Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 190

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 99-102).


M Lovelace, à M Belford.

vendredi au soir, 19 de mai. Lorsque je me suis ouvert si librement avec toi, et que je t’ai déclaré que ma principale vue est uniquement de mettre la vertu à l’épreuve, sur ce fondement, que si la vertu est solide, elle n’a rien à redouter, et que le mariage sera sa récompense, du moins si je ne puis parvenir à lui faire goûter une vie plus libre, qui serait, à la vérité, le charme de mon cœur ; je suis étonné de te voir revenir sans cesse à tes ridicules propos. Je pense, comme toi, que dans quelque tems, lorsque je serai devenu plus sage, je conclurai " qu’il n’y a que vanité, folie, extravagance, dans nos systêmes libertins. Mais à quoi cela revient-il, si ce n’est à dire qu’il faut d’abord être plus sage ? " mon dessein n’est pas, comme tu parais le craindre, de laisser échapper de mes mains cette incomparable fille . Es-tu capable de dire à sa louange la moitié de ce que j’ai dit, et de ce que je ne cesse de dire et d’écrire ? Son tyran de père l’a chargée de sa malédiction, parce qu’elle l’a privée du pouvoir de lui faire accepter malgré elle un homme qu’elle déteste. Tu sais que, de ce côté-là, le mérite qu’elle s’est fait dans mon cœur est des plus médiocres. Que son père soit un tyran, est-ce une raison pour moi de ne pas mettre à l’épreuve une vertu que j’ai dessein de récompenser ? Pourquoi, je te prie, ces réflexions éternelles sur une si excellente fille, comme s’il te paroissait certain qu’elle doit succomber à l’épreuve ? Tu me répètes, dans toutes tes lettres, que, resserrée comme elle est dans mes filets, sa chûte est infaillible ; et c’est sa vertu, néanmoins, que tu fais servir de prétexte à tes inquiétudes. Tu me nommes l’ instrument du vil James Harlove ! Que je suis tenté de te maudire ! Oui, oui, je suis l’instrument de cet odieux frère, de cette sœur jalouse : mais sois attentif au spectacle, et tu verras quel sera le sort de l’un et de l’autre. N’allegue pas contre moi une sensibilité que j’ai reconnue ; une sensibilité qui te jette en contradiction, lorsque tu reproches ensuite à ton ami d’avoir un cœur de diamant ; enfin, une sensibilité que tu ne connaîtrais guère, si je ne te l’avais communiquée. ruiner tant de vertu ! m’oses-tu dire. Insupportable monotonie ! Et puis, tu as le front d’ajouter " que la vertu la plus pure peut être ruinée par ceux qui n’ont aucun égard pour l’honneur, et qui se font un jeu des sermens les plus solemnels ". Quel serait, à ton avis, la vertu qui pourrait être ruinée sans sermens ? Le monde n’est-il pas plein de ces douces tromperies ; et depuis un grand nombre de siècles, les sermens de l’amour ne passent-ils pas pour un badinage ? D’ailleurs, les précautions contre la perfidie de notre sexe ne font-elles pas une partie nécessaire de l’éducation des femmes ? Mon dessein est de me vaincre moi-même ; mais je veux tenter auparavant de vaincre la belle Clarisse. Ne t’ai-je pas dit que l’honneur de son sexe est intéressé dans cette épreuve ? lorsque tu trouveras dans une femme la moitié seulement de ses perfections, tu te marieras. à la bonne heure. Marie-toi, Belford. Une fille est-elle donc dégradée par l’épreuve, lorsqu’elle y résiste ? Je suis bien aise que tu te fasse un reproche de ne pas travailler à la conversion des pauvres misérables qui ont été ruinés par d’autres que toi. Ne crains pas les récriminations auxquelles tu pourrais t’attendre, lorsque tu te vantes de n’avoir jamais ruiné les mœurs d’une jeune créature que tu aies cru capable de demeurer sage. Ta consolation me paraît celle d’un hottentot qui aime mieux exercer sa gloutonnerie sur