Histoire de Rome Livre XXIX

Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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Chapitre I modifier

(1) L’hiver venait de finir, et le roi Sapor, enflé de ses précédents succès, après avoir comblé les vides de son armée et largement pourvu à son équipement et à sa subsistance, s’empressa d’ouvrir la campagne à la tête de ses cataphractes, de ses archers et d’autres troupes à sa solde.

(2) Le comte Trajan et Vadomaire, ex-roi des Alamans, conduisirent contre lui des forces imposantes ; mais leurs instructions leur prescrivaient, sur toute chose, de s’en tenir à la défensive.

(3) En conséquence, arrivés à Vagabanta, où ils furent vivement attaqués, ils durent refuser la bataille et manœuvrer en arrière, évitant avec soin l’effusion du sang ennemi, afin que la violation du traité ne pût leur être imputée. Mais, contraints finalement d’accepter le combat, ils firent beaucoup de mal aux Perses, et la victoire leur resta.

(4) Le reste de la saison se passa, de part et d’autre, à escarmoucher avec des succès divers. Une trêve fut enfin conclue d’un commun accord, et les deux rois, sans cesser de se considérer comme étant sur le pied de guerre, quittèrent chacun de son côté l’armée. Sapor alla hiverner à Ctésiphon, et Valens revint à Antioche. Là, tandis qu’il se reposait sans crainte du dehors, il fut au moment, comme on va le voir, de succomber sous les atteintes d’ennemis de l’intérieur.

(5) Fortunatien, trésorier du domaine privé, dirigeait, à ce titre, des répétitions très fondées contre les intendants Anatole et Spudase. Un nommé Procope, esprit inquiet et brouillon, leur mit en tête de chercher à se défaire de ce surveillant incommode. Fortunatien fut instruit de leurs menées. C’était un caractère violent, habitué à pousser les choses à l’extrême. Au lieu de se renfermer dans le cercle de son autorité, il livre aussitôt à la juridiction du préfet du prétoire un certain Pallade, homme de bas étage, soupçonné par lui d’être l’empoisonneur à gages de ses ennemis, et le tireur d’horoscope Héliodore. Il pensait arracher à ces deux individus, par la torture, l’aveu de quelque tentative contre ses jours.

(6) La question est donc appliquée à ceux-ci avec rigueur. Mais, au milieu des tourments, voilà tout à coup Pallade qui s’écrie : "Qu’il s’agit bien de ce qu’on a pu faire ou tenter contre le trésorier ! qu’on le tracasse sur des vétilles ; mais que si l’on veut suspendre et le laisser parler, il va dévoiler une trame d’une tout autre portée ; trame machinée de longue main, et qui, si l’on n’y met ordre, peut aboutir à une subversion générale." Invité à s’expliquer librement, cet homme se lance dans une déposition à perte de vue. Il affirme en premier lieu que l’ex-président Fiduste, de concert avec Pergame et Irénée, est parvenu, par des conjurations, à connaître le nom du successeur de Valens.

(7) Le hasard voulut que Fiduste se trouvât sous la main. Il est arrêté, et secrètement introduit. Confronté avec son accusateur, il n’essaya pas même de nier les faits articulés, et déchira complètement le voile de la plus déplorable intrigue. Il convint sans hésiter d’entretiens qu’il avait eus avec Hilaire et Patrice, versés tous deux dans la divination, et dont le premier avait servi dans les milices du palais, touchant l’héritier immédiat du trône. Le sort, interrogé par magie, leur avait révélé le nom d’un prince par excellence, et leur avait appris en même temps qu’ils étaient menacés d’une mort tragique.

(8) Ils s’étaient alors demandé quelle était, parmi les contemporains, l’âme d’élite à qui appartenait ce nom prédestiné ; et ils avaient cru trouver dans Théodore, alors arrivé au second degré du notariat, la personnification de leur idée. Théodore était en effet tel qu’ils l’avaient jugé. Issu d’une ancienne et illustre famille des Gaules, il avait reçu dès l’âge le plus tendre une éducation libérale et brillante. Doux, sage et modeste, éminemment doué des grâces de la personne et des lumières de l’esprit, il s’était montré constamment au-dessus de chaque nouvel emploi qu’on lui confiait, et s’était fait bien venir également de ses supérieurs et de ses subordonnés. C’était peut-être le seul homme dont on pût dire que sa langue, toujours gouvernée par la raison, n’était jamais enchaînée par aucune crainte.

(9) À cette déclaration, Fiduste, torturé presque jusqu’à la mort, ajouta qu’il avait fait part de la prédiction à Théodore par l’entremise d’Eusère, homme lettré et très haut placé dans le monde, car il avait récemment administré l’Asie comme lieutenant des préfets.

(10) Eusère est aussitôt jeté en prison. Au rapport qu’on fit à Valens de l’affaire, sa férocité naturelle, fomentée par les lâches complaisances de son entourage, s’enflamma soudain comme un météore destructeur. Le plus insigne flatteur de tous était Modeste, préfet du prétoire,

(11) que tourmentait jour et nuit l’appréhension de se voir donner un successeur. Ses compliments alambiqués, dont l’exagération touchait à l’ironie, n’en chatouillaient pas moins agréablement l’oreille peu délicate de Valens. Modeste qualifiait son informe élocution de faconde cicéronienne, et poussa un jour la fanfaronnade de l’adulation jusqu’à affirmer que l’empereur n’avait qu’à le vouloir pour faire comparaître les corps célestes devant lui.

(12) Théodore fut incontinent enlevé de Constantinople, où l’avaient appelé ses affaires privées. En attendant, l’instruction était suivie sans désemparer, et journellement les prévenus les plus distingués par leur rang ou leur naissance se voyaient arracher des points les plus éloignés de l’empire.

(13) Les cachots, que dis-je ? les demeures privées, converties en prisons, ne suffisaient plus à contenir la multitude qu’on y entassait. Personne alors qui ne fût dans les fers, ou n’eût à craindre d’y voir jeter lui ou les siens.

(14) Théodore arrive enfin, vêtu de deuil, et déjà demi-mort. Il est mis au secret sur un point écarté du territoire de la ville ; et tous les éléments du procès criminel étant réunis, le signal de ces sanglantes assises est enfin donné.

(15) L’infidélité est la même à dissimuler le vrai qu’à supposer le faux ; aussi ne tenterai-je pas de nier (c’est d’ailleurs un fait acquis à l’histoire) que les jours de Valens n’aient été menacés déjà, et qu’en ce moment même il ne courût un sérieux danger. Une fois il se vit mettre par ses propres soldats le fer presque sous la gorge ; mais il fut protégé par le sort, qui le réservait pour la catastrophe de Thrace.

(16) L’attentat du scutaire Salluste, qui faillit le tuer dans un bois où il faisait sa méridienne, entre Séleucie et Antioche, échoua comme les autres contre une vie que, dès la première heure, la fatalité avait marquée de son sceau.

(17) Sous Commode et sous Sévère on avait déjà vu plus d’un exemple de tentatives semblables et la vie du prince gravement mise en péril. Une fois, entre autres, Commode, en entrant dans sa loge au théâtre, reçut de l’ambitieux sénateur Quintien un coup de poignard presque mortel. Sévère, chargé d’années, se serait vu, sans le secours de son jeune fils, percé de coups dans sa propre chambre impériale. C’était le centurion Saturnin que le préfet Plautien avait poussé à ce crime.

(18) Voilà sans doute ce qui justifierait Valens de s’être, dans une juste mesure, armé contre la trahison qui en voulait à sa vie, mais ce qui n’excuse pas cependant cet orgueil intraitable du pouvoir, ce désir immodéré de vengeance, qui lui fit et confondre dans une procédure aveugle et frapper du même couteau les innocents et les coupables. La précipitation fut poussée à ce point, que souvent l’on délibérait encore sur la culpabilité, quand déjà te prince avait déterminé la peine ; et que tel apprenait qu’il était condamné, qui ne savait pas même que le soupçon l’eût atteint.

(19) La cruauté de Valens était encore exaltée par sa cupidité insatiable et par celle de ses courtisans, toujours à l’affût de la proie nouvelle qui se présentait, toujours prêts à crier à la faiblesse, lorsque, par grand hasard, une voix s’élevait en faveur de l’humanité. Cet homme qui d’un mot donnait la mort, leur adulation meurtrière ne s’attachait qu’à l’endurcir, dans la vue d’arriver, fût-ce par le bouleversement de l’État, à la ruine des plus hautes fortunes.

(20) Deux défauts chez cet empereur ne donnaient que trop de prise à leurs pernicieuses influences. D’abord, sa colère s’irritait par le sentiment de honte qu’elle lui faisait éprouver ; puis, accessible comme le moindre particulier à toute confidence, il eût rougi, comme prince, de descendre à rien examiner.

(21) De là cette foule d’innocents arrachés à leurs foyers, périssant dans l’exil, et dont le patrimoine allait grossir le trésor de l’État ou l’épargne impériale. Encore le monarque pensait-il être clément de ne les condamner qu’à mendier leur pain et à languir dans la misère ; extrémité telle cependant qu’il vaut mieux se jeter à la mer que la subir, si l’on en croit. le vieux et sage poète Théognis.

