Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 293

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 409-410).


Miss Montaigu, à Miss Howe.

au château de M mardi au soir, 18 de juillet. Chère miss, je vous ai promis un détail exact de tout ce que nous avons pu découvrir jusqu’à présent sur cette fâcheuse aventure. Lorsque nous fûmes revenues de chez vous, jeudi dernier ; et que nous eûmes fait le récit de vos civilités et de vos promesses, la joie devint si vive entre nous, et M Lovelace fut regardé de si bon oeil, que nous formâmes le dessein de prendre l’air les deux jours suivans, pour amuser un peu Milord et Miladi Sadleir, qui ont été retenus fort long-temps l’un par la maladie, l’autre par le chagrin de sa perte. Milord, mes deux tantes et moi, nous étions dans le même carrosse. Notre entretien ne roula que sur Miss Harlove, sur le bonheur que nous nous promettons avec elle. M Lovelace, et ma sœur, qui est sa favorite, comme il est le sien, étoient dans un phaëton ; chaque fois que les deux voitures se rejoignaient, on retombait ensemble sur le même sujet. Jamais homme ne parla d’une femme avec plus d’éloges. Jamais personne ne donna de plus grandes espérances, et ne prit de meilleures résolutions. Il n’est pas capable de se gouverner par intérêt. Son orgueil s’y oppose. On voyait clairement le plaisir qu’il prenait à nous parler d’elle et de ses espérances. Cependant, il nous avoua qu’il craignait beaucoup de difficulté à l’appaiser ; d’autant plus qu’au fond du cœur, il se reconnaissait fort coupable. Enfin il ne se lassait pas de nous répéter qu’il n’y a point de femme qui l’égale, et nous ne nous lassions pas de l’entendre. Je rappelle ces circonstances, ma chère miss, pour vous faire juger combien il est impossible que, dans le même tems, il trempât dans une si barbare entreprise. Cette agréable disposition se soutint jusqu’à samedi au soir, et nous étions de la meilleure humeur du monde en rentrant au château. Sa conversation nous ravit, nous parut charmante. S’il voulait être ce qu’il doit et ce qu’il peut devenir, il serait adoré de toute sa famille. Mais jamais on a vu de changement aussi étrange que celui qui arriva tout d’un coup, lorsqu’il eut fait la lecture d’une lettre, dont le porteur avait attendu notre retour, et semblait se promettre de grandes récompenses. Dans la fureur dont il parut transporté, ce malheureux messager ne se trouva pas bien de lui avoir tenu quelques discours qui ne furent point entendus. Il se renferma aussi-tôt pour écrire, après avoir donné ordre qu’un de ses gens se tînt prêt à partir le lendemain avant la pointe du jour. Nous ne le vîmes point de tout le soir. Le jour suivant, il ne voulut ni déjeûner ni dîner avec nous. Jamais, répéta-t-il plusieurs fois, il ne devait revoir la lumière. Ma sœur ayant cherché l’occasion de lui parler, il la pria de se retirer, en la traitant d’innocente, et se traitant lui-même de misérable, qui s’était rendu malheureux par ses propres inventions. Personne de nous ne put tirer la moindre explication de sa bouche. Il dit seulement à Miladi Lawrance, que nous apprendrions bientôt son malheur, et la ruine de toutes ses espérances et des nôtres. Nous nous imaginions aisément qu’il lui était arrivé quelque chose de fâcheux du côté de Miss Harlove. Il sortit les deux jours suivans. Il voulait fuir la vue des hommes, disait-il, en montant à cheval ; heureux s’il pouvait se fuir lui-même. Hier au soir, il reçut une lettre de M Belford, son intime ami, par le même courrier qu’il avait dépêché dimanche au matin. L’homme et le cheval étoient écumans de fatigue et de sueur. Quelques nouvelles qu’il puisse avoir reçues, il ne parut pas plus tranquille, et ses emportemens, au contraire, ne firent qu’augmenter. Cependant son silence fut le même, et personne ne put lui arracher le secret de ses peines. Il était absent lorsque votre messager est arrivé. Mais étant rentré plutôt qu’on ne s’y attendait, nous lui avons fait tous un fort mauvais accueil. Il nous a répondu que nos tourmens, ceux de Miss Harlove et les vôtres ensemble, n’égalaient pas les