de sales restes, que de réformer son goût. Mais, dis-moi, Belford, aurais-tu respecté une fille telle que mon bouton de rose, si mon exemple ne t’avait pas piqué d’honneur ? Et ce n’est pas la seule fille que j’aie épargnée. Lorsqu’on a reconnu mon pouvoir, qui est plus généreux que ton ami ? " c’est la résistance qui enflamme les désirs, et qui aiguise les traits de l’amour. Il est désarmé, lorsqu’il n’a rien à vaincre : il languit, il perd le soin de plaire. " les femmes ne l’ignorent pas plus que les hommes. Elles aiment de la vivacité dans les soins qu’on leur rend. De-là vient, pour le dire en passant, que l’amant vif, empressé, est si souvent préféré au froid mari. Cependant le beau sexe ne considère pas que c’est la variété et la nouveauté qui donne cette ardeur ; et que, si le libertin était aussi accoutumé que le mari à leurs faveurs, elles ne lui seraient pas moins indifférentes. Que les belles prennent cette leçon de moi : l’art de plaire consiste, pour une femme, à paraître toujours nouvelle. Revenons. Si ma conduite ne te paraît pas assez justifiée par cette lettre et par les dernières, je te renvoie à celle du 13 d’avril. Je te supplie, Belford, de ne me pas mettre dans la nécessité de te répéter si souvent les mêmes choses. Je me flatte que tu relis plus d’une fois ce que je t’écris. Tu me fais assez bien ta cour, lorsque tu parais craindre mon ressentiment, jusqu’à ne pouvoir être tranquille si je laisse passer un jour sans t’écrire. C’est ta conscience, je le vois clairement, qui te reproche d’avoir mérité ma disgrâce ; et si elle t’en a convaincu, peut-être empêchera-t-elle que tu ne retombes dans la même faute. Tu feras bien d’en tirer ce fruit ; sans quoi, prends garde que, sachant à présent comment je puis te punir, je ne le fasse quelquefois par mon silence ; quoique je prenne autant de plaisir à t’écrire sur ce charmant sujet, que tu peux en prendre à me lire. Marque à milord que tu m’as écrit ; mais garde-toi de lui envoyer la copie de ta lettre. Quoiqu’elle ne contienne qu’un tas de raisonnemens mal digérés, il pourrait croire qu’elle n’est pas sans force. Les plus pauvres argumens nous paroissent invincibles, lorsqu’ils favorisent nos désirs. Le stupide pair s’imagine peu que sa nièce future soit rebelle à l’amour. Il est persuadé au contraire, et tout l’univers pense comme lui, qu’elle s’est engagée volontairement sous mon étendard. Qu’en arrivera-t-il ? Que je serai blâmé, et qu’on la plaindra, s’il arrive quelque chose de mal. Mais, puisque milord paraît avoir ce mariage à cœur, j’ai déja pris le parti de lui écrire, pour lui apprendre " qu’une malheureuse prévention inspire à ma belle des défiances qui ne sont pas trop généreuses ; qu’elle regrette son père et sa mère, et que son penchant la porterait plutôt à retourner au château d’Harlove qu’à se marier ; qu’elle appréhende même que la démarche qu’elle a faite de partir avec moi, n’ait fait prendre une mauvaise idée d’elle aux dames d’une maison telle que la nôtre. Je le prie de m’écrire une lettre que je puisse lui montrer ; quoique ce point, lui dis-je, demande à être touché délicatement. Je lui laisse la liberté de me traiter aussi mal qu’il voudra, et je l’assure que je recevrai tout de bonne grâce, parce que je sais qu’il a du goût pour le style correctif . Je lui dis que, pour les avantages qu’il me destine, il est le maître de ses offres, et que je lui demande l’honneur de sa présence à la célébration, afin que je tienne de sa main le plus grand bonheur qu’un mortel puisse m’accorder. " je n’ai pas déclaré absolument à ma charmante que mon dessein fût d’écrire à milord, quoique je lui aie fait entrevoir que je prendrais cette résolution. Ainsi, rien ne m’obligera de