(22) Sa sévérité, eût-elle même été juste eu principe, devenait excessive dans l’application. On a dit très justement que la rigueur est bien plus amère quand elle frappe en ayant l’air de pardonner.

(23) Les commissaires donc étant réunis sous la présidence du préfet du prétoire, on fait provision de chevalets, de poids de plomb, d’estrapades. Au-dessus même du bruit des chaînes dominait la voix des ministres de torture, et la répétition incessante de ces mots : "Saisisses, serrez, comprimez ; à un autre".

(24) Nous avons vu nombre de ces malheureux passer de la question au dernier supplice. Mais les faits se confondent, les détails m’échappent ; je ne puis que résumer rapidement mes souvenirs.

(25) Le premier entendu fut Pergame, qui, comme je l’ai dit plus haut, accusait Pallade d’avoir lu dans l’avenir par le secours de la magie. Pergame était beau parleur, et se livrait volontiers à son intempérance de langue. Voyant, après quelques questions insignifiantes, ses juges hésiter sur l’ordre à suivre dans son interrogatoire, il prit hardiment l’initiative, et se mit à dérouler une série interminable de soi-disant complices, sur lesquels il faisait peser les charges les plus graves, et qu’il fallait aller chercher jusque par-delà l’Atlas. Comme sa déposition compliquait démesurément l’affaire, il fut mis à mort pour en finir. Quelques autres furent expédiés avec lui dans la même journée. C’était pour en venir plus vite à Théodore, la borne olympique de toute l’information.

(26) Déjà ce jour avait été marqué par un incident sinistre. Salia, ex-trésorier de Thrace, que l’on venait chercher dans sa prison pour subir son interrogatoire, était tombé mort dans les bras des geôliers, au moment où il mettait le pied dans sa chaussure. La terreur l’avait foudroyé sans doute.

(27) En effet, un tribunal était bien constitué ; des juges y siégeaient, pour conserver un simulacre de formes juridiques ; mais aucune décision n’émanait que de la volonté du maître, et l’effroi était dans tous les coeurs. Valens, consommé désormais dans le crime, avait fait plein divorce avec l’équité ; et si une seule victime lui eût échappé, sa rage eût été celle d’une bête du cirque qui voit disparaître le gardien qui vient d’ouvrir sa loge, au moment où elle croit déjà saisir cette proie et la déchirer.

(28) Patrice et Hilaire furent ensuite introduits, et sommés de répondre sur faits et articles. Comme ils se coupèrent dès le début, on leur déchiqueta les flancs avec des tenailles. Enfin on leur représenta le trépied même dont ils s’étaient servis pour leurs opérations magiques. Confondus alors et poussés à bout, ils promirent une confession sans réserve.

(29) Hilaire parla ainsi le premier : "Il est trop vrai, magnifiques juges, que nous avons, sous une inspiration funeste, construit avec des baguettes de laurier le malheureux trépied que voilà, pour figurer celui de Delphes, et que, après avoir récité dessus des paroles mystiques, et à grand appareil accompli les rites du cérémonial de consécration, nous nous en sommes plusieurs fois servis pour découvrir les choses cachées. Voici comme on procède dans cette espèce de divination :

(30) On commence par purifier la maison par les émanations des parfums d’Arabie, puis on place le trépied au point central, et dessus on dépose un plateau en métal composé, de figure circulaire, sur le bord duquel sont gravées circulairement, à égales distances et en caractères lisibles, les vingt-quatre lettres de l’alphabet.

(31) Une personne vêtue et chaussée de lin, le front ceint d’une bandelette, et tenant à la main un propice rameau de verveine, est là debout, invoquant, suivant les termes du formulaire, le dieu qui préside à la science divinatoire. Cette personne tient suspendue par un cordon, au-dessus du plateau, un anneau de fil de lin, le plus délié possible, et consacré suivant des rites mystérieux, lequel, en se balançant, s’arrête successivement sur quelques-unes des lettres. La réunion de ces lettres forme des réponses aux questions proposées ; réponses en vers réguliers de rythme et de mesure, tels qu’en prononce l’oracle Pythien ou celui de Branchis.

(32) Sur notre question ’Quel est le nom du successeur immédiat à l’empire, composé de toutes les vertus ? ’, l’anneau forma le dissyllabe ’theo’, avec l’addition d’une quatrième lettre. Aussitôt l’un de nous s’écria : ’C'est Théodore que désigne le destin’. Nous ne poussâmes pas plus loin l’opération, certains que c’était bien sur ce nom que se portaient les voeux."

(33) À cette déposition circonstanciée, Hilaire s’empressa d’ajouter, à la décharge de Théodore, que tout s’était fait à son insu. On demanda ensuite aux prévenus si le sort leur avait révélé quel malheur les menaçait eux-mêmes. À quoi ils répondirent par des vers bien connus, dont le sens était, que pour eux ils payeraient leur curiosité de leur vie ; mais que le trépas et l’incendie n’en étaient pas moins dénoncés par les furies vengeresses au prince et à ses informateurs. II suffira de citer les trois derniers vers : "Ton sang n’aura pas coulé sans vengeance. Le courroux de Tisiphone prépare dans les pleines de Mimas une rétribution terrible à ceux dont le cœur brûle du désir du mal." On les laissa déclamer jusqu’au bout ; puis les ongles de fer recommencèrent leur office.

(34) Ensuite, et pour hâter le dénoûment, on introduisit en masse un certain nombre d’accusés, tous du rang d’honorables, et formant le noyau de la conspiration. Chacun d’eux, ne songeant qu’à sauver sa tête, s’efforçait de détourner le coup sur celle de son voisin. On permit enfin à Théodore de s’expliquer à son tour. Il commença par se prosterner et demander grâce. Sommé de répondre aux questions, il fit l’aveu des confidences d’Eusère, ajouta que maintes fois il avait été sur le point de tout révéler à l’empereur ; mais qu’Eusère l’en avait toujours détourné, en lui affirmant que la révolution attendue s’accomplirait naturellement par l’arrêt irrésistible des destins, et sans usurpation violente du trône.

(35) Eusère, cruellement déchiré par les bourreaux, ne fit que confirmer cet aveu. Mais on produisit des lettres écrites par Théodore à Hilaire, qui déposaient contre le premier. Elles démontraient clairement, malgré l’ambiguïté des termes, qu’il avait une confiance entière dans la prédiction, et que, loin d’être arrêté par aucun scrupule, il était plutôt impatient de la réalisation.

(36) On passa immédiatement à d’autres interrogatoires. Europe, en ce moment proconsul d’Asie, comparut comme ayant eu connaissance du complot, et ne dut son salut qu’au dévouement du philosophe Pasiphile, qui, torturé jusqu’à la mort pour le charger par un mensonge, persista dans une héroïque dénégation.

(37) Vint ensuite un autre philosophe, Simonide, bien jeune encore ; mais quels principes austères ! On l’accusait d’avoir reçu des confidences de Fiduste. Il vit que la passion, et non l’intérêt de la vérité, était l’âme des débats : dès lors il déclara qu’effectivement on lui avait tout dit, mais en se fiant à sa discrétion, et qu’il s’était tu.

(38) L’empereur, qui avait suivi pas à pas l’instruction, confirma la délibération des juges, en réunissant tous les accusés dans une même sentence de mort. Ils eurent tous la tête tranchée, en présence d’une multitude immense qui manifesta son horreur pour ce spectacle, et qui ne put contenir ses gémissements ; tant le malheur de chacun des condamnés était regardé comme un malheur public ! II y eut une exception pour Simonide. Son intrépide constance avait exaspéré la cruauté de son juge, qui le condamna au feu.

(39) Simonide quitta la vie comme on se sépare d’une tyrannique maîtresse, impassible, et souriant au milieu des flammes. Sa fin ressemble à celle du célèbre philosophe Pérégrin, surnommé Protée, qui, décidé à sortir de ce monde, se jeta, en présence de toute la Grèce assemblée aux jeux Olympiques, dans un bûcher élevé de ses propres mains.

(40) Les jours d’après, la multitude de tous rangs (le nombre et les noms m’échappent), englobée dans le filet de l’accusation, fatigua le bras du bourreau, pour le peu qui leur restait de vie après le fouet et la torture. Il y en eut d’exécutés pendant qu’on discutait encore s’ils iraient au supplice ; c’était une véritable boucherie.

(41) On s’avisa, mais après coup, pour donner une couleur moins odieuse aux massacres, de rassembler en monceau des livres et des cahiers trouvés dans diverses maisons, et de les brûler sous les yeux des juges, comme traitant de sujets illicites. C’était, en presque totalité, des ouvrages sur le droit ou sur les arts libéraux.

(42) Peu de temps après, le savant et célèbre Maxime, dont les leçons avaient tant contribué à l’éducation scientifique de l’empereur Julien, fut accusé d’avoir eu connaissance de la prédiction. Il convint du fait, s’excusant, sur son caractère de philosophe, du silence qu’il avait gardé. Il affirma même avoir dit que tous ceux qui avaient interrogé le sort périraient du dernier supplice. Il n’en fut pas moins conduit à Éphèse, sa patrie, pour y avoir la tête tranchée, montrant ainsi que le sort du prévenu dépend moins de la gravité des charges que de la disposition du juge.

