Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre I

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 349-398).

POLYBE,

Histoire Générale.


Séparateur


LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.


Première expédition des Romains hors de l’Italie. — Messine est surprise par les Campaniens, et Rhégio par quatre mille Romains. — Rome punit cette dernière trahison. — Les Campaniens ou Mamertins, battus par Hiéron, préteur de Syracuse, implorent le secours des Romains et l’obtiennent, quoique coupables de la même perfidie que les Rhéginois. — Défaite des Syracusains et des Carthaginois. — Retraite de Hiéron.


Ce fut dans la dix-neuvième année après le combat naval donné près de la ville d’Ægospotamos dans l’Hellespont, et la seizième avant la bataille de Leuctres, l’année que les Lacédémoniens, par les soins d’Antalcide, firent la paix avec les Perses, que Denys l’ancien, après avoir vaincu les Grecs d’Italie sur les bords de l’Ellépore, fit le siége de Rhégio, et que les Gaulois s’emparèrent de Rome, à l’exception du Capitole ; ce fut, dis-je, cette année que les Romains, ayant fait une trêve avec les Gaulois, aux conditions qu’il plut à ceux-ci d’exiger, après avoir, contre toute espérance, regagné leur patrie et augmenté un peu leurs forces, déclarèrent ensuite la guerre à leurs voisins. Vainqueurs de tous les Latins, ou par leur courage ou par leur bonheur, ils portèrent la guerre chez les Samnites, qui, à l’orient et au septentrion, confinent le pays des Latins. Quelques temps après, et un an avant que les Gaulois fissent irruption dans la Grèce, fussent défaits à Delphes et se jetassent dans l’Asie, les Tarentins, craignant que les Romains ne tirassent vengeance de l’insulte qu’ils avaient faite à leurs ambassadeurs, appelèrent Pyrrhus à leur secours. Les Romains ayant soumis les Tyrrhéniens et les Samnites, et ayant gagné plusieurs victoires sur les Gaulois répandus dans l’Italie, ils pensèrent alors à la conquête du reste de ce pays, qu’ils ne regardaient plus comme étranger, mais comme leur appartenant en propre, au moins pour la plus grande partie. Exercés et aguerris par les combats qu’ils avaient soutenus contre les Samnites et les Gaulois, ils entreprirent de marcher contre Pyrrhus, le chassèrent d’Italie, et défirent ensuite tous ceux qui avaient pris parti pour lui.

Après avoir vaincu leurs ennemis et subjugué tous les peuples de l’Italie, aux Gaulois près, ils conçurent le dessein d’assiéger les Romains qui étaient alors dans Rhégio.

Ces deux villes, Messine et Rhégio, toutes deux bâties sur le même détroit, eurent à peu près le même sort. Peu avant le temps dont nous venons de parler, les Campaniens qui étaient à la solde d’Agathoclès, charmés depuis long-temps de la beauté et des autres avantages de Messine, eurent la perfidie de s’en saisir, sous le faux-semblant d’y vivre en bonne intelligence avec les citoyens. Ils y entrèrent comme amis ; mais ils n’y furent pas plus tôt, qu’ils chassèrent les uns, massacrèrent les autres, prirent les femmes et les enfans de ces malheureux, selon que le hasard les fit alors tomber entre leurs mains, et partagèrent entre eux ce qu’il y avait de richesses dans la ville et dans le pays.

Peu après, leur trahison trouva des imitateurs. L’irruption de Pyrrhus en Italie et les forces qu’avaient sur mer les Carthaginois, ayant jeté la crainte et l’épouvante parmi les Rhéginois, ils implorèrent la protection et le secours des Romains. Ceux-ci vinrent au nombre de quatre mille sous la conduite de Décius Campanus. Pendant quelque temps, ils gardèrent fidèlement la ville ; mais éblouis de ses agrémens et des richesses des citoyens, ils firent alliance avec eux, comme avaient fait les Campaniens avec les Messinois, chassèrent une partie des habitans, égorgèrent l’autre, et se rendirent maîtres de la ville.

Les Romains furent très-sensibles à cette perfidie. Ils ne purent y apporter de remède sur-le-champ, occupés qu’ils étaient aux guerres dont nous avons parlé ; mais dès qu’ils les eurent terminées, ils mirent le siége devant Rhégio. La ville fut prise, et on passa au fil de l’épée le plus grand nombre de ces traîtres, qui, prévoyant ce qui devait leur arriver, se défendirent avec furie. Le reste, qui s’élevait à plus de trois cents, ayant été fait prisonnier et envoyé à Rome, y fut conduit sur le marché par les préteurs, battu de verges et mis à mort, exemple de punition que les Romains crurent nécessaire pour rétablir chez leurs alliés la bonne opinion de leur foi ! On rendit aussi aux Rhéginois leur pays et leur ville. Pour les Mamertins, c’est-à-dire les peuples de la Campanie, qui s’étaient donné ce nom après avoir surpris Messine, tant qu’ils furent unis avec les Romains qui avaient envahi Rhégio, non-seulement ils demeurèrent tranquilles possesseurs de leur ville et de leurs pays, mais ils inquiétèrent fort les Carthaginois et les Syracusains pour les terres voisines, et obligèrent une grande partie de la Sicile à leur payer tribut. Mais ceux qui tenaient Rhégio n’eurent pas été plutôt assiégés, que les choses changèrent de face ; car, privés de tout secours, ils furent eux-mêmes repoussés et renfermés dans leur ville par les Syracusains pour les raisons que je vais dire.

La dissension s’étant mise entre les citoyens de Syracuse et leurs troupes, celles-ci s’arrêtant autour de Mergana, élurent pour chefs Artémidore, et Hiéron qui dans la suite les gouverna. Ce dernier était alors fort jeune à la vérité, mais d’une prudence et d’une maturité qui annonçaient un grand roi. Honoré du commandement, il entra dans la ville par le moyen de quelques amis, et, maître de ces gens qui ne cherchaient qu’à tout brouiller, il se conduisit avec tant de douceur et de grandeur d’âme, que les Syracusains, quoique mécontens de la faculté que s’étaient attribués les soldats, ne laissèrent pas de le faire préteur d’un consentement unanime. Dès ces premières démarches, il fut aisé de juger que ce préteur aspirait à quelque chose de plus qu’à sa charge. En effet, voyant qu’à peine les troupes étaient sorties de la ville, que Syracuse était troublée par des esprits séditieux et amateurs de la nouveauté, et que Leptinus, distingué par son crédit et sa probité, avait pour lui tout le peuple, il épousa sa fille, dans le dessein d’avoir toujours dans la ville, par cette alliance, un homme sur lequel il pût compter, lorsqu’il serait obligé de marcher à la tête des armées. Pour se défaire ensuite des vétérans étrangers, esprits remuans et malintentionnés, il mena l’armée contre les Mamertins, comme contre les Barbares qui occupaient Messine. Campé auprès de Centoripe, il range son armée en bataille le long du Cyamozore, tenant à l’écart la cavalerie et l’infanterie syracusaines, comme s’il en eût eu affaire dans un autre endroit. Il n’oppose aux Mamertins que les soldats étrangers, les laisse tous tailler en pièces, et, pendant le carnage, il retourne tranquillement à Syracuse avec les troupes de la ville. L’armée ainsi purgée de tout ce qui pouvait y causer des troubles et des séditions, il leva par lui-même un nombre suffisant de troupes soldées, et remplit ensuite paisiblement les devoirs de sa charge. Les Barbares, fiers de leurs premiers succès, se répandant dans la campagne, il marcha contre eux avec les troupes syracusaines qu’il avait bien armées et bien aguerries, et leur livra bataille dans la plaine de Mille sur les bords du Longanus. Une grande partie des ennemis resta sur la place, et les chefs furent faits prisonniers. Retourné à Syracuse, il y fut déclaré roi par tous les alliés.

La perte de cette bataille, jointe à la prise de Rhégio, dérangea entièrement les affaires des Mamertins. Les uns eurent recours aux Carthaginois, auxquels ils se livrèrent eux et leur citadelle ; les autres abandonnèrent la ville aux Romains, et les firent prier de venir à leur secours, « grâce, disait-on, qu’ils ne pouvaient refuser à des gens qui étaient de même nation qu’eux. » Les Romains hésitèrent long-temps sur ce qu’ils répondraient. Après avoir puni avec une extrême sévérité leurs propres citoyens pour avoir trahi les Rhéginois, ils ne pouvaient avec justice envoyer du secours aux Mamertins, qui s’étaient emparés par une semblable trahison, non-seulement de Messine, mais encore de Rhégio. D’un autre côté, il était à craindre que les Carthaginois, déjà maîtres de l’Afrique, de plusieurs provinces de l’Ibérie et de toutes les îles des mers de Sardaigne et de Tyrrhénie, s’emparant encore de la Sicile, n’enveloppassent toute l’Italie et ne devinssent des voisins formidables ; et on voyait facilement qu’ils subjugueraient bientôt cette île, si l’on ne secourait les Mamertins. Messine leur étant abandonnée, ils ne tarderaient pas long-temps à prendre Syracuse. Souverains, comme ils l’étaient, de presque tout le reste de la Sicile, cette expédition leur devait être aisée. Les Romains prévoyant ce malheur et jugeant qu’il ne fallait pas perdre Messine, ni permettre aux Carthaginois de se faire par là comme un pont pour passer en Italie, furent long-temps à délibérer. Le sénat même, partagé également entre le pour et le contre, ne voulut rien décider. Mais le peuple, accablé par les guerres précédentes et souhaitant avec ardeur de réparer ses pertes, poussé encore à cela tant par l’intérêt commun que par les avantages dont les préteurs flattaient chaque particulier, le peuple, dis-je, se déclara en faveur de cette entreprise, et on en dressa un plébiscite. Appius Claudius, l’un des consuls, fut choisi pour conduire le secours, et on le fit partir pour Messine. Les Mamertins aussitôt, partie par menaces, partie par surprise, chassèrent de la citadelle le préteur qui y commandait de la part des Carthaginois, appelèrent Appius et lui ouvrirent les portes de la ville ; et l’infortuné préteur, soupçonné d’imprudence et de lâcheté, fut attaché à un gibet.

Les Carthaginois, pour reprendre Messine, firent avancer auprès du Pélore une armée navale, et placèrent leur infanterie du côté de Sénes. En même temps Hiéron profite de l’occasion qui se présentait de chasser tout-à-fait de la Sicile les Barbares qui avaient envahi Messine. Il fait alliance avec les Carthaginois, et aussitôt part de Syracuse pour les aller joindre. Il campe vis-à-vis d’eux proche la montagne nommée Chalcidique, et ferme encore le passage aux assiégés par cet endroit. Cependant Appius, général de l’armée romaine, traverse hardiment le détroit pendant la nuit, et entre dans la ville. Mais la voyant pressée de tous côtés, et faisant réflexion que ce siége pourrait bien ne pas lui faire d’honneur, les ennemis étant maîtres sur terre et sur mer, pour dégager les Mamertins, il fit d’abord parler aux Carthaginois et aux Syracusains ; mais on ne daigna pas seulement écouter ceux qu’il avait envoyés. Enfin la nécessité lui fit prendre le parti de hasarder une bataille et de commencer par attaquer les Syracusains. Il met son armée en marche, la range en bataille, et trouve heureusement Hiéron disposé à se battre. Le combat fut long. Appius remporta la victoire, repoussa les ennemis jusque dans leurs retranchemens, et, après avoir abandonné la dépouille des morts aux soldats, il reprit le chemin de Messine.

Hiéron soupçonnant quelque chose de sinistre de cette affaire, aussitôt la nuit venue, retourna promptement à Syracuse. Cette retraite rendit Appius plus hardi ; il vit bien qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il fallait attaquer les Carthaginois. Il donne ordre aux soldats de se tenir prêts, et, dès la pointe du jour, il va droit aux ennemis, en tue un grand nombre, et contraint le reste à se sauver dans les villes circonvoisines ; puis, poussant sa fortune, il fait lever le siége, ravage les campagnes des Syracusains et de leurs alliés, sans que personne ose lui résister, et pour comble met enfin le siége devant Syracuse.




CHAPITRE II.


Matière des deux premiers livres qui servent comme de préambule à l’histoire de Polybe. — Jugement que cet historien porte sur Philinus et Fabius.


Telle fut la première expédition des Romains hors de l’Italie, et les raisons pour lesquelles ils la firent alors. Rien, ce me semble, n’était plus propre à établir la première époque de notre histoire. Nous avons remonté un peu haut, pour ne laisser aucun doute sur ce qui a donné lieu à cet événement. Car, pour mettre les lecteurs en état de bien juger du faîte de grandeur où l’empire romain est parvenu, il était bon d’examiner de suite comment et en quel temps les Romains, presque chassés de leur propre patrie, commencèrent à obtenir de plus heureux succès ; en quel temps et comment, l’Italie subjuguée, ils pensèrent à étendre leurs conquêtes au dehors. Qu’on ne soit donc pas surpris si, dans la suite, parlant des états qui ont fait le plus de bruit dans le monde, je remonte à des temps plus reculés : c’est pour commencer aux choses qui font connaître pour quelles raisons, en quel temps et par quels moyens chaque peuple est arrivé au point où nous le voyons. Mais il est temps de revenir à notre sujet. Voici en peu de mots de quoi traiteront les deux premiers livres, qui seront comme le préambule de cet ouvrage.

Nous commencerons par la guerre que se firent en Sicile les Romains et la république de Carthage. Suivra la guerre d’Afrique, qui sera elle-même suivie de ce que firent dans l’Espagne Amilcar, Asdrubal et les Carthaginois : ce fut alors que les Romains passèrent dans l’Illyrie et dans ces parties de l’Europe. Ensuite viendront les combats que les Romains eurent à soutenir dans l’Italie contre les Gaulois. Nous finirons le préambule et le second livre par la guerre appelée de Cléomène, laquelle se fit en ce temps-là chez les Grecs. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces guerres, notre dessein n’étant pas d’en écrire l’histoire, mais seulement de les présenter en raccourci sous les yeux, pour préparer à la lecture des faits que nous avons à raconter. Dans cet abrégé, nous ferons en sorte que les derniers événemens soient liés avec ceux qui commenceront notre histoire. Cette liaison justifiera la pensée que j’ai eue de rapporter en peu de mots ce qui se trouve chez les autres historiens, et facilitera l’intelligence de ce que je dois dire. Nous nous étendrons un peu plus sur la guerre des Romains et des Carthaginois en Sicile, car on aurait peine à en trouver une qui ait été plus longue, à laquelle on se soit préparé avec plus de soin, où les exploits se soient suivis de plus près, où les combats aient été en plus grand nombre, où il se soit passé de plus grandes choses. Comme les coutumes de ces deux états étaient alors fort simples, leurs richesses médiocres, et leurs forces égales, c’est par cette guerre, plutôt que par celles qui l’ont suivie, que l’on peut bien juger de la constitution particulière de ces deux républiques.

Une autre raison encore m’a engagé à un plus long détail sur cette guerre : c’est que Philinus et Fabius, qui passent pour en avoir parlé le plus savamment, ne nous ont pas rapporté les choses avec autant de fidélité qu’ils devaient. Je ne crois pas qu’ils aient voulu mentir : leurs mœurs et la secte qu’ils professaient les mettent à couvert de ce soupçon ; mais il me semble qu’il leur est arrivé ce qui arrive d’ordinaire aux amans à l’égard de leurs maîtresses. Le premier, suivant l’inclination qu’il avait pour les Carthaginois, leur fait honneur d’une sagesse, d’une prudence et d’un courage qui ne se démentent jamais, et représente les Romains comme d’une conduite tout opposée. Fabius, au contraire, donne toutes ces vertus aux Romains et les refuse toutes aux Carthaginois. Dans toute autre circonstance, une pareille disposition n’aurait peut-être rien que d’estimable : il est d’un honnête homme d’aimer ses amis et sa patrie, de haïr ceux que ses amis haïssent, et d’aimer ceux qu’ils aiment. Mais ce caractère est incompatible avec le rôle d’historien. On est alors obligé de louer ses ennemis lorsque leurs actions sont vraiment louables, et de blâmer sans ménagement ses plus grands amis, lorsque leurs fautes méritent le blâme. La vérité est à l’histoire ce que les yeux sont aux animaux : si l’on arrache les yeux à ceux-ci, ils deviennent inutiles, et si de l’histoire on ôte la vérité, elle n’est plus bonne à rien. Soit amis, soit ennemis, on ne doit à l’égard des uns et des autres consulter que la justice. Tel même a été blâmé pour une chose, qu’il faut louer pour une autre ; n’étant pas possible qu’une même personne vise toujours droit au but, ni vraisemblable qu’elle s’en écarte toujours. En un mot, il faut qu’un historien, sans aucun égard pour les auteurs des actions, ne forme son jugement que sur les actions mêmes.

Quelques exemples feront mieux sentir la solidité de ces maximes. Philinus, entrant en matière au commencement de son second livre, dit que les Carthaginois et les Syracusains mirent le siége devant Messine ; qu’à peine les Romains furent arrivés par mer dans cette ville, qu’ils firent une sortie sur les Syracusains ; qu’en ayant été repoussés avec perte ils rentrèrent dans Messine ; que, revenus ensuite sur les Carthaginois, ils perdirent beaucoup des leurs, ou tués ou faits prisonniers. Il dit de Hiéron, qu’après la bataille, la tête lui tourna tellement, que non-seulement il mit le feu à son camp et s’enfuit de nuit à Syracuse, mais encore abandonna toutes les forteresses qui étaient dans la campagne de Messine. Il n’épargne pas davantage les Carthaginois : à l’entendre, ils quittèrent leurs retranchemens aussitôt après le combat, se dispersèrent dans les villes voisines, et aucun d’eux n’osa se montrer au-dehors. Les chefs, voyant les troupes saisies de frayeur, craignirent de s’exposer à une bataille décisive. Selon lui encore, les Romains, poursuivant les Carthaginois, ne se contentèrent pas de désoler la campagne, mais entreprirent aussi d’assiéger Syracuse. Tout cela est, à mon sens, fort mal assorti, et ne mérite pas même d’être examiné. Ceux qui, selon cet historien, assiégeaient Messine et remportaient des victoires, sont ceux-là mêmes qui prennent la fuite, qui se réfugient dans les villes, qui sont assiégés, qui tremblent de peur ; et au contraire, ceux qu’il nous dépeignait comme vaincus et assiégés, il nous les fait voir ensuite poursuivant les ennemis, se rendant maîtres de tout le pays, et assiégeant Syracuse. Quel moyen d’accorder ensemble ces contradictions ? Il faut de nécessité, ou que ce qu’il avance d’abord, ou que ce qu’il dit des événemens qui ont suivi, soit faux. Or, ces événemens sont vrais. Il est sûr que les Carthaginois et les Syracusains ont déserté la campagne et que les Romains ont aussitôt mis le siége devant Syracuse. Il convient lui-même qu’Echetla, ville située entre les terres des Syracusains et celles des Carthaginois, fut aussi assiégée. On ne doit donc faire aucun fond sur ce qu’il avait assuré d’abord, à moins qu’on ne veuille croire que les Romains ont été en même temps et vaincus et vainqueurs. Tel est le caractère de cet historien d’un bout à l’autre de son ouvrage, et on verra en son temps que Fabius n’est pas exempt du même défaut. Mais laissons là enfin ces deux écrivains, et, par la jonction des faits, tâchons de donner aux lecteurs une idée juste de la guerre dont il est question.




CHAPITRE III.


M. Octacilius et M. Valerius font alliance avec Hiéron. — Préparatifs des Carthaginois. — Siége d’Agrigente. — Premier combat d’Agrigente. — Second combat et retraite d’Annibal.


Dès qu’à Rome on eut avis des succès d’Appius dans la Sicile, on créa consuls M. Octacilius et M. Valerius, et on leur donna ordre d’y aller prendre sa place. Leur armée consistait en quatre légions, sans compter les secours que l’on tirait ordinairement des alliés. Ces légions, chez les Romains, se lèvent tous les ans, et sont composées de quatre mille hommes d’infanterie et de trois cents chevaux. À l’arrivée des consuls, plusieurs villes des Carthaginois et des Syracusains se rendirent à discrétion. La frayeur des Siciliens, jointe au nombre et à la force des légions romaines, faisant concevoir à Hiéron que celles-ci auraient le dessus, il dépêcha aux consuls des ambassadeurs pour traiter de paix et d’alliance. On n’eut garde de refuser leurs offres : on craignait que les Carthaginois, qui tenaient la mer, ne fermassent tous les passages pour les vivres ; crainte d’autant mieux fondée, que les premières troupes qui avaient traversé le détroit avaient beaucoup souffert de la disette. Une alliance avec Hiéron mettait de ce côté-là les légions en sûreté : on y donna d’abord les mains. Les conditions furent que le roi rendrait aux Romains sans rançon ce qu’il avait fait de prisonniers sur eux, et qu’il leur paierait cent talens d’argent. Depuis ce temps, Hiéron, tranquille à l’ombre de la puissance des Romains, à qui dans l’occasion il envoyait des secours, régna paisiblement à Syracuse, gouvernant en roi qui ne cherche et n’ambitionne que l’amour et l’estime de ses sujets. Jamais prince ne s’est rendu plus recommandable, et n’a joui plus long-temps des fruits de sa richesse et de sa prudence.

