Histoire de Mademoiselle Brion, dite Comtesse de Launay

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Histoire de Mademoiselle Brion, dite Comtesse de Launay
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Auteur ou autricevaleur inconnue Modifier
Langue de l'œuvre, du nom ou du termefrançais Modifier
Date de publication1754 Modifier
CollectionEnfer de la BNF Modifier
Page(s)1-137 Modifier
Statut des droits d'auteurdomaine public, domaine public Modifier
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Identifiant Bibliothèque nationale de France33418000m Modifier
Identifiant Gallicabpt6k15202456 Modifier
Imprimée aux dépens de la Société des Filles du bon ton (p. Frontisp.-137).

HISTOIRE
DE MADEMOISELLE
BRION,
Dite
COMTESSE DE LAUNAY.


Q Uelques traits de ma vie, Madame, dont je vous ai fait part ſans conſéquence, & qui vous ont paru intereſſans ; pluſieurs anecdotes ſinguliéres dont vous avez été informée par la voix du Public, vous ont fait naître le déſir d’apprendre toutes les particularités de ma vie. Trop sûre de mon obéiſſance & des devoirs que me preſcrit l’amitié dont vous m’honorez ; quand vous m’avez ordonné d’écrire mon Hiſtoire, vous avez peu réfléchi ſur ce que me devoit couter le tableau de dix années de libertinage, & l’aveu des erreurs d’une longue jeuneſſe.

A peine le Public ébloui par le mot chimérique de fille du bon ton, relevé du titre de Comteſſe, feint-il d’ignorer mes déſordres paſſés, que vous m’obligez de déchirer le rideau que j’avois tiré ſur mes premiéres années. Ce voile qui n’étoit plus tranſparent qu’aux yeux de quelques amis particuliers, va diſparoître : pour vous obéir, Madame, l’illuſion va ceſſer.

Je crains bien que vous ne rougiſſiez de vos ordres, en parcourant ma vie. Vous m’avez connue bégayant le ſentiment, paroiſſant aimer les plaiſirs recherchés : ſi je vous ai paru voluptueuſe, c’étoit par décence ; j’ai toujours été libertine par temperament. Ne vous formaliſez point ſi je vous peint le plaiſir tel que je l’ai connu, tel que je l’ai gouté. Je n’ai point vu ce Dieu rougir de l’encens que j’ai brûlé ſur ſon autel. A ſes pieds, d’un côté j’ai vu la Volupté, de l’autre étoit le Libertinage : ils encenſoient le même Dieu, qu’ils ſervoient différenment.

Je n’empêche point qu’une None qui chante les victoires de ſon Directeur, & ſes foibleſſes, ne peigne Vénus ſous le maſque de la vertu, marchant les yeux baiſſés, le plaiſir la ſuivant en long manteau ſous le chapeau de la réforme. Pour moi je n’aime point Vénus chargée d’atours : une ſimple gaſe doit être ſa ſeule parure ; & je veux que les Amours qui folâtrent autour d’elle, ſoient nuds.

Je paſſerai, Madame, légérement ſur mon origine : je ſais trop combien l’énumeration des titres eſt ennuyeuſe, pour en fatiguer le Lecteur. Ce n’eſt point l’hiſtoire de ma généalogie que je prétens donner, c’eſt la mienne.

Ma mere, qui étoit la premiére de ſa famille, comme elle prenoit ſouvent plaiſir à me le repéter, épouſa en premiéres noces, peu de tems après ma naiſſance, Maclou Launay, homme connu ſur la Place, faiſant du bruit dans Paris, & ayant un caroſſe, qu’il menoit lui-même, c’eſt-à-dire, Madame, qu’il étoit Phaéton public, moyennant vingt ſols, par heure. Ma mere étoit de ces femmes qui portent & vont offrir dans les maiſons les tributs ordinaires des ſaiſons : Bouquetiére dans le Printems ; on la voyoit dans l’Automne faire des ſpéculations ſur les ſalades ; l’Hiver calculer les Vigiles, pour ſavoir quel profit on pourroit faire ſur les œufs frais.

Ma mere introduiſit dans la maiſon un frere que je n’ai jamais regardé que comme un frere de mere, vu la ſurpriſe où ſon arrivée jetta Maclou Launay, qui, ſollicité par ſon épouſe, voulut bien permettre que ce prétendu fils portât ſon nom pour faciliter ſon avancement : en effet, peu de tems après il parvint au grade de ſon protecteur.

Vous connoiſſez, Madame, toute ma famille. Mon frere étoit placé, & je reſtois ſeule à pourvoir, quand ma mere vint à mourir.

Agée de quatorze ans, & n’apportant rien à la maiſon paternelle, on commença à me faire ſentir combien je devenois à charge à ma famille. J’ignorois alors, Madame, qu’une jolie figure fût un patrimoine d’autant mieux aſſuré, qu’on n’en peut manger que le revenu, en alterant pourtant le fonds. Si mon âge, ou plutôt l’ignorance dans laquelle j’avois été élevée, m’avoit permis de le ſoupçonner, mon pere le premier me l’auroit appris.

Comme je n’avois point d’autre lit que le ſien, étant le ſeul qui fût dans la maiſon, je me ſuis rappellée depuis, que le bon homme avoit eu toutes les peines du monde à ſe faire au veuvage. J’attribuois alors, tant j’étois innocente, à l’amitié paternelle, des careſſes, qui certainement lui rappelloient les doux momens qu’il avoit paſſés avec Madame ma mere. Je m’apperçus que les jours qu’il rentroit un peu gris, ce qui lui arrivoit ſouvent, ſa tendreſſe augmentoit. Auſſi je puis dire que je n’ai jamais vu ma mere lui reprocher l’argent qu’il dépenſoit au cabaret. Enfin, Madame, un bon jour il but tant, devint ſi tendre & ſi careſſant, que je fus forcée de quitter la maiſon paternelle.

Le premier uſage que je fis de ma liberté, fut d’aller trouver une petite compagne, que je connoiſſois depuis ma plus tendre enfance : elle s’appelloit la Dêpoix. Elle me reçut comme une ancienne amie, & me mena chez ſon pere, qui étoit commis à la barriére du Cours.

Le bon homme dont la cuiſine n’étoit pas des mieux fondées, ayant peu de contrebandiers pour amis, s’apperçut du tort que faiſoit un nouvel hôte à ſon ordinaire ; il pria ſa fille de me placer quelque part, ſa miſére ne lui permettant pas de me garder chez lui.

