue de nos mains avec lesquelles nous commettions l’impureté. Il y eut bien repos, selon cette prophétie, non pas pour tous, mais pour les âmes consommées dans la vertu, lorsque les crimes sont lavés et effacés comme par le déluge, ainsi que [le furent] les hommes plongés dans l’iniquité, au temps de Noé. Or, par le nom de fils, l’Écriture a glorifié Noé, en le déclarant agréable, renommé et digne héritier des vertus de ses pères.

CHAPITRE V.

Concordance de la généalogie des trois fils de Noé jusqu’à Abraham, Ninus et Aram. — Ninus n’est point Bel, ni le fils de Bel.

Il est connu de tout le monde que rien n’est plus pénible et moins facile à réunir que [les documents relatifs] au comput des temps, depuis le commencement jusqu’à nous, et principalement [les matériaux] de la filiation patriarcale des trois fils de Noé, si l’on veut poursuivre les recherches de siècle en siècle, attendu que la divine Écriture séparant les siens, son peuple particulier, laissa de côté les autres nations comme des êtres méprisables et indignes d’êtres mentionnés par elle. En commençant, nous parlerons donc de ces peuples, autant que possible, d’après ce que nous avons trouvé de certain dans les histoires anciennes, et, autant qu’il est en nous, sans fausser aucunement les récits.

Quant à toi, lecteur éclairé et studieux, admire l’ordre, la suite constante des trois races jusqu’à Abraham, à Ninus et à Aram, et tu seras étonné.

Sem.

Sem, âgé de trente ans, engendra Arphaxad.

Arphaxad, âgé de cent trente-cinq ans, engendre Caïnan.

Caïnan, âgé de cent vingt ans, engendra Salah.

Salah, âgé de cent trente ans, engendra Héber.

Héber, âgé de cent trente-quatre ans, engendra Phaleg.

Phaleg, âgé de cent trois ans, engendra Réhu.

Réhu, âgé de cent trente ans, engendra Sarug.

Sarug, âgé de cent trente ans, engendra Nachor.

Nachor, âgé de soixante-dix-neuf ans, engendra Tharé.

Tharé, âgé de soixante-dix ans Abraham.

Cham.

Cham engendra Chus.

Chus engendra Mesdraïm.

Mesdraïm engendra Nemrod.

Nemrod engendra Rab.

Rab engendra Anébis.

Anébis engendra Arbel.

Arbel engendra Chaël.

Chaël engendra un second Arbel.

Arbel engendra Ninus.

Ninus engendra Ninyas.

Japhet.

Japhet engendra Gomer.

Gomer engendra Thiras.

Thiras engendra Thorgom.

Thorgom engendra Haïg.

Haïg engendra Arménag.

Arménag engendra Armaïs.

Armaïs engendra Amassia.

Amassia engendra Khégam.

Khégam engendra Harma.

Harma engendra Aram.

Aram engendra Ara le beau.

Or, Caïnan est inscrit par tous les chronologistes le quatrième depuis Noé et le troisième depuis Sem ; de même Thiras est le quatrième depuis Noé, et le troisième depuis Japhet selon notre version, bien qu’il ne se trouve point dans le texte original [de la Bible][22]. En ce qui concerne Mesdraïm, quatrième descendant de Noé, troisième de Cham, nous ne le trouvons [mentionné] ni dans notre version, ni dans les chronologistes ; mais il est ainsi classé chez un Syrien (lisez Égyptien) très-savant et très-instruit[23], et ce que dit ce lettré nous a paru certain. Car Mesdraïm est Medzraim, qui signifie Égypte[24] ; et beaucoup de chronologistes, en disant que Nemrod, c’est-à-dire Bel, était Éthiopien[25], nous ont persuadé que le fait est certain, l’Éthiopie étant limitrophe avec l’Égypte.

Nous ajouterons encore : Bien que les années des époques des filiations de Cham jusqu’à Ninus ne se trouvent comptées nulle part, ou que la connaissance ne nous en soit pas parvenue, et quoiqu’il n’y ait rien de certain touchant Ninus et notre Japhet, cependant la généalogie précédente est exacte ; chacune des trois filiations étant de onze membres jusqu’à Abraham, à Ninus et à notre Aram ; parce qu’Ara qui mourut très jeune est le douzième depuis Ninus. Cela est vrai et personne n’en doute, parce que nous tenons ces renseignements d’Abydène, historien très véridique qui s’exprime ainsi : « Ninus [fils] d’Arbel, de Chaël, d’Arbel, d’Anébis, de Bab, de Bel[26]. » De même aussi par notre filiation depuis Haïg jusqu’à Ara le Beau, qui fit mourir l’impudique Sémiramis, il suppute ainsi : « Ara le Beau [fils d’Aram, d’Harma, de Kégham, d’Amassia, d’Armaïs, d’Arménag, [d’Haïg[27]], qui fut l’ennemi et le meurtrier de Bel[28]. » Ces faits sont rapportés par Abydène dans le premier recueil de généalogies spéciales, qui fut anéanti de nos jours.

