Histoire de deux peuples/Chapitre II

Flammarion (p. 31-51).

CHAPITRE II

LES TRAITÉS DE WESTPHALIE :
L’ANARCHIE ALLEMANDE
ET LA SÉCURITÉ DE LA FRANCE GARANTIE.

On serait tenté quelquefois de croire que l’histoire de notre pays n’a pas été écrite par la même sorte d’hommes que ceux qui l’ont faite. Nos rois, nos ministres, nos grands diplomates seraient bien surpris s’ils pouvaient voir ce que leur œuvre et leurs intentions sont devenues dans l’esprit de la plupart de nos historiens, mieux doués pour composer des romans, des poésies lyriques ou soutenir des polémiques de parti que pour autre chose. Ce n’est pas que l’ancienne politique française ait manqué de larges vues d’ensemble ni même d’imagination, quoique certains écrivains l’aient jugée trop « terrienne ». La défense du sol, la protection et l’extension progressive du territoire national formaient effectivement le premier point du programme de la monarchie. Il a fallu de cruelles expériences pour que notre pays appréciât mieux une politique dont l’objet était de le mettre à l’abri de ces invasions que nous venons, depuis la Révolution, de subir pour la cinquième fois.

C’est à ce résultat que tendait la lutte contre la maison d’Autriche, lutte qui a rempli deux siècles de notre histoire et qui devait s’achever par un triomphe complet. Essentiellement, il s’agissait d’empêcher que les Habsbourg n’obtinssent ce que les Hohenzollern ont acquis au XIXe siècle, c’est-à-dire la domination de l’Allemagne. Il s’agissait d’empêcher que l’Allemagne ne fît son unité comme la France avait fait la sienne. C’était une œuvre réaliste, inspirée par le bon sens, dominée par la notion de l’intérêt national. En même temps, l’humanité et la civilisation devaient y trouver leur compte : à l’issue de la guerre de Trente Ans, lorsque la force allemande fut brisée pour de longues années, l’Europe connut une de ses plus belles périodes. Après les épreuves que le germanisme en liberté vient de faire subir au monde européen, on admirera la clairvoyance d’une politique qui consistait à désarmer la barbarie germanique, à rogner les griffes de la bête.

À cette politique, le peuple français s’est associé le plus souvent de toute son âme. Quelquefois, pourtant, il l’a entravée ou retardée. Plus tard, il en a compromis les résultats et il en a presque complètement perdu l’intelligence.

C’est ainsi qu’on a travesti d’une façon bien extraordinaire les projets que nourrissait Henri IV, et dont l’exécution était déjà commencée lorsque le couteau d’un fanatique le mit à mort. On a prétendu de nos jours que Henri IV préludait à la politique de la Révolution et des Napoléons, qu’il voulait distribuer l’Europe selon le principe des nationalités. Heureux quand on n’a pas soutenu qu’il se lançait dans cette grande entreprise, mûrie avec son ministre Sully depuis huit ans, pour satisfaire une passion amoureuse. La vérité est que le Bourbon relevait le plan des Valois, abandonné pendant la période de guerre civile et d’anarchie à laquelle son arrivée au pouvoir avait mis fin. Henri IV se proposait ce que Richelieu devait réaliser plus tard : l’abaissement de la maison d’Autriche. Mais sa disparition, la minorité de son fils, la fin de sa bienfaisante dictature introduisaient la France dans une nouvelle phase républicaine. Encore une fois, les divisions, les intérêts particuliers reprenaient le dessus. Il faudra attendre que Louis XIII soit un homme, qu’il soutienne un grand ministre de son autorité, pour

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FESTIN DONNÉ EN L’HONNEUR DE L’ÉLECTION DE L’EMPEREUR FERDINAND II.
Une table et un buffet sont dressés pour l’Empereur et pour chacun des sept Électeurs.
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SIGNATURE DU TRAITÉ DE WESTPHALIE, le 16 juin 1650.
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ALLÉGORIE AYANT TRAIT AU COURONNEMENT DE L’EMPEREUR LÉOPOLD Ier en 1658.
que les factieux soient châtiés, les partis réduits au silence et que l’ascendant soit rendu à l’intérêt national. Anarchie correspondant à des périodes de décomposition et d’affaiblissement, dictature royale correspondant à des périodes de restauration intérieure et d’expansion extérieure : on peut dire que ce rythme règle toute notre histoire.

Les graves désordres qui marquèrent la minorité de Louis XIII devaient retentir de la manière la plus curieuse sur les affaires d’Allemagne.

En l’année 1620, alors que l’état de la France était fort troublé, que les intrigues faisaient rage, une vague de fond venue — comme il est arrivé si souvent dans notre histoire, comme il est arrivé en 1914 encore, — des confins de l’Europe centrale et de l’Europe orientale apportait la nécessité de faire face au péril extérieur. Elle était bien loin des lieux où s’agitaient tant de partis, de convoitises et d’ambitions, où nos protestants se disposaient à proclamer leur « république des réformés », cette Bohême qui tentait de reconquérir son indépendance et se révoltait contre l’Empereur. Il fallut pourtant s’occuper d’elle. La politique étrangère s’imposait à la France, venait la saisir au moment où les Français étaient beaucoup plus portés à se livrer à leurs disputes personnelles qu’à regarder de l’autre côté des frontières. L’affaire de la défenestration de Prague, qui ouvrit la guerre de Trente Ans, ressemble singulièrement, à cet égard et par les conséquences qu’elle a eues, à l’assassinat de Serajevo.