(43) Une accusation mensongère vint également enlacer Diogène, rejeton d’une famille illustre, et personnellement distingué par son esprit, par son éloquence, par l’agrément de son commerce. Il avait été longtemps correcteur de Bithynie. On le fit mourir pour s’emparer de son riche patrimoine.

(44) Il n’y eut pas jusqu’au lieutenant honoraire de Bretagne, Alypius, le plus inoffensif des hommes, que l’odieuse tyrannie ne vînt chercher dans sa retraite, changeant en jours de deuil ses paisibles loisirs. On l’accusa de magie, sur l’unique déposition d’un nommé Diogène, rebut de la lie du peuple, que la torture fit parler comme il plaisait à l’accusateur, c’est-à-dire au prince, et qu’on fit brûler vif quand les tourments ne purent plus rien tirer de lui. Alypius, dépouillé de ses biens, fut envoyé en exil, et son fils, sans raison aucune, condamné à mort. Un heureux hasard le sauva.

Chapitre II modifier

(1) Ainsi un homme livré par Fortunatien à la rigueur des lois, ce Pallade, premier auteur de tout le mal, homme de rien, et partant moins capable de scrupule, allait accumulant ruines sur ruines, et semant partout le deuil et les larmes.

(2) Exploitant à son gré, sans faire acception de fortune et de rang, un genre d’accusation d’une portée indéfinie, il savait, en habile chasseur, étendre ses filets mortels à la fois sur plusieurs tètes ; signalant les uns pour fait de sortilège, les autres comme complices d’attentat à la majesté au trône.

(3) Les femmes n’avaient pas le temps de pleurer sur leurs maris. Dès qu’une dénonciation était lancée, arrivaient aussitôt des agents qui, sous prétexte de mettre les scellés, glissaient parmi les effets des prévenus quelque sort, quelque amulette de vieille femme, quelque recette pour préparer des philtres. Autant de pièces de conviction devant des tribunaux où lois, conscience ni équité n’étaient jamais appliquées à distinguer la réalité de la fraude. Sans qu’il y eût de défense écoutée, de charge même articulée, on prononçait la confiscation et la mort, et alors jeunes, vieux, dispos ou perclus, marchaient ou étaient portés au supplice.

(4) Pour éluder les perquisitions, partout, dans les provinces d’Orient, on prenait le parti de jeter au feu ses livres ; tant la terreur s’était emparée de toutes les âmes ! Pour tout dire en un mot, nous étions alors comme errants à tâtons au milieu des ténèbres cimmériennes, et tremblants tous de cet effroi qu’éprouvait le convive de Denys, lorsque, assis devant un banquet plus redoutable que la faim même, il voyait sans cesse ce glaive suspendu à un fil au-dessus de sa tête.

(5) Le notaire Bassien, officier de mérite, et du sang le plus noble, fut aussi accusé d’avoir fait servir la divination à ses vues ambitieuses. Il eut beau prouver que le sort n’avait été consulté par lui que touchant le sexe de l’enfant dont sa femme était grosse, il vit confisquer son ample patrimoine, et n’échappa même à la mort que grâce au crédit et aux instances de sa famille.

(6) Au milieu de ce fracas de nobles maisons qui s’écroulaient, l’infernal associé de Pallade et son émule en scélératesse, Héliodore le mathématicien, comme l’appelait le vulgaire, désormais initié aux plus mystérieux colloques du palais, dirigeait sûrement ses mortelles atteintes. II n’est caresses ni séductions qu’on ne mît en œuvre pour faire dire à cet homme ce qu’il savait, ou plutôt ce que lui suggérait sa fantaisie.

(7) Nulle table n’était plus délicatement servie que la sienne, et l’argent lui était prodigué pour ses voluptés mercenaires. Quand on le voyait promener dans les rues un visage refrogné, chacun cherchait à éviter son regard. Son effronterie redoubla lorsque le titre de chambellan lui ouvrit l’accès du gynécée. Il allait disant tout haut que les sentences du Père commun feraient tomber bien des têtes.

(8) En sa qualité d’avocat, il stylait Valens à tourner ses phrases, et lui enseignait à employer des figures, et à placer des mots à effet dans ses discours.

(9) Il serait trop long de retracer tout le mal que causa ce misérable ; je ne veux que rappeler avec quelle insolence il osa porter la main sur les deux colonnes du patriciat. Cette audace incroyable que lui donnaient, comme je l’ai dit, les confidences du palais, et sa vénalité qui ne reculait devant aucune infamie, allèrent jusqu’à intenter aux deux respectables frères Eusèbe et Hypace, alliés autrefois de l’empereur Constance, l’accusation de viser à l’empire, et d’employer de sourdes menées pour y parvenir. Héliodore ajoutait, pour donner couleur à cette fiction, qu’Eusèbe s’était déjà fait faire un costume impérial.

(10) Écoutée avec avidité, cette déposition excita une espèce de rage chez un despote si peu fait pour commander, puisqu’il se croyait tout permis, même d’être injuste. Aussitôt sont mandés des points les plus éloignés tous ceux que désigna le caprice d’un accusateur supérieur aux lois mêmes, et que la citation alla troubler dans leur sécurité profonde. Le procès criminel fut aussitôt entamé ;

(11) et lorsqu’après avoir torturé de mille manières et l’équité et les règles de la procédure, les efforts acharnés de l’accusation n’eurent abouti qu’à mettre en lumière l’innocence des illustres accusés, le calomniateur n’en fut pas moins honorablement traité par la cour. Quant à ses victimes, elles eurent d’abord à subir l’exil et le séquestre ; mais leur rappel ne se fit guère attendre, ainsi que leur réintégration dans leurs honneurs et dans leurs biens.

(12) Le mécompte d’un tel dénouement n’éveilla pas le moindre sentiment de circonspection ou de pudeur. Dans l’éblouissement de la toute-puissance, l’empereur ne se doutait même pas qu’un grand caractère s’abaisse en faisant le mal, fût-ce pour nuire à ses ennemis ; et qu’il n’y a rien de plus odieux que la dureté de cour s’ajoutant aux rigueurs officielles du pouvoir.

(13) Quand Héliodore mourut, soit que sa fin eût été amenée par la maladie ou précipitée par la vengeance (et plût aux dieux qu’il n’eût pas donné tant de raisons de le croire !), une multitude d’honorables en grand deuil, parmi lesquels il faut compter les consulaires Eusèbe et Hypace, marchèrent, par ordre exprès, en tête de son convoi.

(14) L’absurde engouement du prince en cette occasion se manifesta jusqu’au scandale. D’abord ce fut longtemps en vain qu’on le conjura de s’abstenir d’être en personne à la lugubre cérémonie. Il restait inflexible et sourd, comme s’il se fût bouché les oreilles avec de la cire pour passer devant l’écueil des sirènes.

(15) Cédant enfin à des prières réitérées, il exigea du moins que ce fût nu-tête, les uns pieds nus, les autres les mains jointes, que l’on escorterait jusqu’au lieu de sépulture le cercueil de ce misérable. On frémit d’indignation aujourd’hui, rien qu’au souvenir de l’humiliation de tant de sénateurs et d’hommes illustres marchant dans cet équipage, précédés du bâton d’ivoire, des ornements et du registre des fastes consulaires.

(16) On distinguait dans cette procession notre jeune Hypace, si remarquable à cet âge par ses vertus ; âme douce et paisible, soumettant sa conduite à la règle d’honnêteté la plus sévère. II a soutenu dignement l’illustration de sa famille, et les actes de sa double préfecture seront des titres de gloire pour sa postérité.

(17) Encore un trait pour achever le caractère de Valens. Au moment même où il portait la cruauté contre ses victimes jusqu’à regretter que leur mort y mît des limites, un homme d’une atroce barbarie, le tribun Numérius fut convaincu (lui-même en convint) d’avoir éventré vive une femme enceinte, et d’avoir arraché son fruit de ses entrailles, afin d’évoquer les mânes de l’enfer, et de surprendre par des conjurations le secret de la succession à l’empire. Or, l’empereur n’eut pour lui que des regards de bienveillance ; et ce monstre, au milieu des murmures du sénat, put se retirer absous, en possession tranquille de son grade et de sa fortune ; fortune assez considérable cependant pour être convoitée.

(18) Ô sublimes lumières de la philosophie, don céleste départi seulement à quelques âmes privilégiées, et qui peut transformer les plus ingrates natures ! que de maux épargnés à cette époque de ténèbres, si Valens eût appris de vous que posséder le pouvoir, suivant la définition des sages, c’est avoir charge du bonheur de tous ; qu’il est du devoir d’un souverain de restreindre son autorité, de combattre ses désirs, de maîtriser ses colères ; qu’il doit avoir toujours présent a l’esprit ce mot du dictateur César : "Souvenir de sang versé est mauvais compagnon de vieillesse ; " que la vie d’un homme étant quelque chose au monde, et formant partie intégrante de la somme de l’existence humaine, on ne saurait avec trop de lenteur et de circonspection délibérer sur son retranchement, ni trop s’abstenir de presser la consommation d’un acte irrévocable ! témoin ce fait si connu de l’antiquité :

(19) Une femme de Smyrne avait fait à Dolabella, proconsul d’Asie, l’aveu d’avoir empoisonné son mari et le fils qu’elle avait eu de lui, parce qu’elle avait découvert qu’ils avaient de concert fait périr un enfant qu’elle avait eu d’un premier lit. Le proconsul déclina le jugement, et saisit de l’affaire un autre tribunal. Même hésitation chez les nouveaux juges. Y avait-il crime dans l’acte, ou seulement justes représailles ? Le procès est attribué en dernier ressort à la juridiction de l’aréopage, choisie quelquefois, dit-on, pour arbitre entre les dieux. L’aréopage, la cause entendue, assigna l’accusateur et la prévenue à comparaître au bout de cent ans, ne voulant ni absoudre une empoisonneuse ni condamner une mère qui avait vengé son fils. On n’est jamais trop tard à faire ce qui, de sa nature, est sans retour.