Céphalion atteste les mêmes faits, car il l’exprime ainsi dans un chapitre : « Au commencement de notre travail, nous avions commencé à écrire toutes les généalogies en détail, d’après les archives royales ; mais nous reçûmes l’ordre des rois de passer sous silence les hommes obscurs et sans vertu des temps antiques, et de mentionner seulement les hommes généreux, sages et conquérants, et de ne pas dépenser le temps inutilement, » etc.[29]. (6)

Mais il nous paraît étrange et mensonger que certaines personnes disent que Ninus est fils de Bel ou Bel lui-même ; car ni la généalogie, ni la somme des années, n’autorisent [à le faire]. Sans doute quelqu’un, avide de renommée et de célébrité, aura voulu rapprocher ce qui est éloigné. Tous ces renseignements, nous les avons vraiment découverts dam la littérature des Grecs ; car, bien que ceux-ci les aient traduits du chaldéen dans leur propre langue, et de plus qu’un Chaldéen[30], spontanément ou par l’ordre des rois, ait entrepris un semblable travail, comme firent Arius[31] et beaucoup d’autres, — cependant nous attribuons tout aux Grecs, ayant tout appris d’eux.

CHAPITRE VI.

Comment les autres archéologues sont, partie d’accord avec Moïse, partie en désaccord. — Tradition orale du philosophe Olympiodore.

La vérité extraite autant que possible de différents écrivains, nous avons disposé les filiations des trois fils de Noé, jusqu’à Abraham, à Ninus et à Ara ; à cela, je crois, aucun homme de sens ne fera d’objections ; mais si, croyant rompre le cachet de la vérité, quelqu’un se plaît à changer en fables mes paroles véritables, qu’il agisse à sa volonté.

Cependant, si tu es reconnaissant de mes veilles et de mes fatigues, ô toi ami de l’instruction, qui nous convies à un semblable travail, je reviendrai brièvement sur ce que j’ai dit au commencement ; je dirai comment les premiers chroniqueurs se sont plu à écrire sur de tels sujets, quoique je ne puisse pas dire ici si c’est dans les bibliothèques royales qu’ils ont rencontré de semblables documents, ou si chacun, selon son caprice, a dénaturé les noms, les faits, les temps, ou s’il y a encore quelque autre raison. Pour ce qui est du commencement, tantôt il y a du vrai et tantôt du faux, — comme au sujet du premier être créé, qu’ils n’appellent pas premier homme, mais roi, et lui donnent un nom barbare, vide de sens, [en lui attribuant une existence] de trente six mille ans[32] ; — mais quant au nombre des patriarches et à la mention du déluge, ils s’accordent avec Moïse[33]. De même aussi après le déluge, en citant trois personnages célèbres avant la construction de la tour [de Babel], après la navigation de Xisuthre en Arménie, ces chroniqueurs disent vrai[34]. Pour le changement des noms et bien d’autres faits encore, ils mentent.

Or, maintenant il m’est agréable de commencer mon récit avec ma chère sibylle bérosienne[35], plus véridique que beaucoup d’historiens : « Avant la tour, dit-elle, et la multiplication des langues dans le genre humain, depuis la navigation de Xisuthre en Arménie, Zérouan, Titan et Japhétos[36] étaient princes de la terre[37] ». Ces personnages me semblent être Sem, Cham et Japhet.

À peine, dit-elle, se furent-ils partagé l’empire du monde, que Zérouan s’érigea en maître sur les deux autres[38], Zérouan que le mage Zoroastre (Zerataschd), roi des Bactriens, c’est-à-dire des Mèdes, dit être prince et père des dieux.

Zoroastre a débité beaucoup d’autres fables relativement à Zérouan, et qui seraient déplacées ici.

« Titan et Japhet, dit-elle, s’opposèrent à la tyrannie de Zérouan, et lui déclarèrent la guerre. Car Zérouan pensait faire régner ses enfants sur tous [les autres]. Dans ce conflit, dit-elle, Titan conquit une partie du territoire de Zérouan ; mais Asdghig, leur sœur, s’interposant entre eux, fit cesser la querelle. Ils consentirent à laisser régner Zérouan, mais [ils convinrent], par un pacte juré, de faire mourir tous les enfants mâles qui naîtraient de Zérouan pour qu’il ne régnât pas toujours sur eux dans sa postérité. C’est pourquoi ils chargent plusieurs robustes Titans de surveiller les enfantements des femmes de Zérouan. Déjà deux mâles sont immolés pour maintenir le pacte juré, quand Asdghig, sœur de Zérouan, de Titan et de Japhétos, d’accord avec les femmes de Zérouan, médite de persuader et de déterminer plusieurs Titans à laisser vivre les antres mâles et à les transporter en Occident sur la montagne appelée Tutzenguetz, actuellement l’Olympe.

Quoique ce récit soit tenu pour fabuleux ou réel, moi, dans ma conviction, j’y trouve beaucoup de vérité ; car Épiphane, évêque de Constance en Chypre, dans sa Réfutation des Hérésies, dans laquelle il s’applique à démontrer que Dieu est sincère et équitable dans ses jugements, même en exterminant les sept races par les mains des fils d’Israël, s’exprime ainsi : C’est avec justice que Dieu détruisit et fit disparaître ces races de la présence des fils d’Israël, car la terre de ces possessions était échue en partage aux enfants de Sem, et Cham l’occupa et s’en empara. Or Dieu, maintenant le droit des traités jurés, punit la race de Cham, en lui enlevant l’héritage de Sem. » Il est fait mention des Titans et des Réphaïm dans les divines Écritures.