La Dêpoix, qui par ſon métier de Coiffeuſe, ſe trouvoit intereſſée dans une eſpéce de commerce de Galanterie, auroit été charmée de me garder avec elle : ma figure qui ſe décraſſoit tous les jours, lui promettoit de la dédommager amplement des ſoins qu’elle auroit pris à me former.

Ne pouvant tirer aucun parti de ma jeuneſſe, vu les ordres de ſon pere, elle me propoſa de me placer chez une Dame de ſes amies qui m’aimeroit beaucoup, me diſoit-elle, & qui auroit pour moi les meilleurs procédés du monde, pourvu que je vouluſſe me conduire par ſes conſeils, & faire ce qu’elle me diroit. Je répondis à Mademoiſelle Dêpoix, que puiſque mon malheur vouloit que j’en fuſſe ſéparée, j’aurois pour la perſonne chez laquelle elle me placeroit, les mêmes égards que pour elle-même ; qu’elle pouvoit compter en tout ſur une entiére obéiſſance.

Voici, Madame, mon entrée dans le monde, & l’inſtant, pour ainſi dire, où commence ma vie. Peignez-vous une fille neuve au point d’ignorer qu’elle eſt jolie, pour qui le mot d’amour eſt étranger, qui connoiſſoit preſque la pratique du plaiſir, ſans en avoir jamais ſoupçonné la théorie ; une fille trop ignorante pour ſavoir rougir, ſimple par innocence, & cependant d’une complexion libertine, conduite chez Madame Verne, qui tenoit la maiſon la plus renommée de Paris.

Vous avez, ſans doute, Madame, entendu parler de la Verne, qui paſſoit pour entendre le mieux ſon métier, qui avoit les plus jolies filles, Abbeſſe d’une maiſon où ſéjournoit le Dieu du Libertinage ; pour tout dire enfin, la Pâris de ſon tems.

Connoiſſeuſe comme étoit la Verne, vous pouvez penſer avec quel plaiſir elle me reçut : une fille de mon âge & de ma figure, étoit un tréſor pour une femme qui auroit vendu le pucellage d’une Poupée.

La Dêpoix qui avoit le département de la toilette des Graces qui compoſoient ſon Serrail, fut amplement recompenſée de ſes peines, & toucha par avance, une ſomme ſur la fortune que je devois faire.

Le premier ſoin de la Verne fut que mon entrée chez elle fût entiérement ignorée par ce qu’elle appelloit les nouvelliſtes du Serrail, Mouſquetaires, Pages, Gendarmes, qui, de ſon tems, payoient toujours fort peu ; mais en recompenſe, venoient ſouvent, reſtoient très-long-tems, & empêchoient beaucoup de gens de venir s’amuſer, comme Robins, Financiers, Clercs, tous gens tranquiles, que la vue d’un Mouſquetaire auroit mis dans le cas de manquer à quelque Beauté de la façon du monde la plus offenſante pour une jolie femme.

Je fus à peine entrée chez la Verne, qu’elle me conduiſit dans une chambre pratiquée ſur le derriére de la maiſon, entiérement ſéparée du corps de logis qu’elle occupoit, qui avoit une ſortie miſtérieuſe dans une allée voiſine : ce paſſage n’étoit connu que de quelques Prélats, intereſſés par leur état à n’être libertins qu’avec décence, & à prendre le miſtére pour Mentor de leurs plaiſirs. Par-là entroient quelques paillards honteux, gens de nom, que l’âge n’avoit pas plus ſervi à corriger, que réuſſi à faire prendre un Directeur à leurs femmes, & qui venoient de tems en tems tenter de faire expirer chez eux le plaiſir, & qui finiſſoient par eſſouffler deux ou trois filles à pure perte. On y voyoit auſſi quelques Singes de la Juſtice pincés par état, qui auroient cru manquer à la gravité de la préſidence, ſi dans leurs ébats ils avoient dérangé l’économie d’une longue perruque d’emprunt, à laquelle la plupart devoient tous leurs mérites. La Verne appelloit cette chambre, ſon Palais des vertus : c’étoit là qu’en femme ruſée elle cachoit les filles ſoi-diſant pucelles, dont la virginité devoit jouer un long rôle, avant que d’être abandonnée aux hommages du Public, & de devenir ſœurs du Serrail.

Sitôt que je fus entrée dans cette chambre, on ſongea ſérieuſement à ma toilette. La Dêpoix voulut ſe ſurpaſſer : elle épuiſa ſon art pour me rendre jolie, & y réuſſit. Une figure fine, des yeux vifs, une taille de Nimphe jointe à des graces naturelles, promettoient une fortune à la Verne. Elle voulut ce jour-là que je duſſe tout aux charmes d’une figure enfantine & novice ſur laquelle brilloient les graces de la plus tendre jeuneſſe. J’avois des yeux qui » par inſtinct, commençoient à parler le langage du plaiſir, & dans leſquels on voyoit naître les déſirs. Pour tout dire, Madame, j’étois aſſez jolie pour ne rien emprunter de l’art. Un petit déſhabillé d’une toile de coton blanc très-fine, étoit ma ſeule parure. La livrée de l’innocence convenoit au rôle que j’allois jouer. Tendre victime, je n’attendois que le moment d’être conduite à l’autel : le ſacrificateur ne tarda pas à paroître. J’entens un caroſſe s’arrêter dans une petite rue ſur laquelle donnoit une croiſée de ma chambre. Je mets la tête à la fenêtre, & j’en vois ſortir Madame Verne déguiſée en Dévote, une Sœur de Charité paſſée au bras, ſuivie d’un homme enveloppé dans un long manteau noir : je l’entendis nommer Mr. de R.... J’ai appris depuis qu’il étoit Evêque de B.... Prélat libertin, qui avoit été autrefois Amant aimé de la Verne, & qui s’en tenoit alors vis-à-vis d’elle au rôle de bienfaiteur. Mr. de R.... l’avoit deux fois fait ſortir de Sainte-Pelagie ; ce qui avoit éterniſé ſon attachement pour ce ſaint Abbé, dont elle avoit toujours gouverné les plaiſirs depuis qu’elle avoit ceſſé de les partager.

Au portrait que je viens de faire, Madame, de Mr. de R.... il ne devoit pas être novice dans une avanture galante : je le vis bientôt paroître. Il ſe préſenta de la meilleure grace du monde, loua avec fineſſe mes attraits, careſſa en protecteur Madame Verne, me fit mille agaceries avec l’enjoûment du bon ton qu’il poſſédoit mieux que le premier Petit-Maître de Paris, me propoſa de m’enmener avec lui, m’engagea poliment à entrer dans ſa voiture, & me força à trouver du plaiſir à la partager.