Les nationalistes tchèques d’alors, dont la tentative de libération se compliquait d’un mouvement religieux, avaient mis à leur tête l’Électeur Palatin et recevaient l’aide des princes réformés de l’Empire. Les affaires d’Allemagne se trouvaient engagées de nouveau et dans les mêmes conditions qu’au siècle précédent, au temps de la lutte contre Charles-Quint. Soulevés contre l’Empereur, les protestants allemands firent appel à leur allié naturel et traditionnel, le roi de France, protecteur des libertés germaniques. Le duc de Bouillon fut chargé de porter à Paris leur demande. Mais bien des choses avaient changé depuis la mort d’Henri IV. Dans les grands désordres qui l’avaient suivie, les principes directeurs de la politique française avaient été perdus de vue, un rapprochement, sanctionné par le mariage de Louis XIII, s’était fait avec l’Autriche. L’empereur Ferdinand ne manqua pas de saisir une occasion si favorable. En même temps que les protestants envoyaient leurs délégués à la cour de France, il y dépêcha un ambassadeur, Friedenbourg, chargé de plaider que la cause du roi et la cause de l’empereur étaient la même. Les arguments que développait Friedenbourg étaient d’une modernité singulière. Le porte-parole de Ferdinand II représentait à Louis XIII et à Luynes qu’avec la révolte de l’Électeur Palatin il s’agissait d’une conjuration républicaine, que, de toutes les républiques, villes libres, aristocraties et démocraties protestantes, naissait un mouvement qui menaçait au même titre toutes les monarchies. De Suisse, de Hollande, des cités hanséatiques, il montrait la révolution gagnant de proche en proche, ralliant même celles des villes catholiques d’Allemagne où régnait « le gouvernement de plusieurs ». Et, très adroitement, Friedenbourg invitait le roi de France à faire un retour sur ses propres protestants, en état ou en velléité d’insurrection perpétuelle, à la fois républicains et séparatistes, si dangereux pour l’autorité du monarque et l’unité du royaume. « Que prétendent-ils donc, eux aussi ? s’écriait l’habile diplomate. N’ont-ils pas ensemblement conspiré, fait des assemblées secrètes et collectes de deniers afin d’ébranler s’ils pouvaient le royaume de France et rendre la puissance des rois énervée ? » Si Louis XIII intervenait en faveur des protestants d’Allemagne, il encouragerait ses huguenots, il ne pourrait plus en venir à bout. « Qui défend les rebelles, il apprend à ses propres sujets à se révolter. Qui prête l’oreille aux étrangers qui calomnient leur magistrat (leur gouvernement), il ouvre la porte aux séditions intestines, et si vous portez secours aux rebelles contre leur roi, quand ils auront vaincu leur naturel seigneur, ils tourneront les vôtres contre vous. » Friedenbourg soutenait avec éloquence la thèse de la solidarité des trônes, qui n’est pas moins décevante que celle de la solidarité des puissances libérales et des démocraties. Mais, en un sens, ses arguments portaient juste. Le péril protestant, au moment où il parlait, était grave pour la France. À l’alimenter en soutenant la cause des réformés d’Allemagne, on eût couru de grands risques. Richelieu lui-même, une fois devenu le maître, commencera par briser le protestantisme comme puissance politique avant de passer à l’action extérieure et de reprendre la politique française en Allemagne suivant les principes éprouvés. L’œuvre européenne de Richelieu a dû être précédée d’une période de dictature, d’assainissement, de rétablissement de l’ordre à l’intérieur.

Sans chercher les rapprochements historiques, ils s’imposent sans cesse à nous, et par la force des choses. La France n’a pas cessé d’occuper la même situation géographique, d’être entourée des mêmes voisins, de se trouver dans la même position par rapport aux problèmes européens. Or, dans les mêmes cas, les mêmes manœuvres déterminent nécessairement les mêmes conséquences. Si Louis XIII ne s’était pas résolu, par le brillant plaidoyer de Friedenbourg, à prêter à l’Empereur le concours de ses armes, il avait observé la neutralité, comme Napoléon III en 1866. Comme alors aussi le réveil fut pénible. On a souvent parlé du coup de tonnerre de Sadowa : cette image s’applique exactement à la bataille de la Montagne Blanche. Lorsque le roi de Bohême eut été écrasé par les années de Ferdinand, on comprit que l’Empereur venait de recevoir un surcroît de puissance redoutable, que le péril de la maison d’Autriche renaissait. Les ambassadeurs et ministres du roi en Allemagne envoyèrent à Paris des avis pressants. Ils représentaient qu’on avait fait fausse route en restant neutre, en n’appuyant pas la Bohême et la ligue protestante contre l’Empereur. Au nom de la « raison d’État », au nom de l’intérêt de la France, ils demandaient un changement de politique. Ils expliquaient qu’il importait de ne pas se laisser donner le change par le plan de contre-réformation qu’affichait l’Empereur et que, sous prétexte de restaurer l’unité religieuse en Allemagne, Ferdinand II voulait y établir l’unité politique. Ce manifeste des ambassadeurs était un cours complet de haute diplomatie : ce ne sont pas les bons conseillers, les esprits clairvoyants qui ont jamais manqué à notre pays. Ce qui a manqué quelquefois, ce sont les gouvernements capables de comprendre leurs propres erreurs et de reprendre la route droite. En 1866, Napoléon III eut aussi à son service un bon diplomate qui tenta de réparer les fautes de son maître. Drouyn de Lhuys ne fut pas écouté, et le chef élu de la démocratie impériale s’applaudit même d’avoir gardé la neutralité. En 1620, l’erreur, commise dans des conditions semblables, si ce n’est qu’au lieu de partir de principes faux elle venait de l’intérêt mal entendu, fut réparée sans retard. Cette aptitude à profiter des leçons, à s’adapter aux événements, caractérise l’œuvre générale de la monarchie capétienne, qui a été la création de la France, le maintien et le développement des résultats acquis au cours de ce grand voyage, fécond en surprises toujours renouvelées, que forme l’histoire d’un peuple tel que le nôtre.