On apprit à Rome avec beaucoup de joie l’alliance qui s’était faite avec le roi de Syracuse, et le peuple se fit un plaisir de la ratifier. On ne crut pas après cela qu’il fût nécessaire d’envoyer des troupes en Sicile ; deux légions suffisaient, parce que, Hiéron s’étant rangé du parti de Rome, le poids de cette guerre n’était plus à beaucoup près si pesant, et que par là les armées auraient en abondance toutes sortes de munitions. Les Carthaginois, voyant que Hiéron leur avait tourné le dos, et que les Romains avaient plus à cœur que jamais d’envahir la Sicile, pensèrent de leur côté à se mettre en état de leur tenir tête et de se maintenir dans cette île. Ils firent de grandes levées de soldats au-delà de la mer, dans la Ligurie, dans les Gaules, de plus grandes encore dans l’Espagne, et ils les envoyèrent toutes en Sicile ; et comme Agrigente était la ville la plus forte et la plus importante de toutes celles qui leur appartenaient, ils y jetèrent tous leurs vivres et toutes leurs troupes, et en firent leur place de guerre.

Les consuls, qui avaient fait la paix avec Hiéron étant de retour à Rome, on leur donna pour successeurs dans cette guerre L. Posthumius et Q. Mamilius, qui, ayant conçu d’abord où tendaient les préparatifs que les Carthaginois avaient faits à Agrigente, pour commencer la campagne par un exploit considérable, laissèrent là tout le reste, allèrent avec toute leur armée attaquer cette ville, campèrent à huit stades de la place, et renfermèrent les Carthaginois dans ses murs. C’était alors le temps de la moisson. Un jour que les soldats, qui prévoyaient que le siége ne se terminerait pas sitôt, s’étaient débandés dans la campagne pour ramasser des grains, les Carthaginois les voyant ainsi dispersés, fondirent sur ces fourrageurs et les mirent aisément en fuite. Ensuite ils se partagèrent, les uns marchant pour forcer les retranchemens, ou pour arracher les palissades ; les autres pour attaquer les corps de garde. Ici, comme en plusieurs autres rencontres, les Romains ne durent leur salut qu’à cette discipline excellente, qui ne se trouve chez aucun autre peuple. Accoutumés à voir punir de mort quiconque lâche le pied dans le combat ou abandonne son poste, ils soutinrent le choc avec vigueur, quoique les ennemis fussent supérieurs en nombre ; il leur périt beaucoup de monde, mais il en périt bien plus du côté des Carthaginois, qui furent enfin enveloppés, lorsqu’ils touchaient presque au retranchement pour l’arracher. Une partie fut passée au fil de l’épée, le reste fut poursuivi avec perte jusque dans la ville. Ce combat rendit les Carthaginois plus réservés dans leurs sorties, et les Romains plus circonspects dans leurs fourrages. Les premiers ne se présentant plus que pour de légères escarmouches, les consuls partagèrent leur armée en deux camps : l’un fut assis devant le temple d’Esculape, l’autre du côté de la ville qui regarde Héraclée. On joignit les deux camps par une bonne ligne de contrevallation pour se défendre contre les sorties, et l’on y ajouta celle de circonvallation contre le secours. Des gardes avancées étaient distribués sur tout le terrain qui restait entre les lignes et le camp, et d’espace en espace on avait pratiqué des fortifications aux endroits qui leur étaient propres. Les alliés amassaient les vivres et les autres munitions, et les apportaient à Erbesse, ville peu éloignée du camp, d’où les Romains les faisaient venir, de sorte qu’ils ne manquaient de rien.

Les choses demeurèrent dans le même état pendant cinq mois ou environ. Rien de décisif de part ni d’autre ; tout se passait en escarmouches. Cependant les Carthaginois souffraient beaucoup de la famine, à cause de la foule d’habitans qui s’étaient retirés dans Agrigente, car il y avait au moins cinquante mille âmes. Annibal (fils de Giscon), qui commandait, envoyait coup sur coup à Carthage, pour avertir de l’extrémité où la ville était réduite, et demander du secours. On chargea sur des vaisseaux de nouvelles troupes et des éléphans, que l’on fit conduire en Sicile, et qui devaient aller joindre Hannon, autre commandant des Carthaginois. Celui-ci assembla toutes ses forces dans Héraclée, pratiqua dans Erbesse de sourdes menées qui lui en ouvrirent les portes, et priva par là les légions des vivres et des autres secours qui leur venaient de cette ville ; alors les Romains, assiégeans tout ensemble et assiégés, se trouvèrent dans une si grande disette de vivres et d’autres munitions, qu’ils mirent souvent en délibération s’ils ne lèveraient pas le siége ; et cela serait arrivé sans le zèle et l’industrie du roi de Syracuse, qui fit passer dans leur camp un peu de tout ce qui leur était nécessaire. Hannon, voyant d’un côté les légions romaines affaiblies par la peste et par la famine, et de l’autre ses troupes en état de combattre, après avoir donné ordre à la cavalerie numide de prendre les devans, de s’approcher du camp des ennemis, d’escarmoucher pour attirer leur cavalerie à un combat, et ensuite de reculer jusqu’à ce qu’il fût arrivé ; Hannon, dis-je, part d’Héraclée avec ses éléphans, qui étaient au nombre de cinquante, et tout le reste de son armée. Les Numides, selon l’ordre qu’ils avaient reçu, s’étant approchés d’un des camps romains, la cavalerie romaine ne manqua pas de sortir pour l’escarmouche. Ceux-ci battent en retraite comme il leur avait été ordonné, jusqu’à leur jonction avec le corps des troupes que Hannon avait posté pour les soutenir. Alors ils font volte-face, environnent les cavaliers romains, en jettent un grand nombre par terre, et mettent le reste en fuite. Après cet exploit, Hannon s’empara d’une colline appelée Taurus, qui dominait sur le camp romain, et qui en était éloignée de dix stades, et s’y logea.

Pendant deux mois il ne se fit chaque jour que de légères attaques qui ne décidaient rien. Cependant Annibal élevait des fanaux et envoyait souvent à Hannon pour lui faire connaître l’extrême disette où il se trouvait, et le nombre des soldats que la famine contraignait de déserter. Sur cela Hannon prend le parti de hasarder une bataille. Les Romains, pour les raisons que nous avons dites, n’y étaient pas moins disposés. Les armées de part et d’autre s’avancent entre les deux camps, et le combat se donne : il fut long ; mais enfin les troupes légères à la solde des Carthaginois, qui se battaient en avant du front, furent mises en déroute, et, tombant sur les éléphans et sur la phalange qui étaient derrière eux, jetèrent le trouble et la confusion dans toute l’armée des Carthaginois. Elle plia de toutes parts. Il en resta une grande partie sur le champ de bataille ; quelques-uns se sauvèrent à Héraclée ; la plupart des éléphans et tout le bagage demeurèrent aux Romains. La nuit venue, on était si content d’avoir vaincu et en même temps si fatigué, que l’on ne pensa presque point à se tenir sur ses gardes. Annibal ne se voyant plus de ressource, profita de cette négligence pour faire un dernier effort. Au milieu de la nuit, il sortit d’Agrigente avec les troupes étrangères, combla les lignes de contrevallation et de circonvallation avec de grosses nattes de jonc et reconduisit son armée à la ville, sans que les Romains s’aperçussent de rien. À la pointe du jour ceux-ci, ouvrant enfin les yeux, ne donnèrent d’abord que légèrement sur l’arrière-garde d’Annibal, mais peu après ils fondent tous aux portes ; n’y trouvant rien qui les arrête, ils se jettent dans la ville, la mettent au pillage, font quantité de prisonniers et un riche butin.




CHAPITRE IV.


Les Romains se mettent en mer pour la première fois. — Manière dont ils s’y prirent. — Imprudence de Cn. Cornelius et d’Annibal. — Corbeau de C. Duillius. — Bataille de Myle. — Petit exploit et mort d’Amilcar. — Siéges de quelques villes de Sicile.


La nouvelle de la prise d’Agrigente remplit de joie le sénat, et lui donna de plus grandes idées qu’il n’avait eues jusqu’alors. C’était trop peu d’avoir sauvé les Mamertins, et de s’être enrichis dans cette guerre. On pensa tout de bon à chasser entièrement les Carthaginois de la Sicile : rien ne parut plus aisé et plus propre à étendre beaucoup la domination romaine. Toutes choses réussissaient assez à l’armée de terre. Les deux consuls nouveaux, L. Valerius et T. Octacilius, successeurs de ceux qui avaient pris Agrigente, faisaient dans la Sicile tout ce que l’on pouvait attendre d’eux. D’un autre côté, comme les Carthaginois primaient sans contredit sur mer, on n’osait trop répondre du succès de la guerre. Il est vrai que, depuis la conquête d’Agrigente, beaucoup de villes du milieu des terres, craignant l’infanterie des Romains, leur avaient ouvert leurs portes ; mais il y avait un plus grand nombre de villes maritimes que la crainte de la flotte des Carthaginois leur avaient enlevées. On balança long-temps entre les avantages et les inconvéniens de cette entreprise ; mais enfin le dégât que faisait souvent dans l’Italie l’armée navale des Carthaginois, sans que l’on pût s’en venger sur l’Afrique, fixa les incertitudes, et il fut résolut que l’on se mettrait en mer aussi bien que les Carthaginois. Et c’est en partie ce qui m’a encore porté à m’étendre un peu sur la guerre de Sicile, pour ne pas laisser ignorer en quel temps, de quelle manière, et pour quelles raisons les Romains ont commencé à équiper une flotte.

Ce fut pour empêcher que cette guerre ne tirât en longueur, que la pensée leur en vint pour la première fois. Ils eurent d’abord cent galères à cinq rangs de rames, et vingt à trois rangs. La chose ne fut pas peu embarrassante. Ils n’avaient pas alors d’ouvriers qui sussent la construction de ces bâtimens à cinq rangs, et personne dans l’Italie ne s’en était encore servi. Mais c’est où se fait mieux connaître l’esprit grand et hardi des Romains. Sans avoir de moyens propres, sans en avoir même aucun de quelque nature qu’il fût, sans s’être jamais fait aucune idée de la mer, ils conçoivent ce projet pour la première fois, et l’exécutent avec tant de courage, que dès lors ils osent attaquer les Carthaginois, à qui, de temps immémorial, on n’avait contesté la supériorité sur la mer. Mais voici une autre preuve de la hardiesse prodigieuse des Romains dans les grandes entreprises : lorsqu’ils résolurent de faire passer leurs troupes à Messine, ils n’avaient ni vaisseaux pontés, ni vaisseaux de transport, pas même une felouque, mais seulement des bâtimens à cinquante rames et des galères à trois rangs, qu’ils avaient empruntées des Tarentins, des Locriens, des Éléates et des Napolitains. Ce fut sur ces vaisseaux qu’ils osèrent transporter leurs armées.

Lorsqu’ils traversèrent le détroit, les Carthaginois étant venus fondre sur eux, et un vaisseau ponté qui s’était présenté d’abord au combat, ayant échoué et étant tombé en leur puissance, ils s’en servirent comme de modèle pour construire toute leur flotte : de sorte que sans cet accident, n’ayant aucune expérience de la marine, ils auraient été contraints d’abandonner leur entreprise. Pendant que les uns étaient occupés à la fabrication des vaisseaux, les autres amassaient des matelots et leur apprenaient à ramer. Ils les rangeaient la rame à la main sur le rivage dans le même ordre que sur les bancs. Au milieu d’eux était un commandant. Ils s’accoutumaient à se renverser en arrière, et à se baisser en devant tous ensemble, à commencer et à finir à l’ordre. Les matelots exercés, et les vaisseaux construits, ils se mirent en mer, s’éprouvèrent pendant quelque temps, et voguèrent le long de la côte d’Italie.

Cn. Cornelius, qui commandait la flotte, après avoir donné ordre aux pilotes de cingler vers le détroit dès que l’on serait en état de partir, prit avec dix-sept vaisseaux la route de Messine, pour y tenir prêt tout ce qui serait nécessaire. Lorsqu’il y fut arrivé, une occasion s’étant présentée de surprendre la ville des Lipariens, il la saisit trop légèrement et s’approcha de la ville. À cette nouvelle, Annibal, qui était à Palerme, fit partir le sénateur Boode avec une escadre de vingt vaisseaux. Celui-ci avança pendant la nuit, et enveloppa dans le port celle du consul. Le jour venu, tout l’équipage se sauva à terre, et Cornelius épouvanté, ne sachant que faire, se rendit aux ennemis ; après quoi les Carthaginois retournèrent vers Annibal, menant avec eux, et l’escadre des Romains, et le consul qui la commandait. Peu de jours après, quoique cette aventure fît beaucoup de bruit, il ne s’en fallut presque rien qu’Annibal ne tombât dans la même faute. Ayant appris que les Romains qui longeaient la côte d’Italie s’approchaient, il voulut savoir par lui-même combien ils étaient, et dans quel ordre ils s’avançaient. Il prit cinquante vaisseaux ; mais, en doublant le promontoire d’Italie, il rencontra les ennemis voguant en ordre de bataille. Plusieurs de ses vaisseaux furent pris, et ce fut un miracle qu’il pût se sauver lui-même avec le reste.

Les Romains, s’étant ensuite approchés de la Sicile, et y ayant appris l’accident qui était arrivé à Cornelius, envoyèrent à C. Duillius, qui commandait l’armée de terre, et l’attendirent. Sur le bruit que la flotte des ennemis n’était pas loin, ils se disposèrent à un combat naval. Mais comme leurs vaisseaux étaient mal construits et d’une extrême pesanteur, quelqu’un suggéra l’idée de se servir de ce qui fut depuis ce temps-là appelé des corbeaux. Voici ce que c’était :

Une pièce de bois ronde, longue de quatre aunes, grosse de trois palmes de diamètre, était plantée sur la proue du navire : au haut de la poutre était une poulie, et autour une échelle clouée à des planches de quatre pieds de largeur sur six aunes de longueur, dont on avait fait un plancher, percé au milieu d’un trou oblong, qui embrassait la poutre à deux aunes de l’échelle. Des deux côtés de l’échelle sur la longueur, on avait attaché un garde-fou qui couvrait jusqu’aux genoux. Il y avait au bout du mât une espèce de pilon de fer pointu, au haut duquel était un anneau, de sorte que toute cette machine paraissait semblable à celles dont on se sert pour faire la farine. Dans cet anneau passait une corde, avec laquelle, par le moyen de la poulie qui était au haut de la poutre, on élevait les corbeaux lorsque les vaisseaux s’approchaient, et on les jetait sur les vaisseaux ennemis, tantôt du côté de la proue, tantôt sur les côtés, selon les différentes rencontres. Quand les corbeaux accrochaient un navire, si les deux étaient joints par leurs côtés, les Romains sautaient dans le vaisseau ennemi d’un bout à l’autre ; s’ils n’étaient joints que par la proue, ils avançaient deux à deux au travers du corbeau. Les premiers se défendaient avec leurs boucliers des coups qu’on leur portait par-devant ; et les suivans, pour parer les coups portés de côté, appuyaient leurs boucliers sur le garde-fou.

Après s’être ainsi préparés, on n’attendait plus que le temps de combattre. Aussitôt que C. Duillius eut appris l’échec que l’armée navale avait reçu, laissant aux tribuns le commandement de l’armée de terre, il alla joindre la flotte, et sur la nouvelle que les ennemis faisaient du dégât sur les terres de Myle, il la fit avancer tout entière de ce côté-là. À l’approche des Romains, les Carthaginois mettent avec joie leurs cent trente vaisseaux à la voile ; insultant presque au peu d’expérience des Romains, ils tournent tous la proue vers eux, sans daigner seulement se mettre en ordre de bataille. Ils allaient comme à un butin qui ne pouvait leur échapper. Leur chef était cet Annibal qui de nuit s’était furtivement sauvé avec ses troupes de la ville d’Agrigente. Il montait une galère à sept rangs de rames qui avait appartenu à Pyrrhus. D’abord, les Carthaginois furent fort surpris de voir au haut des proues de chaque vaisseau un instrument de guerre auquel ils n’étaient pas accoutumés. Ils ne laissèrent cependant pas d’approcher de plus en plus, et leur avant-garde, pleine de mépris pour les ennemis, commença la charge avec beaucoup de vigueur ; mais lorsqu’on fut à l’abordage, que les vaisseaux furent accrochés les uns aux autres par les corbeaux, que les Romains entrèrent au travers de cette machine dans les vaisseaux ennemis, et qu’ils se battirent sur les ponts, ce fut alors comme un combat sur terre. Une partie des Carthaginois fut taillée en pièces, les autres effrayés mirent bas les armes. Ils perdirent dans ce premier choc trente vaisseaux et tout l’armement. La galère capitainesse fut aussi prise, et Annibal au désespoir fut fort heureux de pouvoir se sauver dans une chaloupe. Le reste de la flotte des Carthaginois faisait voile dans le dessein d’attaquer les Romains ; mais lorsqu’ils virent de près la défaite de ceux qui les avaient précédés, ils se tinrent à l’écart et hors de la portée des corbeaux. Cependant, à la faveur de la légèreté de leurs bâtimens, ils avancèrent les uns vers les côtés, les autres vers la poupe des vaisseaux ennemis, comptant se battre par ce moyen sans courir aucun risque ; mais ne pouvant, de quelque côté qu’ils tournassent, éviter cette machine, dont la nouveauté les épouvantait, ils se retirèrent avec perte de cinquante vaisseaux. Une journée si heureuse redouble le courage et l’ardeur des Romains ; ils se jettent dans la Sicile, font lever le siége de devant Égeste, qui était déjà réduite aux dernières extrémités, et prennent d’emblée la ville de Macella.

Après la bataille navale, Amilcar, chef de l’armée de terre des Carthaginois, ayant appris à Palerme, où il campait, que dans l’armée ennemie, les Romains et leurs alliés n’étaient pas d’accord, que l’on y disputait qui des uns ou des autres auraient le premier rang dans les combats, et que les alliés campaient séparément entre Parope et Termine, il tomba sur eux avec toute son armée pendant qu’ils levaient le camp, et en tua près de trois mille. Il prit ensuite la route de Carthage, avec le reste des vaisseaux qui avait échappé au dernier combat, et de là il passa sur d’autres en Sardaigne, avec quelques capitaines de galères des plus expérimentés. Peu de temps après, ayant été enveloppé par les Romains dans je ne sais quel port de Sardaigne (car à peine les Romains eurent-ils commencé à se mettre en mer, qu’ils pensèrent à envahir cette île), et y ayant perdu quantité de vaisseaux, il fut pris par ceux de ses gens qui s’étaient sauvés, et puni d’une mort honteuse.

Dans la Sicile, les Romains ne firent, la campagne suivante, rien de mémorable. Mais A. Atilius Regulus et C. Sulpicius, consuls, s’étant venus mettre à leur tête, ils allèrent à Palerme, où les Carthaginois étaient en quartiers d’hiver. Étant près de la ville, ils rangent leur armée en bataille ; mais les ennemis ne se présentant pas, ils marchent vers Ippana, et la prennent du premier assaut. La ville de Muttistrate, fortifiée par sa propre situation, soutint un long siége ; mais elle fut enfin emportée. Celle des Camariniens, qui peu auparavant avait manqué de fidélité aux Romains, fut aussi prise après un siége en forme, et ses murailles renversées. Ils s’emparèrent encore d’Enna et de plusieurs autres petites villes des Carthaginois. Ensuite ils entreprirent d’assiéger celle des Lipariens.




CHAPITRE V.


Échec réciproque des Romains et des Carthaginois. — Bataille d’Ecnome. — Ordonnance des Romains et des Carthaginois. — Choc et victoire des Romains.


L’année suivante, Regulus aborde à Tyndaride, et y ayant aperçu la flotte des Carthaginois qui passait sans ordre, il part le premier avec dix vaisseaux, et donne ordre aux autres de le suivre. Les Carthaginois voyant les ennemis, les uns monter sur leurs vaisseaux, les autres en pleine mer, et l’avant-garde fort éloignée de ceux qui la suivaient, se tournent vers eux, les enveloppent, et coulent à fond tous leurs bâtimens, à l’exception de celui du consul, qui courut lui-même grand risque ; mais comme il était mieux fourni de rameurs et plus léger, il se tira heureusement de ce danger. Les autres vaisseaux des Romains arrivent peu de temps après ; ils s’assemblent et se rangent de front ; ils chargent les ennemis, prennent dix vaisseaux, et en coulent huit à fond. Le reste se retira dans les îles de Lipari. Les deux partis se faisant honneur de la victoire, on pensa plus que jamais, de part et d’autre, à se créer des armées navales et à se disputer l’empire de la mer. Pendant toute cette campagne, les troupes de terre ne firent rien que de petites expéditions qui ne valent pas la peine d’être remarquées.

L’été suivant on se met en mer. Les Romains mouillent à Messine avec trois cent trente vaisseaux pontés ; de là, laissant la Sicile à leur droite, et doublant le cap Pachynus, ils cinglent vers Ecnome, parce que l’armée de terre était aux environs. Pour les Carthaginois, ils allèrent prendre terre à Lilybée avec trois cent cinquante vaisseaux pontés. De Lilybée ils allèrent à Héraclée de Minos. Le but des premiers était de passer en Afrique, d’en faire le théâtre de la guerre, et de réduire par là les Carthaginois à défendre, non la Sicile, mais leur propre patrie. Les Carthaginois au contraire, sachant qu’il était aisé d’entrer dans l’Afrique et de la subjuguer, ne craignaient rien tant que cette diversion, et voulaient l’empêcher par une bataille.

Comme ces vues opposées annonçaient un combat prochain, les Romains se tinrent prêts, et à accepter le combat, si on le leur présentait, et à faire irruption dans le pays ennemi, si l’on n’y mettait pas obstacle. Ils choisissent dans leurs troupes de terre ce qu’il y avait de meilleur, et divisent toute leur armée en quatre parties, dont chacune avait deux noms : la première s’appelait la première légion, et la première flotte, et ainsi des autres. Il n’y avait que la quatrième qui n’en eût pas : on l’appelait le corps des triaires, comme on a coutume de les appeler dans les armées de terre. Toute cette armée navale était composée de cent quarante mille hommes, chaque vaisseau portant trois cents rameurs et cent vingt soldats. Les Carthaginois, de leur côté, mirent aussi tous leurs soins à se disposer à un combat naval. Si l’on considère le nombre de vaisseaux qu’ils avaient, il fallait qu’ils fussent plus de cent cinquante mille hommes. Qui peut, je ne dis pas voir, mais entendre seulement parler d’un si grand nombre d’hommes et de vaisseaux, sans être frappé, et de l’importance de l’affaire qui va se décider, et de la puissance de ces deux républiques ?