En montant il dit : Fauxbourg Saint-Germain. Son Cocher ſavoit ce que cela vouloit dire. La Verne avant que de partir, m’avoit, en peu de mots, inſtruite du rôle que je devois jouer. En chemin je me rappellois ſa leçon, que j’avois un plaiſir ſecret à repéter. Elle avoit fait éclorre chez moi des idées que je cherchois à développer. Je ſentois une chaleur douce courir dans mes veines ; une langueur inconnue s’étoit emparée de moi : je me ſentois oppreſſée ; le cœur me battoit ; ma langue ſe trouvoit embarraſſée ; mes yeux étoient baignés de cette eau précieuſe qui annonce la vivacité des déſirs, & qui chez moi n’étoit l’effet que de leurs prémices. Mr. de R..... tenoit une de mes mains, qu’il ſerroit tendrement dans les ſiennes. Je devinois que ce langage me devoit dire beaucoup, & ſentois qu’il ne me diſoit pas aſſez.

Mr. de R.... me demandoit ce qui occaſionnoit la profonde rêverie où je paroiſſois plongée, quand le caroſſe arrêta : nous étions arrivés à ſa petite maiſon. Comme il faiſoit nuit, il me préſenta la main pour deſcendre ; je le ſuivis dans un appartement orné par la main des Graces : on y rencontroit par-tout cette ſainte molleſſe inventée par les Gens d’Egliſe, appanage de ſes favoris, & qui caractériſe ſi bien un prédeſtiné.

Mr. de R.... auſſi recherché dans ſes plaiſirs, que voluptueux libertin, avoit orné cet appartement de peintures propres à faire naître des déſirs, & avoit fait pratiquer par-tout des commodités, pour les ſatisfaire avec volupté. Dans une alcove tapiſſée de glaces, d’immenſes couſſins couleur de roſe, auſſi artiſtement arrangés, que ſenſuellement parfumés, offroient un lit couvert d’un dais en forme de coquille ; un grand tableau, où Vénus étoit repréſentée dans les bras du Dieu Mars, ſervoit de doſſier ; Vulcain paroiſſoit dans le fond pour ſervir d’ombre : ce tableau ſe repétoit dans tous les trumeaux, & varioit ſuivant les poſitions différentes des glaces. Mr. de R.... en me précipitant doucement ſur le lit, me demanda comment je trouvois ſon petit hermitage, me dit qu’il ſe trouveroit trop heureux, ſi je voulois conſentir un moment à partager ſa retraite. Sa bouche qui ſe trouva collée ſur la mienne, m’empêcha de louer ſon bon gout. Il lut dans mes yeux ce que j’avois eu envie de lui répondre, & ce qui ſe paſſoit dans mon cœur : un ſoupir confirma ſon bonheur, en annonçant ma défaite. Déja je n’ouvrois plus les yeux que pour rencontrer les ſiens ; nos ames étoient prêtes à ſe confondre. Momens délicieux ! jouiſſance précieuſe ! oui, vous êtes un éclair de la Divinité. Je le reconnus au feu qui me conſumoit. Si mon bonheur eût duré un inſtant de plus, mon être n’auroit pu y ſuffire ; le plaiſir m’eût anéantie. J’ouvris enfin les yeux pour lire dans ceux de Mr. de R.... toutes les ſenſations qu’il éprouvoit : une tendre langueur les tenoit à moitié fermés : la volupté ſatisfaite y étoit peinte. Nous fumes long-tems à nous regarder, ſans avoir la force de prononcer une parole. Il rompit le premier le ſilence, & ce fut pour peindre ſon bonheur. Un baiſer enflammé que je lui donnai, me tint lieu d’éloquence, & l’aſſura du plaiſir que j’avois eu à le partager.

Il commençoit à être tard : Mr. de R.... me demanda ſi je ne trouvois pas qu’il fût à propos de ſe mettre à table, & donna des ordres pour que l’on ſervît. Notre tête-à-tête fut des plus gais : des mêts auſſi délicatement préparés, que proprement ſervis, conduiſirent notre ſoupé très-avant dans la nuit : le
vin étoit parfait ; nous en fimes débauche : on en ſervit de vingt ſortes, & je voulus tous les gouter. Au deſſert Mr. de R.... me parut plus aimable qu’il n’avoit encore été : il me trouva plus fole que jamais : nous éprouvions tous deux cette eſpéce de délire qui nous enléve à nous-mêmes, que Chaulieu peint ſi bien, & que la volupté a inventé pour perfectionner le bonheur des Amans. Mr. de R.... me fit compliment ſur ce qu’il me trouvoit le regard libertin. Je voyois dans la vivacité des ſiens, ſes forces ſe réparer, & les déſirs renaître : un geſte qu’il me fit, me confirma que je ne m’étois pas trompée.

Nous nous levames de table ſans deſſein, & nous nous trouvames tous deux dans l’alcove, ſans nous y être donné de rendez-vous, & ſans ſavoir comment nous y étions venus. Le pied me manqua, Mr. de R.... voulut me retenir, je l’entrainai avec moi : il oublia auſſi facilement que ſon deſſein n’avoit été que de m’empêcher de tomber, que moi je ſongeai peu à l’en faire reſſouvenir. Ses tranſports devinrent plus vifs qu’ils n’avoient encore été. Il me trouva auſſi tendre qu’il me parut paſſionné. La nuit ſe paſſa dans un torrent de plaiſirs, qui ne ſe multiplioient que pour nous faire oublier la derniére jouiſſance, en nous en procurant une plus délicieuſe. Dix fois j’expirai dans ſes bras, dix fois je partageai ſon ame, & voulus lui donner la mienne toute entiére. L’épuiſement mit ſeul fin à notre bonheur, ſans avoir pu éteindre nos déſirs. Un ſommeil auſſi voluptueux que tranquile, ſuccéda aux tranſports les plus vifs. Ce Dieu vint réparer nos forces pour nous préparer de nouveaux plaiſirs.

Il étoit trois heures après-midi quand le bruit d’une porte que l’on ferma, me réveilla. Je fis un cri, Mr. de R.... parut aux pieds de mon lit pour me demander ce qui avoit occaſionné ma frayeur. Je fus fort étonnée de le voir habillé, prêt à ſortir. Il me dit qu’on l’étoit venu chercher pour une affaire Eccléſiaſtique qui alloit ſe juger dans le moment, & où il étoit indiſpenſablement néceſſaire qu’il ſe trouvât ; qu’il n’avoit que le tems de me donner un baiſer ; que je trouverois ſa voiture pour me reconduire chez Madame Verne, où il ne tarderoit pas à ſe rendre.