C’est à l’impression laissée chez Louis XIII par le « coup de tonnerre » de la Montagne Blanche que Richelieu dut son influence sur le roi. Il reçut l’autorité qui lui était nécessaire pour mener à bien sa vaste entreprise de politique européenne. Une fois l’ordre rétabli en France, et par des moyens rigoureux, dont l’échafaud ne fut pas exclu, une fois l’État huguenot brisé Richelieu se tourna vers les affaires d’Allemagne. La Rochelle cette capitale de la République protestante, étant prise, le cardinal put contracter l’alliance contre la maison d’Autriche avec Gustave-Adolphe qui venait d’apparaître sur la terre germanique comme le champion de la Réforme.

La politique de Richelieu reproduit avec une exactitude frappante les grands traits de la politique capétienne des siècles précédents. Le cardinal, lui aussi, fit en sorte de ne recourir aux armes qu’après avoir épuisé les ressources de la diplomatie. Il laissa les Danois d’abord, puis les Suédois, se battre et fatiguer l’Empereur avant de faire couler le sang français. Ensuite, il prépara par la diplomatie le succès de l’intervention armée. À la Diète de Ratisbonne, où le travail de ses agents fit échec à l’Empereur, son plan fut conforme à la devise formulée sous Henri II, mais pratiquée bien avant le règne de ce prince : «  Tenir sous main les affaires d’Allemagne en aussi grande difficulté qu’il se pourra. »

À cette politique réglée sur celle du siècle précédent, Richelieu ajoutait un élément destiné à lui donner une ampleur nouvelle. L’attitude que l’entreprise révolutionnaire et séparatiste des huguenots de France l’avait obligé de prendre à l’égard du protestantisme imposait des tempéraments à notre alliance avec les protestants d’Allemagne. Le problème à résoudre était complexe. L’intérêt de la France était de s’unir à la ligue évangélique allemande et à Gustave-Adolphe, héros de la Réforme, contre l’Empereur. Mais il était impossible, en raison de la position prise par les réformés en France, de se livrer sans contre-partie au protestantisme européen. C’est la pensée que le confident et l’auxiliaire du cardinal, le célèbre Père Joseph, exprimait avec force lorsque, parlant de l’alliance avec les protestants allemands, il disait qu’il fallait « se servir de ces choses comme d’un remède dont le peu sert de contre-poison et dont le trop tue ». Née d’une double nécessité, créée par l’obligation d’accorder les intérêts du dedans avec ceux du dehors, la politique de Richelieu, loin d’être opprimée par la difficulté, en reçut un surcroît de vigueur. Tout en secourant la ligue protestante en Allemagne, le cardinal conçut l’idée de dissocier la cause de l’Empereur et la cause catholique. S’étant rendu compte que les princes catholiques tenaient à leur indépendance en face de l’Empire ni plus ni moins que les princes et les États protestants, il mit tout son effort à leur représenter que la Contre-Réformation, dont se réclamait Ferdinand III, n’était qu’un prétexte qui recouvrait une entreprise d’asservissement de l’Allemagne aux Habsbourg. Richelieu, en sa qualité de prince de l’Église, et son meilleur agent, le P. Joseph, en sa qualité de capucin, pouvaient utilement tenir ce langage. Ils se servirent de la politique même de Ferdinand III, de l’exploitation de l’idée et du sentiment catholiques en Allemagne par l’Empereur, pour transformer et pour étendre le rôle du roi de France en tant que « protecteur des libertés germaniques ». Le Habsbourg jouant sa chance sur une seule carte, Richelieu fit en sorte que la France apparût au contraire comme la pacificatrice désintéressée et le recours équitable de tout ce qui avait sujet de se plaindre. En un mot, le Bourbon se présenta comme arbitre où le Habsbourg était partie.