Mais relativement à ces anciens discours tenus autrefois par les sages de la Grèce et transmis jusqu’à nous par les [hommes] appelés Gorgias ( ?), Korki, Panan et par un autre nommé David, il convient, quoique brièvement, de les redire. Un d’eux, profond philosophe, parlait ainsi : « Vieillards, lorsque je cultivais la science, au milieu des Grecs, il arriva qu’un jour il y eut entre ces sages et ces savants une discussion touchant la géographie et la division des nations. Les uns d’une manière, les autres d’une autre, citaient les livres ; or, le plus profond de tous, Olympiodore, s’exprima ainsi : « Je vous rapporterai, dit-il, les discours non écrits, parvenus par la tradition, discours que répètent encore aujourd’hui beaucoup de paysans. Il existe un livre relatif à Xisuthre et à ses enfants, livre qu’on ne voit plus nulle part, où l’ordre des faits se trouve ainsi fixé : « Après la navigation de Xisuthre en Arménie et son débarquement sur la terre ferme, un de ses fils, appelé Sim, s’en va, est-il dit, au nord-ouest pour reconnaître la contrée. Arrivé au pied d’une montagne à la large base qui forme une plaine arrosée par des fleuves qui se rendent en Assyrie, il s’arrête sur les rives de ce fleuve [l’espace de] deux heures, et appelle la montagne de son nom, Sim ; puis il retourne au sud-est, d’où il était parti. Un de ses plus jeunes fils, nommé Darpan, avec ses trente fils, ses quinze filles et leurs époux, s’étant séparé de son père, retourne s’établir sur les rives du fleuve. Sim, du nom de son fils, appelle cet endroit Daron, et le lieu où il n habité lui-même Tzéronk (dispersion), car ce fut là que pour la première fois



(1) Cf. notre Collection t, f, p. 168, note 2, et p. 388, note 6, et, pour plus de détails, Indjidji, Antiq. de l’Arm., t. III, p. 60, 166 et passim. (2) Ce mot est un composé, qui veut dire « rebut des dieux ». (3) Comparer tout ce récit avec le liv. III des Oracula sibyllina, vers 116 à 141 (éd. de M. Alexandre, t. I, p. 102-105). (4) Cf. saint Épiphane, Euvres, t. I, p. 704 (éd. Co- logne, 1682), et Thomas Ardzrouni (Hist. des Ardz., p. 17) qui cite également ce Père de l'Église, à propos de la division des trois races humaines. (5) Genèse, XIV, 5; XV, 20. -Josué, XII, 14; XIII, 12. I, Paral., XX, 4.-Judith, VIII, i et passim. (1) Cf. notre Collection, t. I, p. 388, notes 3, 4. (2) Cf. notre Collection, t. I, p. 388, note 5, cel. 2. (3) Cf. notre Collection, t. I, p. 34, note 3, col. 1. (4) Le canton de Daron, l'un des seize districts de la pro- vince de Douroupéran, est assurément le plus connu de tous, car il a été souvent cité par les Grecs, les Latins et les Arméniens. Il paralt que souvent le canton de Daron donna son nom aux cantons environnants et même à la plus grande partie du Douroupéran. (Indjidji, Arm. anc., p.89 et suiv.)-Saint-Martin (Mém. sur l'Arm., t. I. p. 98-99). Strabon dit que le canton de Daron fut enlevé par Arlaxias aux Syriens (Géogr., liv. XI, ch. 14, $5). On sait du reste que ce pays, malgré son annexion à l'Arménie, fut toujours regardé par les Syriens comme faisant partie de leur habitation, et, même après la con- version des populations de ce pays au christianisme, le canton de Daron était encore peuplé de Syriens. Les principaux couvents, notamment celui de Saint-Jean- Précurseur, restèrent en la possession de moines syriens pendant assez longtemps (Zénob de Glag, Hist. de Da- ron, dans notre Collection, t. I, p. 337, et Jean Mamigo- nien, Contin. de cette Histoire, p. 382, Mémorial). L'histoire du canton de Daron est une des histoires par- ticulières qui nous est le plus connue, grâce aux livres de Zénob et de Jean Mamigonien, que nous venons de citer. ses enfants se séparèrent de lui. Ayant gagné les confins du pays des Bactriens, il y séjourna, dit-on, quelques jours ; mais un de ses fils s’y fixa, car les contrées de l’Orient appellent Sim, Zerouant, et son pays Zarouant, jusqu’à présent. Cependant souvent, très souvent, les anciens descendants d’Aram redisent ces traditions populaires au son du pampirn dans leurs ballades et leurs danses. » Que ces traditions soient vraies ou fausses, peu importe ; mais pour t’instruire de tout ce qui se trouve dans la tradition et les livres, je rassemble tout dans cet ouvrage, afin que tu apprécies pleinement la sincérité de mon dévouement envers toi.

Ch. VII. modifier

Démontrer brièvement que l’homme du nom de Bel [mentionné] par les écrivains profanes est bien le Nemrod des divines Écritures.

On raconte de Bel, sous qui vivait notre ancêtre Haïg, beaucoup d’histoires différentes ; mais je dis que celui qu’on appelle Chronos et Bel est bien Nemrod. Ainsi les Égyptiens s’accordent avec Moïse en dénombrant Héphaïstos, le Soleil, Chronos, c’est-à-dire Chant, Chus et Nemrod ; en négligeant Mesdraïm, car ils disent qu’Héphaïstos fut leur premier homme et l’inventeur du feu.