Les Romains, faisant réflexion qu’ils devaient voguer obliquement, et que la force des ennemis consistait dans la légèreté de leurs vaisseaux, songèrent à prendre un ordre de bataille qui fût sûr, et qu’on eût peine à rompre. Pour cela, les deux vaisseaux à six rangs que montaient les deux consuls, Regulus et Manlius, furent mis de front à côté l’un de l’autre. Ils étaient suivis chacun d’une ligne de vaisseaux. La première flotte formait une ligne, et la seconde l’autre ; les bâtimens de chaque ligne s’écartant, et élargissant l’intervalle à mesure qu’ils se rangeaient, et tournant la proue en dehors. Les deux premières flottes ainsi rangées en forme de bec ou de coin, on forma de la troisième une troisième ligne qui fermait l’intervalle, et faisait front aux ennemis : en sorte que l’ordre de bataille avait la figure d’un triangle. Cette troisième flotte remorquait les vaisseaux de charge. Enfin ceux de la quatrième flotte, ou les triaires, venaient après, tellement rangés, qu’ils débordaient des deux côtés la ligne qui les précédait : de cette manière, l’ordre de bataille représentait un coin ou un bec, dont le flan était creux et la base solide, mais fort dans son tout, propre à l’action et difficile à rompre.

Pendant ce temps-là, les chefs des Carthaginois exhortèrent leurs soldats, leur faisant entendre en deux mots, qu’en gagnant la bataille ils n’auraient que la Sicile à défendre, mais que s’ils étaient vaincus, c’en était fait de leur propre patrie et de leurs familles ; ensuite fut donné l’ordre de mettre à la voile. Les soldats l’exécutèrent en gens persuadés de ce qu’on venait de leur dire. Leurs chefs, pour se conformer à l’ordonnance de l’armée romaine, partagent leur armée en trois corps, et en font trois simples lignes. Ils étendent l’aile droite en haute mer, comme pour envelopper les ennemis, et tournent les proues vers eux. L’aile gauche, composée d’un quatrième corps de troupes, était rangée en forme de tenaille, tirant vers la terre. Hannon, ce général qui avait eu le dessous au siége d’Agrigente, commandait l’aile droite, et avait avec lui les vaisseaux et les galères les plus propres, par leur légèreté, à envelopper les ennemis. Le chef de l’aile gauche était cet Amilcar, qui avait déjà commandé Tyndaride.

Celui-ci, ayant mis le fort du combat au centre de son armée, se servit d’un stratagème pendant la bataille. Comme les Carthaginois étaient rangés sur une simple ligne, et que les Romains commençaient par l’attaque du centre pour désunir leur armée, le centre des Carthaginois reçoit ordre de faire retraite. Il fuit en effet, et les Romains le poursuivent. La première et la seconde flotte, par cette manœuvre, s’éloignaient de la troisième, qui remorquait les vaisseaux, et de la quatrième, où étaient les triaires destinées à les soutenir. Quand elles furent à une certaine distance, alors du vaisseau d’Amilcar s’élève un signal, et aussitôt toute l’armée des Carthaginois fond en même temps sur les vaisseaux qui poursuivaient. Les Carthaginois l’emportaient sur les Romains par la légèreté de leurs vaisseaux, par l’adresse et la facilité qu’ils avaient, tantôt à approcher, tantôt à reculer ; mais la vigueur des Romains dans la mêlée, leurs corbeaux pour accrocher les vaisseaux ennemis, la présence des généraux qui combattaient à leur tête, et sous les yeux desquels ils brûlaient de se signaler, ne leur inspiraient pas moins de confiance qu’en avaient les Carthaginois. Tel était le choc de ce côté-là.

En même temps Hannon qui, au commencement de la bataille, commandait l’aile droite à quelque distance du reste de l’armée, vient tomber sur les vaisseaux des triaires, et y jette le trouble et la confusion. Les Carthaginois, qui étaient proches de la terre, quittent aussi leur poste, se rangent de front, en opposant leurs proues, et fondent sur les vaisseaux qui remorquaient. Ceux-ci lâchent aussitôt les cordes, et en viennent aux mains : de sorte que toute cette bataille était divisée en trois parties, qui faisaient autant de combats fort éloignés l’un de l’autre. Mais parce que, selon le premier arrangement, les parties étaient d’égale force, l’avantage fut aussi égal ; comme il arrive d’ordinaire, lorsqu’entre deux partis les forces de l’un ne cèdent en rien aux forces de l’autre. Enfin le corps que commandait Amilcar, ne pouvant plus résister, fut mis en fuite, et Manlius attacha à ses vaisseaux ceux qu’il avait pris. Regulus arrive au secours des triaires et des vaisseaux de charge, menant avec lui les bâtimens de la seconde flotte qui n’avaient rien souffert. Pendant qu’il est aux mains avec la flotte d’Hannon, les triaires qui se rendaient déjà reprennent courage, et retournent à la charge avec vigueur. Les Carthaginois, attaqués devant et derrière, embarrassés et enveloppés par le nouveau secours, plièrent et prirent la fuite.

Sur ces entrefaites, Manlius revient, et aperçoit la troisième flotte acculée contre le rivage par les Carthaginois de l’aile gauche. Les vaisseaux de charge et les triaires étant en sûreté, Regulus et lui se réunissent pour courir la tirer du danger où elle était ; car elle soutenait une espèce de siége, et elle aurait peu résisté si les Carthaginois, par la crainte d’être accrochés et de mettre l’épée à la main, ne se fussent contentés de la resserrer contre la terre. Les consuls arrivent, entourent les Carthaginois, et leur enlèvent cinquante vaisseaux et leur équipage. Quelques-uns, ayant viré vers la terre, trouvèrent leur salut dans la fuite. Ainsi finit ce combat en particulier ; mais l’avantage de toute la bataille fut entièrement du côté des Romains. Pour vingt-quatre de leurs vaisseaux qui périrent, il en périt plus de trente du côté des Carthaginois. Nul vaisseau équipé des Romains ne tomba en la puissance de leurs ennemis, et ceux-ci en perdirent soixante-quatre.




CHAPITRE VI.


Les Romains passent en Afrique, assiégent Aspis, et désolent la campagne. — Regulus reste seul dans l’Afrique, et bat les Carthaginois devant Adis. — Il propose des conditions de paix qui sont rejetées par le sénat de Carthage.


Après cette victoire, les Romains, ayant fait de plus grosses provisions, radoubé les vaisseaux qu’ils avaient pris, et monté ces vaisseaux d’un équipage sortable à leur bonne fortune, cinglèrent vers l’Afrique. Les premiers navires abordèrent au promontoire d’Hermée, qui, s’élevant du golfe de Carthage, s’avance dans la mer du côté de la Sicile. Ils attendirent là les bâtimens qui les suivaient, et, après avoir assemblé toute leur flotte, ils longèrent la côte jusqu’à Aspis. Ils y débarquèrent, tirèrent leurs vaisseaux dans le port, les couvrirent d’un fossé et d’un retranchement, et, sur le refus que firent les habitans d’ouvrir les portes de leur ville, ils y mirent le siége.

Ceux des ennemis, qui après la bataille étaient revenus à Carthage, persuadés que les Romains, enflés de leur victoire, ne manqueraient pas de faire bientôt voile vers cette ville, avaient mis sur mer et sur terre des troupes pour en garder la côte. Mais lorsqu’ils apprirent que les Romains avaient débarqué, et qu’ils assiégeaient Aspis, ils désespérèrent d’empêcher la descente, et ne songèrent plus qu’à lever des troupes et à garder Carthage et les environs. Les Romains, maîtres d’Aspis, y laissent une garnison suffisante pour la garde de la ville et du pays. Ils envoient ensuite à Rome pour y faire savoir ce qui était arrivé, et pour y prendre des ordres sur ce qui se devait faire dans la suite. En attendant ces ordres, toute l’armée fit du dégât dans la campagne. Personne ne faisant mine de les arrêter, ils ruinèrent plusieurs maisons de campagne magnifiquement bâties, enlevèrent quantité de bestiaux, et firent plus de vingt mille esclaves.

Sur ces entrefaites, arrivèrent de Rome des courriers qui apprirent qu’il fallait qu’un des consuls restât avec des troupes suffisantes, et que l’autre conduisît à Rome le reste de l’armée. Ce fut Regulus qui demeura avec quarante vaisseaux, quinze mille fantassins et cinq cents chevaux. Manlius prit les rameurs et les captifs, et, rasant la côte de Sicile, arriva à Rome sans avoir couru aucun risque.

Les Carthaginois, voyant que la guerre allait se faire avec plus de lenteur, élurent d’abord deux commandans, Asdrubal, fils de Hannon, et Bostar. Ensuite ils rappelèrent d’Héraclée Amilcar, qui se rendit aussitôt à Carthage avec cinq cents chevaux et cinq mille hommes d’infanterie. Celui-ci, en qualité de troisième commandant, tint conseil avec Asdrubal sur ce qu’il y avait à faire, et tous deux furent d’avis de ne pas souffrir que le pays fût impunément ravagé. Peu de jours après, Regulus se met en campagne, emporte du premier assaut les places qui n’étaient pas fortifiées, et assiége celles qui l’étaient. Arrivé devant Adis, place importante, il l’investit, presse les ouvrages, et fait le siége en forme. Pour donner du secours à la ville et défendre les environs du dégât, les Carthaginois font approcher leur armée, et campent sur une colline qui, à la vérité, dominait les ennemis, mais qui ne convenait nullement à leurs propres troupes. Leur principale ressource était la cavalerie et les éléphans, et ils laissent la plaine pour se poster dans des lieux hauts et escarpés. C’était montrer à leurs ennemis ce qu’ils devaient faire pour leur nuire. Regulus ne manqua pas de profiter de cette leçon : habile et expérimenté, il comprit d’abord que ce qu’il y avait de plus fort et de plus à craindre dans l’armée des ennemis, devenait inutile par le désavantage de leur poste ; et sans attendre qu’ils descendissent dans la plaine, et qu’ils s’y rangeassent en bataille, saisissant l’occasion, dès la pointe du jour, il fait monter à eux des deux côtés de la colline. La cavalerie et les éléphans des Carthaginois ne leur furent d’aucun usage. Les soldats étrangers se défendirent en gens de cœur, renversèrent la première légion, et la mirent en fuite ; mais dès qu’ils eurent été renversés eux-mêmes par les soldats qui montaient d’un autre côté, et qui les enveloppaient, tout le camp se dispersa. La cavalerie et les éléphans gagnent la plaine le plus vite qu’ils peuvent et se sauvent. Les Romains poursuivent l’infanterie pendant quelque temps, mettent le camp au pillage, puis, se répandant dans le pays, ravagent impunément les villes qu’ils rencontrent. Ils se saisirent entre autres de Tunis, et y posèrent leur camp, tant parce que cette ville était très-propre à leurs desseins, qu’à cause que sa situation est très-avantageuse pour infester de là Carthage et les lieux voisins.

Après ces deux défaites, l’une sur mer et l’autre sur terre, causées uniquement par l’imprudence des généraux, les Carthaginois se trouvèrent dans un étrange embarras ; car les Numides faisaient encore plus de ravages dans la campagne que les Romains. La terreur était si grande dans le pays, que tous les gens de la campagne se réfugièrent dans la ville. La famine s’y mit bientôt, à cause de la grande quantité de monde qui y était, et l’attente d’un siége jetait tous les esprits dans l’abattement et la consternation. Regulus, après ces deux victoires, se regardait presque comme maître de Carthage. Mais, de crainte que le consul qui devait bientôt arriver de Rome ne s’attribuât l’honneur d’avoir fini cette guerre, il exhorta les Carthaginois à la paix. Il fut écouté avec plaisir. On lui envoya les principaux de Carthage, qui conférèrent avec lui ; mais, loin d’acquiescer à rien de ce qu’on leur disait, ils ne pouvaient, sans impatience, entendre les conditions insupportables que le consul voulait leur imposer. En effet, Regulus parlait en maître, et croyait que tout ce qu’il voulait accorder devait être reçu comme une grâce et avec reconnaissance. Mais les Carthaginois, voyant que, quand même ils tomberaient en la puissance des Romains, il ne pouvait rien leur arriver de plus fâcheux que les conditions qu’on leur proposait, se retirèrent non-seulement sans avoir consenti à rien, mais encore fort offensés de la pesanteur du joug dont Regulus prétendait les charger. Le sénat de Carthage, sur le rapport de ses envoyés, résolut, quoique les affaires fussent désespérées, de tout souffrir et de tout tenter, plutôt que de rien faire qui fût digne de la gloire que leurs grands exploits leur avaient acquise.




CHAPITRE VII.


Xanthippe arrive à Carthage ; son sentiment sur la défaite des Carthaginois. — Bataille de Tunis. — Ordonnance des Carthaginois. — Ordonnance des Romains. — La bataille se donne, et les Romains la perdent. — Réflexions sur cet événement. — Xanthippe retourne dans sa patrie. — Nouveaux préparatifs de guerre.


Dans ces conjectures arrive à Carthage avec une forte recrue, un nommé Xanthippe, officier Lacédémonien, consommé dans la connaissance de l’art militaire, et qui faisait des levées en Grèce, moyennant une récompense fixée pour ce genre de services. Celui-ci, informé en détail de la défaite des Carthaginois, et considérant les préparatifs qui leur restaient, le nombre de leur cavalerie et de leurs éléphans, pensa en lui-même, et dit à ses amis, que si les Carthaginois avaient été vaincus, ils ne devaient s’en prendre qu’à l’incapacité de leurs chefs. Ce mot se répand parmi le peuple, et passe bientôt du peuple aux généraux. Les magistrats font appeler cet homme ; il vient et justifie clairement ce qu’il avait avancé. Il leur fait voir pourquoi ils avaient été battus, et comment, en choisissant toujours la plaine, soit dans les marches, soit dans les campemens, soit dans les ordonnances de bataille, ils se mettraient en état non-seulement de ne rien craindre de leurs ennemis, mais encore de les vaincre. Les chefs applaudissent, conviennent de leurs fautes et lui confient le commandement de l’armée.

Sur le petit mot de Xanthippe, on avait déjà commencé parmi le peuple à parler avantageusement et à espérer quelque chose de cet étranger ; mais quand il eut rangé l’armée à la porte de la ville, qu’il en eut fait mouvoir quelque partie en ordre de bataille, qu’il lui eut fait faire l’exercice selon les règles, on lui reconnut tant de supériorité, que l’on éclata en cris de joie, et que l’on demanda d’être au plus tôt menés aux ennemis, persuadés que sous la conduite de Xanthippe on n’avait rien à redouter. Quelque animés et pleins de confiance que parussent les soldats, les chefs leur dirent encore quelque chose pour les encourager de plus en plus, et peu de jours après l’armée se mit en marche ; elle était de douze mille hommes d’infanterie, de quatre mille chevaux et d’environ cent éléphans. Les Romains furent d’abord surpris de voir les Carthaginois marcher et camper dans la plaine, mais cela ne les empêcha pas de souhaiter d’en venir aux mains. Ils approchent et campent le premier jour à dix stades des ennemis. Le jour suivant, les chefs des Carthaginois tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire ; mais les soldats impatiens s’attroupaient par bandes, et, criant à haute voix le nom de Xanthippe, demandait qu’on les menât vite au combat. Cette impétuosité jointe à l’empressement de Xanthippe, qui ne recommandait rien tant que de saisir l’occasion, détermine les chefs : ils donnent ordre à l’armée de se tenir prête, et permission à Xanthippe de faire tout ce qu’il jugerait à propos. Revêtu de ce pouvoir, il range les éléphans sur une seule ligne, en avant de la phalange, à une distance plus grande que de coutume ; des troupes à la solde de la république, il place les moins légèrement armées à la droite de la phalange, et les autres sont jetées entre la cavalerie des deux ailes, derrière les escadrons.

À la vue de cette armée rangée en bataille, les Romains marchent en bonne contenance. Les éléphans les épouvantèrent ; mais pour parer au choc auquel ils s’attendaient, on mit toute l’infanterie légère en avant sur un seul front, et derrière on rangea les légions de telle manière que plusieurs manipules se trouvaient à la queue l’un de l’autre. De cette manière, tout le corps de bataille perdit beaucoup dans son front, mais gagna en profondeur. Cette ordonnance était excellente contre les éléphans, mais elle ne défendait pas contre la cavalerie des Carthaginois, qui était bien plus nombreuse que celle des Romains.

Les deux armées ainsi rangées, on n’attendit plus que le temps de charger. Xanthippe ordonne de faire avancer les éléphans et d’enfoncer les rangs des ennemis, et en même temps commande à la cavalerie des deux ailes d’envelopper et de donner. Les Romains alors font, selon la coutume, grand cliquetis de leurs armes, et s’excitant par des cris de guerre, en viennent aux prises. La cavalerie romaine ne tint pas long-temps ; elle était trop inférieure en nombre à celle des Carthaginois. Les colonnes de l’aile gauche, évitant le choc des éléphans et craignant peu les soldats étrangers, attaquent cette droite des Carthaginois, la renversent et la poursuivent jusqu’au camp. De ceux qui étaient opposés aux éléphans, les premiers furent foulés aux pieds et écrasés. Le reste du corps de bataille tint ferme quelque temps à cause de son épaisseur ; mais dès que les derniers rangs eurent été entourés par la cavalerie et contraints de lui faire face, et que ceux qui avaient passé au travers des éléphans eurent rencontré la phalange des Carthaginois qui était encore en entier et en ordre, alors il n’y eut plus de ressource pour les Romains. La plupart furent écrasés sous le poids énorme des éléphans : le reste, sans sortir de son rang, fut criblé des traits de la cavalerie. À peine y en eut-il quelques-uns qui échappèrent par la fuite ; mais comme c’était dans un pays plat qu’ils fuyaient, les éléphans et la cavalerie en tuèrent une partie : cinq cents ou environ qui fuyaient avec Regulus, atteints par les ennemis, furent emmenés prisonniers. Les Carthaginois perdirent en cette occasion huit cents soldats étrangers qui étaient opposés à l’aile gauche des Romains, et de ceux-ci il ne se sauva que les deux mille qui, en poursuivant l’aile droite des ennemis, s’étaient tirés de la mêlée. Tout le reste demeura sur la place, à l’exception de Regulus et de ceux qui le suivaient dans sa fuite. Les compagnies qui avaient échappé au carnage se retirèrent comme par miracle à Aspis. Pour les Carthaginois, après avoir dépouillé les morts, ils rentrèrent triomphans dans Carthage, traînant après eux le général des Romains et cinq cents prisonniers.

Que l’on fasse de sérieuses réflexions sur cet évènement ; il fournit de belles leçons pour le règlement des mœurs. Le malheur qui arrive ici à Regulus nous apprend que dans le sein même de la prospérité, l’on doit toujours être en guerre contre l’inconstance de la fortune. Il n’y a que quelques jours que ce général dur et impitoyable ne voulait se relâcher sur rien, ni faire aucune grâce à ses ennemis, et aujourd’hui le voilà réduit à implorer leur compassion et leur clémence. On reconnaît ici combien Euripide avait autrefois raison de le dire :

Un bon conseil vaut mieux qu’une pesante armée.

Un seul homme, un seul avis met en déroute une armée courageuse, une armée qui paraissait invincible, pendant qu’il rétablit une république dont la chute semblait certaine, et relève le courage de troupes qui avaient perdu jusqu’au sentiment de leurs défaites. C’est à mes lecteurs de mettre à profit cette petite digression. On s’instruit de ses devoirs, ou par ses propres malheurs, ou par les malheurs d’autrui : le premier moyen est plus efficace, mais l’autre est plus doux. On ne doit prendre celui-là que lorsqu’on y est obligé, parce qu’il expose à trop de peines et à trop de dangers ; au lieu que celui-ci est à rechercher, parce que, sans aucun risque, on apprend quel on doit être. Après cela peut-on ne pas convenir que l’histoire est l’école où il y a le plus à profiter pour les mœurs, puisqu’elle seule nous met à portée, sans inquiétude et sans péril, de juger de ce que nous avons de meilleur à faire.

Après des succès si avantageux, les Carthaginois n’omirent rien pour témoigner leur joie, soit par des actions de grâces rendues solennellement aux dieux, soit par les devoirs d’amitié qu’ils se rendirent les uns aux autres. Mais Xanthippe, qui avait eu tant de part au rétablissement de cette république, n’y fit pas un long séjour après sa victoire. Il eut la prudence de s’en retourner dans sa patrie. Une action si brillante et si extraordinaire, dans un pays étranger, l’eût mis en butte aux traits mordans de l’envie et de la calomnie : au lieu que dans son pays, où l’on a des parens et des amis pour aider à les repousser, ils sont beaucoup moins redoutables. On donne encore une autre raison de la retraite de Xanthippe. Nous aurons ailleurs une occasion plus propre de dire ce que nous en pensons.