L’historien le plus pénétrant de cette période, M. Gustave Fagniez, dans son livre magistral sur le P. Joseph, a mis en évidence le sens du relatif qui anime cette part de la diplomatie de Richelieu. Ni l’homme d’État ne voulut travailler aveuglément pour la cause du protestantisme, ni l’homme d’Église ne voulut être dupe des beaux semblants de la Contre-Réformation. « En réalité, a dit M. Gustave Fagniez, il n’y eut entre la France et le parti évangélique que le lien qui résulte d’actions parallèles contre un ennemi commun. Malgré la force réelle que nos subsides et l’espoir de notre participation aux hostilités ont apportée à la coalition protestante, Richelieu s’est moins appliqué à grouper et à encourager les membres de cette coalition qu’à rompre le faisceau des États catholiques qui, en Allemagne et en Italie, s’unissaient autour de la maison d’Autriche, et à les attirer sous le patronage et la protection de la France. La prédilection, la sympathie, ce fut dans ses relations avec le parti catholique germanique et avec son chef (Maximilien de Bavière) qu’il la mit, c’est là qu’il faut chercher le ressort principal de sa politique. » Richelieu avait refusé de servir les intérêts religieux du protestantisme, repoussé toutes les propositions de s’associer à la Ligue protestante de La Haye. En un mot, il avait maintenu son accord avec les protestants allemands dans les limites tracées par l’intérêt de la France. De même, il fut inflexible quand on tenta de l’entraîner dans une ligue catholique, de lui faire abandonner les alliances particulières de la France avec tel ou tel État réformé. Il n’entra jamais dans l’idée que le conflit européen pût « se réduire à la lutte de deux religions ». Son choix allait à un « tiers parti » qui garderait l’indépendance de l’Europe centrale et constituerait, pour l’établissement d’une grande monarchie allemande, un obstacle infranchissable. Au lieu des Habsbourg catholiques, il se fût agi, en ce siècle, des Hohenzollern protestants, que la politique de Richelieu se fût appliquée de la même manière et qu’elle eût coïncidé sur tous les points.

Cette politique triompha lorsque le plus important des princes catholiques allemands, l’Électeur de Bavière Maximilien, fut entré dans les vues du cardinal. Dès lors, il n’y avait plus à craindre que ni l’Allemagne ni le catholicisme européen fussent asservis à la maison d’Autriche. Le Saint-Siège lui-même adhérait au tiers parti. La formule de l’équilibre européen, c’est-à-dire de l’indépendance des États de l’Europe par rapport à l’Empire germanique, était trouvée. De cette indépendance des peuples, à laquelle elle avait si efficacement travaillé, la France se trouvait naturellement devenir la garante. Mais on voit à quel point le rôle du roi de France comme « protecteur des libertés germaniques » avait grandi. D’allié, de complice des séditieux, il devenait le gendarme impartial, l’ami et le protecteur du faible. Catholiques ou protestants, sa justice s’étendait à tous. Mais surtout les populations catholiques, les plus voisines de notre pays, les plus latinisées aussi, les plus assimilables par conséquent, passaient dans notre amitié, on peut même dire sous notre protectorat : ces bonnes relations devaient durer jusqu’à 1870. La Ligue du Rhin, que le cardinal de Mazarin noua un peu plus tard, faisait de l’Allemagne rhénane et de l’Allemagne du Sud une sorte de marche du royaume. C’étaient des alliés destinés à former un rempart contre la ruée toujours possible des tribus germaniques plus lointaines et plus barbares, et qui, en même temps, se laisseraient pacifiquement pénétrer par nos idées et par nos mœurs. Dès lors, l’extension de notre frontière jusqu’au Rhin pouvait s’accomplir sans heurts et sans risques. Tout était bénéfice dans l’opération…

Il a fallu trente ans de guerres au XVIIe siècle pour ruiner la puissance impériale, c’est-à-dire pour battre l’Allemagne. Il est vrai qu’elle fut si complètement battue que les vainqueurs purent en disposer à leur gré. Et elle fut moins longue à se remettre de ses ruines matérielles qu’à sortir de l’impuissance politique dans laquelle elle fut fixée.

Richelieu était mort avant d’avoir vu le couronnement de son œuvre. Mais les principes de sa politique étaient si bien établis, sur des bases si solides et avec une telle clarté, que sa disparition ne changea rien aux affaires en cours. Un ambassadeur de la République de Venise, endroit où l’on s’entendait à la diplomatie, écrivait à son gouvernement après la mort du grand cardinal : « On peut dire qu’ayant bouleversé l’Empire, troublé l’Angleterre, affaibli l’Espagne, Richelieu a été l’instrument choisi par la Providence pour diriger les grands événements de l’Europe. » Ce bouleversement de l’Empire, qui était le résultat auquel tendait la politique française depuis de longues années, fut obtenu par les célèbres traités de Westphalie. Il ne fut pas nécessaire d’innover, pas même de se livrer à de grands efforts d’imagination. La paix française, que l’Allemagne reçut sans déplaisir — ce qui était le comble de l’art, — reposait sur des données expérimentales, et n’était que le développement de principes politiques dont la bienfaisance avait été reconnue.

Les traités de Westphalie, modèle de toute paix sérieuse et durable avec les pays germaniques, comprenaient quatre éléments essentiels, harmonieusement combinés à l’effet d’interdire à l’Allemagne de redevenir un grand État dangereux pour la France et pour l’Europe. C’étaient : le morcellement territorial et politique ; l’élection ; le régime parlementaire ; et la garantie des vainqueurs pour maintenir le système et le faire respecter.

Le morcellement territorial par application du particularisme germanique fut poussé aux extrêmes limites. Où était-il, l’Empereur qui avait prétendu diviser l’Allemagne en dix cercles, avec un gouverneur dans chacun ! Il y eut désormais deux mille enclaves (principautés, républiques, évêchés, margraviats ou simples commanderies), parmi lesquelles plus de deux cents formaient des États souverains disposant des droits régaliens et capables, surtout, de contracter des alliances à leur gré. L’Allemagne était hachée en menus morceaux, disloquée, décomposée. Elle ne présentait plus que l’image d’une « mosaïque disjointe », comme devait dire de nos jours un des chanceliers de l’Empire uni, le prince de Bulow. À côté de quelques rares électorats d’assez bonne taille, c’était une poussière de principautés et de villes libres, c’était Monaco, Liechtenstein, Saint-Marin et la République d’Andorre multipliés à des centaines d’exemplaires. L’Allemagne, à ce point de division et de dispersion, fut appelée la « croix des géographes ». Les cartographes eux-mêmes s’y perdaient et n’avaient pas assez de couleurs à leurs crayons pour distinguer tous ces territoires enchevêtrés les uns dans les autres.