Je le vis bientôt diſparoître en maudiſſant les affaires d’Egliſe. Je jurois intérieurement contre tout le Clergé ; mais c’étoit un mal néceſſaire, & de plus, un malheur qu’il falloit oublier.

Combien de femmes de condition, de Princeſſes, diſois-je en moi-même, en pareil cas n’ont pas d’auſſi bonnes raiſons pour ſe conſoler ! Cette réflexion me divertit, & me prouva que j’avois tort de m’affliger. Le parallèle dans le malheur diminue ſouvent celui que nous éprouvons. Je m’habillai promptement, & me fis reconduire chez Madame Verne, où j’arrivai toute conſolée.

Je n’ai point vu Mr. de R.... depuis, auſſi libertin qu’aimable : auſſi inconſtant dans ſes gouts, que volage dans ſes plaiſirs, il n’étoit plus fidéle qu’au changement : chaque jour lui préparoit un triomphe nouveau, de nouvelles Bergéres, & différens plaiſirs.

Madame Verne, qui ſavoit par une longue expérience, combien la beauté que l’on ne doit qu’à l’éclat de la grande jeuneſſe & à un air de fraicheur, étoit une fleur paſſagére, ſur-tout quand on débutoit avec Mr. de R.... m’avoit encore arrangé une partie pour le ſoir ; c’étoit avec un jeune Conſeiller, Sénateur, Petit-Maître, qui depuis longtems, à ce qu’il me dit, étoit au régime des pucellages, non par ordre de la faculté, mais par air de fatuité. Je vis le moment qu’il ſe couchoit en longue perruque, tant il lui en coutoit pour ſe mettre en bonnet de nuit ; & en honneur, il lui étoit bien pardonnable d’affectionner ſi chérement ſa chevelure poſtiche. Je n’ai vu de ma vie un ſi laid Magot, & rien qui reſſemblât tant à un ſinge malade que mon Conſeiller en habit de combat. Son propos étoit auſſi impertinent que ſa figure. Je pris le parti d’être auſſi fole & libertine, qu’il me parut grave & pincé.

Toute la nuit fut un contraſte parfait qui m’amuſa beaucoup : un ridicule quelquefois divertit. Il étoit très-étonné de trouver une novice auſſi façonnée. Celles qui avoient joué ce rôle avec lui, avoient pris autant de peine à le tromper, que j’aurois eu de plaiſir à lui faire comprendre qu’il n’étoit qu’un ſot, ſi ſa fatuité ne lui avoit pas fait attribuer mon enjoûment au plaiſir que je devois reſſentir de partager ſes faveurs. Il paſſa la nuit à nombrer ſes bonnes fortunes, & finit par ſe lever auſſi gravement qu’il s’étoit couché, redevint Conſeiller, & jura ſes grands Dieux, que c’étoit le dernier pucellage qu’il prendroit de ſa vie. Mais, Monſieur, lui dit Madame Verne. Mais, mon enfant, c’eſt un métier déteſtable, la journée d’un porte-faix : voulez-vous que je me faſſe arracher les yeux par trente jolies femmes, que cela me met dans le cas de négliger ? Les pucellages. gâtent furieuſement un joli homme : le moyen de ſe remettre à l’ordinaire des bonnes fortunes ? Il finit ſon diſcours par donner dix louis, & fut probablement dormir à l’Audience.

Je redevins vierge encore pour cinq ou ſix perſonnes, & aurois joué ce rôle plus long-tems, s’il n’étoit arrivé chez Madame Verne une petite fille de la campagne qui devoit me remplacer.

Je quittai le ſéjour de la vertu pour entrer dans la carriére du libertinage. Je parus au Serrail, & fus extrêmement fêtée par toute la Maiſon du Roi. Je jouai pendant quinze jours la Sultane favorite, & n’eus pas le plaiſir de voir une ſeule fois mes compagnes porter envie à mon bonheur. Je crois que c’eſt le ſeul état dans le monde où les préférences n’humilient point.

Je ſus bientôt au fait de tous les ſecrets de la maiſon. Je connus le nom & ſurnom de tous les Pages & Mouſquetaires qui y venoient. Je vis qu’il étoit du bon ton de jouer la fille entretenue. Toutes mes compagnes s’étoient choiſi ce que nous appellons entre nous autres femmes du monde, un Gréluchon, qui eſt auprès d’un entreteneur, ce qu’eſt un Amant auprès du mari d’une honnête femme : tout n’eſt que préjugé dans le monde.

Je m’attachai donc Mr. de la V.... Page de Mr. le Prince de C.... Mon choix étoit d’une connoiſſeuſe. Mr. de la V.... étoit un grand jeune homme bien fait, âgé de dix-huit ans, vigoureuſement charpenté, les yeux vifs, des ſourcils noirs & bien marqués, des cheveux bruns extrêmement bien plantés, aimant paſſionnément les femmes, & étant bien fait pour en être adoré, joignant à beaucoup d’enjoûment un eſprit fin & délicat, auſſi ſenſuel dans la débauche, que libertin & aimable dans le plaiſir.

Ce n’eſt point, Madame, mon choix que je cherche à juſtifier ; c’eſt un tribut que mon cœur ſe plaît à payer à un homme qui a bien long-tems regné ſur lui, & dont le ſouvenir me ſera toujours précieux.

Il ne s’agiſſoit plus que de me faire entretenir, & j’y ſongeai ſérieuſement. Je puis dire que le titre de fille entretenue me flattoit moins par l’état qu’il me devoit donner, que par l’eſpoir d’être toute à mon cher de la V.... Je ne déſirois un entreteneur que pour avoir le plaiſir de le lui ſacrifier, s’il mettoit un inſtant obſtacle à notre bonheur. Je ne connoiſſois d’autre bien, d’autre interêt que celui de l’aimer & d’en être aimée. Je ne voulois que lui aſſurer un état, & fixer ſon gout en ſervant le mien. Le rôle d’Amant auprès d’une femme qui changeoit ſix fois par jour de mari, étoit auſſi peu flatteur, qu’il devenoit dangereux. Il étoit difficile de trouver quelqu’un qui voulût me payer pour faire le bonheur d’un autre. D’ailleurs, on faiſoit plus difficilement ſon chemin ſous la Verne, qu’on ne l’a fait depuis ſous la Pâris. En 1725. le ſervice étoit plus long qu’en 1750. Il eſt de tems en tems des campagnes malheureuſes. Nous ſommes à peu près dans notre état, ce que ſont les ſurnumeraires dans tous les corps. Grande, jeune, bien faite, protégée comme j’étois, je ne devois pas tarder à être en pied. Ce moment déſiré arriva plutôt que je ne penſois, & dans l’inſtant où je m’y attendois le moins.