produire la réponse. S’il faut te parler naturellement, je ne serais pas bien aise d’employer des noms de ma famille pour avancer mes autres desseins. Cependant, je dois tout assurer avant que de jeter le masque. C’est le motif que j’ai eu en amenant la belle ici. Tu vois, par conséquent, que la lettre du vieux pair ne pouvait venir plus à propos. Je t’en remercie. à l’égard de ses sentences, il est impossible qu’elles produisent jamais un bon effet sur moi. J’ai été suffoqué de bonne heure par sa sagesse des nations . Dans mon enfance, je ne lui ai jamais fait aucune demande qui n’ait fait sortir un proverbe de sa bouche ; et, si le sens de la sage maxime tournait au refus, il ne fallait plus espérer d’obtenir la moindre faveur. J’en avais conçu tant d’aversion pour le seul mot de proverbe, qu’aussi-tôt qu’on m’eut donné un précepteur, qui était un fort honnête ministre, je lui déclarai que jamais je n’ouvrirais ma bible, s’il ne me dispensait d’en lire un des plus sages traités, contre lequel, néanmoins, je n’avais pas d’autre sujet d’objection que son titre. Pour Salomon, je l’avais pris en haine, non à cause de sa polygamie, mais parce que je me le représentais comme un vieux maussade personnage, tel que mon oncle. Laissons, je te prie, les vieux dictons aux vieilles gens. Que signifient tes ennuyeuses lamentations sur la maladie de ton parent ? Tout le monde ne convient-il pas qu’il n’en peut revenir ? Le plus grand service que tu aurais à lui rendre, serait d’abréger sa misere. J’apprends qu’il est encore infecté de médecins, d’apothicaires et de chirurgiens ; que toutes les opérations ne peuvent pénétrer jusqu’au siège du mal, et qu’à chaque visite, à chaque scarification, ils prononcent sur lui la sentence d’une mort inévitable. Pourquoi prennent-ils plaisir à faire durer ses tourmens ? N’est-ce pas pour enlever sa toison , plutôt que des lambeaux de sa chair ? Lorsqu’un malade est désespéré, il me semble qu’on devrait cesser de payer les médecins. Tout ce qu’ils prennent est un vol qu’ils font aux héritiers. Si le testament est tel que tu le souhaites, que fais-tu près du lit d’un moribond ? Il t’a fait appeler, dis-tu. Oui, pour lui fermer les yeux. Ce n’est qu’un oncle, après tout. Un oncle, et rien de plus. De quel air tu te signes mon mélancolique ami ! De quoi mélancolique ? De voir un mourant ? D’être témoin d’un combat entre un vieillard et la mort ? Je te croyais plus homme. Toi, qu’une mort aigue, que la pointe d’une épée n’effraie pas, être si consterné du spectacle d’une maladie chronique ! Les scarificateurs s’exercent tous les jours ; sur quoi ? Sur un cadavre. Prends exemple, des grands bouchers, des bourreaux fameux, pires mille fois que ton ami Lovelace, qui font, dans l’espace d’un jour, dix mille veuves et deux fois autant d’orphelins. Ils obtiennent à ce prix le nom de grands. Apprends d’eux à soutenir la vue d’une mort ordinaire. Je souhaiterais que mon oncle m’eût donné l’occasion de te fortifier par un meilleur exemple. Tu aurais vu jusqu’où j’aurais poussé le courage ; et si je t’avais écrit dans cette conjoncture, voici comment j’aurais fini ma lettre : " j’espère que le vieux troyen jouit d’un heureux sort ; le mien l’est, dans cette espérance ; et je suis, ton joyeux ami, Lovelace. " ne t’arrête pas toujours au même sujet, Belford. Raconte-moi l’histoire du pauvre Belton. Si mes services peuvent lui être utiles, dis-lui qu’il peut disposer de ma bourse et de ma personne ; mais plus librement, néanmoins, de ma bourse ; car le moyen de quitter ma déesse ? Je donnerai ordre à mes autres vassaux de se tenir prêts à t’obéir. Si vous avez besoin d’un chef, vous me le ferez savoir ; mais j’entre pour ma part dans tous les frais.