Pourquoi inventeur du feu, et pourquoi dit-on que Prométhée déroba le feu aux dieux pour le livrer aux hommes ? C’est une allégorie que le plan de notre histoire n’autorise pas à rapporter ici.

L’ordre des dynasties égyptiennes, toute la succession, en remontant de la dynastie des Pasteurs jusqu’à Héphaïstos, témoigne surabondamment du rapport avec la dynastie des Hébreux, en la faisant remonter depuis l’époque de Joseph jusqu’à Sem, Guam et Japhet.

Assez sur ce sujet ; car si nous voulions te faire connaître l’histoire de tout ce qui s’est passé depuis la construction de la tour jusqu’à nous, quand poumons-nous arriver à notre propre histoire, objet de tes désirs, attendu la longueur du travail et la limite courte et incertaine de la vie de l’homme ? C’est pourquoi je commencerai par te faire connaître d’où et comment notre histoire est tirée.

Ch. VIII. modifier

Qui a trouvé ces récits, et d’où ils sont tirés.

Arsace (Arschak), grand roi des Perses et des Parthes, de nation parthe, ayant secoué, dit-on, le joug des Macédoniens, établi sa puissance sur tout l’Orient et l’Assyrie, tué Antiochus roi de Ninive, et soumis à son autorité tout l’univers, met son frère Valarsace (Vagharschag) sur le trône d’Arménie, croyant rendre son propre empire inébranlable. Il donne à Valarsace, Medzpin (Nisibe) pour capitale, une partie de la Syrie occidentale, la Palestine, l’Asie, toute la partie méditerranéenne et la Thétahie (Thidahia), la mer de Pont, jusqu’à l’endroit où le Caucase aboutit à la mer occidentale, en outre l’Adherbadagan (Adherbeidjan) et un autre pays « aussi étendu, dit-il à Valarsace, que tes pensées et ta valeur te le feront concevoir ; car ce qui trace des limites à l’empire des forts, ce sont leurs armes, et plus elles acquièrent de territoires, plus ils en possèdent. »

Varlarsace (Vagharschak) ayant disposé et réglé d’une manière grande et digne toutes les parties de sa puissance, et organisé son empire, voulut savoir quels étaient les princes qui, jusqu’à lui, avaient régné sur le



(1) Rapprochez tout ce que Moïse de Khorène dit ici des détails de la généalogie d'Arphaxad consignés aux ch. X et XI de la Genèse. Le nom de fzéronk n’est pas sans analogie avec celui de Phaleg qui, en hébreu, a également le sens de « dispersion. Cf. Tuch, Kom- mentar über die Genesis, p. 257. Knobel, die Væl- kertafel der Genesis. p. 169. Renan, Hist. des lang. semit., p. 30 de la 3e édition. (2) Zarouant ou Zarevant est un des cantons de la Persarménie, province qui fut souvent placée sous la domination des Perses. On suppose que c'est la même province qui est appelée Zoaranda ou Zoroanda par Pline (Hist. nat., liv. VI, ch. 27). (3) Manéthon, dans Syncelle, p. 18 C, et 51 B, qui a lui-même emprunté les renseignements qu'il donne, à la Chronique d'Eusèbe (éd. Aucher, t. I, p. 200.). - Ch. Müller, Frag. hist. græc., t. II, p. 530 et354. (1) Arsace V Mithridate I, cinquième successeur du fondateur de la dynastie des Arsacides de Perse, régna de l'an 173 à l'an 137 avant notre ère. Cf. Saint- Martin, Fragm. d'une hist. des Arsacides, t. I, p. 330 et suiv. (2) Procope (de Edificiis, III, 1), qui avait consulté les histoires de l'Arménie, raconte, probablement d’a- près Moïse de Khorène, l'avénement au trône de Vag- harschag en ces termes: Kai Tórs TIC tv tv Iláp00; Ba- othév tov döelpdv tov autou 'Appevious Baoiléa xxrEOTH- Gato Apsaxy voua, wokep Twv 'AppEviwy lotopía Froi. (3) Cf. sur les conquêtes de Mithridate I, et l’établis- sement de Valarsace, son frère, comme roi d’Arménie, les Fragm. d'une hist. des Arsacides de Saint-Martin, t. I, p. 36, 37 et suiv., 364 et 354 suiv. 419 et suiv. pays des Arméniens ; si enfin il tenait la place de princes généreux ou fainéants. Ayant trouvé un Syrien, Mar Abas Catina, homme profond et très versé dans les lettres grecques et chaldéennes, il l’envoya avec de riches présents chez son frère séné Arsace (Arschak), en le priant de lui ouvrir les archives royales.

Ch. IX. modifier

Lettre de Valarsace, roi des Arméniens, à Arsace le Grand, roi des Perses.