Mademoiſelle Manon la Brune, femme du monde entretenue d’une façon douteuſe, avoit prié la Verne de lui envoyer une fille pour faire un ſoupé : le hazard voulut que ce fut moi qu’elle choiſit, non comme la plus jolie, mais comme la moins connue. L’art de la toilette n’étoit plus une énigme pour moi. Conſeillée par l’amour-propre, je commençois à ſavoir tirer de ma figure tout le parti poſſible, & me parer à mon avantage. Une fille qui cherche à ſe faire entretenir, ne peut jamais mieux employer ſon tems qu’à ſe rendre jolie.

Je prens un fiacre, & me rend chez Mademoiſelle Manon la Brune, où je trouvai une compagnie fort bourgeoiſe : Mr. B.... homme ſimple, ſoi-diſant entre teneur de la Maîtreſſe de la maiſon ; du moins qui s’en donnoit les airs, en faiſant les honneurs du ſoupé de toutes les façons ; une de ſes compagnes ; deux amis de Mr. B.... & moi qui devoit completter le troiſiéme tête-à-tête.

On m’avertit que le deſſein de tous les convives étoit de beaucoup s’amuſer dans cette partie ; qu’il y avoit à manger pour deux jours, & qu’on y boiroit à gogo. L’Orateur finit ſa harangue par verſer à chacun une razade, & en ſabla deux pour réparer les dépenſes d’imagination qu’il venoit de faire.

Bientôt on ſe mit à table, en ſe choiſiſſant une voiſine. Un train de derriére de bœuf qui parut, fut décroté avec aſſez de ſang froid. Les eſprits s’échaufferent au ſecond ſervice. On vint à parler muſique, tout le monde la ſavoit, & chacun détonna une déclaration à ſa Belle. Mr. B.... le Héros de la fête, voulut ſe diſtinguer, en compoſant un impromptu de paroles & de muſique.

Il compara ſa Maîtreſſe à la pleine Lune : la rime fut trouvée riche, & la penſée heureuſe. On fit auſſi-tôt chorus pour y faire honneur. La muſique fut ſuivie de complimens, que l’on adreſſa au génie de la troupe. Mon voiſin me pria très-fort de croire que c’étoit un homme charmant. Mr. B.... reçut cavaliérement les louanges qu’on lui donna, & en homme accoutumé à avoir de l’eſprit.

Quand on fut ennuyé de détonner, on parla ſentiment, bonnes fortunes, plaiſirs. Mademoiſelle Manon la Brune nous aſſura qu’elle avoit toujours paſſé pour une belle jouiſſance. Mr. B.... occupé à boire, n’avoit pas le tems de la dédire : elle nous nomma dix Amans qui étoient péris au ſervice de ſes charmes, & dix autres qui étoient ſéchés, en attendant la ſurvivance.

Le deſſert fournit un tableau digne du pinceau de Callot. Les fumées du vin commençoient à opérer. Mr. B.... couché dans une attitude très-indécente aux pieds de ſa Belle, exigeoit des preuves publiques de l’amour qu’il prétendoit qu’elle avoit été obligée de prendre pour lui depuis le tems qu’il l’entretenoit, & pour l’argent qu’il lui donnoit tous les jours : il ajouta que ſon bonheur étoit trop de conſéquence, pour qu’il s’en rapportât à lui-même, ſur-tout dans l’état où il ſe trouvoit ; que ſes amis témoins, il ſentiroit mieux la douceur d’être careſſé ; que pour le beau Sexe il le prioit fort de ne ſe point formaliſer ; que de plus, il laiſſoit tout le monde libre d’en faire autant.

Il étoit comique de voir un vieux ſatire coiffé d’une ſerviette groteſquement chifonnée, tenant d’une main ſa perruque, & de l’autre ſe provoquant au plaiſir, pour faire honneur aux charmes ſurannés d’une Nimphe ſexagénaire, qui d’une voix caſſée, le traitoit de lutin & de petit fripon.

Mademoiſelle Manon la Brune que le vin avoit rendu très-tendre, & qui en remarquoit, avec plaiſir, les effets chez Mr. B.... nous dit qu’elle ne répondoit plus de rien ; que ces inſtans étoient l’écueil où toute la fauſſe vertu des prudes feroit ordinairement naufrage ; qu’une jolie femme riſquoit trop à s’engager à être ſage vis-à-vis d’un homme aimable, & rompu aux bonnes fortunes comme l’étoit Mr. B.... que toutes les femmes pourroient le promettre ; mais qu’il n’y avoit que les laides à qui il fût permis de tenir parole. Ses yeux enflammés qu’elle tenoit fixes ſur le Dieu qui l’inſpiroit, nous promettoient un dénoûment digne des Acteurs. La luxure peinte ſur le viſage, elle ſe préparoit déja à réaliſer les fumées du vin qui opéroient chez Mr. B.... quand le Ciel ceſſa de l’aſſiſter.

Mr. B.... ſentoit trop la néceſſité de ſa protection, & étoit trop bon Chrétien pour rien attendre de la fragilité humaine, quand la grace nous abandonne. En pénitent réſigné, il avoit ceſſé l’ouvrage, & les mains jointes, & les yeux fixés vers le plancher, du meilleur de ſon cœur il y adreſſoit ſa priére. Il avoit oublié cette maxime émanée du Ciel, ſi vraie & ſi conſolante : Aidez-vous, je vous aiderai. Mademoiſelle Manon la Brune, dont la morale étoit un peu plus relâchée, en jurant comme une Bohémienne, nous faiſoit bien voir qu’elle attendoit tout de la vigueur de ſon bras & du pouvoir de ſes charmes, & ſecouoit le pauvre diable d’importance, en prétendant qu’il y avoit de la malice de la part de Mr. B.... qui n’en étoit certainement pas capable, ou que c’étoit l’effet de quelque ſort jetté ſur ſes charmes par quelque Beauté envieuſe. Il n’y avoit que la Fée Concombre que l’on pût ſoupçonner de lui avoir joué un pareil tour. Enfin, ſoit que Mr. B.... augmentât en malice, ſoit que l’enchantement continuât d’opérer, on lut bientôt ſur ſa figure qu’elle avoit perdu tout eſpoir de détruire le charme.