Les affaires d’Afrique ayant pris un autre tour que les Romains n’avaient espéré, on pensa tout de bon à Rome à remettre la flotte sur pied, et à tirer de danger le peu de troupes qui s’étaient échappées du carnage. Les Carthaginois, au contraire, pour se soumettre ces troupes-là mêmes, faisaient le siége d’Aspis : mais elles se défendirent avec tant de courage et de valeur qu’ils furent obligés de se retirer. Sur l’avis qu’ils reçurent ensuite que les Romains équipaient une flotte, qui devait encore venir dans l’Afrique, ils radoubèrent leurs anciens vaisseaux, en construisirent de neufs ; et, quand ils en eurent deux cents, ils mirent à la voile pour observer l’arrivée des ennemis.




CHAPITRE VIII.


Victoire navale des Romains, et tempête dont elle fut suivie. — Où les précipite leur génie entreprenant. — Prise de Palerme.


Au commencement de l’été, les Romains mirent en mer trois cent cinquante vaisseaux, sous le commandement de deux consuls, Émilius et Servius Fulvius. Cette flotte côtoya la Sicile pour aller en Afrique. Au promontoire d’Hermée, elle rencontra celle des Carthaginois, et du premier choc elle la mit en fuite et gagna cent quatorze vaisseaux, avec leur équipage ; puis reprenant à Aspis la troupe de jeunes soldats qui y étaient restés, elle revint en Sicile. Elle avait déjà fait une grande partie de la route, et touchait presque aux Camariniens, lorsqu’elle fut assaillie d’une tempête si affreuse, qu’il n’y a point d’expressions pour la décrire. De quatre cent soixante-quatre vaisseaux, il ne s’en sauva que quatre-vingts ; les autres furent, ou submergés, ou emportés par les flots, ou brisés contre les rochers et les caps. Toute la côte n’était couverte que de cadavres et de vaisseaux fracassés. On ne voit dans l’histoire aucun exemple d’un naufrage plus déplorable. Ce ne fut pas tant la fortune que les chefs qui en furent cause. Les pilotes avaient souvent assuré qu’il ne fallait pas voguer le long de cette côte extérieure de la Sicile, qui regarde la mer d’Afrique, parce qu’elle est oblique, et que d’ailleurs on n’y peut aborder que très-difficilement ; de plus, que des deux constellations contraires à la navigation, Orion et le Chien, l’une n’était pas encore passée, et l’autre commençait à paraître. Mais les chefs ne voulurent rien écouter, dans l’espérance qu’ils avaient que les villes qui sont situées le long de la côte, épouvantées par la terreur de leur dernier succès, les recevraient sans résistance. Leur imprudence leur coûta cher ; ils ne la reconnurent que lorsqu’il n’était plus temps.

Tel est en général le génie des Romains : ils n’agissent jamais qu’à force ouverte ; ils s’imaginent que tout ce qu’ils se proposent doit être conduit à sa fin, comme par une espèce de nécessité, et que rien de ce qui leur plaît n’est impossible. Souvent, à la vérité, cette politique leur réussit ; mais ils ont aussi quelquefois de fâcheux revers à essuyer, principalement sur mer. Ailleurs, comme ils n’ont affaire que contre des hommes et des ouvrages d’hommes, et qu’ils n’usent de leurs forces que contre des forces de même nature, ils le font pour l’ordinaire avec succès, et il est rare que l’exécution ne réponde pas au projet ; mais quand ils veulent, pour ainsi dire, forcer les élémens à leur obéir, ils portent la peine de leur témérité. C’est ce qui leur arriva pour lors, ce qui leur est arrivé plusieurs fois, et ce qui leur arrivera, tant qu’ils ne mettront pas un frein à cet esprit audacieux qui leur persuade que sur terre et sur mer, tout temps doit leur être favorable.

Le naufrage de la flotte des Romains, et la victoire gagnée par terre sur eux quelque temps auparavant, ayant fait croire aux Carthaginois qu’ils étaient en état de faire tête à leurs ennemis sur mer et sur terre, ils se portèrent avec plus d’ardeur à mettre deux armées sur pied. Ils envoient Asdrubal en Sicile, et grossissent son armée des troupes qui étaient venues d’Héraclée, et de cent quarante éléphans. Ensuite ils équipent deux cents vaisseaux, et les fournissent de tout ce qui leur était nécessaire. Asdrubal arrive à Lilybée sans trouver d’obstacle ; il y exerce les éléphans et les soldats, et se dispose ouvertement à tenir la campagne. Ce fut avec beaucoup de douleur que les Romains apprirent le naufrage de leurs vaisseaux, par ceux qui s’en étaient échappés. Mais ce malheur ne leur abattit pas le courage : ils firent construire de nouveau deux cent vingt bâtimens, et, ce que l’on aura peine à croire, en trois mois cette grande flotte fut prête à mettre à la voile. Elle y mit en effet sous le commandement de deux nouveaux consuls A. Atilius et C. Cornelius. Le détroit traversé, ils reprennent à Messine les restes du naufrage, cinglent vers Palerme, et mettent le siége devant cette ville, la plus importante qu’aient les Carthaginois dans la Sicile. On commence les travaux des deux côtés, puis on fait jouer les machines. La tour située sur le bord de la mer s’écroule aux premiers coups ; les soldats montent à l’assaut par cette brèche, et emportent de force la nouvelle ville. L’ancienne, courant risque de subir le même sort, leur fut livrée par les habitans. Les Romains y laissèrent une garnison, et retournèrent à Rome.




CHAPITRE IX.


Autre tempête funeste aux Romains. — Bataille de Palerme.


L’été suivant, les consuls C. Servilius et C. Sempronius, à la tête de toute la flotte, traversèrent la Sicile, et passèrent jusqu’en Afrique. Rasant la côte, ils firent plusieurs descentes, mais qui aboutirent à peu de chose. À l’île des Lotophages appelée Ménix, et peu éloignée de la petite Syrte, leur peu d’expérience pensa leur être funeste. La mer, s’étant retirée, laissa leurs vaisseaux sur des bancs de sable. Ils ne savaient comment se retirer de cet embarras. Mais quelque temps après, la mer étant revenue, ils soulagèrent un peu leurs vaisseaux, en jetant les objets les plus lourds, et se retirèrent à peu près comme s’ils eussent pris la fuite. Arrivés en Sicile, ils doublèrent le cap de Lilybée et abordèrent à Palerme. De là, passant le détroit, ils cinglaient vers Rome, lorsqu’une horrible tempête s’éleva et leur fit perdre cent cinquante vaisseaux. De quelque émulation que les Romains se piquassent, des pertes si grandes et si fréquentes, leur firent perdre l’envie de lever une nouvelle flotte, et, se bornant aux armées de terre, ils envoyèrent en Sicile Lucius Cécilius et Cn. Furius, avec les légions, et soixante vaisseaux seulement pour le transport des vivres. Les malheurs des Romains tournèrent à l’avantage des Carthaginois, qui reprirent sur la mer la primauté que les premiers leur avaient disputée. Ils comptaient aussi beaucoup, et avec raison, sur leurs troupes de terre ; car les Romains, depuis la défaite de leur armée d’Afrique, s’étaient fait des éléphans une idée si effrayante, que pendant les deux années suivantes qu’ils campèrent souvent dans les campagnes de Lilybée et de Selinonte, ils se tinrent toujours à cinq ou six stades des ennemis, sans oser se présenter à un combat, sans oser même descendre dans les plaines. Il est vrai que pendant ce temps-là, ils assiégèrent Therme et Lipare ; mais ce ne fut qu’en se postant sur des hauteurs presque inaccessibles. Cette frayeur fit changer de résolution aux Romains, et les fit revenir en faveur des armées navales. Après l’élection des deux consuls, C. Atilius et L. Manlius, on construisit cinquante vaisseaux, et on leva des troupes pour faire une puissante flotte.

Asdrubal, chef des Carthaginois, témoin de l’épouvante où avait été l’armée romaine dans les dernières batailles rangées, et instruit qu’un des consuls était retourné en Italie avec la moitié des troupes, et que Cécilius, avec l’autre moitié, séjournait à Palerme, Asdrubal, dis-je, pour couvrir et favoriser les moissons des alliés, partit de Lilybée et se porta sur les confins de la campagne de Palerme. Cécilius, qui vit son assurance, retint, pour l’irriter de plus en plus, ses soldats au-dedans des portes. Asdrubal, fier de ce que le consul n’osait venir à sa rencontre, à ce qu’il croyait, s’avance avec toute son armée, et, franchissant les détroits, entre dans le pays. Il ravage les moissons jusqu’aux portes, sans que le consul s’ébranle. Mais quand il eut passé la rivière qui coule devant la ville, Cécilius, qui n’attendait que ce moment, détacha des soldats armés à la légère, pour le harceler et le contraindre de se mettre en bataille. Il s’y mit, et aussitôt le général romain range devant le mur et devant le fossé quelques archers, avec ordre, si les éléphans approchaient, de lancer sur eux une grêle de traits ; en cas qu’ils fussent pressés, de se sauver dans le fossé, et d’en sortir ensuite pour lancer de nouveaux traits sur les éléphans. Il ordonne en même temps aux mineurs de la place, de leur porter des traits, et de se tenir en bon ordre au pied du mur, en dehors. Lui, se tient avec un corps de troupes à la porte opposée, à l’aile gauche des ennemis, et envoie toujours de nouveaux secours à ses archers. Quand le choc se fut un peu plus échauffé, les conducteurs des éléphans, jaloux de la gloire d’Asdrubal, et voulant par eux-mêmes avoir l’honneur du succès, s’avancèrent contre ceux qui combattaient les premiers, les renversèrent et les poursuivirent jusqu’au fossé. Les éléphans approchent ; mais blessés par ceux qui tiraient des murailles, percés des javelots et des lances que jetaient sur eux, à coup sûr et en grand nombre ceux qui bordaient le fossé, couverts de traits et de blessures, ils entrent en fureur, se tournent et fondent sur les Carthaginois, foulent aux pieds les soldats, confondent les rangs et les dissipent. Pendant ce désordre, Cécilius, avec des troupes fraîches et rangées, tombe en flanc sur l’aile gauche des ennemis troublés, et les met en déroute. Un grand nombre resta sur la place ; les autres échappèrent par une fuite précipitée. Il prit dix éléphans avec les Indiens qui les conduisaient. Le reste, qui avait jeté bas ses conducteurs, enveloppé après le combat, tomba aussi en la puissance du consul. Après cet exploit, il passa pour constant que c’était à Cécilius que l’on était redevable du courage qu’avaient repris les troupes et du pays que l’on avait conquis.




CHAPITRE X.


Les Romains lèvent une nouvelle armée navale, et concertent le siége de Lilybée. — Situation de la Sicile. — Siége de Lilybée. — Trahison en faveur des Romains découverte. — Secours conduit par Annibal. — Combat sanglant aux machines.


Cette nouvelle, portée à Rome, y fit beaucoup de plaisir, moins parce que la défaite des éléphans avait beaucoup affaibli les ennemis, que parce que cette défaite avait fait revenir la confiance aux soldats. On reprit donc le premier dessein, d’envoyer des consuls avec une armée navale, et de mettre fin à cette guerre, s’il était possible. Tout étant disposé, les consuls partent avec deux cents vaisseaux, et prennent la route de Sicile. C’était la quatorzième année de cette guerre. Ils arrivent à Lilybée, joignent à leurs troupes celles de terre, qui étaient dans ces quartiers, et concertent le projet d’attaquer la ville, dans l’espérance qu’après cette conquête, il leur serait aisé de transporter la guerre en Afrique. Les Carthaginois pénétraient toutes ces vues, et faisaient les mêmes réflexions. C’est pourquoi, regardant tout le reste comme rien, ils ne pensèrent qu’à secourir Lilybée, résolus à tout souffrir plutôt que de perdre cette place, unique ressource qu’ils eussent dans la Sicile ; au lieu que toute cette île, à l’exception de Drépane, était en la puissance des Romains. Mais de peur que ce que nous avons à dire ne soit obscur pour ceux qui ne connaissent pas bien le pays, nous profiterons de cette occasion pour en offrir un aperçu suffisant à nos lecteurs.

Toute la Sicile est située par rapport à l’Italie et à ses limites, comme le Péloponnèse par rapport à tout le reste de la Grèce et aux éminences qui la bornent. Ces deux pays sont différens, en ce que celui-là est une île, et celui-ci une presqu’île ; car on peut passer par terre dans le Péloponnèse, et on ne peut entrer en Sicile que par mer. Sa figure est celle d’un triangle : les pointes de chaque angle sont autant de promontoires. Celui qui est au midi, et qui s’avance dans la mer de Sicile, s’appelle Pachynus ; le Pelore est celui qui, situé au septentrion, borne le détroit au couchant, et est éloigné d’Italie d’environ douze stades ; enfin, le troisième se nomme Lilybée. Il regarde l’Afrique ; sa situation est commode pour passer de là à ceux des promontoires de Carthage dont nous avons parlé plus haut. Il en est éloigné de mille stades ou environ, et tourné au couchant d’hiver ; il sépare la mer d’Afrique de celle de Sardaigne.

Sur ce dernier cap est la ville de Lilybée, dont les Romains firent le siége. Elle est bien fermée de murailles, et environnée d’un fossé profond, et de lacs autour de son enceinte, formés par le débordement de la mer, d’où les bâtimens ne sauraient passer dans le port qu’avec beaucoup d’usage et d’expérience. Les Romains ayant établi leurs quartiers devant la ville, de l’un et de l’autre côté, et tiré des lignes d’un camp à l’autre, fortifiées d’un fossé, d’une palissade et d’un terre-plein revêtu d’une maçonnerie, ils commencèrent à pousser leurs travaux vers la tour de l’enceinte la plus proche de la mer qui regardait l’Afrique. On ajouta toujours de nouveaux bâtimens, dont l’un servait de fondement à l’autre, et poussant en même temps ces travaux en avant, on parvint à renverser six tours contiguës à celle qui était près de la mer. Comme ce siége se poussait avec beaucoup de vigueur ; que parmi les tours il y en avait chaque jour quelqu’une qui menaçait ruine, et d’autres qui étaient renversées ; que les ouvrages avançaient toujours en s’élevant contre les murs et même jusque dans la ville, les assiégés étaient dans une épouvante et une consternation extrême, quoique la garnison fût de plus de dix mille soldats étrangers, sans compter les habitans, et que Imilcon, qui commandait, fît tout ce qui était possible pour se bien défendre, et arrêter les progrès des assiégeans. Il relevait les brèches, il faisait des contre-mines ; chaque jour, il se portait de côté et d’autre ; il guettait le moment où il pourrait mettre le feu aux machines, et, pour le pouvoir faire, livrait jour et nuit des combats, plus sanglans quelquefois et plus meurtriers que ne le sont ordinairement les batailles rangées.

Pendant cette généreuse défense, quelques-uns des principaux officiers des soldats étrangers complotèrent entre eux de livrer la ville aux Romains. Persuadés de la soumission de leurs soldats, ils passent de nuit dans le camp des Romains, et font part au consul de leur projet. Un Achéen nommé Alexon, qui autrefois avait sauvé Agrigente d’une trahison que les troupes à la solde des Syracusains avaient tramée contre cette ville, ayant découvert le premier cette conspiration, en alla informer le commandant des Carthaginois. Celui-ci aussitôt assemble les autres officiers ; il les exhorte ; il emploie les prières les plus pressantes et les plus belles promesses, pour les engager à demeurer fermes dans son parti, et à ne point entrer dans le complot. Il ne les eut pas plus tôt gagnés, qu’il les envoie vers les autres étrangers, Gaulois et autres. Pour leur aider à persuader les premiers, il leur joignit un homme qui avait servi avec les Gaulois, et qui par là leur était fort connu. C’était Annibal, fils de cet Annibal qui était mort en Sardaigne. Il députa vers les autres soldats mercenaires Alexon, qu’ils considéraient beaucoup, et en qui ils avaient de la confiance. Ces députés assemblent la garnison, l’exhortent à être fidèle, se rendent garans des promesses que le commandant faisait à chacun des soldats, et les gagnent si bien, que, les traîtres étant revenus sur les murs pour porter leurs compagnons à accepter les offres des Romains, on eut horreur de les écouter, et on les chassa à coups de pierres et de traits. C’est ainsi que les Carthaginois, trahis par les soldats étrangers, se virent sur le point de périr sans ressource, et qu’Alexon, qui auparavant par sa fidélité avait conservé aux Agrigentins leur ville, leur pays, leurs lois et leurs libertés, fut encore le libérateur des Carthaginois.

À Carthage, quoique l’on ne sût rien de ce qui se passait, on pensa néanmoins à pourvoir aux besoins de Lilybée. On équipa cinquante vaisseaux, dont on confia le commandement à Annibal, fils d’Amilcar, commandant de galères, et ami intime d’Adherbal ; et après une exhortation convenable aux conjonctures présentes, on lui donna ordre de partir sans délai, et de saisir en homme de cœur le premier moment favorable qui se présenterait de se jeter sur la place assiégée. Annibal se met en mer avec dix mille soldats bien armés, mouille à Éguse, entre Lilybée et Carthage, et attend là un vent frais. Ce vent souffle ; Annibal déploie toutes les voiles, et arrive à l’entrée du port. L’embarras des Romains fut extrême. Un événement si subit ne leur donnait pas le loisir de prendre des mesures, et d’ailleurs, s’ils se fussent mis en devoir de fermer le passage à cette flotte, il était à craindre que le vent ne les poussât avec les ennemis jusque dans le port de Lilybée. Ils furent donc réduits à admirer l’audace avec laquelle ces vaisseaux les bravaient. D’un autre côté, les assiégés, assemblés sur les murailles, attendaient avec une inquiétude mêlée de joie comment ce secours inespéré arriverait jusqu’à eux. Ils l’appellent à grands cris, et l’encouragent par leurs applaudissemens. Annibal entre dans le port, tête levée, et y débarque ses soldats, sans que les Romains osassent se présenter, ce qui fit le plus de plaisir aux Lilybéens que le secours même, quelque capable qu’il fût d’augmenter et leurs forces et leurs espérances. Imilcon, dans le dessein qu’il avait de mettre le feu aux machines des assiégeans, et voulant faire usage des bonnes dispositions où paraissaient être les habitans et les soldats fraîchement débarqués, ceux-là parce qu’ils se voyaient secourus, ceux-ci parce qu’ils n’avaient encore rien souffert, convoque une assemblée des uns et des autres, et, par un discours où il promettait à ceux qui se signaleraient, et à tous en général, des présens et des grâces de la part de la république des Carthaginois, il sut tellement enflammer leur zèle et leur courage, qu’ils crièrent tous qu’il n’avait qu’à faire d’eux, sans délai, tout ce qu’il jugerait à propos. Le commandant, après leur avoir témoigné qu’il leur savait gré de leur bonne volonté, congédia l’assemblée et leur dit de prendre au plus tôt quelque repos, et du reste d’attendre les ordres de leurs officiers.

Peu de temps après, il assembla les principaux d’entre eux ; il leur assigna les postes qu’ils devaient occuper ; leur marqua le signal et le temps de l’attaque, et ordonna aux chefs de s’y trouver de grand matin avec leurs soldats. Ils s’y rendirent à point nommé. Au point du jour on se jette sur les ouvrages, par plusieurs côtés. Les Romains, qui avaient prévu la chose, et qui se tenaient sur leurs gardes, courent partout où leurs secours était nécessaires, et font une vigoureuse résistance. La mêlée devient bientôt générale, et le combat sanglant, car de la ville il vint au moins vingt mille hommes, et dehors il y en avait encore un plus grand nombre. L’action était d’autant plus vive, que les soldats, sans garder de rang, se battaient pêle-mêle, et ne suivaient que leur impétuosité. On eût dit que dans cette multitude, homme contre homme, rang contre rang, s’étaient défiés l’un l’autre à un combat singulier. Mais les cris et le fort du combat étaient aux machines. C’était ce que les deux partis s’étaient proposé dès le commencement, en prenant leurs postes. Ils ne se battaient avec tant d’émulation et d’ardeur, les uns que pour renverser ceux qui gardaient les machines ; les autres que pour ne point les perdre ; ceux-là que pour mettre en fuite ; ceux-ci que pour ne point céder. Les uns et les autres tombaient morts sur la place même qu’ils avaient occupée d’abord. Il y en avait parmi eux qui, la torche à la main et portant des étoupes et du feu, fondaient de tous côtés sur les machines avec tant de fureur, que les Romains se virent réduits aux dernières extrémités. Comme cependant il se faisait un grand carnage de Carthaginois, leur chef, qui s’en aperçut, fit sonner la retraite, sans avoir pu venir à bout de ce qu’il avait projeté ; et les Romains, qui avaient été sur le point de perdre tous leurs préparatifs, restèrent enfin maîtres de leurs ouvrages, et les conservèrent sans en avoir perdu aucun. Cette affaire finie, Annibal se mit en mer pendant la nuit, et, dérobant sa marche, prit la route de Drépane, où était Adherbal, chef des Carthaginois. Drépane est une place avantageusement située avec un beau port, à cent vingt stades de Lilybée, et que les Carthaginois ont toujours eu fort à cœur de se conserver.




CHAPITRE XI.


Audace étonnante d’un Rhodien, qui est enfin pris par les Romains. — Incendie des ouvrages. — Bataille de Drépane.