« À Arsace, souverain couronné de la terre et de la mer, toi, de qui la personne et l’image sont semblables à celles de nos dieux, dont la fortune et les destinées sont au-dessus de celles de tous les rois, dont les conceptions sont aussi vastes que l’étendue du ciel sur la terre, Valarsace, ton frère cadet et ton compagnon d’armes, par ta grâce roi des Arméniens, salut et victoire à toujours ! L’ordre que tu m’as donné d’allier la sagesse à la vaillance, je ne l’ai jamais oublié ; j’ai veillé sur toutes choses, autant que me l’ont permis mes forces et mon habileté. Maintenant que ce royaume est solidement établi par tes soins, il m’est venu l’esprit de connaître quels furent les princes qui avant moi ont régné sur le pays des Arméniens, et d’où viennent les satrapies qui y sont établies. Car ici, il n’y a point de règlements connus, ni de culte déterminé ; on ne sait qui est l’homme le plus considérable du pays, et qui est le dernier. Rien n’est réglé ; tout y est confus et à l’état sauvage.

Je supplie donc ta Majesté de faire ouvrir les archives royales à celui qui se présentera devant ta vaillante Majesté. Après avoir trouvé ce que désire ton frère, ton fils, il s’empressera de lui rapporter des documents authentiques. Notre satisfaction venue de l’heureux succès de nos désirs, est, je le sais, un sujet de joie pour toi. Salut, toi, illustré par ton séjour parmi les immortels. »

Arsace le Grand, ayant reçu la lettre des mains de Mar Abas Catina, ordonna avec plaisir et empressement de lui ouvrir les archives de Ninive ; heureux qu’une si noble pensée fut venue à son frère, auquel il avait remis la moitié de son empire. Mar Apas Catina, ayant examiné tous les manuscrits, en trouva un, en grec, sur lequel, dit-il, était cette suscription :

« Commencement du livre ».

« Ce livre fut, par ordre d’Alexandre le Macédonien, traduit du chaldéen en grec, et contient l’histoire des premiers ancêtres.

Le commencement de ce livre traite, dit-il, de Zérouan, de Titan et de Japhétos ; chacun des personnages célèbres des trois lignées de ces trois chefs de race y est inscrit par ordre, chacun à sa place, durant de longues années.

De ce livre, Mar Abas Catina, ayant extrait seulement l’histoire authentique de autre nation, la porta au roi Valarsace à Medzpine, écrite en caractères grecs et syriens. Valarsace le beau, habile à tirer l’arc, prince éloquent, ingénieux et subtil, estimant cette histoire comme l’objet le plus précieux de ses trésors, la place dans son propre palais, pour qu’elle y soit gardée en sûreté, et en fait graver une partie sur la pierre.

Ainsi, assuré de l’authenticité et de l’ordre des événements, nous les répétons ici pour satisfaire ta curiosité. L’histoire de nos satrapies y est prolongée jusqu’au Sardanapale des Chaldéens, et même au delà. Voici dans ce livre le commencement des récits :

« Terribles, extraordinaires étaient les premiers dieux, auteurs des plus grands biens dans le monde, principes de l’univers et de la multiplication des hommes. De ceux-ci se sépara la race des géants, doués d’une force terrible, invincibles, d’une taille colossale, qui, dans leur orgueil, coururent et enfantèrent le projet d’élever la tour. Déjà ils étaient à l’œuvre : un vent furieux et divin, soufflé par la colère des dieux, renverse l’édifice. Les dieux, ayant donné à chacun de ces hommes un langage que les autres ne comprenaient pas, répandirent parmi eux la confusion et le trouble. L’un de ces hommes était Haïk, de la race de Japhet, chef renommé, valeureux, puissant et habile à tirer l’arc. »

Un tel récit doit s’arrêter ici, car notre but n’est pas d’écrire l’histoire universelle, mais de nous efforcer de faire connaître nos premiers ancêtres, nos anciens et véritables aïeux. Or, en suivant ce livre, je dirai Japhet, Mérod, Sirat, Taglat, c’est-à-dire Japhet, Gomer, Thiras, Torgom ; puis le même chroniqueur, poursuivant,



(1) A partir de cet endroit jusqu'à la fin du récit de Mar Apas Catina, nous renvoyons le lecteur, pour les annotations, au 1er volume de la Collection (p. 13 et suiv.), où les fragments de l'histoire de l'annaliste sy- rien ont été publiés intégralement d'après le livre de Moise de Khorène mentionne Haïk, Armenak et les autres par ordre, comme nous l’avons dit plus haut.

Ch. X. modifier

De la rébellion de Haïk.

« Haïk, dit-il, célèbre par sa beauté, sa force, sa chevelure bouclée, par la vivacité de son regard, par la vigueur de son bras, prince valeureux et renommé entre les géants, s’opposa à tous ceux qui levaient une main dominatrice sur les géants et les héros. Dans son audace, il entreprit d’armer son bras contre la tyrannie de Bélus, lorsque le genre humain se dispersa sur toute la terre, au milieu d’une masse de géants furieux, d’une force démesurée. Car chacun, poussé par sa frénésie, enfonçait le glaive dans le flanc de son compagnon ; tous s’efforçaient de dominer les uns sur les autres. Cependant la fortune aida Bélus à se rendre maître de toute la terre. Haïg, refusant de lui obéir, après avoir engendré son fils Arménak à Babylone, s’en va au pays d’Ararat, situé du côté du Nord, avec ses fils, ses filles, les fils de ses fils, hommes vigoureux, au nombre d’environ trois cents, avec les fils de ses serviteurs, les étrangers qui s’étaient attachés à lui, et avec tout ce qu’il possédait, il s’arrêta auprès d’une montagne où quelques-uns des hommes, précédemment dispersés, avaient fait halte pour s’y fixer. Haïk les soumit à son autorité, fonda en ce lieu un établissement, et le donna en apanage à Gatmos, fils d’Arménak. Ceci donne raison aux récits des anciennes traditions non écrites.