Je vis en cette occaſion qu’une Furie échappée des Enfers, eſt moins terrible qu’une femme d’un certain âge que l’on trompe, après avoir nourri chez elle un eſpoir, qui, en augmentant, devient d’autant plus flatteur, qu’il s’y eſt établi avec plus de méfiance.

Mademoiſelle Manon la Brune devint furieuſe ; & dans ſon déſeſpoir, c’en étoit fait de Mr. B.... il eût fini ſes jours par un coup de tabouret, ſans un de ſes amis, qui fut aſſez alerte pour parer le coup. La ſcéne alors devint tragique ; la chambre en un moment fut remplie de combattans. Mr. B.... qui, effrayé par le cri que j’avois fait, ſe croyoit mortellement bleſſé, nous dit qu’il ne vouloit pas mourir ſans vengeance ; & l’épée à la main, ſes culottes ſur ſes talons, pourſuivoit ſa partie, en cotoyant prudenment la muraille, dont il avoit grand beſoin. Nous eumes le plaiſir de lui voir faire trois fois le tour de l’appartement, lardant toutes les figures qu’il rencontroit ſur les tapiſſeries, & tomber eſſouflé, en demandant pardon au Ciel, du ſang qu’il venoit de répandre.

Le combat fini, on tranſporta dans un cabinet Mr. B.... qui ſe croyant toujours mortellement bleſſé, demandoit, à toute force, un Chirurgien & le Pere Auguſte, ſon Confeſſeur. Mademoiſelle Manon la Brune s’étoit retirée dans ſa chambre, où les amis de Mr. B.... ſavoient ſuivie pour la conſoler. J’ai appris depuis qu’un d’eux avoit entrepris de faire ſa paix, & avoit réparé ſa faute avec uſure.

L’autre fille, qui avoit craint le ſort des figures de tapiſſeries, avoit pris la fuite, en voyant Mr. B.... l’épée à la main, ſans qu’on ait pu ſavoir depuis ce qu’elle étoit devenue. Je reſtai donc ſeule ſur le champ de bataille, où je ne tardai pas à être accoſtée par la femme de chambre de Mademoiſelle Manon la Brune.

Elle s’appelloit Manon. Je vous dirai bientôt, Madame, qu’elle étoit cette charmante fille, qui doit jouer un rôle intéreſſant dans une grande partie de mon hiſtoire, & à qui j’ai des obligations que je n’oublierai jamais.

Manon ennuyée d’une condition dont les profits diminuoient tous les jours, avoit réſolu de quitter une maîtreſſe dont la maiſon étoit ſi peu achalandée. Dès en entrant, elle avoit jetté les yeux ſur moi ; ma figure lui avoit plu. Elle comptoit en peu de tems rétablir ſes affaires, ſi elle pouvoit entrer à mon ſervice. Elle me fit part de ſes projets, me demanda ſi je ne ſerois pas charmée de quitter une maiſon où l’on paſſoit les plus belles années de ſa jeuneſſe dans la plus honteuſe débauche, ſans jamais rien amaſſer. Je ſaiſis cet inſtant pour lui peindre, avec les couleurs les plus fortes, toute l’horreur d’un ſéjour où j’étois retenue par la miſére. L’Amour me rendoit éloquente. Comment ne l’aurois-je pas été ? mon bonheur & la gloire de mon cher de la V.... y étoient intereſſés. J’acceptai, avec tranſport, l’offre qu’elle me fit de venir demeurer avec moi. Il ne s’agiſſoit plus que de faire approuver tous nos arrangemens par ſa maîtreſſe. Nous remimes à lui en parler quand elle ſeroit dans ſon bon ſens.

Manon fut lui propoſer le lendemain matin. Non-ſeulement elle accepta, avec plaiſir, un parti qui ne pouvoit que lui être avantageux par la facilité que cela lui donnoit de m’avoir chez elle quand elle voudroit ; mais elle s’offrit de nous avancer ce qu’il faudroit pour entrer dans notre nouveau ménage. Dans l’inſtant il fut décidé qu’on renverroit à Madame Verne mon petit bagage, qui conſiſtoit en un deshabillé très-ſimple, & qu’on lui payeroit ce que je pouvois lui devoir.

Vous ſerez, ſans doute, étonnée, Madame, de m’entendre parler de dettes contractées chez la Verne, après y avoir demeuré deux mois, fait nombre de partis dont elle avoit touché l’argent, & en ſortir plus nue que je n’y étois entrée : c’eſt le grand art de ces ſortes de courtiéres de la vertu féminine, vraies ſanſues du peuple libertin, d’endetter les créatures qui leur ſervent à ruiner la jeuneſſe ; bien plus en jouiſſant du revenu de leurs charmes, elles aquierent un droit ſur leur liberté : c’eſt ce qui s’appelle le ſecret du métier, & ce qui ſera toujours une énigme pour les filles qui en ſont la victime.

Madame Verne devint furieuſe, en apprenant le tour qu’on lui jouoit : c’étoit la condamner à reſter deux années de plus dans le métier, que de lui enlever une fille ſur laquelle elle fondoit une partie de ſa fortune. Elle ſe tranſporta chez Mademoiſelle Manon la Brune, employa larmes, priéres, pour me ravoir, ſans pouvoir rien obtenir. Elle finit par menacer, & partit déſeſpérée, en méditant un projet qui penſa tous nous perdre, & dont elle fut la victime.

J’avois loué une chambre garnie dans la rue de Tournon, où je m’étois retirée avec ma chere Manon. Je vous ai promis, Madame, de vous peindre cette fille ; je vais, en peu de mots, vous la faire connoître. Elevée dans les intrigues, perſonne ne ſavoit avec tant d’art, faire réuſſir un projet, quelque difficile qu’il parût : le déſeſpoir & l’ennemie jurée de tous les entreteneurs, elle ſavoit gagner leur confiance, devenir leur confidente, & ſe rendre néceſſaire pour les tromper plus sûrement. Elle joignoit à un eſprit vif, un grand air de douceur, le jeu fin, intrigante, parfaite : rarement on trouvoit ſa prudence en défaut : priſe ſur le fait, elle ne manqua jamais d’une excuſe ſpécieuſe, à qui elle donnoit l’enveloppe de vérité : jamais perſonne ne trompa ſi obligeanment. Enfin, Manon étoit une fille impayable pour une jeune perſonne, ſans expérience, & fole comme j’étois ; ayant, de plus, un gout décidé pour tous les plaiſirs brillans, qui expoſent une fille d’un moyen état, & dont les entreteneurs ne ſont point titrés. Vingt fois elle eut beſoin de toute ſa prudence pour empêcher que je ne fuſſe enlevée, & elle avec moi : c’étoit toujours le peu de cas que je faiſois de ſes conſeils qui me mettoit dans l’obligation d’avoir recours à ſes lumiéres & à ſon expérience.