(20) Mais l’œil de la justice ne s’était pas fermé sur les attentats que nous venons de décrire, sur cette violation de personnes libres, dont le corps restait empreint pour la vie des stigmates de la torture. Le cri du sang versé, s’élevant vers le ciel, fut écouté du Dieu vengeur, et déjà s’allumait le flambeau de la guerre ; l’oracle allait s’accomplir ; aucun de ces actes ne devait rester impuni.

(21) Tandis que les hostilités, assoupies du côté de la Perse, laissaient ainsi le champ libre aux atrocités dont Antioche était devenue le théâtre, l’horrible essaim des furies prenait son vol au-dessus des murs de cette ville, et allait s’abattre sur l’Asie.

(22) La fatalité amena en Orient un certain Festus de Trente, de naissance basse et obscure, camarade autrefois de barreau avec Maximin, et que ce dernier aimait en frère. Cet homme fut d’abord administrateur en Syrie, puis secrétaire des commandements, et se fit dans ces deux postes une réputation de douceur et de respect pour les lois. Il devint ensuite proconsul d’Asie, et jusque-là semblait destiné à n’attacher à son nom que d’honorables souvenirs.

(23) Le bruit des persécutions exercées par Maximin était venu jusqu’à lui, et il blâmait sans ménagements cette conduite comme odieuse et funeste ; mais il vit que c’était par du sang versé que ce monstre s’était acquis des titres à la place de préfet du prétoire. Dès lors Festus n’eut plus qu’un désir, celui d’obtenir le même avancement par les mêmes voies : un comédien ne change pas plus lestement de rôle. Le voilà promenant de tous côtés un œil attentif à saisir les occasions de nuire, et ne doutant pas que la préfecture ne tombât dans ses mains dès qu’elles seraient teintes du sang de l’innocence.

(24) Sa méchanceté, pour me servir de l’expression la plus adoucie, s’est diversement signalée. Il suffira d’en citer quelques traits bien connus, et remarquables surtout par une intention évidente de singer ce qui se passait dans le même temps à Rome. Dans des proportions plus restreintes, il fit relativement autant de mal.

(25) Il condamna impitoyablement à mourir du plus cruel supplice un philosophe nommé Coeranius, qui n’était pas sans mérite. L’unique crime de cet homme était d’avoir écrit à sa femme une lettre qui finissait par ces mots en grec : "Ayez soin de couronner la porte," expression proverbiale, où l’on donne à entendre qu’il doit vous arriver quelque chose d’important.

(26) Il fit périr comme magicienne une pauvre vieille femme qui prétendait avoir le secret de charmer par le chant la fièvre intermittente, et que lui-même avait fait venir, à ce titre, pour donner des soins à sa fille.

(27) Une perquisition avait fait découvrir, dans les papiers d’un citoyen de marque de la ville, un horoscope de Valens. On demande à ce dernier à quelle fin il avait chez lui le thème de nativité du prince. Le malheureux eut beau protester que ce n’était que celui d’un frère qu’il avait depuis longtemps perdu, et qui s’appelait aussi Valens (ce qu’il offrit d’établir sans réplique), Festus le fit déchirer par les bourreaux et mettre à mort sans attendre ses preuves.

(28) Un jeune homme qu’on avait vu au bain porter alternativement chaque doigt des deux mains tantôt sur les degrés, tantôt sur sa poitrine, en récitant les sept voyelles grecques, et qui croyait trouver dans cette pratique un remède aux maux d’estomac, fut mis en jugement, et mourut de la main du bourreau, après avoir subi la torture.

Chapitre III modifier

(1) II faut que j’interrompe ici la série des faits de l’Orient, pour jeter un coup d’œil sur la Gaule. J’y trouve, entre autres calamités, Maximin en possession de la préfecture du prétoire, et de l’immense autorité qui se rattache à ce titre ; auxiliaire terrible aux passions d’un souverain déjà trop disposé à faire abus du pouvoir. Ce que nous rapporterons des faits suffira, pour peu qu’on réfléchisse, à donner la mesure de ce que nous passerons sous silence ; et l’on nous fera grâce d’un tableau complet des fureurs du despotisme, égaré par les mauvais conseils.

(2) La présence de Maximin fit que Valentinien donna l’essor à sa férocité naturelle, impatiente déjà de toute retenue, et désormais privée de règle et de contre-poids. On vit dès lors ce prince s’abandonner à cet instinct comme un vaisseau livré à la fureur des vagues et des tempêtes. À tout moment un changement de couleur, une démarche précipitée, l’altération de la voix, trahissaient chez lui quelque émotion violente. L’excès de ses emportements n’est que trop connu ; je n’en citerai que quelques exemples.

(3) Un jour, dans une chasse, un de ses pages, qui tenait en laisse un chien de Laconie pour le lancer sur le gibier au passage, lâcha trop tôt l’animal, qui s’était jeté sur lui et l’avait mordu pour s’échapper. Valentinien le fit mourir sous le bâton, et enterrer dans la journée.

(4) Un ouvrier de la manufacture, qui lui avait apporté une cuirasse d’un travail exquis, s’attendait à recevoir un bon prix de son labeur. Il le fit mettre à mort, parce que l’armure était un peu faible de poids, à son idée. Il envoya encore au supplice un prêtre chrétien, natif de l’Épire, pour avoir caché le proconsul Octavien, sur qui pesait une accusation.

(5) Il fit lapider Constancien, préposé aux remontes, à qui il avait donné mission d’aller en Sardaigne recevoir des chevaux destinés au service militaire, et qui en avait remplacé quelques-uns de son autorité privée. Le cocher Athanase, alors en grande faveur, était soupçonné d’avoir tenu des propos indiscrets. L’empereur ordonna de le brûler la première fois qu’il prendrait semblable licence ; et ce supplice, effectivement, lui fut infligé peu de temps après, sur le prétexte d’une imputation de sortilège, sans égard pour un talent qui faisait les délices du public.

(6) Africain, célèbre avocat de Rome, demandait son changement, au terme de son administration dans une province. Théodose appuyait sa requête. L’empereur ne répondit que par cet atroce jeu de mots : "Il veut qu’on le déplace ; déplacez-lui la tête." Et ce fut l’arrêt de mort d’un homme distingué par son éloquence, qui n’avait d’autre tort que d’avoir, comme tant d’autres, demandé de l’avancement.

(7) Claude et Salluste, officiers des Joviens, que leur mérite avait fait parvenir de simples soldats au grade de tribun, furent accusés d’avoir dit du bien de Procope, au moment où ce dernier affectait l’empire. La condition du délateur était assez vile pour ôter toute espèce d’autorité à son témoignage. La question, appliquée à plusieurs reprises, ne révélait aucune charge contre les prévenus. L’empereur fit dire aux maîtres de la cavalerie, qui étaient les juges, de condamner Claude à l’exil et Salluste à la peine capitale, promettant que ce dernier aurait sa grâce au moment du supplice. On suivit ses ordres. Mais Salluste fut réellement exécuté ; et ce ne fut qu’après la mort de Valentinien que Claude obtint son rappel (LACUNE). La torture sévit avec une fureur nouvelle :

(8) bien des malheureux y succombaient, contre lesquels on ne put découvrir même un indice de culpabilité. Contrairement à tout usage, les protecteurs qui avaient été chargés de représenter les personnages furent eux-mêmes frappés de verges.

(9) Ma plume se refuse à retracer tant d’horreurs ; je crains aussi qu’on ne m’accuse de calomnier un prince si recommandable sous quelques rapports. Je ne puis toutefois passer sous silence que deux ourses dévorantes étaient nourries de chair humaine dans des loges placées près de sa chambre à coucher ; que l’une avait nom Mie d’Or, et l’autre Innocence ; qu’il leur avait donné à toutes deux des gardiens spécialement chargés d’entretenir leur instinct féroce ; et qu’Innocence, lorsqu’elle eut déchiré et enseveli dans ses flancs suffisamment de corps humains, fut rendue, comme ayant bien mérité de lui, à la liberté des forêts.

Chapitre IV modifier

(1) Ces exemples ne signalent que trop Valentinien comme sanguinaire par inclination et par principe ; mais la critique la plus malveillante ne saurait mettre sa capacité en doute. II faut reconnaître qu’il eût fait moins peut-être pour la sûreté de l’État par le gain de plusieurs batailles, que par ce rempart armé qu’il sut opposer aux entreprises des barbares. L’ennemi ne pouvait faire un mouvement sans être découvert de quelqu’une de ces forteresses, et aussitôt refoulé qu’aperçu.