Si l’on se penche sur cette carte complexe, on découvre d’ailleurs que ce désordre, où rien n’avait été abandonné au hasard, était un effet de la prévoyance et de l’art politiques… En face des domaines héréditaires de la maison d’Autriche, trois électorats de force moyenne, Bavière, Saxe et Brandebourg, montent la garde. Du côté de la France, au contraire, la route est libre. Sur le Rhin, pas un seul État vigoureux ni étendu. En outre, on a fait en sorte qu’aucune des nombreuses petites dynasties allemandes n’ait plus d’influence que la voisine : il faudra des circonstances extraordinaires pour que la Prusse rompe les mailles de ce filet. Dans chaque lignée princière, le traité entretient les rivalités et alimente les jalousies. Il y a des Hohenzollern, des Wittelsbach, des Wettin, des Guelfes, etc…, qui règnent et qui se surveillent de tous les côtés. Le calcul était si bon que deux branches de Brunswick, brouillées depuis cette époque, ne se sont réconciliées que de nos jours.

La « croix » dont parlaient alors les géographes fut lourde à porter, surtout pour les Empereurs contre qui, selon une forte et heureuse expression de Mignet, l’Empire fut désormais constitué, et qui durent renoncer à l’espérance d’en faire marcher ensemble les membres épars. Dans cette Allemagne décomposée, chacun posséda son indépendance, put agir à sa tête sans être obligé à rien pour le bien général. Quand La Fontaine disait : « Tout petit prince a ses ambassadeurs », il faisait allusion à ces principicules germaniques libres de s’allier avec toute puissance de leur choix. Nous avons vu, dans la guerre de 1914, la principauté de Liechtenstein déclarer sa neutralité et refuser d’envoyer à l’Autriche son contingent militaire. Deux cents Liechtenstein de toutes les dimensions jouissaient de la même liberté dans l’Allemagne hachée par les auteurs des traités de Westphalie. Sur le particularisme allemand, sur l’intérêt personnel, les rivalités, l’amour-propre des princes et des tribus germaniques, ils avaient fondé un système inextricable. L’Allemagne comme nation en parut étouffée pour toujours.

Ce n’était pas l’Empereur qui eût été capable de réveiller le sentiment national. Son prestige sortait des congrès de Munster et d’Osnabruck plus atteint que jamais. La maison d’Autriche n’avait pas dompté les protestants, elle avait perdu son influence sur les catholiques, elle restait soumise à l’élection avec des électeurs agrandis. Et si elle parvint à garder le titre impérial jusqu’à la chute du Saint-Empire, ce fut au prix de concessions et d’abandons de pouvoir toujours plus graves à chaque scrutin. L’élection de Léopold Ier, la première qui eut lieu après la conclusion des traités, fut un véritable scandale. La France y intervint au grand jour, et les envoyés du roi à Francfort, Grammont et Hugues de Lionne, au vu et au su de tous achetèrent les électeurs qui, d’ailleurs, ne se firent pas faute de mettre leur voix à l’enchère ; nous dirions dans le langage d’aujourd’hui qu’ils se comportèrent en « chéquards » sans vergogne et insatiables. Mazarin se plaignait douloureusement de leurs exigences : « Encore qu’il soit avantageux, disait-il, de laisser croire au monde qu’il y a toujours grande abondance d’argent en France, parce que cette croyance est ce qui peut le plus porter les esprits à désirer l’amitié de Sa Majesté dans un siècle intéressé, néanmoins il y a d’assez bonnes raisons pour persuader un chacun, sans discréditer Sa Majesté, de régler et modérer ses prétentions dans la conjoncture présente. » Par ces moyens, le roi de France était plus puissant dans l’Empire que l’Empereur lui-même. Grammont et Lionne obtinrent ainsi de Léopold Ier une capitulation par laquelle il s’engageait, entre autres choses, à se désintéresser des Pays-Bas et de la Franche-Comté, à se séparer de l’Espagne, etc… L’élection permettait à la politique française de manœuvrer l’Empire dans le sens de nos intérêts.

Élus à Francfort, résidant à Vienne, les malheureux Empereurs avaient encore affaire à un Parlement qui siégeait à Ratisbonne et avec lequel ils partageaient les restes d’une autorité délabrée et précaire. L’institution de la Diète d’Empire, dont descend en droite ligne le Reichstag actuel, n’était pas nouvelle. La Diète remontait aux origines de la Germanie : un article du traité d’Osnabruck n’eut qu’à en étendre les attributions. Supposons qu’après la guerre de 1914 les alliés vainqueurs eussent stipulé, par exemple, que le Reichstag aurait le droit de renverser les ministères et que chacun des États représentés au Conseil fédéral voterait par tête au lieu que la majorité des voix appartienne à la Prusse : voilà comment, au XVIIe siècle, la France se mêla de donner à l’Allemagne une constitution libérale, destinée à entretenir l’anarchie.