siens. Il a voulu lire votre lettre. Grâces au ciel, a-t-il dit, après l’avoir lue, il n’était pas aussi méprisable que Miss Howe n’avait que trop de raisons de le croire. Alors, il nous a confessé qu’il avait envoyé des instructions générales aux femmes de la maison d’où sa chère Clarisse était sortie, pour découvrir, s’il était possible, le lieu de sa retraite, dans le dessein de pouvoir la supplier de se donner à lui, avant que leur querelle eût éclaté. Ces méchantes, ou du moins ces officieuses femmes, avoient fait cette découverte mercredi dernier ; et dans la crainte qu’elle ne changeât de demeure avant qu’elles pussent recevoir de nouveaux ordres, elles s’étoient cru obligées de s’assurer d’elle, sous un prétexte honnête, pour se donner le tems de dépêcher au château de M. Leur messager était arrivé le samedi après midi. Il avait attendu notre retour jusqu’au soir ; et je vous ai dit, ma chère miss, quels furent les transports de M Lovelace, après avoir lu leur lettre. Celle qu’il écrivit aussi-tôt, et qu’il fit partir le lendemain avant le jour, était pour conjurer son ami, M Belford, de voler au secours de Miss Harlove, de lui rendre la liberté, de lui faire porter tous ses effets, et de le justifier à ses yeux d’une action si lâche et si noire, comme il ne fait pas difficulté lui-même de la nommer. Il ne doute pas que tout ne soit heureusement terminé ; et que la divinité de son cœur (c’est le nom qu’il lui donne à chaque mot) ne soit dans une situation plus tranquille. Il ajoute que la raison qui a redoublé sa furie, après avoir lu la lettre de M Belford, c’est qu’il y a découvert un dessein marqué de le tenir en suspens, pour le tourmenter, et des réflexions fort piquantes (car M Belford, dit-il, a toujours été l’avocat de Miss Harlove) sur une aventure dont il le soupçonne injustement d’avoir été l’auteur. Il déclare, et nous pouvons en répondre, que depuis samedi au soir, il a été le plus misérable de tous les hommes. Il n’a pas voulu se rendre lui-même à Londres, dans la crainte qu’on ne le soupçonnât d’avoir trempé dans une action si noire, et de s’en promettre quelque indigne fruit. Ne doutez pas, chère Miss Howe, que nous ne soyons tous vivement pénétrés de cette malheureuse aventure, qui est capable d’aigrir les ressentimens de votre charmante amie, et de nuire beaucoup à nos espérances. Ma sœur joint ses remerciemens aux miens, pour toutes les politesses, les amitiés dont vous nous comblâtes jeudi. Nous vous demandons la continuation de vos soins pour le sujet de notre visite. Tous les nôtres se rapporteront à combler de caresses et des témoignages les plus sincères de notre affection, une aimable cousine, que nous souhaiterions de pouvoir dédommager de tous les maux qu’elle a soufferts. Tels sont, très-chère miss, les sentimens de vos très-humbles, etc. Charlotte Marthe Montaigu. Nous joignons, chère Miss Howe, nos prières à celles de Miss Charlotte et de Miss Patty Montaigu, pour obtenir vos bons offices en faveur d’un neveu dont nous ne prétendons point excuser la conduite, mais qui s’est engagé si fortement à la réparer, qu’il ne peut nous rester aucun doute de ses intentions. Nous ne sommes pas moins convaincues, par les circonstances, qu’il n’a pas eu de part au dernier accident, et que la douleur qu’il a marquée est un sentiment sincère. Croyez-nous, mademoiselle, vos très-humbles, etc. M. Sarah Sadleir. élisabeth Lawrance. Chère miss, après les honorables noms qui précèdent, je pourrais me dispenser d’en signer un qui m’est presque aussi odieux qu’à vous. Mais on exige absolument que je le joigne aux témoignages qu’on a la bonté de vous rendre en ma faveur, comme une confirmation solennelle de mes intentions et de mes promesses. En deux mots, qui me semblent suffire pour dissiper tous vos doutes, je vous proteste que, si j’obtiens la permission de me jeter aux pieds de la plus digne et de la plus outragée de toutes les femmes, je suis prêt à le faire, la corde au cou, un prêtre et le bourreau à mes côtés, comme un malheureux coupable qui attend de sa bouche l’arrêt de ma vie ou de ma mort.

Lovelace.