(2) La plus vive préoccupation de Valentinien, au milieu des soins du gouvernement, était, à l’exemple de ce qu’avait fait Julien à l’égard de Vadomaire, de s’assurer, par force ou par ruse, de la personne du roi Macrien. La puissance de ce prince avait grandi par nos hésitations prolongées ; et déjà il se sentait assez fort pour se poser ouvertement en ennemi. D’abord Valentinien prit son temps et ses mesures, obtint par des transfuges des indications nécessaires pour le succès d’une surprise. Puis, avec toutes les précautions possibles pour tenir son projet secret et prévenir tout contre-temps, il jeta un pont de bateaux sur le Rhin.

(3) Sévère, qui commandait l’infanterie, s’avança jusqu’aux Aquae Mattiacae, où il s’arrêta court, effrayé de son isolement, et de la possibilité de se voir enveloppé avec si peu de forces.

(4) Il se trouvait là de ces marchands qui trafiquent de butin et d’esclaves avec les armées. Il les fit tous tuer, et s’empara de leur dépouille, de crainte que la marche ne fût ébruitée par eux.

(5) L’arrivée du reste des troupes rassura bientôt cette avant- garde. On campa à la hâte,et comme on put, pour une nuit, personne n’ayant même un cheval de bagage ; et tous se passèrent de tente, excepté l’empereur, à qui l’on improvisa un couvert avec des morceaux de tapisserie. Dès le jour on reprit la marche, que Théodose fut chargé d’éclairer avec la cavalerie. Les contre-temps vinrent des soldats, que l’empereur, malgré ses défenses réitérées, ne put empêcher de piller et de brûler. Les gardes de Macrien, réveillés par les clameurs et le bruit des flammes, se doutèrent du coup de main projeté, placèrent leur roi sur un char rapide, et disparurent avec lui dans les anfractuosités des montagnes.

(6) Valentinien se vit ainsi frustré de l’honneur qu’il comptait tirer de cette entreprise ; et cela, non par sa faute ou celle de ses généraux, mais par l’effet de cette indiscipline qui compromit si souvent le succès des armes romaines. Pour s’en venger, il ravagea le territoire ennemi dans une étendue de cinquante milles, et revint â Trèves la rage au cœur.

(7) Là, tout en frémissant comme un lion à qui viennent d’échapper le cerf et le chevreuil dont il croyait faire sa proie, il profita de l’épouvante sous l’influence de laquelle s’étaient dispersées les forces des barbares, pour remplacer Macrien par Fraomaire, comme roi des Bucinobantes, peuple alaman voisin de Mogontiacum. Plus tard, une incursion ayant dévasté les possessions de ce prince, il l’envoya en Bretagne avec le grade de tribun, et le mit à la tête d’un corps de ses compatriotes, qui se distinguait dans nos rangs par sa bravoure. Il donna aussi des commandements à deux autres chefs de cette nation, Bithéride et Hortaire. mais, dans la suite, une correspondance de ce dernier avec Macrien et autres chefs Alamans fut surprise par Florence, duc de Germanie, et la torture arracha l’aveu de cette trahison au coupable, qui périt du supplice du feu.

Chapitre V modifier

(1) Ici le mélange des faits contemporains amènerait une confusion inévitable. J’ai jugé à propos de suivre d’une teneur le fil du récit.

(2) Nubel, le plus puissant des petits souverains de Mauritanie, venait de mourir, laissant plusieurs enfants tant de sa femme que de ses concubines. Zammac, l’un de ces derniers, qui avait la faveur du comte Romain, fut tué en trahison par son frère Firmus, ce qui causa une rupture et la guerre, par suite des cabales du comte pour venger le meurtre de sa créature. II paraît qu’à la cour de l’empereur on se donna beaucoup de mouvement pour faire arriver au prince, appuyés de commentaires dans le même sens, les rapports envenimés que Romain lui adressait contre Firmus, tandis qu’on avait grand soin d’écarter tout ce qu’alléguait celui-ci pour sa justification. "L’empereur, disait le maître des offices Rémige, parent et fauteur de Romain, a des préoccupations autrement graves : il faut mieux choisir son temps pour appeler son attention sur des pièces aussi insignifiantes."

(3) Le Maure finit par s’apercevoir des intrigues qui empêchaient sa défense d’être prise en considération ; et craignant de se voir, nonobstant ses bonnes raisons, traité en rebelle, il prit le parti de se constituer lui- même en insurrection.

(4) On s’était donc attiré un ennemi irréconciliable, qu’il fallait se hâter d’abattre avant qu’il étendît ses moyens de nuire. On dépêcha en Afrique, avec un faible détachement de la maison militaire, le maître de la cavalerie Théodose, que ses éminentes qualités désignaient pour cette préférence. C’était un caractère de la trempe des Domitius Corbulon et des Lusius, que leurs faits d’armes ont rendus si célèbres sous les règnes de Néron et de Trajan.

(5) Théodose, parti d’Arles sous les plus heureux auspices, passa la mer avec la flotte dont il avait pris le commandement, et prit terre à Igilgili, dans la Maurétanie Sitifienne, avant même qu’on eût vent de son départ. Le hasard lui fit rencontrer là le comte Romain, avec lequel il conversa d’un ton doux, sans toucher que légèrement aux reproches auxquels s’attendait ce dernier. Il le chargea même d’organiser un système de postes et de gardes avancées dans la Mauritanie Césarienne.

(6) Mais dès que Romain fut parti, Théodose donna l’ordre à Gildon, frère de Firmus, et à Maxime d’arrêter son lieutenant Vincent, qui était notoirement complice de ses spoliations et de ses crimes.

(7) L’arrivée d’une partie du corps expéditionnaire était retardée par des obstacles de navigation. Mais sitôt qu’il fut réuni, Théodose se rendit à Sitifis, où il enjoignit aux protecteurs de lui répondre de la personne de Romain et de ses domestiques. De grands tourments d’esprit l’agitèrent durant son séjour dans cette ville. Quel moyen de mouvoir sur ce sol brûlant des soldats habitués à la température des régions boréales ? Comment joindre de près un ennemi rapide et insaisissable, et dont toute la tactique est de surprendre, sans jamais accepter le combat en ligne ?

(8) Une rumeur vague avait devancé près de Firmus l’annonce officielle de l’arrivée de Théodose. Il s’émut de l’importante renommée d’un tel adversaire, et se hâta de lui écrire et de solliciter, par l’entremise d’une députation, l’oubli de ce qui s’était passé. Il reconnaissait sa résolution comme coupable, mais elle n’avait pas été spontanée : il s’était vu poussé à la défection par l’injustice, et il offrait d’en donner la preuve.

(9) Théodose accepta cette apologie, promit d’entrer en négociation aussitôt que Firmus aurait livré des otages, et partit pour la station de Pancharia, où il avait donné rendez- vous aux légions d’Afrique, afin de les passer en revue. Quelques mots, prononcés avec une noble et modeste assurance, suffirent pour relever leur courage. Théodose revint ensuite à Sitifis, où il opéra la réunion au corps expéditionnaire de toutes les forces militaires du pays ; et, impatient déjà des délais de Firmus, il ouvrit la campagne.

(10) Entre autres bonnes mesures, il en prit une surtout qui lui conciliait une affection sans bornes. Il avait supprimé toute concession de vivres à ses troupes de la part de la province, déclarant, avec une confiance généreuse, que ses soldats, pour leur subsistance, ne devaient compter que sur les moissons et les magasins de l’ennemi.

(11) Et il tint parole, à la grande satisfaction des propriétaires du sol. Théodose partit ensuite pour Tubusuptum, ville au pied du mont Ferratus, où il refusa de recevoir une seconde députation de Firmus, qui se présentait sans les otages convenus. De là, s’étant fait rendre compte, autant que le temps le permettait, de l’assiette du pays, il se porta rapidement contre les tribus des Tyndenses et des Massissenses, qui ne sont armées qu’à la légère, et que commandaient Mascizel et Dius, frères de Firmus.

(12) Dès qu’on eut en vue ces ennemis si difficiles à joindre, des volées de traits s’échangèrent, puis une furieuse mêlée s’engagea. Au milieu de ce cri de douleur qui s’élève d’un champ de bataille, dominait le lamentable hurlement des barbares blessés ou faits prisonniers. Le ravage et l’incendie de la contrée furent les suites de notre victoire.

(13) Le domaine de Pétra notamment, à qui son propriétaire Salmaces, l’un des frères de Firmus, avait donné presque les proportions d’une ville, fut détruit de fond en comble. Le vainqueur, animé par ce premier succès, s’empare avec une célérité merveilleuse de la ville de Lamfoctensis, au cœur même des peuplades qui venaient d’être défaites, et y forme aussitôt un approvisionnement considérable. Il voulait, avant de s’avancer dans l’intérieur, se ménager des magasins à sa portée, au cas où il ne trouverait devant lui qu’un pays affamé.

(14) Durant cette opération, Mascizel, qui était parvenu à se recruter chez les tribus voisines, vint de nouveau fondre sur nous, fut repoussé avec grande perte, et ne dut lui-même la vie qu’à la bonté de son cheval.