Il est étonnant que l’on ait pu faire dater du XVIIe siècle le régime parlementaire lorsque l’on voit la dextérité, expression d’une connaissance directe de la vie des assemblées, avec laquelle notre diplomatie disposa les rouages de la Diète en vue de rendre tout gouvernement sérieux impossible en Allemagne. La composition de cette Chambre fut savamment compliquée. Électeurs, princes et villes formant chacun un collège, on comptait, et avec raison, sur les intérêts et les sentiments de ces trois groupes, généralement unis contre l’autorité impériale, mais divergeant sur le reste pour les faire disputer entre eux. La Diète reproduisait toutes les divisions territoriales, politiques, religieuses de l’Allemagne et les échauffait en vase clos. Les villes surtout devaient y représenter l’élément démocratique, et Mazarin observait avec satisfaction : « Hambourg, entre autres, a déclaré qu’elle respirait encore l’air de l’ancienne liberté d’Allemagne. » Un beau règlement, très minutieux, sur l’ordre des discussions et la manière de procéder au vote, rendait, sous prétexte de protéger les droits de chacun, la marche des affaires d’une lenteur infinie, parfois toute décision impossible. En outre, le programme des attributions de la Diète lui proposait la solution des problèmes les plus difficiles, les plus irritants, dont chacun devait provoquer des conflits et des disputes, particulièrement en matière de finances et d’impôts. Selon le calcul de ses inspirateurs français, la Diète germanique fut le conservatoire de l’anarchie allemande. « Qu’y fait-on, sinon contredire et chicaner à la façon des maîtres d’école ? » s’écriait Leibnitz. Et un autre écrivain politique allemand de la même époque disait, avec ironie, du parlement de Ratisbonne : « Il serait curieux de savoir ce qu’un si grand nombre de députés a fait depuis tant d’années à la Diète, et à quoi ont servi tant de grands repas et tant de vin d’Espagne qu’on boit le matin, et tant de vin du Rhin qu’on boit le soir. La vérité est qu’ils travaillent à une matière inextricable, et qu’après s’être longtemps évertués pour rien ils peuvent jurer qu’ils n’ont pas été sans rien faire. » D’autres Allemands — ils étaient très rares, — chez qui survivait une flamme de patriotisme, une certaine notion de l’intérêt national, déploraient ce funeste régime parlementaire qui, selon le mot de l’un d’eux, plongeait l’Allemagne dans « une nuit éternelle ». En effet, comme un historien l’a écrit, l’étranger s’empressa tout de suite « d’exploiter, avec la connivence des intéressés, les vices de l’institution ».

Le roi de France s’était réservé le droit — exorbitant à bien y penser — d’être représenté à la diète d’Empire par un plénipotentiaire dont la vraie mission était de surveiller les travaux de l’assemblée, d’y nouer des intelligences, d’en faire tourner les discussions au profit de l’État français. Le recueil des instructions diplomatiques données sous l’ancien régime à nos ministres auprès de la Diète germanique est d’une grande clarté sur ce point : il s’agit d’employer le régime parlementaire allemand dans l’intérêt de la France. C’est un système sur lequel notre diplomatie n’a eu ni un scrupule, ni un doute. En 1698, par exemple, on appréhende à Paris que la Diète n’accorde un accroissement de forces militaires à l’Empereur. M. Rousseau de Chamoy, partant pour Ratisbonne, reçoit ces instructions :

Les délibérations de la Diète de Ratisbonne sur les affaires les plus importantes sont ordinairement traversées par tant d’incidents de peu de conséquence qu’il sera de l’habileté du sieur de Chamoy de profiter de ces différents incidents pour éloigner autant qu’il sera possible les délibérations sur le point de l’armement, sans qu’il paraisse qu’il en craigne la résolution. Il doit éviter dans cette même vue d’en parler le premier ; mais lorsque l’occasion se présentera d’agiter naturellement avec les députés des princes de l’Empire ce qui peut convenir à leurs maîtres après la paix, il pourra, sous prétexte d’examiner pour leur propre bien l’utilité ou les inconvénients de cet armement, leur faire voir qu’ils n’ont présentement rien à craindre de la part de Sa Majesté…

Mais il doit se servir de ces raisons sans affectation ; et comme Sa Majesté ne doute pas qu’il n’observe avec beaucoup d’attention les différents mouvements de la Diète, il trouvera des conjonctures heureuses pour éloigner, par le seul embarras des affaires qui naîtront, toutes les propositions qui pourraient être contraires au maintien de la paix.

Nos arrière-neveux connaîtront peut-être des instructions fort semblables données par Guillaume II à ses ambassadeurs à Paris pour faire rejeter par notre Parlement des crédits militaires. S’acquérir des partisans à la Diète de Ratisbonne devint tout de suite l’habitude de la diplomatie française, une tradition fidèlement transmise par les « académiciens du cabinet ». En 1726, Chavigny emportait ces recommandations spirituellement discrètes en se rendant à Ratisbonne :

Il entrera parfaitement dans les vues de Sa Majesté, s’il sait acquérir de telle sorte la confiance de quelques-uns des principaux ministres de cette Assemblée, qu’il puisse être instruit par eux de tout ce qui s’y passera et profiter des ouvertures et des moyens qu’il trouvera d’avancer, retarder ou empêcher par des représentations qu’il saura faire à propos les différentes résolutions suivant qu’elles pourront être conformes ou contraires aux intentions de Sa Majesté. Bien entendu qu’il évitera de paraître jamais l’auteur de ces sortes de mouvements ; car il suffirait que l’origine en fût connue pour que les effets contraires eussent lieu.