Quant à Haïk, il s’en va, dit-il, avec le reste de sa suite au nord-ouest, s’établit sur une plaine élevée, appelée Hark (Pères), ce qui veut dire : Ici habitèrent les Pères de la race de Torgom. Puis il bâtit un village qu’il appela Haïkaschen (construit par Haïk). L’histoire dit, encore « Au milieu de ce plateau, près d’une montagne à large base, quelques hommes s’étaient déjà établis, et ils se soumirent volontairement au héros. Ceci donne encore raison aux anciennes traditions non écrites.

Ch. XI. modifier

De la guerre d’Haïk et de la mort de Bélus.

Poursuivant sa narration, (Mar Apas Catina) dit : « Bélus, ce Titan, ayant affermi sur tous sa domination, envoie dans le nord vers Haïk, un de ses fils, accompagné d’hommes fidèles, pour l’obliger à se soumettre à lui et à vivre en paix : — Tu t’es fixé, dit-il (à Haïk), au milieu des glaces et des frimas ; réchauffe, adoucis l’âpreté glaciale de ton caractère hautain, et, soumis à mon autorité, vis tranquille là où il te plaît, sur toute la terre de mon empire. Mais Haïg, congédiant les envoyés de Bélus, répondit avec dédain et le messager retourna à Babylone.

Alors Bélus le Titan, rassemblant ses forces, marcha au nord, avec une nombreuse infanterie contre Haïk, et arriva au pays d’Ararat, non loin de l’habitation de Gatmos. Celui-ci s’enfuit vers Haïk, et envoie en avant de rapides coureurs : — Sache, dit Gatmos, ô le plus grand des héros, que Bélus vient fondre sur toi avec ses braves immortels, ses guerriers à la taille élevée, et ses géants. En apprenant qu’ils approchaient de mon domaine, j’ai pris la fuite. Me voici, j’arrive en toute hâte ; avise sans plus tarder à ce que tu dois faire.

Bélus, avec son armée audacieuse et imposante, pareil à un torrent impétueux qui se précipite du haut d’une montagne, se presse d’arriver sur les confins des possessions de Haïk. Bélus se confiait dans la valeur et la force de ses soldats, mais [Haïk], ce géant calme et réfléchi, à la chevelure bouclée, à l’œil vif, rassemble aussitôt ses fils et ses petits-fils, guerriers intrépides, habiles tireurs d’arc mais très peu nombreux, avec les autres hommes qui vivaient sous sa dépendance, et arrive au bord d’un lac dont les eaux salées nourrissent de petits poissons. Là, haranguant ses troupes, il leur dit : — En marchant contre l’armée de Bélus, efforçons-nous d’arriver à l’endroit où il se tient entouré par la multitude de ses braves ; si nous mourons, ce que nous possédons tombera aux mains de Bélus ; si nous nous signalons par l’adresse de nos bras, nous disperserons son armée, et nous serons maîtres de la victoire.

Aussitôt, franchissant un large espace, les soldats de Haïg s’élancent dans une plaine située entre de très hautes montagnes, et se retranchèrent sur une hauteur, à droite d’un torrent. Alors levant les yeux, ils virent la masse confuse de l’armée de Bélus, courant çà et là avec une audace farouche, et dispersée sur toute la surface du pays. Cependant Bélus, tranquille et confiant, se tenait, avec une forte escorte, à la gauche du torrent, sur une éminence, commune dans un poste d’observation. Haïk reconnut le détachement où était Bélus en avant de ses troupes, avec des soldats d’élite et bien armés. Un large espace de terre le séparait de sa troupe. Bélus portait un casque de fer à la crinière flottante, une cuirasse d’airain qui lui garantissait le dos et la poitrine, des cuissards et des brassards ; au côté gauche et fixée à la ceinture une épée à double tranchant ; de la main droite, il portait une bonne lance et de la gauche un épais bouclier. À sa droite et à sa gauche se tenaient ses troupes d’élite. Haïk, voyant le Titan ainsi armé de toutes pièces, et flanqué des deux côtés d’une escorte choisie, place Armenag avec ses deux frères à sa droite, Gatmos et deux autres de ses fils à sa gauche, parce qu’ils étaient habiles à tirer l’arc et à manier l’épée ; pour lui, se plaçant à l’avant-garde, il forma derrière lui en triangle ses autres troupes qu’il fit avancer doucement.

S’étant rapprochés de tous côtés les uns sur les autres, les géants, dans leur choc impétueux, faisaient retentir la terre d’un bruit épouvantable, et par la fureur de leurs attaques ils répandaient parmi eux la terreur et l’épouvante. Grand nombre de robustes géants, de part et d’autre, atteints par le glaive, tombaient renversés à terre ; cependant des deux côtés la bataille restait indécise. À la vue d’une résistance aussi inattendue et pleine de dangers, le roi effrayé remonte sur la colline d’où il était descendu, car il croyait trouver un abri sûr au milieu des siens, jusqu’à ce qu’enfin, toute l’armée étant arrivée, il put recommencer l’attaque sur toute la ligne. Haïg, l’habile tireur d’arc, comprenant cette manœuvre, se place en face du roi, bande son arc à la large courbure, décoche une flèche munie de trois ailes, droit à la poitrine de Bélus, et le trait, le traversant de part en part, sort par le dos, et il tombe à terre. C’est ainsi que le fier Titan, abattu et renversé, expire. Ses troupes, à la vue de ce terrible exploit, prennent la fuite, sans qu’aucun se retournât en arrière. » Mais assez sur ce sujet.