(15) Firmus, non moins troublé qu’affaibli par ce double échec, eut encore recours aux négociations comme dernière ressource. Des évêques vinrent de sa part implorer la paix et livrer des otages. Pour répondre au bon accueil qui leur fut fait, ils promirent, suivant leurs instructions, des vivres tant qu’il en faudrait, et remportèrent une réponse favorable. Le prince maure, alors un peu rassuré, vint lui-même, précédé par des présents, s’aboucher avec le général. Il s’était pourvu d’un coursier qui pût le tirer d’affaire au besoin. Frappé, en approchant, de l’aspect de nos étendards, et surtout de la martiale figure de Théodose, il s’élança de cheval, et, se prosternant presque jusqu’à terre, confessa ses torts les larmes aux yeux, et implora son pardon et la paix.

(16) Théodose, mu par le seul intérêt de l’empire, le relève, l’embrasse, et, lui donnant ainsi confiance, en obtint des vivres. Firmus livre pour otages un certain nombre de ses parents, et se retire plein d’espoir, promettant de rendre tous les prisonniers tombés entre ses mains dans les premiers moments de la révolte. Deux jours après, ainsi qu’il eu était convenu, il remit, à la première injonction, la ville d’Icosium, dont nous avons plus haut fait connaître les fondateurs, et restitua en même temps les enseignes, la couronne sacerdotale, et tout le butin qu’il avait fait.

(17) Théodose, après une longue marche, fit son entrée dans la ville de Tipasa, où il fit cette fière réponse aux députés des Mazices, qui, s’étant coalisés avec Firmus, demandaient en suppliant leur pardon : "Sous peu j’irai vous demander raison de votre conduite déloyale."

(18) Il les renvoya tout tremblants sous l’impression de cette menace. De là il se rendit à Césarée, noble et opulente cité jadis, et dont nous avons également indiqué l’origine dans notre description de l’Afrique ; alors presque réduite en cendres, et n’offrant plus guère que des décombres déjà couverts de mousse. Il y établit la première et la seconde légion, avec ordre d’en déblayer les ruines, et de la protéger contre toute nouvelle insulte des barbares.

(19) Au bruit de ces succès, les principaux fonctionnaires provinciaux et le tribun Vincent quittèrent avec empressement les retraites où ils s’étaient tenus cachés, et vinrent rejoindre à Césarée le général, qui leur fit le meilleur accueil. Il acquit, avant son départ de cette ville, la certitude de l’hypocrisie de Firmus, qui, sous le masque de la soumission et de l’humilité, cachait le projet de tomber sur l’armée comme la foudre, au moment où elle serait le moins préparée à cette agression.

(20) Sur cet avis, Théodose évacua Césarée et vint occuper la petite ville de Sugabar, située à mi-côte du mont Transcellensis. Il s’y trouvait des archers de la quatrième cohorte, qui avaient combattu dans les rangs du rebelle. Le général fit preuve d’indulgence en se contentant de les dégrader et de les renvoyer à Tigavia, où il relégua également une partie de l’infanterie constantienne avec ses tribuns, l’un desquels avait placé son collier, en guise de diadème, sur la tête de Firmus.

(21) Sur ces entrefaites arrivèrent Gildon et Maxime, amenant avec eux Belles, l’un des principaux Mazives, et le préfet Férice, qui tous deux avaient fait cause commune avec l’auteur des troubles (LACUNE).

(22) L’ordre fut exécuté ; et à son lever, comme le jour venait de paraître, Théodose vit les coupables gardés au milieu des rangs. S’adressant alors à l’armée : "Mes amis, s’écria-t-il, que méritent, à votre avis, les traîtres que vous voyez ? " Déférant ensuite au cri général qui demandait leur mort, il livra, selon l’antique usage, les déserteurs constantiens aux glaives des soldats. Quant aux archers, leurs chefs eurent les mains coupées ; le reste fut mis à mort. Une sévérité semblable avait jadis été exercée par Curion contre les habitants de Dardanie, ce chef énergique n’ayant trouvé que ce moyen d’en finir avec l’esprit de révolte, qui renaissait chez eux comme les têtes de l’hydre de Lerne.

(23) Des détracteurs de Théodose se sont emparés de cet acte de rigueur Pour le blâmer avec amertume, tout en exprimant leur approbation de l’antécédent. Les Dardaniens, disaient-ils, étaient nos ennemis mortels ; contre eux toute extrémité devenait légitime : mais des soldats qui avaient marché sous nos drapeaux n’eussent pas dû subir un pareil traitement pour une première faute. Je répondrai à ces censeurs (ce qu’ils savent peut-être aussi bien que moi) qu’il s’agissait moins de punir cette cohorte que d’en faire un exemple.

(24) Théodose fit mourir aussi Belles et Férice. Curandius, tribun des archers, eut le même sort pour avoir refusé d’aller au combat, et même d’engager sa troupe à combattre. Le général, en ce moment, se souvenait du mot de Cicéron : "J’aime mieux une rigueur salutaire qu’un vain étalage de douceur."

(25) Théodose, en quittant Sugabar, alla renverser à coups de bélier le domaine dit de Gaionas, qui, par sa ceinture de fortes murailles, formait le plus sûr repaire des Maures. Il nivela ses murs au sol, et passa tout ce qui s’y trouvait au fil de l’épée. De là il gagna le fort de Tingis par le mont Ancorarius, et tomba sur les Mazices rassemblés sur ce point. Ceux-ci nous accueillirent d’une grêle de traits ;

(26) mais, tout belliqueux et robustes qu’ils sont, ils durent céder à la supériorité de notre discipline et de nos armes. Le champ fut bientôt jonché de leurs cadavres ; le reste tourna le dos, et fut encore taillé en pièces dans sa fuite. Un petit nombre cependant parvint à s’échapper, et plus tard obtint l’amnistie que la politique exigeait qu’on lui accordât.

(27) Sugges, leur chef (LACUNE) avait succédé à Romain. Théodose l’envoya placer des garnisons dans les villes de la Mauritanie Sitifienne, afin d’assurer la province contre les chances d’une invasion. Puis, avec une confiance inspirée par ses précédents succès, il se porta contre les Musones, tribu de pillards et d’assassins, que la conscience de leurs crimes avait entraînés dans le parti de Firmus, au moment où l’avenir semblait ouvrir à ce dernier une chance certaine d’agrandissement.

(28) À quelque distance de la ville d’Addense, Théodose fut informé qu’il se formait contre lui une coalition terrible de peuplades différentes d’habitudes et de langage ; tempête que lui suscitaient les instigations et les brillantes promesses de Cyria, sœur de Firmus. Cette princesse disposait d’immenses trésors, et montrait toute l’obstination de son sexe dans ses efforts pour soutenir son frère.

(29) Théodose réfléchit alors sur l’extrême inégalité de ses forces : il n’avait que trois mille cinq cents hommes, et c’était risquer sa perte et celle de cette poignée de soldats que de les commettre avec une telle multitude. Brûlant de combattre et rougissant de céder, il opéra néanmoins avec lenteur un mouvement en arrière, que changea bientôt en pleine retraite l’impétuosité des masses qu’il avait devant lui.

(30) Enflés de cet avantage, les barbares le poursuivirent avec fureur (LACUNE) Il se vit enfin réduit à accepter le combat ; et c’en était fait de lui et des siens, quand tout à coup l’épaisse nuée d’ennemis qui l’environnait s’ouvrit à l’approche d’un corps d’auxiliaires mazices précédés de quelques soldats romains, et laissa passer nos bataillons enfermés.

(31) Théodose put ainsi gagner sans être entamé le domaine de Mazuca, où il fit encore un exemple de quelques déserteurs. Les uns furent brûlés vifs ; les autres eurent, comme les archers, les mains coupées. Au mois de février suivant, il était sous les murs de Tipasa.

(32) Il occupa longtemps cette position, où il mit en œuvre une tactique qui rappelle celle de Fabius le Temporiseur ; éludant sans cesse tout engagement sérieux avec un ennemi terrible par son acharnement et son adresse aux armes de trait, et attendant le moment de tomber dessus avec avantage.

(33) D’habiles émissaires pendant ce temps parcouraient en son nom le pays des Baiures, des Cantauriens, des Avastomates, des Cafaves, des Bavares et autres tribus circonvoisines, employant, pour obtenir leur concours tantôt l’argent, tantôt les menaces, et tantôt la promesse du pardon des excès précédemment commis (LACUNE), procédé employé avec succès par Pompée contre Mithridate.

(34) Firmus vit alors sa perte imminente ; et, ne se fiant plus dans la protection de ses nombreuses forteresses, il abandonna les salariés qu’il avait réunis à force d’argent, pour chercher, à la faveur de la nuit, un refuge dans les gorges inaccessibles des monts Caprariens.

(35) Sa disparition entraîna la dispersion de son monde, et la prise par les nôtres de son camp, qui fut pillé. Tout ce qui fit résistance fut passé au fil de l’épée ou fait prisonnier, et le pays fut dévasté dans une grande étendue. Le prudent vainqueur, à mesure qu’il traversait le territoire d’une tribu, avait soin d’y laisser derrière lui l’autorité dans des mains sûres.

(36) Cette poursuite obstinée, qu’il était loin d’avoir prévu, mit le comble aux terreurs du rebelle. Il s’enfuit encore, à peine accompagné, faisant à son salut le sacrifice de ses précieux bagages. Sa femme, épuisée par les fatigues de cette vie errante (LACUNE).