Comme on a vu que Mademoiſelle Verne étoit ſortie de chez Mademoiſelle Manon la Brune dans le deſſein de ſe venger par un coup d’éclat ; elle tenta peut-être le projet le plus hardi qui ait jamais été conçu par une femme de ſon état, &, à la honte de la Police, y avoit réuſſi.

Par le canal des protections qu’elle s’étoit toujours ménagées, elle avoit obtenu un ordre de Mr. H.... pour nous faire enlever toutes trois. Vous ſerez, ſans doute, étonnée, Madame, de voir la Verne accuſer à un tribunal auſſi éclairé, une autre femme d’avoir débauché une jeune fille qui avoit fait ſon noviciat de libertinage dans ſa maiſon, la peindre avec les couleurs les plus fortes, les plus noires, & avec toutes les nuances de ſon état & du métier qu’elle faiſoit ; enfin, la Verne prendre la défenſe de l’honneur, plaider la cauſe de la vertu & de l’innocence, demander juſtice, & l’obtenir : rien pourtant de plus vrai. L’ordre étoit lâché : un peu plus de miſtére de ſa part, nous étions perdues ſans reſſource.

La Verne crut ſa vengeance trop certaine, pour ne pas jouir du plaiſir de l’annoncer. Elle vouloit jouer un peu trop tôt le rôle de femme protégée. Son indiſcrétion nous ſauva, & fut cauſe de ſa perte.

Mr. L.... que j’avois vu ſouvent chez elle, & qui m’étoit fort attaché, vint nous avertir du malheur qui nous menaçoit. Il connoiſſoit Manon depuis long-tems, pour fille d’eſprit : il ſavoit de plus, qu’elle avoit demeuré autrefois chez Mr. N.... Il venoit pour concerter avec elle le parti qu’il falloit prendre.

Mr. L.... connoiſſoit l’Exempt qui étoit chargé de l’ordre. Il fut le trouver, tandis que Manon agiſſoit de ſon côté auprès de ſon ancien maître. Elle n’eut pas de peine à détromper Mr. N.... dont on avoit ſurpris l’équité. Il ne crut pouvoir mieux ſe venger d’une femme qui étoit plutôt venue inſulter à ſon pouvoir qu’implorer ſa juſtice, qu’en lui faiſant ſubir la punition qu’elle avoit ſollicitée contre nous. Il changea l’ordre, & ce fut la Verne qui fut enlevée. Manon voulut avoir le plaiſir de la voir conduire à l’Hôpital : ſatisfaction humiliante qu’elle ne put jamais me faire conſentir à partager.

A tant d’allarmes ſuccéda un plaiſir flatteur que je n’avois pas encore ſongé à gouter : c’étoit de me dire à moi-même : Je m’appartiens. Enfin, je pourrai me donner à mon cher de la V.... il me verra avec plaiſir, je l’aimerai ſans partage ; mon bonheur va être parfait.

Comme il étoit de la connoiſſance de Mr. L.... je le priai de lui enſeigner ma demeure : il me le promit, & me dit en partant, qu’il me l’ameneroit dès le ſoir même. Quoi ! dès aujourd’hui, m’écriai-je, je verrois mon cher de la V.... je pourrai lui peindre toute mon ardeur ; je le verrai la partager. Quoi ! dès ce ſoir je lui entendrai dire dans mes bras : Oui, ma chere de Launay, je vous adore & n’adore que vous. Eſpoir flatteur, jouiſſance d’illuſion, & qui faites pourtant gouter un bonheur réel ; ſenſation inconnue aux ames qui n’ont point véritablement aimé, vous rempliſſez mon ame toute entiére : je n’exiſtois plus que par vous ; quand Manon qui m’avoit entendu ſoupirer, entra dans ma chambre : je ne lui donnai point le tems de me demander ce que j’avois : je courus à elle, & lui contai tout l’excès de mon bonheur, & la forçai à le partager : elle fut ſenſible à toutes mes careſſes, & me promit de me ſervir de tout ſon pouvoir.

Je fus fort étonnée de voir rentrer Mr. L.... Je lui demandai s’il m’amenoit Mr. de la V.... Il me dit qu’il ne devoit le voir que le ſoir dans une maiſon, où il lui avoit promis de ſe trouver ; mais qu’il avoit une bien meilleure nouvelle à m’apprendre ; qu’en ſortant de chez moi, il avoit rencontré un Marquis de ſes amis qui ſeroit de notre ſoupé ; que c’étoit un homme à m’entretenir, ſi je voulois un peu le careſſer ; que quoiqu’il ne fût pas très-riche, il fourniroit toujours à la dépenſe du ménage ; que de plus je ſerois maîtreſſe de le garder juſqu’à ce que je trouvaſſe mieux : il ajouta que perſonne ne pouvoit mieux m’inſtruire de la façon dont il falloit ſe comporter pour me l’attacher, que Manon ; qu’il me laiſſoit avec elle, en m’engageant fort de n’agir que par ſes conſeils.

Manon s’apperçut que cette nouvelle ne me faiſoit pas autant de plaiſir qu’elle auroit dû m’en faire : quoiqu’un entreteneur flattât beaucoup ma vanité, je craignois qu’il ne me fît perdre mon cher de la V.... Je lui fis part de mes allarmes ; elle me répondit en riant, qu’il falloit que je fuſſe bien neuve, pour croire qu’un entreteneur, quelque ridicule qu’il fût, pût empêcher une fille d’avoir un Gréluchon ; que la plupart n’en prenoient que pour ajouter à leurs plaiſirs, & avoir un ſacrifice de plus à faire à leur Amant. Elle me cita mille exemples, me nomma Mademoiſelle C… fille d’un très-grand ton, qui avoit deux Entreteneurs & quatre Gréluchons, & qui les aimoit beaucoup tous ſix ; Mademoiſelle G.... que tout le monde entretenoit, & qui n’aimoit que ſa Femme de chambre : elle m’aſſura même, que c’étoit politique entre les Amans ; qu’un amour trop facile s’éteignoit bientôt, & qu’on voyoit peu de maris plus de trois mois amoureux de leurs femmes. Elle me conſeilla de faire tout mon poſſible pour plaire à Mr. le Marquis, & s’engagea à me faire voir autant que je voudrois Mr. de la V....