À Carthage, on attendait avec impatience des nouvelles de ce qui se passait à Lilybée. Mais les assiégés étaient trop resserrés, et les assiégeans gardaient trop exactement l’entrée du port, pour que personne pût en sortir. Cependant un certain Annibal, surnommé le Rhodien, homme distingué, et qui avait été témoin oculaire de tout ce qui s’était fait en siége, osa se charger de cette commission. Ses offres furent acceptées, quoique l’on doutât qu’il en vînt à son honneur. Il équipe une galère particulière, met à la voile, passe dans une des îles qui sont devant Lilybée, et le lendemain, un vent frais s’étant élevé, il passe au travers des ennemis que son audace étonne, il entre dans le port à la quatrième heure du jour, et se dispose, dès le lendemain, à revenir sur ses pas. Le consul, pour lui opposer une garde plus sûre, tient prêts, pendant la nuit, dix de ses meilleurs vaisseaux ; et du port, lui et toute son armée observent les démarches du Rhodien. Ces dix vaisseaux étaient placés aux deux côtés de l’entrée, aussi près du sable que l’on pouvait en approcher ; les rames levées, ils étaient comme prêts à voler et à fondre sur Annibal. Celui-ci, malgré toutes ces précautions, vient effrontément, insulter à ses ennemis et les déconcerte par sa hardiesse et la légèreté de sa galère. Non-seulement il passe au travers, sans rien en souffrir, lui ni son monde, mais il approche d’eux, il tourne à l’entour, il fait lever les rames et s’arrête, comme pour les attirer au combat : personne n’osant se présenter, il reprend sa route, et brave ainsi avec une seule galère toute la flotte des Romains. Cette manœuvre, qu’il fit souvent dans la suite, fut d’une grande utilité pour les Carthaginois et pour les assiégés ; car par là on fut instruit à Carthage de tout ce qu’il était important de savoir ; à Lilybée, on commença à bien espérer du siége ; et la terreur se répandit parmi les assiégeans. Cette hardiesse du Rhodien venait de ce qu’il avait appris par expérience quelle route il fallait tenir entre les bancs de sable qui sont à l’entrée du port. Pour cela, il gagnait d’abord la haute mer ; puis approchant comme s’il revenait d’Italie, il tournait tellement sa proue du côté de la tour qui est sur le bord de la mer, qu’il ne voyait pas celles qui regardent l’Afrique. C’est aussi le seul moyen qu’il y ait pour prendre avec un bon vent l’entrée du port.

L’exemple du Rhodien fut suivi par d’autres qui savaient les mêmes routes. Les Romains, que cela n’accommodait pas, se mirent en tête de combler cette entrée : mais la chose était au-dessus de leurs forces. La mer avait là trop de profondeur. Rien de ce qu’ils y jetaient ne demeurait où il était nécessaire. Les flots, la rapidité du courant emportaient et dispersaient les matériaux avant même qu’ils arrivassent au fond. Seulement dans un endroit, où il y avait des bancs de sable, ils firent à grand-peine une levée. Une galère à quatre rangs voltigeant pendant la nuit, y fut arrêtée et tomba entre leurs mains. Comme elle était construite d’une façon singulière, ils l’armèrent à plaisir, et s’en servirent pour observer ceux qui entraient dans le port, et surtout le Rhodien. Par hasard il entra pendant une nuit, et peu de temps après, il repartit en plein jour. Voyant que cette galère faisait les mêmes mouvemens que lui, et la reconnaissant, il fut d’abord épouvanté, et fit ses efforts pour gagner les devans. Près d’être atteint, il fut obligé de faire face et d’en venir aux mains ; mais les Romains étaient supérieurs, et en nombre et en forces. Maîtres de cette belle galère, ils l’équipèrent de tout point, et depuis ce temps-là personne ne put plus entrer dans le port de Lilybée.

Les assiégés ne se lassaient point de rétablir ce qu’on leur détruisait. Il ne restait plus que les machines des ennemis, dont ils n’espéraient plus pouvoir se délivrer, lorsqu’un vent violent et impétueux soufflant contre le pied des ouvrages, ébranla les galeries, et renversa les tours qui étaient devant pour les défendre. Cette conjoncture ayant paru à quelques soldats grecs fort avantageuse pour ruiner tout l’attirail des assiégeans, ils découvrirent leur pensée au commandant, qui la trouva excellente. Il fit aussitôt disposer tout ce qui était nécessaire à l’exécution. Ces jeunes soldats courent ensemble, et mettent le feu en trois endroits. Le feu se communiqua avec d’autant plus de rapidité, que ces ouvrages étaient dressés depuis long-temps, et que le vent soufflant avec violence, et poussant d’une place à l’autre les tours et les machines, portait l’incendie de tous côtés avec une vitesse extrême. D’ailleurs, les Romains ne savaient quel parti prendre pour remédier à ce désordre. Ils étaient si effrayés, qu’ils ne pouvaient ni voir ni comprendre ce qui se passait. La suie, les étincelles ardentes, l’épaisse fumée que le vent leur poussait dans les yeux, les aveuglaient. Il en périt un grand nombre, avant qu’ils pussent même approcher des endroits qu’il fallait secourir. Plus l’embarras des Romains était grand, plus les assiégés avaient d’avantages. Pendant que le vent soufflait sur ceux-là tout ce qui pouvait leur nuire, ceux-ci, qui voyaient clair, ne jetaient ni sur les Romains ni sur les machines rien qui portât à faux ; au contraire, le feu faisait d’autant plus de ravages, que le vent lui donnait plus de force et d’activité. Enfin la chose alla si loin, que les fondemens des tours furent réduits en cendres, et les têtes des béliers fondues. Après cela, il fallut renoncer aux ouvrages, et se contenter d’entourer la ville d’un fossé et d’un retranchement, et de fermer le camp d’une muraille, en attendant que le temps fît naître quelque occasion de faire plus. Dans Lilybée, on releva des murailles ce qui en avait été détruit, et l’on ne s’inquiéta plus du siége.

Quand on eut appris à Rome que la plus grande partie de l’armement avait péri, ou dans la défense des ouvrages, ou dans les autres opérations du siége, ce fut à qui prendrait les armes. On y leva une armée de dix mille hommes, et on l’envoya en Sicile. Le détroit traversé, elle gagna le camp à pied. Et alors le consul Publius Claudius ayant convoqué les tribuns : « Il est temps, leur dit-il, d’aller avec toute la flotte à Drépane. Adherbal, qui y commande les Carthaginois, n’est pas prêt à nous recevoir. Il ne sait pas qu’il nous est venu du secours, et après la perte que nous venons de faire, il est persuadé que nous ne pouvons mettre une flotte en mer. » Chacun approuvant ce dessein, il fit embarquer, avec ce qu’il avait déjà de rameurs, ceux qui venaient de lui arriver. En fait de soldats, il ne prit que les plus braves qui, à cause du peu de longueur du trajet et que d’ailleurs le butin paraissait immanquable, s’étaient offerts d’eux-mêmes. Il met à la voile au milieu de la nuit sans être aperçu des assiégés. D’abord la flotte marcha ramassée et toute ensemble, ayant la terre à droite. À la pointe du jour, l’avant-garde étant déjà à la vue de Drépane, Adherbal, qui ne s’attendait à rien moins, fut d’abord étonné ; mais y faisant plus d’attention, et voyant que c’était la flotte ennemie, il résolut de n’épargner ni soins ni peines pour empêcher que les Romains ne l’assiégeassent ainsi haut la main. Il assembla aussitôt son armement sur le rivage, et un héraut, par son ordre, y ayant appelé tout ce qu’il y avait de soldats étrangers dans la ville, il leur fit voir en deux mots combien la victoire était aisée s’ils avaient du cœur, et ce qu’ils avaient à craindre d’un siége, si la vue du danger les intimidait. Tous s’écriant que, sans différer, on les menât au combat ; après avoir loué leur bonne volonté, il donna ordre de se mettre en mer, et de suivre en poupe le vaisseau qu’il montait, sans en détourner les yeux. Il part ensuite le premier, et conduit sa flotte sous des rochers qui bordaient le côté du port opposé à celui par lequel l’ennemi entrait. Publius, surpris de voir que les ennemis, loin de se rendre ou d’être épouvantés, se disposaient à combattre, fit revirer en arrière tout ce qu’il avait de vaisseaux, ou dans le port, ou à l’embouchure, ou qui étaient près d’y entrer. Ce mouvement causa un désordre infini dans l’équipage, car les bâtimens qui étaient dans le port, heurtant ceux qui y entraient, brisaient leurs bancs, et fracassaient ceux des vaisseaux sur lesquels ils tombaient. Cependant, à mesure que quelque vaisseau se débarrassait, les officiers le faisaient aussitôt ranger près de la terre, la proue opposée aux ennemis. D’abord le consul s’était mis à la queue de sa flotte, mais, alors prenant le large, il alla se poster à l’aile gauche. En même temps Adherbal ayant passé avec cinq grands vaisseaux au-delà de l’aile gauche des Romains, du côté de la pleine mer, tourna sa proue vers eux, et envoya ordre à tous ceux qui venaient après lui et s’allongeaient sur la même ligne, de faire la même chose. Tous s’étant rangés en front, le mot donné, toute l’armée s’avance dans cet ordre vers les Romains qui, rangés proche de la terre, attendaient les vaisseaux qui sortaient du port, disposition qui leur fut très-pernicieuse. Les deux armées proches l’une de l’autre, et le signal levé par les deux amiraux, on commença à charger. Tout fut d’abord assez égal de part et d’autre, parce que l’on ne se servait des deux côtés que de l’élite des armées de terre ; mais les Carthaginois gagnèrent peu à peu le dessus. Aussi avaient-ils pendant tout le combat bien des avantages sur les Romains : leurs vaisseaux étaient construits de manière à se mouvoir en tous sens avec beaucoup de légèreté ; leurs rameurs étaient experts, et enfin ils avaient eu la sage précaution de se ranger en bataille en pleine mer. Si quelques-uns des leurs étaient pressés par l’ennemi, ils se retiraient sans courir aucun risque, et, avec des vaisseaux si légers, il leur était aisé de prendre le large. L’ennemi s’avançait-il pour les poursuivre, ils se tournaient, voltigeaient autour, ou lui tombaient sur le flanc, et le choquaient sans cesse, pendant que le vaisseau romain pouvait à peine revirer à cause de sa pesanteur et du peu d’expérience des rameurs ; ce qui fut cause qu’il y en eut un grand nombre de coulés à fond ; tandis que si un des vaisseaux carthaginois était en péril, on pouvait en sûreté aller à son secours, en se glissant derrière la poupe des vaisseaux. Les Romains n’avaient rien de tout cela. Lorsqu’ils étaient pressés, comme ils se battaient près de la terre, ils n’avaient pas d’endroit où se retirer. Un vaisseau serré en devant se brisait sur les bancs de sable ou échouait contre la terre. Le poids énorme de leurs navires, et l’ignorance des rameurs leur ôtaient encore le plus grand avantage qu’on puisse avoir en combattant sur mer : savoir, de glisser au travers des vaisseaux ennemis, et d’attaquer en queue ceux qui sont déjà aux mains avec d’autres. Pressés contre le rivage, et ne s’étant pas réservé le moindre petit espace pour se glisser par derrière, ils ne pouvaient porter de secours où il était nécessaire ; de sorte que la plupart des vaisseaux restèrent en partie immobiles sur les bancs de sable, ou furent brisés contre la terre. Il ne s’en échappa que trente, qui, étant auprès du consul, prirent la fuite avec lui, en se dégageant le mieux qu’ils purent le long du rivage. Tout le reste, au nombre de quatre-vingt-treize, tomba avec les équipages en la puissance des Carthaginois, à l’exception de quelques soldats qui s’étaient sauvés du débris de leurs vaisseaux. Cette victoire fit chez les Carthaginois autant d’honneur à la prudence et à la valeur d’Adherbal, qu’elle couvrit de honte et d’ignominie le consul romain, dont la conduite, en cette occasion, était inexcusable ; car il ne tint pas à lui que sa patrie ne tombât dans de fort grands embarras. Aussi fut-il traduit devant des juges, et condamné à une grosse amende.




CHAPITRE XII.


Junius passe en Sicile. — Nouvelle disgrâce des Romains à Lilybée. — Ils évitent heureusement deux batailles. — Perte entière de leurs vaisseaux. — Junius entre dans Éryce. — Description de cette ville.


Cet échec, quelque considérable qu’il fût, ne ralentit pas chez les Romains la passion qu’ils avaient de tout soumettre à leur domination. On ne négligea rien de ce qui se pouvait faire pour cela, et l’on ne s’occupa que des mesures qu’il fallait prendre pour continuer la guerre. Des deux consuls qui avaient été créés cette année, on choisit Lucius Junius pour conduire à Lilybée des vivres et d’autres munitions pour l’armée qui assiégeait cette ville, et on lui donna soixante vaisseaux pour les escorter. Junius étant arrivé à Messine, et y ayant grossi sa flotte de tous les bâtimens qui lui étaient venus du camp et du reste de la Sicile, partit en diligence pour Syracuse. Sa flotte était de cent vingt vaisseaux longs, et d’environ huit cents de charge. Il donna la moitié de ceux-ci avec quelques-uns des autres aux questeurs, avec ordre de porter incessamment des provisions au camp, et resta à Syracuse pour y attendre les bâtimens qui n’avaient pu le suivre depuis Messine, et pour y recevoir les grains que les alliés du milieu des terres devaient lui fournir.

Vers ce même temps Adherbal, après avoir envoyé à Carthage tout ce qu’il avait gagné d’hommes et de vaisseaux par la dernière victoire, forma une escadre de cent vaisseaux, trente des siens, et soixante-dix que Carthalon, qui commandait avec lui, avait amenés, mit cet officier à leur tête, et lui donna ordre de cingler vers Lilybée, de fondre à l’improviste sur les vaisseaux ennemis qui y étaient à l’ancre, d’en enlever le plus qu’il pourrait, et de mettre le feu au reste. Carthalon se charge avec plaisir de cette commission ; il part au point du jour, brûle une partie de la flotte ennemie, et disperse l’autre. La terreur se répand dans le camp des Romains. Ils accourent avec de grands cris à leurs vaisseaux ; mais pendant qu’ils portent là du secours, Imilcon qui s’était aperçu le matin de ce qui se passait, tombe sur eux d’un autre côté avec ses soldats étrangers. On peut juger quelle fut la consternation de Romains lorsqu’ils se virent ainsi enveloppés.

Carthalon, ayant pris quelques vaisseaux et en ayant brisé quelques autres, s’éloigna un peu de Lilybée, et alla se poster sur la route d’Héraclée pour observer la nouvelle flotte des Romains, et l’empêcher d’aborder au camp. Informé ensuite, par ceux qu’il avait envoyés à la découverte, qu’une assez grande flotte approchait, composée de vaisseaux de toutes sortes, il avance au devant des Romains pour présenter la bataille, croyant qu’après son premier exploit il n’avait qu’à paraître pour vaincre. D’un autre côté les corvettes qui prennent les devans, annoncèrent à l’escadre qui venait de Syracuse que les ennemis n’étaient pas loin. Les Romains, ne se croyant pas en état de hasarder une bataille, virèrent de bord vers une petite ville de leur domination, où il n’y avait pas à la vérité de port, mais où des rochers s’élevant de terre formaient tout autour un abri fort commode. Ils y débarquèrent, et, y ayant disposé tout ce que la ville put leur fournir de catapultes et de balistes, ils attendirent les Carthaginois. Ceux-ci ne furent pas plus tôt arrivés qu’ils pensèrent à les attaquer. Ils s’imaginaient que, dans la frayeur où étaient les Romains, ils ne manqueraient pas de se retirer dans cette bicoque, et de leur abandonner leurs vaisseaux. Mais l’affaire ne tournant pas comme ils avaient espéré, et les Romains se défendant avec vigueur, ils se retirèrent de ce lieu, où d’ailleurs ils étaient fort mal à leur aise, et, emmenant avec eux quelques vaisseaux de charge qu’ils avaient pris, ils allèrent gagner je ne sais quel fleuve, où ils demeurèrent, pour observer quelle route prendraient les Romains.

Junius, ayant terminé à Syracuse tout ce qu’il y avait à faire, doubla le cap Pachynus, et cingla vers Lilybée, ne sachant rien de ce qui était arrivé à ceux qu’il avait envoyés devant. Cette nouvelle étant venue à Carthalon, il mit en diligence à la voile, dans le dessein de livrer bataille au consul, pendant qu’il était éloigné des autres vaisseaux. Junius aperçut de loin la flotte nombreuse des Carthaginois ; mais, trop faible pour soutenir un combat, et trop proche de l’ennemi pour prendre la fuite, il prit le parti d’aller jeter l’ancre dans des lieux escarpés et absolument inabordables, résolu à tout souffrir plutôt que de livrer son armée à l’ennemi. Carthalon se garda bien de donner bataille aux Romains dans des lieux si difficiles ; il se saisit d’un promontoire, y mouilla l’ancre, et ainsi placé entre les deux flottes des Romains, il examinait ce qui se passait dans l’une et dans l’autre.

Une tempête affreuse commençant à menacer, les pilotes carthaginois, gens habiles dans les routes et experts sur ces sortes de cas, prévirent ce qui allait arriver. Ils en avertirent Carthalon et lui conseillèrent de doubler au plus tôt le cap Pachynus, et de se mettre là à l’abri de l’orage. Le commandant se rendit prudemment à cet avis. Il fallut beaucoup de peine et de travail pour passer jusqu’au-delà du cap, mais enfin on passa, et on y mit la flotte à couvert. La tempête éclate enfin. Les deux flottes romaines, se trouvant dans des endroits exposés et découverts en furent si cruellement maltraitées, qu’il n’en resta pas même une planche dont on pût faire usage. Cet accident, qui relevait les affaires des Carthaginois et affermissait leurs espérances, acheva d’abattre les Romains, déjà affaiblis par les pertes précédentes ; ils quittèrent la mer et tinrent la campagne, cédant aux Carthaginois une supériorité qu’ils ne pouvaient plus leur disputer, peu sûrs même d’avoir par terre tout l’avantage sur eux.

Sur cette nouvelle, on ne put s’empêcher à Rome et au camp de Lilybée de répandre des larmes sur le malheur de la république ; mais cela ne fit pas abandonner le siége que l’on avait commencé. Les munitions continuèrent à venir par terre, sans que personne fût empêché d’en apporter, et l’attaque fut poussée le plus vivement qu’il était possible. Junius ne fut pas plus tôt arrivé au camp après son naufrage, que, pénétré de douleur, il chercha par quel exploit considérable il pourrait réparer la perte qu’il venait de faire. Une occasion se présenta ; il fit entamer dans Éryce des menées qui lui livrèrent et la ville et le temple de Vénus. Éryce est une montagne située sur la côte de Sicile qui regarde l’Afrique, entre Drépane et Palerme, plus voisine de Drépane et plus inaccessible de ce côté-là. C’est la plus haute montagne de Sicile après le mont Etna. Elle se termine en une plate-forme, sur laquelle on a bâti le temple de Vénus Érycine, le plus beau, sans contredit, et le plus riche de tous les temples de Sicile. Au-dessous du sommet est la ville, où l’on ne peut monter que par un chemin très-long et très-escarpé, de quelque côté que l’on y vienne. Junius, ayant commandé quelques troupes sur le sommet et sur le chemin de Drépane, gardait avec soin ces deux postes, persuadé qu’en se tenant simplement sur la défensive, il retiendrait paisiblement sous sa puissance et la ville et toute la montagne.




CHAPITRE XIII.


Prise d’Ercte par Amilcar. — Différentes tentatives des deux généraux l’un contre l’autre. — Amilcar assiége Éryce. — Nouvelle flotte des Romains, commandée par C. Luctatius. — Bataille d’Éguse.


La dix-huitième année de cette guerre, les Carthaginois ayant fait Amilcar, surnommé Barcas, général de leurs armées, ils lui donnèrent le commandement de la flotte. Celui-ci partit aussitôt pour aller ravager l’Italie ; il fit du dégât dans le pays des Locriens et des Bruttiens ; de là, il prit avec toute sa flotte la route de Palerme, et s’empara d’Ercte, place située sur la côte de la mer, entre Éryce et Palerme, et très-commode pour y loger une armée, même pour long-temps ; car c’est une montagne qui, s’élevant de la plaine jusqu’à une assez grande hauteur, est escarpée de tous côtés, et dont le sommet a au moins cent stades de circonférence. Au-dessous de ce sommet, tout autour, est un terrain très-fertile, où les vents de mer ne se font pas sentir, et où les bêtes venimeuses sont tout-à-fait inconnues. Du côté de la mer et du côté de la terre, ce sont des précipices affreux, entre lesquels ce qu’il reste d’espace est facile à garder. Sur la montagne s’élève encore une butte, qui peut servir comme de donjon, et d’où il est aisé d’observer ce qui se passe dans la plaine. Le port a beaucoup de fond, et semble fait exprès pour la commodité de ceux qui vont de Drépane et de Lilybée en Italie. On ne peut approcher de cette montagne que par trois endroits, dont deux sont du côté de la terre et un du côté de la mer, et tous trois fort difficiles. Ce fut sur ce dernier qu’Amilcar vint camper. Il fallait qu’il fût aussi intrépide qu’il l’était, pour se jeter ainsi au milieu de ses ennemis n’ayant ni ville alliée, ni espérance d’aucun secours. Malgré cela, il ne laissa pas de livrer de grosses batailles aux Romains, et de leur donner de grandes alarmes ; car d’abord, se mettant là en mer, il alla désolant toute la côte d’Italie, et pénétra jusqu’au pays des Cuméens ; ensuite, les Romains étant venus par terre se camper à environ cinq stades de son armée devant la ville de Palerme, pendant près de trois ans il leur livra une infinité de différens combats.