Haïk couvre de constructions le champ de bataille et lui donne le nom d’Haïk, à cause de la victoire remportée ; d’où le canton encore à présent s’appelle Vayots D’zor (vallée des Arméniens). La colline où Bélus succomba avec ses braves guerriers fût nommée par Haïk Kérez-mank (les tombeaux), et l’on dit encore à présent Kérezmank. Le corps de Bélus étant peint de divers couleurs, dit [Mar Abas Catina], Haïk le fit transporter à Hark, et enterrer sur une hauteur à la vue de ses femmes et de ses fils. Or notre pays est appelé Haïk, du nom de notre ancêtre Haïk.


  1. Le texte porte « des grands Arméniens »
  2. Cette rubrique présente quelque difficulté, et le sens en est assez obscur ; on pourrait aussi traduire : « Moïse de Khorène parle de l’origine de notre [nation] en ces termes, à Sahag Bagralide, et le salue. »
  3. L’adjectif harousd que nous avons traduit par « maitre » avec le sens de « roi ou dynaste » signifie à proprement parler « fort, riche, opulent ». Le mot ischkhan qui veut dire prince, s’entend ici des satrapes qui étaient souverains dans leurs domaines et ne relevaient que du pouvoir royal. — Cf. Indjidji, Antiq. de l’Arm. (en arm.), t. II, p. 78, 79.
  4. Cf. sur la famille des Bagratides qui s’établit en Arménie sous le règne de Valarsace, le premier des Arsacides arméniens, et qui plus tard donna des rois à ce pays et à la Géorgie, les savantes recherches du P. Indjidji (Antiq. de l’Arm., t. I, p. 313, et surtout, t. II, p. 96 et suiv.), qui a rassemblé tous les documents tirés des historiens arméniens, et qui ont trait à cette famille illustre, à son histoire, à ses domaines, etc. — Cf. aussi Collection des hist. arm., t. I, p. 33, note 2, col. 2.
  5. Trois manusc. : « plus ornées. »
  6. Cf. Aristée, Hist. de la version des Septante, dans la Biblioth. des Pères (Oxford, 1662. — Saint Épiphane, Traité des poids et mesures (éd. Petau, Paris, 1622), t. II, § 12, p. 168 et suiv. — Collect. des hist. de l’Arménie, t. I, p. 405 et suiv.
  7. L’arménien a traduit mot à mot le composé φιλέλλην par « ounasèr ».
  8. Ce passage, que l’on a essayé d’interpréter de diverses manières, reste encore aujourd’hui une énigme qu’il semble impossible de pénétrer. On doit croire que c’est un passage corrompu par les anciens copistes qui, n’ayant pas saisi le sens de ce membre de phrase, auront dénaturé le texte, de façon à le rendre incompréhensible.
  9. Le mot veb qui a habituellement le sens de « chant, » signifie ici un « poëme historique. » — Cf. Emin, Vebkh… Chants de l’ancienne Arménie (en arménien), préface, p. 7, et Collect. des hist. armén., t. I, p. 17, note 1, col. 1. Le même, trad. de l’Hist. de Moïse de Khorène en russe, note 7, p. 238.
  10. Cf. Collection des hist. d’Arm., t. I ; p. xiv et suiv., du Discours prélim., p. 14, note 4.
  11. Le mot asadouthioun qui a le sens de « liberté » veut dire ici des « terres libres », c’est-à-dire des « domaines de satrapes » lesquels étaient exempts d’impôts, comme les terres de l’Église. Le code de Mékhitar Kosch, connu sous le nom de Tadasdanakirkh et qui se conserve en manuscrit dans plusieurs bibliothèques, a très-bien défini ce qu’il faut entendre par ces « terres libres » qui formaient autant de seigneuries indépendantes. — Cf. aussi Indjidji, Antiq. de l’Arm., t. II, p. 77.
  12. Cf. Collect. des hist. d’Arm., p. 25, note 2.
  13. Job, XXXVII, 20.
  14. Cf. Thomas Ardzrouni, Hist. des Ardzrouni (en 1852), qui cite également Bérose et Abydène, à propos de l’histoire des premiers âges du monde.
  15. Eusebe, Chron., I, p. 46-47 (éd. Aucher). — Le Syncelle, p. 30.
  16. Xisuthros. — Cf. Eusèbe, Chron., I, p. 40.
  17. Alexandre Polyhistor ; cf. Eusèbe, Chron., p. 38.
  18. Eusèbe, Chron., I, p. 28-29.
  19. Cf. Eusèbe, Chron., t. I, p. 26-28, et note 1, page 28.
  20. Trois manuscrits donnent la variante : « deux cents trente-sept ans. »
  21. Josèphe, Antiq. judaiques, liv. I, ch. 2. — Vartan, Hist. univ. (en arm., Venise, 1862), p. 37.
  22. Le nom de Caïnan ne se trouve pas mentionné en effet dans les ch. X et XI de la Genèse, ni dans le ch. I du liv. I des Paralipomènes, selon les Septante ; cependant les manuscr. arméniens de la Bible intercalent dans la généalogie de Sem, Caïnan. Ainsi le verset 24 du dixième livre de la Genèse est ainsi conçu : « Et Arphaxad engendra Cainan, et Caïnan engendra Salah, et Salah engendra Héber. » Ce verset est reproduit dans la version arménienne des Paralipomènes, liv. I,. ch. 1, vers. 18.
  23. Manéthon, dans Eusèbe, Chron., I, p. 201, et Ch. Müller, Frag. hist. græc., t. II, p. 526.
  24. Le nom biblique de l’Égypte est, מצוך et מצרים que les Arabes ont gardé sous la forme m’ser.
  25. Ce passage, qui est extrait des Ἀσσυριακὰ d’Abydène, est perdu en grec. Eusèbe l’avait déjà donné dans sa Chronique (éd. Mai et Zohrab, p. 36). — Cf. Ch. Müller, Frag. hist. græc., t. IV, p. 284, § 11.
  26. Cf. Eusèbe, Chron., I, p. 109.
  27. Ce nom manque dans les manusc. ; mais il faut le restituer pour l’intelligence du texte.
  28. Ce passage du livre déjà cité d’Abydène est perdu en grec, et ne nous a été conservé que par Moïse de Klorène. — Cf. Ch. Müller, Fragm. hist. gr., t. IV, p. 285, § 12.
  29. Ce fragment extrait de l’Exorde des Histoires de Céphalion que Moise de Khorène nous a seul transmis, appartient au livre I, intitulé Κλειώ (Photius, Biblioth., cod. 68, p. 34. Éd. Bekk.), et a été reproduit par Ch. Müller dans le t. III des Fragm. hist. gr., p. 627, § 2.
  30. Il est question ici de Mar Apas Catina, dont nous avons publié les fragments de l’Histoire, dans le t. I de notre Collection, p. 1 et suiv.
  31. Arius est peut-être le même qu’Arius d’Héracléopolis, dont Philon de Byblos a parlé dans un assez long fragment qu’Eusèbe nous a transmis dans sa Préparation évangélique (t. I, p. 40 D). Cf. Müller, Fragm. hist. græc., t. III, p. 572.
  32. Moïse fait allusion dans ce passage à Abydène qui, ainsi que nous l’avons vu plus haut (ch. 4), dit en parlant d’Adam : « Alorus régna dix sares, qui font trente-six mille ans. » — Cf. aussi Eusèbe, Chron., 1, 46. — Le Syncelle, p. 30, ὅτι μιν τοῦ λεὼ ποιμένα ὁ θεὸς ἀποδείξαι. Βασιλεῦσαι δὲ σάρους ιʹ. Σάρος δέ ἐστι χ’ καὶ γʹ ἔτεα..
  33. Cf. Abydène, dans Eusèbe, Chron., 1, 48-50.
  34. Cf. Abydène, Bérose, le Polyhistor, dans Eusébe, op. cit., loc. cit.
  35. Pausanias, Descript. de la Grèce, liv. X, ch. 12. — Josèphe, Contr. Appion. I, 19, 20. — Eusèbe, Chron., p. 38. — Coll. des oracl. sibyllins, t. 1, p. 331, 345 (Amst., 1689), et Alexandre, Oracula sibyllina, t. II, Excursus I, ch. 15, p. 82 et suiv. (éd. Didot).
  36. Sur cette trilogie litanique, cf. Ewald, Geschichte des Wolk., liv. I, p. 373.
  37. Ce passage semble être extrait en effet des oracles sibyllins (liv. III, § 2, vers 105-115) :