(37) Théodose ne fit de quartier à aucun de ceux qui tombèrent entre ses mains. Ses troupes se trouvant ranimées par le payement de leur solde et par un meilleur régime de nourriture, il battit sans peine les Caprariens et les Abannes leurs voisins, et atteignit rapidement la ville de (LACUNE). Il y apprit par des avis sûrs que l’ennemi avait pris position sur des crêtes entourées de précipices, et où l’on ne pouvait aborder sans une connaissance des localités, acquise de longue main. Il se vit donc contraint de rétrograder ; et les barbares profitèrent de ce court répit pour tirer des renforts considérables des peuplades éthiopiennes limitrophes.

(38) Ils vinrent alors se ruer tête baissée sur les nôtres. L’aspect de ces masses formidables imposa un moment à Théodose, qui d’abord battit en retraite. Mais il ne tarda pas à reprendre l’offensive ; et, après avoir assuré les subsistances de ses troupes, il les ramena au combat, brandissant leurs armes d’un air terrible.

(39) Déjà quelques manipules s’élançaient avec fureur, bravant l’effroyable retentissement de la marche des colonnes ennemies, et frappant, pour y répondre, du bouclier sur le genou. Mais leur chef avait trop de circonspection pour accepter le combat dans des conditions aussi inégales. Il se contenta d’appuyer de côté en bon ordre, et, par une manœuvre hardie, occupa la ville nommée Contensis, que Firmus, vu sa position écartée et la difficulté de ses approches, avait choisie pour en faire un dépôt de prisonniers. Théodose rendit la liberté à tous les captifs, et sévit avec sa rigueur ordinaire contre les traîtres et les partisans de Firmus.

(40) Le ciel continuait à favoriser les plans de Théodose. Averti par de sûres intelligences que Firmus avait pris refuge chez les Isaflenses, il entra sur leur territoire, et, sur leur refus de livrer la personne de son adversaire, ainsi que son frère Mazuca et le reste de sa famille, déclara la guerre à toute la tribu.

(41) Une rencontre sanglante eut lieu ; les barbares y montrèrent une telle furie, que Théodose, pour leur résister, dut recourir à l’ordre de bataille circulaire. Enfin les Isaflenses furent rompus, et firent une perte considérable. Firmus, qui s’était montré partout où était le danger, ne dut la vie qu’à la bonté de son cheval, qui était dressé à courir parmi les rochers et les précipices. Mazuca, mortellement blessé, fut pris.

(42) On voulait l’envoyer à Césarée, où il avait laissé de sanglants souvenirs ; mais il parvint à se donner la mort en élargissant sa plaie de ses propres mains. Sa tête, séparée du tronc, fut du moins offerte aux regards des habitants de cette ville, qui la reçurent avec des transports de joie.

(43) Le vainqueur, par de justes sévérités, fit ensuite payer à la nation l’opiniâtreté de sa résistance. Evasius, riche citoyen, son fils Florus et quelques autres, convaincus d’avoir favorisé sous main l’agitateur, périrent tous par le bûcher.

(44) De là s’enfonçant dans le cœur du pays, Théodose attaqua résolument la tribu des Iubaleni, le berceau, disait-on, du roi Nubel, père de Firmus. Mais il trouva sur son chemin une barrière de hautes montagnes, où l’on ne pénétrait que par les plus tortueux défilés ; et, bien qu’il eût passé sur le ventre à l’ennemi, et lui eût tué beaucoup de monde, craignant de s’engager dans une région si favorable aux surprises, il se replia sans perte sur la place forte d’Auzia. La féroce tribu des Iesalenses y vint faire sa soumission, et lui offrir des secours en hommes et en vivres.

(45) Enfin Théodose, avec une confiance justifiée par ses précédents succès, voulut faire un dernier effort pour s’emparer de la personne même de l’auteur de la guerre. Pendant une longue station qu’il fit à la place forte appelée Mediana, attendant avec anxiété le résultat de divers plans concertés pour se faire livrer Firmus,

(46) il apprit tout à coup que l’ennemi était retourné chez les Isaflenses. Alors, sans se laisser arrêter par ses premières craintes, il se porte sur-le-champ à marches forcées contre ces derniers. Un roi, nommé Igmacen, puissant et considéré dans ces contrées, se présente audacieusement devant le général, et, d’un ton de menace : "D’où viens-tu ? dit-il ; et que viens-tu faire en ce pays ? — Je suis, répond tranquillement Théodose, l’un des comtes de Valentinien, souverain de l’univers. II m’envoie ici le débarrasser d’un brigand. Et tu vas me le livrer sans délai (tel est l’ordre de mon invincible empereur) ou périr avec tout ton peuple." Igmacen, à ces mots, se répandit en injures, et se retira gonflé de courroux.

(47) Le lendemain, au point du jour, les deux armées, avec des provocations réciproques, s’ébranlèrent pour en venir aux mains. Les barbares présentaient en ligne près de vingt mille hommes, et tenaient en réserve des corps masqués, avec l’intention d’envelopper les nôtres. Ils comptaient même comme auxiliaires un assez grand nombre de ces Iesaleni qui nous avaient promis leur concours.

(48) Les Romains n’avaient à leur opposer qu’une poignée d’hommes, mais qui étaient pleins du sentiment de leur force, et d’une confiance inspirée par de récentes victoires. Ils serrent leurs rangs, unissent leurs boucliers eu forme de tortue, et présentent un front inébranlable. Pendant toute la durée du combat, qui se prolongea depuis le lever du soleil jusqu’à l’entrée de la nuit, on ne cessa de voir Firmus sur un cheval de haute taille, agitant son ample manteau de pourpre, en même temps qu’il criait à nos soldats de lui livrer sans délai le tyran Théodose, cet inventeur de supplices, et de s’affranchir enfin de tous les maux qu’il les contraignait d’endurer.

(49) Ces paroles agirent diversement sur l’esprit des nôtres. Les uns n’en furent que plus animés à combattre, mais il y en eut qui lâchèrent pied ; aussi, dès que la nuit eut étendu ses premières ombres sur les deux partis, Théodose en profita pour se retirer au poste fortifié d’Auzia. Là il passa une revue de son monde, et fit périr par divers supplices les soldats qui s’étaient laissé entraîner par les exhortations de Firmus. Ceux-ci eurent les mains coupées, ceux-là furent brûlés vifs.

(50) Toute la nuit il resta sur pied. Plusieurs attaques tentées dans l’ombre par les barbares, quand la lune se fut cachée, furent repoussées avec perte, et les plus audacieux furent faits prisonniers. De là Théodose se porte rapidement, par le côté où il était le moins attendu, contre les perfides Iesalenses, dévaste et ruine leur pays, puis retourne, par la Maurétanie Césarienne, à Sitifis, où il fait périr par les flammes, après avoir brisé leurs membres par la torture, Castor et Martinien, deux complices des attentats de Romain.

(51) La guerre alors se renouvelle avec les Isaflenses, qui, dans un premier engagement, furent très maltraités et perdirent un monde considérable. Leur roi Igmacen, jusque là toujours victorieux, s’émut devant ce désastre. Regardant autour de lui, il se vit isolé et bientôt perdu s’il persistait dans son attitude hostile. Il prit aussitôt son parti, s’échappa furtivement de son camp, et vint en suppliant se présenter devant Théodose, qu’il pria de lui envoyer Masilla, l’un des chefs mazices, pour s’entendre avec lui.

(52) Théodose y consentit ; des pourparlers s’ouvrirent ; et Masilla lui fit savoir, de la part d’Igmacen, qu’il n’était qu’un moyen d’obtenir le résultat qu’on attendait de lui : c’était de pousser les hostilités avec vigueur, et de réduire par la crainte sa nation, qui n’avait que trop de tendance à favoriser le rebelle, mais que déjà ses échecs réitérés avaient frappé d’épuisement.

(53) L’avis cadrait trop bien avec le caractère de Théodose, qui n’abandonnait pas facilement ses résolutions, pour qu’il faillît à s’en prévaloir. Il porta de tels coups et de si répétés aux Isaflenses, que la nation entière en vint à fuir devant lui comme un troupeau. Firmus, dans ce désordre, aurait trouvé moyen de s’évader, et de s’assurer peut-être une retraite inconnue au sein des montagnes, si Igmacen ne l’eût fait arrêter au moment où il allait s’enfuir.

(54) Alors Firmus, à qui Masilla avait déjà fait entrevoir qu’Igmacen était d’intelligence avec Théodose, comprit qu’il ne lui restait d’autre ressource que de se donner la mort. Une nuit, où l’anxiété ne lui permettait pas de fermer l’œil, après s’être à dessein plongé dans l’ivresse, il prit le moment où ses gardes étaient profondément endormis, et s’échappa sans bruit de son lit, en s’aidant des pieds et des mains. Le hasard lui fit trouver à tâtons une corde, dont il se servit pour se pendre à un clou qui se trouva dans la muraille, et il mourut ainsi sans longues souffrances.

(55) Ce suicide contraria vivement Igmacen, qui s’était flatté de l’honneur de conduire vivant le rebelle au camp romain. Il fit néanmoins charger le cadavre sur un chameau ; et, pourvu d’un sauf-conduit par les soins de Masilla, il s’achemina en personne vers les tentes romaines, près du fort de Subicare. Là le corps fut mis sur un cheval et présenté à Théodose, qui en reçut l’hommage avec transport.