Décrire ces combats en détail, c’est ce qui ne serait pas possible. On doit juger à peu près de cette guerre comme d’un combat de forts et de vigoureux athlètes. Quand ils en viennent aux mains pour emporter une couronne, et que sans cesse ils se font plaie sur plaie, ni eux-mêmes, ni les spectateurs ne peuvent raisonner sur chaque coup qui se porte ou qui se reçoit, bien qu’on puisse aisément, sur la vigueur, l’émulation, l’expérience, la force et la bonne constitution des combattans, se former une juste idée du combat. Il faut dire la même chose de Junius et d’Amilcar : c’était tous les jours de part et d’autre des piéges, des surprises, des approches, des attaques ; mais un historien qui voudrait expliquer pourquoi et comment tout cela se faisait, entrerait dans des détails qui seraient fort à charge au lecteur, et ne lui seraient d’aucune utilité : qu’on donne une idée générale de tout ce qui se fit alors, et du succès de cette guerre, en voilà autant qu’il en faut pour juger de l’habileté des généraux. En deux mots, on mit des deux côtés tout en usage, stratagèmes qu’on avait appris par l’histoire, ruses de guerre que l’occasion et les circonstances présentes suggéraient : hardiesse, impétuosité, rien ne fut oublié ; mais il ne se fit rien de décisif, et cela pour bien des raisons. Les forces de part et d’autre étaient égales ; les camps bien fortifiés et inaccessibles ; l’intervalle qui les séparait fort petit : d’où il arriva qu’il se donnait bien tous les jours des combats particuliers, mais jamais un général : toutes les fois qu’on en venait aux mains, on perdait du monde ; mais dès que l’on sentait l’ennemi supérieur, on se jetait dans les retranchemens pour se mettre à couvert, et ensuite on retournait à la charge. Enfin la fortune, qui présidait à cette espèce de lutte, transporta nos athlètes dans une autre arène, et pour les engager dans un combat plus périlleux, les resserra dans un lieu plus étroit.

Malgré la garde que faisaient les Romains sur le sommet et au pied du mont Éryce, Amilcar trouva moyen d’entrer dans la ville qui était entre les deux camps. Il est étonnant de voir avec quelle résolution et quelle constance les Romains, qui étaient au-dessus soutinrent le siége, et à combien de dangers ils furent exposés ; mais on n’a pas moins de peine à concevoir comment les Carthaginois purent se défendre, attaqués comme ils l’étaient par dessus et par dessous, et ne pouvant recevoir de convois que par un seul endroit de la mer dont ils pouvaient disposer. Toutes ces difficultés, jointes à la disette de toutes choses, n’empêchèrent pas qu’on n’employât au siége de part et d’autre tout l’art et toute la vigueur dont on était capable, et qu’on ne fît toute sorte d’attaques et de combats. Enfin ce siége finit non par l’épuisement de deux partis, causé par les peines qu’ils y souffraient, comme l’assure Fabius, car ils soutinrent ces peines avec une constance si grande, qu’il ne paraissait pas qu’ils les sentissent ; mais après deux ans de siége, on mit fin d’une autre manière à cette guerre, et avant qu’un des deux peuples l’emportât sur l’autre. C’est là tout ce qui se passa à Éryce, et ce que firent les armées de terre.

À considérer Rome et Carthage ainsi acharnées l’une contre l’autre, ne croirait-on pas voir deux de ces braves et vaillans oiseaux, qui, affaiblis par un long combat, et ne pouvant plus faire usage de leurs ailes, se soutiennent par leur seul courage, et ne cessent de se battre, jusqu’à ce que, s’étant joints l’un et l’autre, ils se soient meurtris à coups de bec, et que l’un des deux ait remporté la victoire ? Des combats presque continuels avaient réduit ces deux états à l’extrémité ; de grandes dépenses continuées pendant long-temps avaient épuisé leurs finances ; cependant les Romains tiennent bon contre leur mauvaise fortune. Quoiqu’ils eussent depuis près de cinq ans abandonné la mer, tant à cause des pertes qu’ils y avaient faites, que parce que les troupes de terre leur paraissaient suffisantes, voyant néanmoins que la guerre ne prenait pas le train qu’ils avaient espéré, et qu’Amilcar réduisait à rien tous leurs efforts, ils se flattèrent qu’une troisième flotte serait plus heureuse que les deux premières, et que si, elle était bien conduite, elle terminerait la guerre avec avantage. La chose en effet eut tout le succès qu’ils s’étaient promis. Sans se rebuter d’avoir été deux fois obligés de renoncer aux armées navales, premièrement par la tempête qu’elles avaient essuyée au sortir du port de Palerme, et ensuite par la malheureuse journée de Drépane, ils en remirent une troisième sur pied, qui, fermant aux Carthaginois le côté de la mer par lequel ils recevaient leurs vivres, mit enfin la victoire de leur côté, et finit heureusement la guerre. Or, ce fut moins leur force que leur courage qui leur fit prendre cette résolution ; car ils n’avaient pas dans leur épargne de quoi fournir aux frais d’une si grande entreprise ; mais le zèle du bien public et la générosité des principaux citoyens, suppléèrent à ce défaut. Chaque particulier selon son pouvoir, ou deux ou trois réunis ensemble, se chargèrent de fournir une galère tout équipée, à la seule condition que, si la chose tournait à bien, on leur rendrait ce qu’ils auraient avancé. Par ce moyen on assembla deux cents galères à cinq rangs, que l’on construisit sur le modèle de la rhodienne ; et dès le commencement de l’été, C. Luctatius, ayant été fait consul, prit le commandement de cette flotte. Il aborda en Sicile lorsqu’on l’y attendait le moins, se rendit maître du port de Drépane, et de toutes les baies qui sont aux environs de Lilybée, tous lieux restés sans défense par la retraite des vaisseaux carthaginois, fit ses approches autour de Drépane, et disposa tout pour le siége. Pendant qu’il faisait son possible pour la serrer de près, prévoyant que la flotte ennemie ne tarderait pas à venir et ayant toujours devant les yeux ce que l’on aurait pensé d’abord, que la guerre ne finirait que par un combat naval, sans perdre un moment, chaque jour il dressait son équipage aux exercices qui le rendaient propre à son dessein, et par son assiduité à l’exercer dans le reste des affaires de marine, de simples matelots, il fit en fort peu de temps d’excellens soldats.

Les Carthaginois, fort surpris que les Romains osassent reparaître sur mer, et ne voulant pas que le camp d’Éryce manquât d’aucune des munitions nécessaires, équipèrent sur-le-champ des vaisseaux, et les ayant fournis de grains et d’autres provisions, ils firent partir cette flotte, dont ils donnèrent le commandement à Hannon. Celui-ci cingla d’abord vers l’île d’Hières, dans le dessein d’aborder à Éryce sans être aperçu des ennemis, d’y décharger ces vaisseaux, d’ajouter à son armée navale ce qu’il y avait de meilleurs soldats étrangers et d’aller avec Amilcar présenter la bataille aux ennemis. Cette flotte approchant, Luctatius ayant pensé en lui-même quelles pouvaient être les vues de l’amiral, il choisit dans son armée de terre les troupes les plus braves et les plus aguerries, et fit voile vers Éguse, ville située devant Lilybée. Là, après avoir exhorté son monde à bien faire, il avertit les pilotes qu’il y aurait combat le lendemain matin. Au point du jour, voyant que le vent, favorable aux Carthaginois, lui était fort contraire, et que la mer était extrêmement agitée, il hésita d’abord sur le parti qu’il avait à prendre ; mais faisant ensuite réflexion que, s’il donnait le combat pendant ce gros temps, il n’aurait affaire qu’à l’armée navale et à des vaisseaux chargés ; qu’au contraire, s’il attendait le calme et laissait Hannon se joindre avec le camp d’Éryce, il aurait à combattre contre des vaisseaux légers et contre l’élite de l’armée de terre, et, ce qui était alors plus formidable, contre l’intrépidité d’Amilcar : déterminé par toutes ces raisons, il résolut de saisir l’occasion présente. Comme les ennemis approchaient à pleines voiles, il s’embarque à la hâte. L’équipage, plein de force et de vigueur, se joue de la résistance des flots ; l’armée se range sur une ligne, la proue tournée vers l’ennemi. Les Carthaginois, arrêtés au passage, ferlent les voiles, et, s’encourageant les uns les autres, en viennent aux mains. Ce n’était plus de part ni d’autre ces mêmes flottes qui avaient combattu à Drépane, et par conséquent il fallait que le succès du combat fût différent. Les Romains avaient appris l’art de construire les vaisseaux. De l’approvisionnement ils n’avaient laissé dans leurs bâtimens que ce qui était nécessaire au combat ; leur équipage avait été soigneusement exercé ; ils avaient embarqué l’élite des soldats de terre, gens à ne jamais lâcher pied. Du côté des Carthaginois, ce n’était pas la même chose. Leurs vaisseaux pesamment chargés étaient peu propres à combattre, les rameurs nullement exercés et pris comme ils s’étaient présentés ; les soldats nouvellement enrôlés et qui ne savaient encore ce que c’était que les travaux et les périls de la guerre. Ils comptaient si fort que les Romains n’auraient plus jamais la hardiesse de revenir sur mer, qu’ils avaient entièrement négligé leur marine. Aussi eurent-ils le dessous presque de tous côtés dès la première attaque. Cinquante de leurs vaisseaux furent coulés à fond ; soixante-dix furent pris avec leur équipage, et les autres n’eussent pas échappé, si le vent, venant heureusement à changer dans le temps même qu’ils couraient le plus de risque, ne leur eût donné moyen de se sauver dans l’île d’Hières. Le combat fini, Luctatius prit la route de Lilybée, où les vaisseaux qu’il avait gagnés et les prisonniers qu’il avait faits, au nombre de dix mille, ou peu s’en faut, ne lui donnèrent pas peu d’embarras.




CHAPITRE XIV.


Traité de paix entre Rome et Carthage. — Réflexions sur cette guerre. — Sort des deux états après la conclusion de la paix.


À Carthage on fut fort surpris quand la nouvelle y vint que Hannon avait été battu. Si, pour avoir sa revanche, il n’eût fallu que du courage et une forte passion de l’emporter sur les Romains, on était autant que jamais disposé à la guerre. Mais on ne savait comment s’y prendre. Les ennemis étant maîtres de la mer, on ne pouvait envoyer de secours à l’armée de Sicile : dans l’impuissance où l’on se voyait de la secourir, on était forcé de la livrer, pour ainsi dire, et de l’abandonner. Il ne restait plus ni troupes ni chefs pour les conduire. Enfin on envoya promptement Amilcar, et l’on remit tout à sa disposition. Celui-ci se conduisit en sage et prudent capitaine. Tant qu’il vit quelque lueur d’espérance, tout ce que la bravoure et l’intrépidité pouvaient faire entreprendre, il l’entreprit : il tenta, autant que général ait jamais fait, tous les moyens d’avoir raison de ses ennemis. Mais voyant les affaires désespérées, et qu’il n’y avait plus de ressources, il ne pensa plus qu’à sauver ceux qui lui étaient soumis ; prudent et éclairé, il céda aux conjonctures présentes, et dépêcha des ambassadeurs pour traiter d’alliance et de paix ; car un général ne porte à juste titre ce beau nom qu’autant qu’il connaît également et le temps de vaincre et celui de renoncer à la victoire. Luctatius ne se fit pas prier ; il savait trop bien à quelle extrémité il était lui-même réduit, et combien cette guerre était onéreuse au peuple romain. Elle fut donc terminée à ces conditions : que sous le bon plaisir du peuple romain, il y aurait alliance entre lui et les Carthaginois, pourvu que ceux-ci se retirassent de toute la Sicile ; qu’ils n’eussent point de guerre avec Hiéron, qu’ils ne prissent point les armes contre les Syracusains ni contre leurs alliés ; qu’ils rendissent aux Romains, sans rançon, tous les prisonniers qu’ils avaient faits sur eux ; qu’ils payassent aux Romains, pendant vingt ans, deux mille deux cents talens eubéens d’argent. Ce traité ne fut d’abord pas accepté à Rome ; on envoya sur les lieux dix personnes pour examiner les affaires de plus près. Ceux-ci ne changèrent rien à l’ensemble de ce qui avait été fait, mais ils étendirent un peu plus les conditions. Ils abrégèrent le temps de paiement, ajoutèrent mille talens à la somme, et exigèrent de plus que les Carthaginois abandonnassent toutes les îles qui sont entre la Sicile et l’Italie.

Ainsi finit la guerre des Romains contre les Carthaginois au sujet de la Sicile, après avoir duré pendant vingt-quatre ans sans interruption : guerre la plus importante dont nous ayons jamais entendu parler ; guerre dans laquelle, sans parler des autres exploits que nous avons rapportés plus haut, il se livra deux batailles, dans l’une desquelles il y avait plus de cinq cents galères à cinq rangs, et dans l’autre près de sept cents. Les Romains en perdirent sept cents, en comptant celles qui périrent dans les naufrages, et les Carthaginois cinq cents. Après cela, ceux qui admirent les batailles navales et les flottes d’Antigonus, de Ptolomée et de Demetrius, pourront-ils, sans une surprise extrême, réfléchir sur ce que l’histoire nous apprend de cette expédition ? Si l’on compare les quinquerèmes dont on s’y est servi, avec les trirèmes que les Perses ont employées contre les Grecs, et celles que les Athéniens et les Lacédémoniens ont équipées les uns contre les autres, on conviendra qu’il n’y eut jamais sur mer des armées de cette force. Ce qui prouve ce que nous avons avancé d’abord : que quelques Grecs assurent sans raison que les Romains ne doivent leurs succès qu’à la fortune et à un pur hasard.

Après s’être formés aux grandes entreprises par des expéditions de cette importance, ils ne pouvaient rien faire de mieux que de se proposer la conquête de l’univers, et ce projet ne pouvait manquer de leur réussir.

Quelqu’un me demandera peut-être : d’où vient que, maîtres du monde entier, et par conséquent plus puissans qu’ils n’étaient alors, les Romains ne peuvent plus équiper tant de vaisseaux ni mettre en mer de si nombreuses flottes ? Nous éclaircirons cette question lorsque nous en viendrons à l’explication de leur gouvernement : c’est une matière dont on ne doit parler qu’exprès et qui mérite toute sorte d’attention ; matière qui, quoique très-curieuse, a pourtant été, si j’ose le dire, inconnue jusqu’à présent, par la faute des historiens ; les uns n’ayant pas su ce qu’il en était, les autres n’en ayant parlé que d’une manière embarrassée et dont on ne peut tirer aucun fruit. Au reste, il est aisé de voir que c’était le même esprit qui dans cette guerre animait les deux républiques. Mêmes desseins de part et d’autre, même grandeur de courage, même passion de dominer. À l’égard des soldats, on ne peut disconvenir que les Romains n’eussent tout l’avantage sur les Carthaginois ; mais ceux-ci, de leur côté, avaient un chef qui l’emporta de beaucoup en conduite et en valeur sur tous ceux qui commandèrent de la part des Romains. Ce chef est Amilcar, surnommé Barcas, père de cet Annibal qui, dans la suite, fit la guerre aux Romains.

Après la paix, ces deux états eurent à peu près le même sort. Pendant que les Romains étaient occupés dans une guerre civile qui s’était élevée entre eux et les Falisques, et qui fut bientôt heureusement terminée par la réduction de la ville de ces rebelles, les Carthaginois en avaient aussi une fort considérable à soutenir contre les soldats étrangers, et contre les Numides et les Africains qui étaient entrés dans leur révolte. Après s’être vus souvent dans de grands périls, ils coururent enfin risque, non-seulement d’être dépouillés de leurs biens, mais encore de périr eux-mêmes et d’être chassés de leur propre patrie. Arrêtons-nous ici un peu, sans cependant nous écarter du dessein que nous nous sommes proposé d’abord, de ne rapporter des choses que les principaux chefs, et en peu de mots. Cette guerre, pour bien des raisons, vaut la peine que nous ne passions pas dessus si légèrement ; par ce qui s’y est fait, on apprendra ce que c’était que cette guerre à laquelle beaucoup de gens donnent le nom d’inexpiable. Nous y verrons quelles mesures et quelles précautions doivent prendre de loin ceux qui se servent de troupes étrangères : elle nous fera comprendre quelle différence on doit mettre entre un mélange confus de nations étrangères et barbares, et des troupes qui ont eu une éducation honnête et qui ont été nourries et élevées dans les mœurs et les coutumes du pays ; enfin, ce qui s’est passé dans ce temps-là nous fournira des éclaircissemens sur les véritables raisons qui ont fait naître entre les Romains et les Carthaginois cette guerre sanglante qu’ils se sont faite du temps d’Annibal ; éclaircissemens qui donneront aux curieux d’autant plus de satisfaction, que ni les historiens, ni même les deux partis opposés ne sont d’accord sur ce point.




CHAPITRE XV.


Origine de la guerre des étrangers contre les Carthaginois. — Embarras que donne la conduite d’une armée composée de différentes nations. — Insolence des étrangers. — Vains efforts pour les apaiser. — La guerre se déclare.


Le traité de paix conclu et ratifié, Amilcar conduisit l’armée du camp d’Éryce à Lilybée, et là se démit du commandement. Gescon, gouverneur de la ville, se chargea du soin de renvoyer ces troupes en Afrique ; mais prévoyant ce qui pouvait arriver, il s’avisa d’un expédient fort sage. Il partagea ces troupes, et ne les laissa s’embarquer que partie à partie, et par intervalles, afin de donner aux Carthaginois le temps de les payer à mesure qu’elles arriveraient et de les renvoyer chez elles avant que les autres débarquassent. Les Carthaginois, épuisés par les dépenses de la guerre précédente, et se flattant qu’en gardant ces mercenaires dans la ville, ils en obtiendraient quelque grâce sur la solde qui leur était due, reçurent et enfermèrent dans leurs murailles tous ceux qui abordaient. Mais le désordre et la licence régnèrent bientôt partout ; nuit et jour on en ressentit les tristes effets. Dans la crainte où l’on était que cette multitude de gens ramassés ne poussât encore les choses plus loin, on pria leurs officiers de les mener tous à Sicca, de leur faire accepter à chacun une pièce d’or pour les besoins les plus pressans, et d’attendre là qu’on leur eût préparé tout l’argent qu’on était convenu de leur donner, et que le reste de leurs gens les eussent joints. Ces chefs consentirent volontiers à cette retraite ; mais comme ces étrangers voulurent laisser à Carthage tout ce qui leur appartenait, selon qu’il s’était pratiqué auparavant, et par la raison qu’ils devaient y revenir bientôt pour recevoir le paiement de leur solde, cela inquiéta les Carthaginois. Ils craignirent que ces soldats réunis, après une longue absence, à leurs enfans et à leurs femmes, ne refusassent absolument de sortir de la ville, ou n’y revinssent pour satisfaire à leur tendresse, et que par là on ne revît les mêmes désordres. Dans cette pensée ils les contraignirent, malgré leurs représentations, d’emmener avec eux à Sicca tout ce qu’ils avaient à Carthage. Là, cette multitude, vivant dans une inaction et un repos où elle ne s’était pas vue depuis long-temps, fit impunément tout ce qu’elle voulut ; effet ordinaire de l’oisiveté, la chose du monde que l’on doit le moins souffrir dans des troupes étrangères, et qui est comme la première cause des séditions. Quelques-uns d’eux occupèrent leur loisir à supputer l’argent qui leur était encore redû, et, augmentant la somme de beaucoup, dirent qu’il fallait l’exiger des Carthaginois. Tous, se rappelant les promesses qu’on leur avait faites dans les occasions périlleuses, fondaient là-dessus de grandes espérances, et en attendaient de grands avantages. Quand ils furent tous rassemblés, Hannon, qui commandait pour les Carthaginois en Afrique, arrive à Sicca, et, loin de remplir l’attente des étrangers, il dit que la république ne pouvait leur tenir parole ; qu’elle était accablée d’impôts ; qu’elle souffrait d’une disette affreuse de toutes choses, et qu’elle leur demandait qu’ils lui fissent remise d’une partie de ce qu’elle leur devait. À peine avait-il cessé de parler, que cette soldatesque se mutine et se révolte. D’abord chaque nation s’attroupe en particulier, ensuite toutes les nations ensemble ; le trouble, le tumulte, la confusion étaient tels que l’on peut s’imaginer parmi des troupes de pays et de langage différens.

Si les Carthaginois, en prenant des soldats de toutes nations, n’ont en vue que de se faire des armées plus souples et plus soumises, cette coutume n’est pas à mépriser ; des troupes ainsi ramassées ne s’ameutent pas si tôt pour s’exciter mutuellement à la rébellion, et les chefs ont moins de peine à s’en rendre maîtres. Mais, d’un autre côté, si l’on considère l’embarras où l’on est quand il s’agit d’instruire, de calmer, de désabuser ces sortes d’esprits toutes les fois que la colère ou la révolte les agite et les transporte, on conviendra que cette politique est très-mal entendue. Ces troupes, une fois emportées par quelques-unes de ces passions, dépassent toutes les bornes ; ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes féroces ; il n’est pas de violence qu’on n’en doive attendre. Les Carthaginois en firent dans cette occasion une triste expérience. Cette multitude était composée d’Espagnols, de Gaulois, de Ligures, de Baléares, de Grecs de toute caste, la plupart déserteurs et valets, et surtout d’Africains. Les assembler en un même lieu, et là les haranguer cela n’était pas possible ; car comment leur faire entendre ce que l’on avait à leur dire ? Il est impossible qu’un général sache tant de langues : il l’est encore plus de faire dire quatre ou cinq fois la même chose par des interprètes. Reste donc de se servir pour cela de leurs officiers, et c’est ce que fit Hannon. Mais qu’arriva-t-il ? Souvent ou ils n’entendaient pas ce qu’il leur disait, ou les capitaines, après être convenus de quelque chose avec lui, rapportaient à leurs gens tout le contraire, les uns par ignorance, les autres par malice. Aussi ne voyait-on qu’incertitude, que défiance, que cabale partout. D’ailleurs ces étrangers soupçonnaient que ce n’était pas sans dessein que les Carthaginois, au lieu de leur députer les chefs qui avaient été témoins de leurs services en Sicile et auteurs des promesses qui leur avaient été faites, leur avaient envoyé un homme qui ne s’était trouvé dans aucune des occasions où ils s’étaient signalés. La conclusion fut qu’ils rejetèrent Hannon ; qu’ils n’ajoutèrent aucune foi à leurs officiers particuliers, et qu’irrités contre les Carthaginois, ils avancèrent vers Carthage au nombre de plus de vingt mille hommes, et prirent leurs quartiers à Tunis, à vingt-six stades de la ville.