    Αὐτὰρ ἐπεὶ πύργος τ’ ἔπεσε, γλῶσσαί τ’ ἀνθρώπων
    Παντοδαπαῖς φωναῖσι διέστρεφον, αὐτὰρ ἅπασα
    Γαῖα βροτῶν πληροῦτο, μεριζομένων βασιλήων.
    Καὶ τότε δὴ δεκάτη γενεὴ μερόπων ἀνθρώπων,
    Ἐξ οὗπερ κατακυσμὸς ἐπὶ προτέρους γένετ’ ἄνδρας.
    Καὶ βασίλευσε Κρόνος, καὶ Τιτὰν, Ἰαπετός τε,
    Γαίης τέκνα φέριστα, καὶ Οὐρανοῦ ἐξεκάλεσσαν
    Ἄνθρωποι, γαίης τε καὶ οὐρανοῦ οὔνομα θέντες,
    Οὕνεκα οἱ προφέριστοι ἔσαν μερόπων ἀνθρώπων.
    Τρισσαὶ δὴ μερίδες γαίης κατὰ κλῆρον ἑκάστου,
    Καὶ βασίλευσεν ἕκαστος ἔχων μέρος, οὐδ' ἐμάχοντο.

    — Cf. Alexandre, Oracula sibyllina, t. 1, p. 102-103.

  38. Cf. le Polyhistor, auquel Eusèbe avait lui-même emprunté ces passages (Chron., 1, p. 38-39).