Il ne faut pas que le plénipotentiaire du roi de France puisse être accusé de ne s’occuper, à Ratisbonne, « qu’à fomenter la division qui se fait déjà remarquer dans l’Empire ». En réalité, il ne se rend pas à son poste pour autre chose. Il va exploiter l’anarchie germanique et veiller à ce que le système établi par la paix de Westphalie ne soit pas altéré. Par une suprême précaution qui couronne l’édifice, le roi de France s’est réservé, à cet effet, la garantie des traités de 1648. Cette Charte de l’Allemagne, qui est en même temps la Charte de l’Europe, est déclarée par lui inviolable. Quiconque y touche aura affaire à sa justice. Partagée d’abord avec la Suède (qui a joué au XVIIe siècle le rôle d’« allié de revers » dévolu plus tard à la Russie), la garantie des traités de Westphalie ne tarda pas à appartenir à la France seule. Sur ce point, la monarchie n’eut pas une heure de relâchement. Ayant réussi à diviser et à désarmer l’Allemagne, elle n’entendait pas laisser renaître l’ancien état de choses, ni que le résultat des efforts accomplis par la nation française fût remis en question. En 1788, à la veille de la Révolution, en présence des envahissements de la Prusse en Allemagne, le gouvernement de Louis XVI se réclamait encore des droits et des devoirs de la France, garante de la liberté germanique.

Le chef-d’œuvre de la paix de Westphalie, ce fut peut-être que les Allemands s’en montrèrent les premiers satisfaits, tant elle répondait à leurs goûts et à leur nature. En vain l’empereur Ferdinand III, par la plume de ses écrivains, qui jouaient alors le rôle des journalistes officieux de nos jours, avertissait-il ses peuples que le roi de France, sous prétexte de travailler pour leurs droits, avait travaillé pour lui-même, que le Bourbon se proposait de prendre en tutelle les Allemagnes divisées et réduites à l’impuissance. Est-ce que l’Empereur se mêlait des affaires de France, encourageait les Frondes ou protégeait les Parlements ? Et il montrait que, sous prétexte de liberté germanique, les rois de France arrachaient l’un après l’autre des pans du Saint-Empire, les évêchés hier, l’Alsace aujourd'hui, la Lorraine ou autre chose demain… Les Allemands furent insensibles à ce langage. Ils se plurent dans leur anarchie. Bien mieux, ils en tirèrent vanité. Cette Constitution que l’étranger leur avait donnée, que la politique française avait mûrie, ils lui découvrirent un caractère « national ». Leurs juristes en firent de longs commentaires, et ils ne manquèrent pas d’en trouver les origines dans le droit des vieux Germains. Ils s’épuisaient en doctes définitions, au bout desquelles il leur arrivait, comme à Pufendorf au XVIIe siècle, de conclure ainsi : « Il ne reste plus autre chose à dire, si ce n’est que l’Allemagne est un corps irrégulier, et qui a l’air d’un monstre (monstro simile) au regard de la science politique… D'un royaume régulier, elle a dégénéré en une forme de gouvernement si mal combinée, qu’elle n’est plus désormais une monarchie, même limitée, bien que les signes extérieurs en offrent l’apparence, ni précisément un corps ou système de plusieurs États confédérés, mais plutôt quelque chose de flottant entre ces deux régimes. » C’est ce que Voltaire, avec sa vivacité, résume en deux lignes : « Le nom de Saint-Empire subsistait toujours. Il était difficile de définir ce que c’était que l’Allemagne et ce que c’était que cet Empire. » La définition, pourtant, avait été donnée dès le premier jour, quand Oxenstiern avait parlé d’une confusio divinitus conservata, d’une anarchie pourrait-on traduire, conservée de main de maître, et cette main était celle de l’étranger. Chose admirable : les Allemands ne s’en sont pas aperçus au moment même, ils n’ont pas vu pourquoi la France montrait tant de sollicitude pour leur liberté, et ils n’ont compris la vérité que de nos jours.

Bienfaisant pour la France, de qui il semblait écarter à jamais le péril germanique et qu’il a, en fait, jusqu'à 1792, mise à l’abri des invasions, le traité de Westphalie ne se réduisait pas à la conception de l’intérêt immédiat, et, si l’on peut dire, de l’intérêt brut de notre pays. Ce qui rendait particulièrement solide cette audacieuse construction politique, c’est qu’elle partait d’un principe général auquel l’Europe fut dès lors intéressée. Qu’il est étrange d’entendre aujourd'hui les héritiers spirituels des révolutionnaires qui ont détruit l’œuvre diplomatique de la monarchie se plaindre des ambitions du nouvel Empire germanique et réclamer un régime international où l’indépendance des moyens et petits États soit respectée ! Dans leur impatience de rétablir ce que la Révolution a détruit, il y a l’aveu d’un long siècle d’erreurs.

