Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 306

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 441-442).


M Lovelace, à M Belford.

samedi, 22 de juillet.

Pourquoi me hais-tu, Belford ? Et pourquoi ta haine augmenterait-elle à chaque moment ? Me suis-je rendu coupable de quelque nouvelle offense ? Si les lamentations peuvent émouvoir un cœur tel que le tien, sont-elles capables d’altérer les faits ? N’ai-je pas toujours rendu à cette incomparable personne autant de justice que toi, ou qu’elle-même ? Quelle apparence de raison dans ta haine, lorsque je ne me relâche point du dessein de l’épouser, suivant la parole que je t’en ai donnée, et suivant les loix que je me suis imposées dans ma famille ! Mais déteste-moi si tu veux, pourvu que tu ne cesses pas de m’écrire. Je te défie de me haïr autant que je me hais moi-même. D’ailleurs, je suis certain que si tu me haïssois réellement, tu ne me le dirais pas dans ces termes. Fort bien. Mais après tout, quel besoin d’apprendre son histoire à ces femmes ? Elle regrettera, dans quelque tems, de nous avoir compromis tous deux sans aucune utilité. Le poison de la maladie éteint tous les désirs, et donne du dégoût pour ce qu’on a le plus aimé. Mais un renouvellement de santé change la scène, nous rend contens de nous-mêmes, et nous dispose à l’être bientôt des autres. Toutes les espérances renaissent ; chaque moment se présente sous une apparence plus gaie. Je suis ravi qu’elle soit déjà mieux, jusqu’à pouvoir soutenir un si long entretien avec des étrangers. Cependant, n’est-il pas affreux qu’elle préfère la mort à moi ! (la mort ! ô l’horrible mot, que tu prodigues néanmoins presqu’à chaque ligne !) à moi qui ne l’ai offensée dans le fond qu’en suivant mon caractère, tandis que ses parens sont sortis honteusement du leur, et tandis que, pour l’obliger, je suis prêt à sortir aussi du mien ? Cependant on me refuse un pardon qui leur est accordé ! Assurément tu dois voir qu’il y a peu de justice dans tous ses sentimens. Cependant, avec ton épaisseur ordinaire, tu souhaites déjà qu’elle t’attire après elle. Pauvre Belford ! Quelle figure tu dois faire, avec tes discours aussi empesés que les manchettes d’Hickman, avec tes soupirs, avec tes génuflexions ! Avec une foible tête, peu accoutumée au sublime langage de cette charmante créature ! Mais la plus jolie de toutes tes extravagances, c’est d’avoir laissé tomber ton billet de banque derrière son fauteuil, au lieu de t’être mis à genoux pour le présenter. Tu as voulu lui donner apparemment la double peine de l’accepter, et de l’aller prendre à terre. Que tu t’entends mal à faire une galanterie ! Comment a-t-il pu t’entrer dans la tête que la meilleure manière de faire un présent à une dame, fût de le jeter derrière son fauteuil ? Ma curiosité est extrême pour ce qu’elle peut avoir écrit à sa sœur, pour la réponse qu’elle en recevra, et pour ce qu’elle écrit actuellement à Miss Howe. N’imagineras-tu pas quelque moyen de te procurer une copie de ces lettres, ou du moins un extrait ? Il me semble que tu donnes Madame Lovick pour une femme de piété. Ma charmante, qui lui a fait des ouvertures si particulières, ne manquera pas de lui communiquer tout : et toi, qui penses à te réformer, ne saurais-tu profiter de cette ressemblance de sentimens avec la veuve, pour te mettre en état de me rendre ce petit service ? Quel âge a-t-elle, Belford ? Jamais on ne voit d’amitié entre un homme et une femme de même âge, qui ne finisse par le mariage ou par quelque chose de pis. Qu’en dis-tu ? Je t’assure que l’influence d’un prosélyte est extrême sur les bonnes ames. C’est un saint de leur création ; elles se font une gloire de l’arroser, de le cultiver et de le chérir, comme une plante qui leur doit la naissance. Leur premier motif est un orgueil purement spirituel. Mais je trouve un peu de consolation dans cette espèce de regret que tu lui prêtes, de m’avoir vu répondre si mal à ses espérances. En matière d’amour, ce qu’une femme espère une fois, elle l’espère toujours ; du moins, tandis qu’il reste du fondement pour l’espérance. Et ne sommes-nous pas libres tous deux ? Peut-elle être à quelqu’autre homme ? Souhaiterais-je jamais une autre femme ? Non, jamais, jamais. Je t’apprends que de jour en jour, d’heure en heure, ma passion redouble pour elle ; que mes vues sont honorables, dans le sens le plus étroit qu’elle attache à ce terme ; que depuis huit jours je n’ai pas varié, même dans mes désirs ; que toutes mes résolutions sont aussi fermes, aussi tournées en nature, que mes principes de vie libre l’ont été, tandis que l’indépendance m’a paru préférable aux chaînes du mariage.