Ce fut alors, mais trop tard, que les Carthaginois reconnurent les fautes qu’ils avaient faites. C’en était déjà deux grandes, de n’avoir point, en temps de guerre, employé les troupes de la ville, et d’avoir rassemblé en un même endroit une si grande multitude de soldats mercenaires ; mais ils avaient encore plus grand tort de s’être défaits des enfans, des femmes et des effets de ces étrangers. Tout cela leur eût tenu lieu d’ôtages, et en les gardant ils auraient pu sans crainte prendre des mesures sur ce qu’ils avaient à faire, et amener plus facilement ces troupes à ce qu’ils en auraient souhaité ; au lieu que, dans la frayeur où le voisinage de cette armée les jeta, pour calmer sa fureur, il fallut en passer par tout ce qu’elle voulut. On envoyait des vivres en quantité, tels qu’il lui plaisait, et au prix qu’elle y mettait. Le sénat députait continuellement quelques-uns de ses membres pour les assurer qu’ils n’avaient qu’à demander, qu’on était prêt à tout faire pour eux, pourvu que ce qu’ils demanderaient fût possible. L’épouvante dont ils sentirent les Carthaginois frappés accrut leur audace et leur insolence à un point que, chaque jour, ils imaginaient quelque chose de nouveau, persuadés d’ailleurs qu’après les exploits militaires qu’ils avaient faits en Sicile, ni les Carthaginois, ni aucun peuple du monde, n’oseraient se présenter en armes devant eux. Dans cette confiance, quand on leur eut accordé leur solde, ils voulurent qu’on leur remboursât le prix des chevaux qui avaient été tués ; après cela, qu’on leur payât les vivres qui leur étaient dus depuis long-temps, au prix qu’ils se vendaient pendant la guerre, qui était un prix exorbitant : c’était tous les jours nouvelles exactions de la part des brouillons et des séditieux dont cette populace était remplie, et nouvelles exactions auxquelles la république ne pouvait satisfaire. Enfin, les Carthaginois promettant de faire pour eux tout ce qui serait en leur pouvoir, on convint de s’en rapporter sur la contestation à un des officiers-généraux qui avaient été en Sicile.

Amilcar était un de ceux sous qui ils avaient servi dans cette île ; mais il leur était suspect, parce que, n’étant pas venu les trouver comme député, et s’étant, suivant eux, volontairement démis du commandement, il était en partie cause qu’on avait si peu d’égards pour eux. Gescon était tout-à-fait à leur gré : outre qu’il avait commandé en Sicile, il avait toujours pris leurs intérêts à cœur, mais surtout lorsqu’il fut question de les renvoyer. Ce fut donc lui qu’ils prirent pour arbitre du différend. Gescon se fournit d’argent, se met en mer et débarque à Tunis : d’abord il s’adresse aux chefs ; ensuite il fait des assemblées par nation ; il réprimande sur le passé, il admoneste sur le présent, mais il insiste particulièrement sur l’avenir, les exhortant à ne pas se départir de l’amitié qu’ils devaient avoir pour les Carthaginois, à la solde desquels ils portaient depuis long-temps les armes. Il se disposait, enfin, à acquitter les dettes, et à en faire le paiement par nation, lorsqu’un certain Campanien, nommé Spendius, autrefois esclave chez les Romains, homme fort et hardi jusqu’à la témérité, craignant que son maître, qui le cherchait, ne l’attrapât, et ne lui fît souffrir les supplices et la mort qu’il méritait selon les lois romaines, dit et fit tout ce qu’il put pour empêcher l’accommodement. Un certain Mathos, Africain, s’était joint à lui : c’était un homme libre à la vérité, et qui avait servi dans l’armée ; mais comme il avait été un des principaux auteurs des troubles passés, de crainte d’être puni et de son crime et de celui où il avait engagé les autres, il était entré dans les vues de Spendius, et, tirant à part les Africains, leur faisait entendre qu’aussitôt que les autres nations auraient été payées, et se seraient retirées, les Carthaginois devaient éclater contre eux, et les punir de manière à épouvanter tous leurs compatriotes. Là-dessus les esprits s’échauffent et s’irritent. Comme Gescon ne payait que la solde, et remettait à un autre temps le paiement des vivres et des chevaux, sur ce prétexte frivole ils s’assemblent en tumulte ; Spendius et Mathos se déchaînent contre Gescon et les Carthaginois. Les Africains n’ont d’oreilles et d’attention que pour eux. Si quelque autre se présente pour leur donner conseil, avant que d’entendre si c’est pour ou contre Spendius, sur-le-champ ils l’accablent de pierres. Quantité d’officiers, et un grand nombre de particuliers, perdirent la vie dans ces cohues, où il n’y avait que le mot frappe ! que toutes les nations entendissent, parce qu’elles frappaient sans cesse, et surtout lorsque, pleines de vin, elles s’assemblaient après dîner ; car alors, dès que quelqu’un avait dit le mot fatal frappe ! on frappait de tous côtés si brusquement, que quiconque y était venu, était tué sans pouvoir échapper. Ces violences éloignant d’eux tout le monde, ils mirent à leur tête Mathos et Spendius.

Gescon, au milieu de ce tumulte, demeurait inébranlable : plein de zèle pour les intérêts de sa patrie, et prévoyant que la fureur de ces séditieux la menaçait d’une ruine entière, il leur tenait tête, même au péril de sa vie. Tantôt il s’adressait aux chefs, tantôt il assemblait chaque nation en particulier, et tâchait de l’apaiser. Mais les Africains étant venus demander avec hauteur les vivres qu’ils prétendaient leur être dus, pour châtier leur insolence il leur dit d’aller les demander à Mathos. Cette réponse les piqua tellement, qu’à peine l’eurent-ils entendue ils se jetèrent sur l’argent qui avait été apporté, sur Gescon et sur les Carthaginois qui l’accompagnaient. Mathos et Spendius, persuadés que la guerre ne manquerait pas de s’allumer s’il se commettait quelque attentat éclatant, irritaient encore cette populace téméraire. L’équipage et l’argent des Carthaginois furent pillés ; Gescon et ses gens liés ignominieusement et jetés dans un cachot, la guerre hautement déclarée contre les Carthaginois, et le droit des gens violé par la plus impie de toutes les conspirations. Tel fut le commencement de la guerre contre les étrangers, et qu’on appelle aussi la guerre d’Afrique.




CHAPITRE XVI.


Extrémité où se trouvent les Carthaginois, et dont ils sont eux-mêmes la cause. — Siéges d’Utique et d’Hippone-Zaryte. — Incapacité du général Hannon. — Amilcar est mis à sa place. — Bel exploit de ce grand capitaine.


Mathos, après cet exploit, dépêcha de ses gens aux villes d’Afrique pour les porter à recouvrer leur liberté, à lui envoyer des secours, et à se joindre à lui. Presque tous les Africains entrèrent dans cette révolte. On envoya des vivres et des troupes, qui se partagèrent les opérations. Une partie mit le siége devant Utique, et l’autre devant Hippone-Zaryte, parce que ces deux villes n’avaient pas voulu prendre part à leur rébellion. Une guerre si peu attendue chagrina extrêmement les Carthaginois. À la vérité, ils n’avaient besoin que de leur territoire pour les nécessités de la vie ; mais les préparatifs de guerre et les grandes provisions ne se faisaient que sur les revenus qu’ils tiraient de l’Afrique : outre qu’ils étaient accoutumés à ne faire la guerre qu’avec des troupes étrangères. Tous ces secours non-seulement leur manquaient alors, mais se tournaient contre eux. La paix faite, ils se flattaient de respirer un peu, et de se délasser des travaux continuels que la guerre de Sicile leur avait fait essuyer, et ils en voyaient s’élever une autre plus grande et plus formidable que la première. Dans celle-là ce n’était que la Sicile qu’ils avaient disputée aux Romains ; mais celle-ci une guerre civile, où il ne s’agissait de rien moins que de leur propre salut et de celui de la patrie. Outre cela, point d’armes, point d’armée navale, point de vaisseaux, point de munitions, point d’amis ou d’alliés dont ils pussent le moins du monde espérer du secours. Ils sentirent alors combien une guerre intérieure est plus fâcheuse qu’une guerre qui se fait au loin et par-delà la mer ; et la cause principale de tous ces malheurs, c’étaient eux-mêmes.

Dans la guerre précédente, ils avaient traité les Africains avec la dernière dureté : exigeant des gens de la campagne, sur des prétextes qui n’avaient que l’apparence de la raison, la moitié de tous les revenus, et des habitans des villes une fois plus d’impôts qu’ils n’en payaient auparavant, sans faire quartier ni grâce à aucun, quelque pauvre qu’il fût. Entre les intendans des provinces, ce n’était pas de ceux qui se conduisaient avec douceur et avec humanité qu’ils faisaient le plus de cas, mais de ceux qui leur amassaient le plus de vivres et de munitions, et auprès de qui l’on trouvait le moins d’accès et d’indulgence : Hannon, par exemple, était un homme de leur goût. Des peuples ainsi maltraités n’avaient pas besoin qu’on les portât à la révolte, c’était assez qu’on leur en annonçât une pour s’y joindre. Les femmes même, qui jusqu’alors avaient vu sans émotion traîner leurs maris et leurs parens en prison pour le paiement des impôts, ayant fait serment entre elles, dans chaque ville, de ne rien cacher de leurs effets, se firent un plaisir d’employer à la solde des troupes tout ce qu’elles avaient de meubles et de parures, et par là fournirent à Mathos et à Spendius des sommes si abondantes, que non-seulement ils payèrent aux soldats étrangers le reste de la solde qu’ils leur avaient promise pour les engager dans leur révolte, mais qu’ils eurent de quoi soutenir les frais de la guerre sans discontinuation. Tant il est vrai que, pour bien gouverner, il ne faut pas se borner au présent, mais qu’on doit porter aussi ses vues sur l’avenir, et y faire même plus d’attention !

Malgré des conjectures si fâcheuses, les Carthaginois ayant choisi pour chef Hannon, qui leur avait déjà auparavant soumis cette partie de l’Afrique qui est vers Hecatontapyle, ils assemblèrent des étrangers, firent prendre les armes aux citoyens qui avaient l’âge requis, exercèrent la cavalerie de la ville et équipèrent ce qu’il leur restait de galères à trois et à cinq rangs, et de plus grandes barques. Mathos, de son côté, ayant reçu des Africains soixante-dix mille hommes, et en ayant fait deux corps, poussait paisiblement ses deux siéges. Le camp qu’il avait à Tunis était aussi en sûreté, et, par ces deux postes, il coupait aux Carthaginois toute communication avec l’Afrique extérieure ; car la ville de Carthage s’avance dans le golfe, et forme une espèce de péninsule, environnée presque tout entière, partie par la mer et partie par un lac. L’isthme qui la joint à l’Afrique est large d’environ vingt-cinq stades. Utique est située vers le côté de la ville qui regarde la mer ; de l’autre côté sur le lac est Tunis. De ces deux postes, les étrangers resserraient les Carthaginois dans leurs murailles, et les y harcelaient sans cesse. Tantôt de jour, tantôt de nuit, ils venaient jusqu’au pied des murs, et par là répandaient la terreur parmi les habitans.

Hannon, pendant ce temps-là, s’appliquait sans relâche à amasser des munitions : c’était là tout son talent. À la tête d’une armée, ce n’était rien. Nulle présence d’esprit pour saisir les occasions, nulle expérience, nulle capacité pour les grandes affaires. Quand il se prépara à secourir Utique, il avait un si grand nombre d’éléphans, que les ennemis se croyaient perdus ; il en avait au moins cent. Les commencemens de cette expédition furent très-heureux ; mais il en profita si mal, qu’il pensa perdre ceux au secours desquels il était venu. Il avait fait rapporter de Carthage des catapultes, des traits, en un mot tous les préparatifs d’un siége ; et étant campé devant Utique, il entreprit d’attaquer les retranchemens des ennemis. Les éléphans s’étant jetés dans le camp avec impétuosité, les assiégeans, qui n’en purent soutenir le choc, sortirent tous, la plupart blessés à mort. Ce qui échappa, se retira vers une colline escarpée et couverte d’arbres. Hannon, accoutumé à faire la guerre à des Numides et à des Africains, qui, au premier échec, prennent la fuite et s’éloignent de deux et trois journées, crut avoir pleine victoire, et que les ennemis ne s’en relèveraient jamais : sur cette pensée, il ne songea plus, ni à ses soldats, ni à la défense de son camp ; il entra dans la ville, et ne pensa plus qu’à se bien traiter. Les étrangers réfugiés sur la colline étaient de ces soldats formés par Amilcar aux entreprises hardies, et qui avaient appris dans la guerre de Sicile tantôt à reculer ; tantôt, faisant volte-face, à retourner à la charge et à faire cette manœuvre plusieurs fois en un même jour. Ces soldats, voyant que le général carthaginois s’était retiré dans la ville, et que les troupes, contentes de leur premier succès s’écartaient nonchalamment de leur camp, ils fondirent en rangs serrés sur le retranchement, firent main basse sur grand nombre de soldats, forcèrent les autres à fuir honteusement sous les murs et les portes de la ville, et s’emparèrent de tous les équipages, de tous les préparatifs, et de toutes les provisions que Hannon avait fait venir de Carthage. Ce ne fut pas la seule affaire où ce général fit paraître son incapacité. Peu de jours après il était auprès de Gorza ; les ennemis vinrent se camper proche de lui. L’occasion se présenta de les défaire deux fois en bataille rangée, et deux fois, par surprise, il la laissa échapper sans que l’on pût dire pourquoi.

Les Carthaginois se lassèrent enfin de ce maladroit officier, et mirent Amilcar à sa place. Ils lui firent une armée composée de soixante-dix éléphans, de tout ce que l’on avait amassé d’étrangers, des déserteurs des ennemis, de la cavalerie et de l’infanterie de la ville ; ce qui montait environ à dix mille hommes. Dès sa première action, il étourdit si fort les ennemis, que les armes leur tombèrent des mains, et qu’ils levèrent le siége d’Utique. Aussi cette action était-elle digne des premiers exploits de ce capitaine et de ce que sa patrie attendait de lui. En voici le détail.

Sur l’isthme qui joint Carthage à l’Afrique sont répandues çà et là des collines fort difficiles à franchir, et entre lesquelles on a pratiqué des chemins qui conduisent dans les terres. Quelque forts que fussent déjà tous ces passages par la disposition des collines, Mathos les faisait encore garder exactement ; outre que le Macar, fleuve profond, qui n’est guéable presque nulle part, et sur lequel il n’y a qu’un seul pont, ferme en certains endroits l’entrée de la campagne à ceux qui sortent de Carthage. Ce pont même était gardé et on y avait bâti un camp muré : de sorte que non-seulement une armée, mais même un homme seul pouvait à peine passer de la ville dans les terres sans être vu des ennemis. Amilcar, après avoir essayé tous les moyens de vaincre ces obstacles, s’avisa enfin d’un expédient. Ayant pris garde que lorsque certains vents viennent à s’élever, l’embouchure du Macar se remplit de sable, et qu’il s’y forme une espèce de banc, il dispose tout pour le départ de l’armée, sans rien dire de son dessein à personne. Ces vents soufflent ; il part la nuit, et se trouve au point du jour à l’autre côté du fleuve, sans avoir été aperçu, au grand étonnement et des ennemis et des assiégés. Il traverse ensuite la plaine, et marche droit à la garde du pont. Spendius vient au devant de lui, et, environ dix mille hommes du camp muré, situé auprès du pont, s’étant joints aux quinze mille qui faisaient le siége d’Utique, ces deux corps se disposent à se soutenir l’un l’autre. Les deux armées étant réunies, et croyant pouvoir envelopper l’ennemi, elles allèrent de suite à sa rencontre, s’encourageant l’une l’autre, et s’approchant de lui pour l’attaquer. Amilcar s’avance vers elle, ayant à la première ligne les éléphans, derrière eux la cavalerie avec les armés à la légère, et à la troisième ligne la phalange des pesamment armés. Mais les ennemis fondant avec précipitation sur lui, il change la disposition de ses troupes, leur fait faire volte-face ; puis, après ce mouvement, ordonne aux deux premières lignes de marcher promptement en arrière, et à ceux qui, dans le commencement, formaient la troisième ligne, de se ranger au contraire sur le front de bataille, par un autre quart de conversion. Les Africains et les étrangers s’imaginent que c’est par crainte qu’ils reculent ; ils quittent leur rang, courent sur eux, et chargent vivement. Mais dès que la cavalerie eut achevé sa marche, qu’elle eut bordé de chaque côté la phalange des pesamment armés, alors les Africains qui combattaient épars et sans ordre, effrayés de ce mouvement extraordinaire, quittent prise d’abord et prennent la fuite. Ils tombent sur ceux qui les suivaient, ils y jettent la consternation et les entraînent ainsi à leur perte. On met à leur poursuite la cavalerie et les éléphans, qui en écrasent sous leurs pieds la plus grande partie. Il périt dans ce combat environ six mille hommes, tant Africains qu’étrangers, et on fit deux mille prisonniers. Le reste se sauva, partie dans la ville bâtie au bout du pont, partie au camp d’Utique. Amilcar, après cet heureux succès, poursuit les ennemis. Il prend d’emblée la ville où les ennemis s’étaient réfugiés, et qu’ils avaient bientôt abandonnée pour se retirer à Tunis. Battant ensuite le pays, il soumit les villes, les unes par composition, les autres par force. Ces progrès dissipèrent la crainte des Carthaginois, qui commencèrent pour lors à avoir un peu moins mauvaise opinion de leurs affaires.




CHAPITRE XVII.


Parti que prennent Mathos et Spendius. — Naravase quitte les révoltés pour se joindre à Amilcar. — Bataille gagnée par ce général et son indulgence envers les prisonniers. — Les Carthaginois perdent la Sardaigne. — Fraude et cruauté des chefs des rebelles. — Réflexions sur cet événement.


Pour Mathos, il continuait toujours le siége d’Hippone, conseillant à Autarite, chef des Gaulois, et à Spendius de serrer toujours les ennemis ; d’éviter les plaines à cause du nombre de leurs chevaux et de leurs éléphans, de côtoyer le pied des montagnes, et de les attaquer toutes les fois qu’ils les verraient dans quelque embarras. Dans cette vue, il envoya chez les Numides et chez les Africains, pour les engager à secourir ces deux chefs, et à ne pas manquer l’occasion de secouer le joug que les Carthaginois leur imposaient. Spendius, de son côté, à la tête de six mille hommes tirés des différentes nations qui étaient à Tunis, et de deux mille Gaulois commandés par Autarite, les seuls qui étaient restés à ce chef après la désertion de ceux qui s’étaient rangés sous les enseignes des Romains au camp d’Éryce, Spendius, dis-je, selon le conseil de Mathos, côtoyait toujours de près les Carthaginois en suivant le pied des montagnes. Un jour qu’Amilcar était campé dans une plaine environnée de montagnes, le secours qu’envoyaient les Numides et les Africains vint joindre l’armée de Spendius ; le général de Carthage se trouva fort embarrassé, ayant en tête les Africains, les Numides en queue, et en flanc l’armée de Spendius : car comment se tirer de ce mauvais pas ?

Il y avait alors dans l’armée de Spendius un certain Numide nommé Naravase, homme des plus illustres de sa nation, et plein d’ardeur militaire, qui avait hérité de son père de beaucoup d’inclination pour les Carthaginois, mais qui leur était encore beaucoup plus attaché, depuis qu’il avait connu le mérite d’Amilcar. Croyant que l’occasion était belle de se gagner l’amitié de ce peuple, il vient au camp, ayant avec lui environ cent Numides. Il approche des retranchemens, et reste là sans crainte, et faisant signe de la main. Amilcar, surpris, lui envoie un cavalier. Il dit qu’il demandait une conférence avec ce général. Comme celui-ci hésitait et avait peine à se fier à cet aventurier, Naravase donne son cheval et ses armes à ceux qui l’accompagnaient, et entre dans le camp, tête levée et avec un air d’assurance à étonner tous ceux qui le regardaient. On le reçut néanmoins, et on le conduisit à Amilcar : il lui dit qu’il voulait du bien à tous les Carthaginois en général, mais qu’il souhaitait surtout d’être ami d’Amilcar ; qu’il n’était venu que pour lier amitié avec lui, disposé de son côté à entrer dans toutes ses vues et à partager tous ses travaux. Ce discours, joint à la confiance et à l’ingénuité avec laquelle ce jeune homme parlait, donna tant de joie à Amilcar, que non-seulement il voulut bien l’associer à ses actions, mais qu’il lui fit serment de lui donner sa fille en mariage, pourvu qu’il demeurât fidèle aux Carthaginois.

L’alliance faite, Naravase vint, amenant avec lui environ deux mille Numides qu’il commandait. Avec ce secours, Amilcar met son armée en bataille ; Spendius s’était aussi joint aux Africains pour combattre et était descendu dans la plaine. On en vient aux mains. Le combat fut opiniâtre, mais Amilcar eut le dessus. Les éléphans se signalèrent dans cette occasion, mais Naravase s’y distingua plus que personne. Autarite et Spendius prirent la fuite. Dix mille des ennemis restèrent sur le champ de bataille, et on fit quatre mille prisonniers. Après cette action, ceux des prisonniers qui voulurent prendre parti dans l’armée des Carthaginois, y furent bien reçus, et on les revêtit des armes qu’on avait prises sur les ennemis ; pour ceux qui ne le voulurent pas, Amilcar les ayant assemblés, leur dit qu’il leur pardonnait toutes les fautes passées, et que chacun d’eux pouvait se retirer où bon lui semblerait ; mais que si dans la suite on prenait quelqu’un portant armes offensives contre les Carthaginois, il n’y aurait aucune grâce à espérer pour lui.