Toutes les mesures que l’imagination de nos publicistes, par les moyens souvent les plus chimériques ou les plus inefficaces, rêva de prendre pour protéger le monde contre le fléau allemand, elles avaient été obtenues par le traité de Westphalie. Pluralité des États : c’est le principe de l’équilibre qui exclut la monarchie universelle. Indépendance des États : point d’abus de la force possible contre les faibles. Droit d’intervention contre les malfaiteurs publics qui violent ou se disposent à violer les règles du droit public européen : la France, armée de ce droit, pouvait remplir l’office de gendarme préventif, pour la sécurité générale. Et elle le pouvait sans peine et sans danger, car elle était la première intéressée au maintien d’un état de choses où elle était aussi la première en richesse et en puissance. Ainsi la politique française avait réussi, au milieu du XVIIe siècle, à rendre l’Europe à peu près habitable, à la soustraire au Faustrecht, au barbare droit du poing, à la conception apportée mille ans plus tôt par les invasions germaniques. Depuis la paix romaine, depuis l’échec de la République chrétienne, le monde civilisé pouvait pour la première fois respirer et vivre tranquille. Grâce au système européen fondé par le traité de Westphalie sur l’impuissance de l’Allemagne, l’ancien monde a connu cent cinquante ans de repos. Repos relatif sans doute, mais qui apparaît comme un âge d’or quand on le compare à la période qui a suivi et qui a été celle de la guerre des nations et des grands massacres de peuples. Tous les désirs, que la guerre de 1914-1918 a rendus plus ardents, de voir l’Europe protégée contre l’Allemagne équivalent à un regret du traité de Westphalie, que la monarchie française déclarait « inviolable » et dont Proudhon a pu dire, par un raccourci d’une admirable puissance, qu’il « existe à jamais » pour la société européenne, parce qu’il donne satisfaction à ses besoins essentiels, de même que les lois existent à jamais pour toutes les sociétés humaines qui ne sauraient vivre sans le respect des contrats et la protection des faibles contre le droit du plus fort.

Proudhon qui, à travers ses nuages, a eu souvent une si vive intelligence des réalités, a bien montré (dans sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister) le caractère des traités de 1648, le meilleur arrangement qu’on ait jamais su trouver pour l’Europe, le plus sûr correctif aux abus de la force. Abstraction faite d’une certaine métaphysique dont son esprit n’a jamais pu se défaire, le jugement de Proudhon est d’un grand prix à l’heure où il s’agit toujours de trouver pour les peuples, avec le moyen de garantir leurs libertés et leur existence, le principe régulateur de leurs relations.

Le traité de Westphalie, écrit Proudhon, a reconnu, contrairement aux idées qui, depuis un temps immémorial, avaient cours dans le monde, non pas que le droit de la guerre jusqu’alors observé fût une chimère, un préjugé de la barbarie : personne n’y eût ajouté foi. Il a déclaré seulement ceci que l’hypothèse d’une monarchie universelle, conséquence extrême du droit de la guerre, admise par les anciens peuples… était chimérique ; qu’ainsi, quelles que fussent les guerres qui pourraient à l’avenir désoler les nations chrétiennes, ces guerres ne pourraient aller jusqu’à les absorber toutes en une seule et à renouveler de la sorte l’expérience d’un État unique ; que, sauf la délimitation à faire des territoires, la pluralité des puissances était, à l’avenir, reçue en principe, et, autant que possible, maintenue par leur égalité ou équilibre.

Depuis cette époque, le principe d’équilibre a été reçu dans le droit des gens : en sorte qu’on peut dire, en toute logique et vérité, que, si le droit de la victoire ou la raison de la force est le premier article du droit des gens, la pluralité des puissances, et, par suite, la raison d’équilibre, en est le second.

… Tant qu’il y aura pluralité de puissances plus ou moins équilibrées, le traité de Westphalie existera : il n’y aurait qu’un moyen de l’effacer du droit public de l’Europe, ce serait de faire que l’Europe redevînt… un empire unique… Charles-Quint et Napoléon y ont échoué : il est permis de dire, d’après ce double insuccès, que l’unité et la concentration politique, élevées à ce degré, sont contraires à la destinée des nations ; le traité de Westphalie, expression supérieure de la justice identifiée avec la force des choses, existe à jamais.

De l’absolu où il se place, Proudhon n’oublie que deux choses qui lui fussent devenues plus sensibles s’il avait pu voir les guerres de 1870 et de 1914 et le germanisme déchaîné : c’est d’abord que cette justice était fondée sur l’abaissement de l’Allemagne. C’est ensuite que cette justice se rencontrait avec le bien de la France.

À l’« ordre européen », tel qu’il était sorti des traités de Westphalie, la France se trouvait la première attachée. Tout ce qui était de nature à troubler cet ordre était de nature à atteindre en même temps la France. Notre politique européenne devait donc être à l’avenir une politique conservatrice. Sans doute, on ne pouvait se flatter d’avoir cristallisé l’Europe dans les formes qu’elle avait reçues en 1648. Des changements étaient inévitables avec le cours des âges. Des problèmes nouveaux devaient se poser. Du moins serait-il toujours possible de les résoudre dans l’esprit de notre diplomatie classique et selon les principes élaborés par la monarchie et les grands conseillers de la couronne. Rejeter l’expérience acquise et les résultats obtenus, pour fonder l’Europe sur d’autres bases et lui donner une nouvelle organisation, ne pouvait que profiter à autrui, retirer à la France son privilège d’antériorité, et remettre en question, avec l’équilibre et le droit commun de l’ancien monde, l’existence de notre pays. Cette erreur est justement celle qu’a commise la Révolution.

Nous allons voir comment le peuple français, après avoir réussi, avec ses guides héréditaires et ses grands politiques, à assurer son repos et sa grandeur, a travaillé de ses propres mains à détruire ce qu’il avait fait, et comment il a ramené dans le monde l’âge de fer et la barbarie en croyant régénérer le genre humain.