(56) Les soldats et le peuple furent appelés à déclarer s’ils reconnaissaient bien les traits de Firmus. II n’y eut qu’une voix pour l’affirmative. Théodose, après cet événement, ne fit pas un long séjour à Subicare. Il revint à Sitifis comme en triomphe, et y fut reçu aux acclamations des divers ordres et de la population entière.

Chapitre VI modifier

(1) Tandis que Théodose poursuivait sa laborieuse campagne au milieu des sables de la Maurétanie et de l’Afrique, un soulèvement inopiné s’opérait chez les Quades, nation qui, à voir sa faiblesse aujourd’hui, laisse à peine deviner quels furent jadis son esprit belliqueux et sa puissance : témoin la hardiesse et la promptitude de ses succès, son siége audacieux d’Aquilée avec les Marcomans ; témoin le sac d’Opitergium, et cette sanglante invasion qui rompit la barrière des Alpes Juliennes, et fut à peine contenue par le génie de Marc Aurèle. Leur prise d’armes, cette fois, avait une cause légitime.

(2) Valentinien, dès qu’il fut sur le trône, épris de l’idée grande, mais qu’il poussa jusqu’à l’excès, de donner à l’empire une frontière fortifiée, étendit la ligne de ces travaux par-delà le Danube, et donna l’ordre d’élever des retranchements jusque sur le territoire quand, comme s’il eût appartenu aux Romains. Le sentiment national chez ce peuple en fut blessé, sans toutefois s’exprimer autrement que par des murmures contenus ou par des réclamations officielles.

(3) Mais Maximin, qui ne cherchait qu’à nuire, et dont l’arrogance s’était encore accrue au milieu des honneurs de la préfecture, s’avisa de taxer Équitius, qui commandait alors en Illyrie, de mollesse et de désobéissance, à propos de ce que les ouvrages n’étaient pas encore terminés. Il fallait, disait- il, ne considérer que le bien de l’État, et donner à son jeune Marcellien le titre et le pouvoir de duc de Valérie : on verrait alors le plan de l’empereur s’exécuter sans plus de retard. Le double vœu s’accomplit.

(4) Son fils eut la nomination, se rendit sur les lieux ; et ce digne héritier de l’insolente paternelle, sans même user, avec ceux qui se voyaient dépossédés par cette prétention exorbitante et insolite, du moindre adoucissement de langage, fit reprendre sur-le-champ les travaux, qu’on avait un moment suspendus pour laisser aux réclamations le temps de parvenir à l’empereur.

(5) En dernier lieu, Gabinius, roi des Quades, vint lui-même conjurer Marcellien, avec les supplications les plus humbles, de ne pas pousser les choses plus loin. Celui-ci alors feignit de se radoucir, et invita le roi et sa suite à un festin ; mais, au mépris des droits les plus sacrés, il fit assassiner son hôte sans défiance, au moment où il se retirait après le repas.

(6) La nouvelle de cet atroce guet-apens fut aussitôt répandue chez les Quades et les nations voisines, et y porta l’exaspération. Une commune douleur réunit ces peuples ; et leurs bandes dévastatrices, franchissant bientôt le Danube, tombèrent à l’improviste sur la population agricole de l’autre rive, alors occupée à la moisson, tuèrent plusieurs habitants, et emmenèrent chez eux le reste, avec force bétail de diverses espèces.

(7) Peu s’en fallut qu’on n’eût à déplorer un malheur irréparable, et que l’honneur romain ne reçût l’atteinte la plus cruelle. La fille de l’empereur Constance, fiancée à Gratien, et que l’on conduisait à son époux, faillit être enlevée dans l’hôtellerie de Pistrense, où elle prenait son repas. Mais, par une faveur du ciel, Messala, correcteur de la province, qui se trouva présent, la fit monter dans son char, et franchit avec elle, à toute bride, la distance de vingt-six milles qui les séparait de Sirmium.

(8) Cette heureuse rencontre sauva la jeune princesse d’une captivité qui serait devenue une calamité publique, au cas où les barbares eussent refusé sa rançon. Les Sarmates et les Quades, déprédateurs et pillards par excellence, étendirent encore leurs ravages, tantôt enlevant hommes, femmes et troupeaux, tantôt incendiant les maisons, égorgeant sans pitié les habitants surpris, et triomphant avec une joie sauvage des ruines et de la dévastation qu’ils opéraient.

(9) De proche en proche l’effroi gagna Sirmium, où résidait alors Probus, en qualité de préfet du prétoire. Probus n’était rien moins qu’aguerri contre les émotions de ce genre. Le danger lui apparut sous les couleurs les plus sombres ; dans son trouble, il n’osait même lever les yeux, et ne savait quel parti prendre. L’idée lui vint un moment de se procurer de bons relais, et de fuir à la faveur de la nuit ; mais, mieux conseillé, il n’en fit rien.

(10) On lui avait représenté, en effet, que toute la population de Sirmium allait, à son exemple, chercher d’autres retraites, et que la ville, privée de défenseurs, tomberait entre les mains de l’ennemi.

(11) Revenu peu à peu de sa frayeur, Probus tendit toutes les forces de son esprit pour subvenir aux exigences de la situation ; il fit déblayer les fossés obstrués par les décombres, réparer des pans entiers de murailles qu’on avait laissés en ruine durant la paix, et les éleva même à la hauteur de tours. Son goût le portait à bâtir ; et une réserve de fonds destinée à la construction d’un théâtre lui fournit, dans cette circonstance, une ressource suffisante pour pousser avec célérité les travaux et les achever. Enfin, il compléta ces dispositions par une mesure non moins utile, en faisant venir d’un quartier voisin une cohorte d’archers pour défendre la ville en cas de nécessité.

(12) C’était assez pour ôter aux barbares jusqu’à l’idée de tenter le siège. Étrangers à ce genre de tactique, et embarrassés de leur butin, ils aimèrent mieux se mettre à la poursuite d’Équitius, qui, selon le dire des prisonniers, s’était enfui au fond de la Valérie. Ils tournèrent donc leur course de ce côté, frémissant de rage, et impatients d’arracher la vie à l’homme qu’ils croyaient l’auteur de la trahison dont leur prince avait été la victime.

(13) On envoya contre eux deux légions, la Pannonienne et la Mésiaque, troupes excellentes, et qui indubitablement l’auraient emporté si elles eussent agi de concert. Mais pendant leur marche une dispute de préséance et de commandement mit la discorde entre elles, et elles manoeuvrèrent sans s’entendre.

(14) Les Sarmates s’en aperçoivent, et, sans même attendre le signal de leurs chefs, tombent brusquement sur la légion Mésiaque, lui tuent un grand nombre de soldats qui n’avaient pas même eu le temps de s’armer ; puis, enhardis par ce succès, fondent sur la légion Pannonienne, qui est rompue par leur choc, et dont la destruction était complète si une partie de son monde n’eût trouvé son salut dans la fuite.

(15) Tandis que la fortune se montrait à nous si contraire sur ce point, Théodose le Jeune, duc de Mésie, et qui s’illustra depuis sur le trône, livrait, d’un autre côté, une suite de combats heureux aux Sarmates libres (qu’on désigne ainsi pour les distinguer de leurs esclaves rebelles), et les repoussait de nos frontières. Il leur donna de si rudes leçons, que le plus grand nombre de ces barbares servit de pâture aux oiseaux de proie et aux bêtes féroces.

(16) Les survivants, abattus et découragés, craignirent que l’actif général ne fît une diversion sur leurs propres frontières, ou ne détruisît ce qui restait de leurs troupes, en les surprenant au milieu des vastes forêts qu’ils avaient à traverser. Tous leurs efforts pour se faire jour ayant échoué, ils renoncèrent à combattre, et implorèrent la paix et l’oubli du passé. Une trêve leur fut accordée ; et la présence d’un corps redoutable de Gaulois, envoyé pour renforcer l’état militaire de l’Illyrie, contribua sans doute à la leur faire respecter.

(17) Au milieu de ces convulsions de l’empire, pendant que Claude était préfet de Rome, le Tibre, qui se décharge dans la mer Tyrrhénienne après avoir reçu les eaux d’une multitude d’affluents naturels ou factices, grossi tout à coup démesurément par les pluies, se répandit hors de son lit, et submergea presque entièrement la ville, que son cours régulier coupe en deux parties. Le sol, partout où il est plan ou déprimé, disparut sous les eaux.

(18) Les collines seules et les parties élevées des quartiers se montraient au-dessus de l’inondation, et présentaient quelque refuge. Toute communication étant interrompue, une foule de personnes seraient mortes de faim si l’on n’eût organisé un service de bateaux pour leur porter la nourriture. À la fin le fléau s’apaisa ; les eaux de tous côtés se frayèrent un passage vers la mer, et l’on reprit confiance en l’avenir.

(19) Du reste, l’administration de Claude fut des plus tranquilles, ne laissant à la malveillance aucun prétexte légitime d’exciter des troubles, et se signala par de nombreuses restaurations d’édifices, parmi lesquelles il faut citer le grand portique contigu aux bains d’Agrippa, et qu’on appelle de Bonne-Aventure, à cause de la proximité du temple de ce nom.


Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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