Vers ce même temps, les étrangers qui gardaient l’île de Sardaigne, imitant Mathos et Spendius, se révoltèrent contre les Carthaginois qui y étaient, et ayant enfermé dans la citadelle Bostar, chef des troupes auxiliaires, ils le tuèrent, lui et tout ce qu’il y avait de ses concitoyens. Les Carthaginois jetèrent encore les yeux sur Hannon, et l’envoyèrent là avec une armée ; mais ses propres troupes l’abandonnèrent pour se tourner du côté des rebelles, qui se saisirent ensuite de sa personne et l’attachèrent à une croix. On inventa aussi de nouveaux supplices contre les Carthaginois qui étaient dans l’île, il n’y en eut pas un d’épargné. Après cela on prit les villes, on envahit toute l’île, jusqu’à ce qu’une sédition s’étant élevée, les naturels du pays chassèrent tous ces étrangers, et les obligèrent à se retirer en Italie. C’est ainsi que les Carthaginois perdirent la Sardaigne, île, de l’aveu de tout le monde, très-considérable par sa grandeur, par la quantité d’hommes dont elle est peuplée, et par sa fertilité. Nous n’en dirons rien davantage ; nous ne ferions que répéter ce que d’autres ont dit avant nous.

Mathos, Spendius et Autarite, voyant l’humanité dont Amilcar usait avec les prisonniers, craignirent que les Africains et les étrangers, gagnés par cet attrait, ne courussent chercher l’impunité qui leur était offerte ; ils tinrent conseil pour chercher ensemble par quel nouvel attentat ils pourraient mettre le comble à la rébellion : le résultat fut qu’on les convoquerait tous, et que l’on ferait entrer dans l’assemblée un messager comme apportant de Sardaigne une lettre de la part des gens de la même faction qui étaient dans cette île. La chose fut exécutée, et la lettre portait qu’ils observassent de près Gescon et tous ceux qu’il commandait, et contre qui ils s’étaient révoltés à Tunis ; qu’il y avait dans l’armée des pratiques secrètes en faveur des Carthaginois. Sur cette nouvelle prétendue, Spendius recommande à ces nations de ne pas se laisser éblouir à la douceur qu’Amilcar avait eue pour les prisonniers : qu’en les renvoyant, son but n’était pas de les sauver, mais de se rendre par là maître de ceux qui restaient, et de les envelopper tous dans la même punition, dès qu’il les aurait en sa puissance ; qu’ils se gardassent bien de renvoyer Gescon ; que ce serait une honte pour eux de lâcher un homme de cette importance et de ce mérite ; qu’en le laissant aller, ils se feraient un très-grand tort, puisqu’il ne manquerait pas de se tourner contre eux, et de devenir leur plus grand ennemi. Il parlait encore, lorsqu’un autre messager, comme arrivant de Tunis, apporta une lettre semblable à la première. Sur quoi Autarite, prenant la parole, dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen de rétablir les affaires, que de ne jamais plus rien espérer des Carthaginois ; que quiconque attendrait quelque chose de leur amitié, ne pouvait avoir qu’une alliance feinte avec les étrangers ; qu’ainsi il les priait de n’avoir d’oreilles, d’attention ni de confiance que pour ceux qui les porteraient aux dernières violences contre les Carthaginois, et de regarder comme traîtres et comme ennemis tous ceux qui leur inspireraient des sentimens contraires ; que son avis était que l’on fît mourir, dans les plus honteux supplices, Gescon, tous ceux qui avaient été pris, et tous ceux que l’on prendrait dans la suite sur les Carthaginois. Cet Autarite avait dans les conseils un très-grand avantage, parce qu’ayant appris, par un long commerce avec les soldats, à parler phénicien, la plupart de ces étrangers entendaient ses discours ; car la longueur de cette guerre avait rendu le phénicien si commun, que les soldats, pour l’ordinaire, en se saluant, ne se servaient pas d’autre langue. Il fut donc loué tout d’une voix, et il se retira comblé d’éloges. Vinrent ensuite des individus de chaque nation, lesquels, par reconnaissance pour les bienfaits qu’ils avaient reçus de Gescon, demandaient qu’on lui fit grâce au moins des supplices. Comme ils parlaient tous ensemble et chacun en sa langue, on n’entendit rien de ce qu’ils disaient : mais dès qu’on commença à entrevoir qu’ils priaient qu’on épargnât les supplices à Gescon, et que quelqu’un de l’assemblée eût crié, frappe ! frappe ! ces malheureux furent assommés à coups de pierres, et emportés par leurs proches comme des gens qui auraient été égorgés par des bêtes féroces. Les soldats de Spendius se jettent ensuite sur ceux de Gescon, qui étaient au nombre d’environ sept cents. On les mène hors des retranchemens : on les conduit à la tête du camp, où d’abord on leur coupe les mains, en commençant par Gescon, cet homme qu’ils mettaient peu de temps auparavant au-dessus de tous les Carthaginois, qu’ils avaient pris pour arbitre de leurs différends ; et après leur avoir coupé les oreilles, rompu et brisé les jambes, on les jeta tout vifs dans une fosse. Cette nouvelle pénétra de douleur les Carthaginois : ils envoyèrent ordre à Amilcar et à Hannon de courir au secours et à la vengeance de ceux qui avaient été si cruellement massacrés. Ils dépêchèrent encore des hérauts d’armes pour demander à ces impies les corps morts. Mais, loin de livrer ces corps, ils menacèrent que les premiers députés ou hérauts d’armes qu’on leur enverrait seraient traités comme l’avait été Gescon. En effet, cette résolution passa ensuite en loi, qui portait que tout Carthaginois que l’on prendrait, perdrait la vie dans les supplices, et que tout allié des Carthaginois leur serait renvoyé les mains coupées. Cette loi fut toujours observée à la rigueur.

Après cela, n’est-il pas vrai de dire que, si le corps humain est sujet à certains maux qui s’irritent quelquefois jusqu’à devenir incurables, l’âme en est encore beaucoup plus susceptible ? Comme dans le corps il se forme des ulcères que les remèdes enveniment et augmentent, et qui, d’un autre côté, abandonnés à eux-mêmes, ne cessent de ronger les parties voisines jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à dévorer : de même, dans l’âme, il s’élève certaines vapeurs malignes, il s’y glisse certaine corruption, qui porte les hommes à des excès dont on ne voit pas d’exemple parmi les animaux les plus féroces. Leur faites-vous quelque grâce ? les traitez-vous avec douceur ? C’est piége et artifice, c’est ruse pour les tromper. Ils se défient de vous, et vous haïssent d’autant plus que vous faites plus d’efforts pour les gagner. Si l’on se roidit contre eux, et que l’on oppose violence à violence, il n’est point de crimes, point d’attentats, dont ils ne soient capables de se souiller ; ils font gloire de leur audace, et la fureur les transporte jusqu’à leur faire perdre tout sentiment d’humanité. Les mœurs déréglées et la mauvaise éducation ont sans doute grande part à ces horribles désordres, mais bien des choses concourent encore à produire dans l’homme cette disposition. Ce qui semble y contribuer davantage, ce sont les mauvais traitemens et l’avarice des chefs. Nous en avons un triste exemple dans ce qui s’est passé pendant tout le cours de la guerre des étrangers, et dans la conduite des Carthaginois à leur égard.




CHAPITRE XVIII.


Nouvel embarras des Carthaginois. — Siége de Carthage par les étrangers. — Secours que Hiéron fournit à cette ville. — Fidélité des Romains à son égard. — Famine horrible dans le camp des étrangers, qui demandent la paix. — Trompés, ils reprennent les armes, sont défaits et taillés en pièces. — Siége de Tunis, où Annibal est pris et pendu. — Bataille décisive. — La Sardaigne cédée aux Romains.


Amilcar, ne sachant plus comment réprimer l’audace effrénée de ses ennemis, se persuada qu’il n’en viendrait à bout qu’en joignant ensemble les deux armées que les Carthaginois avaient en campagne, et qu’en exterminant entièrement ces rebelles. C’est pourquoi, ayant fait venir Hannon, tous ceux qui s’opposèrent à ses armes furent passés au fil de l’épée, et il fit jeter aux bêtes les prisonniers. Les affaires des Carthaginois commençaient à prendre un meilleur train, lorsque, par un revers de fortune étonnant, elles retombèrent dans le premier état. Les généraux furent à peine réunis, qu’ils se brouillèrent ensemble ; et cela alla si loin que, non-seulement ils perdirent des occasions favorables de battre l’ennemi, mais qu’ils lui donnèrent souvent prise sur eux. Sur la nouvelle de ces dissensions, les magistrats en éloignèrent un, et ne laissèrent que celui que l’armée aurait choisi. Outre cela, les convois qui venaient des endroits qu’ils appellent les Emporées, et sur lesquels ils faisaient beaucoup de fond, tant pour les vivres que pour les autres munitions, furent tous submergés par une tempête ; outre qu’alors l’île de Sardaigne, dont ils tiraient de grands secours, s’était soustraite à leur domination. Et ce qui fut le plus fâcheux, c’est que les habitans d’Hippone-Zaryte et d’Utique, qui seuls des peuples d’Afrique avaient soutenu cette guerre avec vigueur, qui avaient tenu ferme du temps d’Agathocles et de l’irruption des Romains, et n’avaient jamais pris de résolution contraire aux intérêts des Carthaginois, non-seulement les abandonnèrent alors et se jetèrent dans le parti des Africains, mais encore conçurent pour ceux-ci autant d’amitié et de confiance, que de haine et d’aversion pour les autres. Ils tuèrent et précipitèrent du haut de leurs murailles environ cinq cents hommes qu’on avait envoyés à leurs secours ; ils firent le même traitement au chef, livrèrent la ville aux Africains, et ne voulurent jamais permettre aux Carthaginois, quelque instance qu’ils leur en fissent, d’enterrer leurs morts.

Mathos et Spendius, après ces événemens, portèrent leur ambition jusqu’à vouloir mettre le siége devant Carthage même. Amilcar s’associa alors dans le commandement Annibal, que le sénat avait envoyé à l’armée, après que Hannon en eût été éloigné par les soldats, à cause de la mésintelligence qu’il y avait entre les généraux. Il prit encore avec lui Naravase, et, accompagné de ces deux capitaines, il bat la campagne pour couper les vivres à Mathos et à Spendius. Dans cette expédition, comme dans bien d’autres, Naravase lui fut d’une extrême utilité. Tel était l’état des affaires par rapport aux armées de dehors.

Les Carthaginois, serrés de tous les côtés, furent obligés d’avoir recours aux villes alliées. Hiéron, qui avait toujours l’œil au guet pendant cette guerre, leur accordait tout ce qu’ils demandaient de lui. Mais il redoubla de soins dans cette occasion, voyant bien que, pour se maintenir en Sicile et se conserver l’amitié des Romains, il était de son intérêt que les Carthaginois eussent le dessus, de peur que les étrangers prévalant ne trouvassent plus d’obstacles à l’exécution de leurs projets, en quoi l’on doit remarquer sa sagesse et sa prudence ; car c’est une maxime qui n’est pas à négliger, de ne pas laisser croître une puissance jusqu’au point qu’on ne lui puisse contester les choses même qui nous appartiennent de droit.

Pour les Romains, exacts observateurs du traité qu’ils avaient fait avec les Carthaginois, ils leur donnèrent tous les secours qu’ils pouvaient souhaiter, quoique d’abord ces deux états eussent eu quelques démêlés ensemble, sur ce que les Carthaginois avaient traité comme ennemis ceux qui, passant d’Italie en Afrique, portaient des vivres à leurs ennemis, et ils en avaient mis environ cinq cents en prison. Ces hostilités avaient fort déplu aux Romains. Cependant, comme les Carthaginois rendirent de bonne grâce ces prisonniers aux députés qu’on leur avait envoyés, ils gagnèrent tellement l’amitié des Romains, que ceux-ci, par reconnaissance, leur remirent tous les prisonniers qu’ils avaient fait sur eux dans la guerre de Sicile, et qui leur étaient restés. Depuis ce temps-là les Romains consentirent d’eux-mêmes à leur accorder tout ce qu’ils demandaient. Ils permirent à leurs marchands de leur porter les provisions nécessaires, et défendirent d’en porter à leurs ennemis. Quoique les étrangers révoltés en Sardaigne les appelassent dans cette île, ils n’en voulurent rien faire ; et ils demeurèrent fidèles au traité, jusqu’à refuser ceux d’Utique pour sujets, quoiqu’ils vinssent d’eux-mêmes se soumettre à leur domination. Tous ces secours mirent les Carthaginois en état de défendre leur ville contre les efforts de Mathos et de Spendius, qui d’ailleurs étaient là aussi assiégés pour le moins qu’assiégeans ; car Amilcar les réduisait à une si grande disette de vivres, qu’ils furent obligés de lever le siége.

Peu de temps après, ces deux chefs des rebelles ayant assemblé l’élite des étrangers et des Africains, entre lesquels étaient Zarxas et le corps qu’il commandait, ce qui faisait en tout cinquante mille hommes, ils résolurent de se remettre en campagne, de serrer l’ennemi partout où il irait, et de l’observer. Ils évitèrent les plaines, de peur des éléphans et de la cavalerie de Naravase ; mais ils tâchaient de gagner les premiers les lieux montueux et les défilés. Ils ne cédaient aux Carthaginois ni en projets, ni en hardiesse, quoique, faute de savoir la guerre, ils fussent souvent vaincus. On vit alors d’une manière bien sensible combien une expérience fondée sur la science de commander, l’emporte sur une aveugle et brutale pratique de la guerre. Amilcar tantôt attirait une partie de leur armée à l’écart, et, comme un habile joueur, l’enfermait de tous côtés et la mettait en pièces ; tantôt, faisant semblant d’en vouloir à toute l’armée, il conduisait les uns dans des embuscades qu’ils ne prévoyaient point, et tombait sur les autres, de jour et de nuit, lorsqu’ils s’y attendaient le moins, et jetait aux bêtes tout ce qu’il faisait sur eux de prisonniers. Un jour enfin que l’on ne pensait point à lui, s’étant venu camper proche des étrangers, dans un lieu fort commode pour lui et fort désavantageux pour eux, il les serra de si près, que, n’osant combattre et ne pouvant fuir à cause d’un fossé et d’un retranchement dont il les avait enfermés de tous côtés, ils furent contraints, tant la famine était grande dans leur camp, de se manger les uns les autres, Dieu punissant par un supplice égal l’impie et barbare traitement qu’ils avaient fait à leurs semblables. Quoiqu’ils n’osassent ni donner bataille, parce qu’ils voyaient leur défaite assurée et la punition dont elle ne manquerait pas d’être suivie ; ni parler de composition, à cause des crimes qu’ils avaient à se reprocher, ils soutinrent cependant encore quelque temps la disette affreuse où ils étaient, dans l’espérance qu’ils recevraient de Tunis les secours que leurs chefs leur promettaient. Mais enfin, n’ayant plus ni prisonniers, ni esclaves à manger, rien n’arrivant de Tunis, et la multitude commençant à menacer les chefs, Autarite, Zarxas et Spendius prirent le parti d’aller se rendre aux ennemis, et de traiter de la paix avec Amilcar. Ils dépêchèrent un héraut pour avoir un sauf-conduit, et étant venus trouver les Carthaginois, Amilcar fit avec eux ce traité, « que les Carthaginois choisiraient d’entre les ennemis ceux qu’ils jugeraient à propos, au nombre de dix, et renverraient tous les autres, chacun avec son habit. » Ensuite il dit, qu’en vertu du traité, il choisissait tous ceux qui étaient présens, et mit ainsi en la puissance des Carthaginois Autarite, Spendius et les autres chefs les plus distingués.

Les Africains, qui ne savaient rien des conditions du traité, ayant appris que leurs chefs étaient retenus, soupçonnèrent de la mauvaise foi, et, dans cette pensée, coururent aux armes. Ils étaient alors dans un lieu qu’on appelle la Hache, parce que, par sa figure, il ressemble assez à cet instrument : Amilcar les y enveloppa tellement de ses éléphans et de toute l’armée, qu’il ne s’en sauva pas un seul, et ils étaient plus de quarante mille. C’est ainsi qu’il releva une seconde fois les espérances des Carthaginois, qui désespéraient déjà de leur salut. Ils battirent ensuite la campagne, lui, Naravase et Annibal, et les Africains se rendirent d’eux-mêmes.

Maîtres de la plupart des villes, ils vinrent à Tunis assiéger Mathos. Annibal prit son quartier au côté de la ville qui regardait Carthage, et Amilcar le sien au côté opposé. Ensuite, ayant conduit Spendius et les autres prisonniers auprès des murailles, ils les firent attacher à des croix, à la vue de toute la ville. Tant d’heureux succès endormirent la vigilance d’Annibal, et lui firent négliger la garde de son camp. Mathos ne s’en fut pas plus tôt aperçu, qu’il tomba sur les retranchemens, tua grand nombre de Carthaginois, chassa du camp toute l’armée, s’empara de tous les bagages, et fit Annibal lui-même prisonnier. On mena aussitôt ce général à la croix Spendius était attaché. Là, on lui fit souffrir les supplices les plus cruels, et, après avoir détaché Spendius, on le mit à sa place, et on égorgea autour du corps de Spendius trente des principaux Carthaginois, comme si la fortune n’eût suscité cette guerre que pour fournir tour à tour aux deux armées des occasions éclatantes de se venger l’une de l’autre. Amilcar, à cause de la distance qui était entre les deux camps, n’apprit que tard la sortie que Mathos avait faite, et, après en avoir été informé, il ne courut pas pour cela au secours : les chemins étaient trop difficiles ; mais il leva le camp, et, côtoyant le Macar, il alla se poster à l’embouchure de ce fleuve.

Nouvelle consternation chez les Carthaginois, nouveau désespoir. Ils commençaient à reprendre courage, et les voilà retombés dans les mêmes embarras, qui n’empêchèrent cependant pas qu’ils ne travaillassent à s’en tirer. Pour faire un dernier effort, ils envoyèrent à Amilcar trente sénateurs, le général Hannon, qui avait déjà commandé dans cette guerre, et tout ce qui leur restait d’hommes en âge de porter les armes, en recommandant aux sénateurs d’essayer tous les moyens de réconcilier ensemble les deux généraux, de les obliger à agir de concert, et de n’avoir devant les yeux que la situation où se trouvait la république. Après bien des conférences enfin, ils vinrent à bout de réunir ces deux capitaines, qui, dans la suite, n’agissant que dans un même esprit, firent tout réussir à souhait. Ils engagèrent Mathos dans quantité de petits combats, tantôt en lui dressant des embuscades, tantôt en le poursuivant, soit autour de Lepta, soit autour d’autres villes. Ce chef, se voyant ainsi harcelé, prit enfin la résolution d’en venir à un combat général. Les Carthaginois, de leur côté, ne souhaitaient rien avec plus d’ardeur, les deux partis appelèrent à cette bataille tous leurs alliés, et rassemblèrent des places toutes leurs garnisons, comme devant risquer le tout pour le tout. Quand on se fut disposé, on convint du jour et de l’heure, et on en vint aux mains. La victoire se tourna du côté des Carthaginois. Il resta sur le champ de bataille grand nombre d’Africains ; une partie se sauva dans je ne sais quelle ville, qui se rendit peu de temps après ; Mathos fut fait prisonnier ; les autres parties de l’Afrique se soumirent aussitôt. Il n’y eut qu’Hippone-Zaryte et Utique qui, s’étant, dès le commencement de la guerre, rendues indignes de pardon, refusèrent alors de se soumettre : tant il est avantageux, même dans de pareilles fautes, de ne point dépasser certaines bornes, et de ne se pas porter à des excès impardonnables ! Mais Hannon ne se fut pas plus tôt présenté devant l’une, et Amilcar devant l’autre, qu’elles furent contraintes d’en passer par tout ce qu’ils voulurent. Ainsi finit cette guerre, qui avait fait tant de mal aux Carthaginois, et dont ils se tirèrent si glorieusement, que non-seulement ils se remirent en possession de l’Afrique, mais châtièrent encore, comme ils méritaient d’être châtiés, les auteurs de la révolte ; car cette guerre ne se termina que par les honteux supplices que la jeunesse de la ville fit souffrir à Mathos et à ses troupes le jour du triomphe.

Telle fut la guerre des étrangers contre les Carthaginois, laquelle dura trois ans et quatre mois ou environ. Il n’y en a point, au moins que je sache, où l’on ait porté plus loin la barbarie et l’impiété. Comme, vers ce temps-là, les étrangers de Sardaigne étaient venus d’eux-mêmes offrir cette île aux Romains, ceux-ci conçurent le dessein d’y passer. Les Carthaginois le trouvant fort mauvais, parce que la Sardaigne leur appartenait à plus juste titre, et se disposant à punir ceux qui avaient livré cette île à une autre puissance, c’en fut assez pour déterminer les Romains à déclarer la guerre aux Carthaginois, en prétextant que ce n’était pas contre les peuples de Sardaigne que ceux-ci faisaient des préparatifs, mais contre eux. Les Carthaginois qui étaient sortis comme par miracle de la dernière guerre, et qui n’étaient point du tout en état de se mettre mal avec les Romains, cédèrent au temps, et aimèrent mieux leur abandonner la Sardaigne, et ajouter douze cents talens à la somme qu’ils leur payaient, que de s’engager à soutenir une guerre dans les circonstances où ils étaient. Cette affaire n’eut pas d’autre suite.