Nous étions encore à prendre des arrangemens pour tromper le Marquis, quand je vis entrer mon cher de la V.... Je volai à lui, & tombai dans ſes bras, ſans avoir la force de prononcer une ſeule parole. Je verſois des larmes de joie, qui exprimoient bien mieux le plaiſir que je ſentois de le revoir, que tout ce que j’aurois pu dire. Il me tenoit étroitement embraſſée, partageoit tous mes tranſports, & m’accabloit de careſſes. Nous goutions en un moment tout le plaiſir dont nous avions été privés depuis huit jours que nous ne nous étions vus. Il m’apprit toutes les démarches inutiles qu’il avoit faites dans Paris pour me trouver, ſans y avoir pu réuſſir. Il me dit qu’il avoit été informé du tour que la Verne avoit voulu me jouer ; qu’il m’avoit cherché nuit & jour pour m’en avertir, & me ſouſtraire aux mains de la Police ; mais que perſonne ne lui avoit pu donner de mes nouvelles ; que c’étoit Mr. L… qui lui venoit d’apprendre le dénoûment de cette affaire, & le ſort qu’elle avoit eue ; que c’étoit à lui à qui il devoit le bonheur de me voir.

Nos tranſports alloient recommencer, quand Manon vint nous avertir que Mr. L.... & le Marquis montoient. Je mis, en peu de mots, mon cher de la V.... au fait de tout. Il approuva fort mes deſſeins, & me promit de faire tout ſon poſſible pour ſe contraindre.

L.... me préſenta Mr. le Marquis de ***, en me priant de vouloir bien le regarder comme ſon meilleur ami. C’étoit un homme de quarante ans, d’une figure ordinaire, dont les affaires étoient un peu dérangées, & le Marquiſat en décret, quoiqu’il eût fort peu vécu avec les femmes, & qu’il n’eût pas aſſez de fortune pour que l’on lui fît accroire qu’il en étoit aimé.

Mr. le Marquis de ***, qui m’avoit trouvé de ſon gout, me propoſa après ſoupé, de m’entretenir. Il me vanta l’ancienneté de ſa maiſon, me fit l’énumeration de tous ſes titres, & finit par me faire une offre qui tenoit de ſa miſére. Il ne pouvoit me donner que ſix livres par jour, qu’il s’offroit de me payer tous les matins, n’étant pas aſſez riche pour me faire les avances du premier mois. C’étoit avoir une fille à bon marché. Mais me trouvant vis-à-vis de rien, il ne me convenoit pas d’être ſi difficile. De plus, il m’avoit dit qu’il ne pouvoit pas coucher chez moi, parce qu’il demeuroit avec un oncle très-dévot, dont il héritoit, & que pour cette raiſon il vouloit ménager. Cette derniére condition m’arrangeoit aſſez. J’acceptai ſon offre : il me donna deux baiſers pour arres du marché, & me promit de venir prendre la quittance de ſon écu le lendemain. J’ai toujours été ſurpriſe que Mr. le Marquis de *** ſe fût ruiné. C’étoit l’homme le plus d’ordre que j’aie jamais connu. Tous les jours il me payoit ſa dette, & n’a jamais manqué d’en tirer le reçu.

Je paſſois toutes les nuits dans les bras de mon cher de la V.... Chaque jour voyoit notre ardeur augmenter, & nos plaiſirs ſe multiplioient à l’infini. Nous nous contraignions trop peu pour que le Marquis de *** ne s’en apperçût pas bientôt. Il me fit quelques reproches. Je lui répondis que ſix livres ne donnoient point le droit d’être jaloux ; que la fidélité étoit la vertu la plus chere chez les femmes ; & qu’il falloit autrement payer qu’il ne faiſoit pour l’exiger. Ma réponſe lui parut cavaliére ; il en fit part à L.... Il ſavoit tous les droits qu’il s’étoit aquis ſur mon eſprit ; c’étoit un Mentor ſévére que je craignois beaucoup, parce que j’étois accoutumée à le craindre ; & de plus, un protecteur néceſſaire que j’avois bien interêt de ménager.

Mr. L.... prit avec d’autant plus de vivacité le parti du Marquis, qu’il en partageoit l’offenſe. Il s’étoit cru juſqu’alors mon Gréluchon, & de plus, Amant aimé. L’adroite Manon conduiſoit tout, & m’aidoit à les tromper tous deux. Il fut furieux d’apprendre que ce fût un autre qui donnât de l’ombrage au Marquis, & que ſes ſoupçons fuſſent ſi bien fondés. Il vint me trouver, me traita comme la derniére des créatures, & me quitta, en me diſant que je deviendrois ce que je pourrois ; mais qu’il m’abandonneroit entiérement ſi je voyois davantage Mr. de la V.... Je fus toute en pleurs, me jetter dans les bras de ma chere Manon. Je lui répétai tout ce que venoit de me dire Mr. L.... & lui confiai toutes mes douleurs. Elle me dit que j’étois bien fole de m’affliger pour ſi peu de choſe ; que je n’avois qu’à m’habiller ; que nous irions à la Foire où Mr. de la V.... devoit ſe trouver, & qu’elle prendroit avec lui des arrangemens pour nous faire paſſer la nuit enſemble.

Je regardois Manon avec étonnement. Le ſang froid avec lequel elle méditoit un projet, & l’adreſſe avec laquelle elle le faiſoit réuſſir, m’étonnoit toujours. L’expérience m’apprenoit tous les jours que rien ne lui étoit impoſſible. Je m’habillai, & nous fumes à la Foire, où il m’arriva une ſcéne, qui, ſans ſa prudence, & la bravoure de Mr. L.... m’auroit pu couter la liberté.

J’avois, depuis quelque tems, pris l’habitude de ſortir en manteau de lit, galanment hiſtorié, avec un pied de rouge, dont les filles croient toujours ne pouvoir aſſez mettre. Manon, qui ſavoit les conſéquences d’un pareil ajuſtement, me repréſentoit toujours que je la mettrois dans quelque embarras, & que c’étoit chercher des avantures qui étoient toujours très-deſagréables, puiſqu’elles nous faiſoient noter à la Police, quand on étoit aſſez heureuſe pour n’être pas menée à l’Hôpital. Sa prophétie penſa s’accomplir ce jour-là. J’étois deſcendue de mon fiacre, & me promenois dans les allées, la tenant accrochée ſous le bras. Pluſieurs Pages & Officiers à qui j’avois refuſé la porte, jaloux de ce que Mr. de la V.... venoit chez moi, & qu’ils n’y étoient point reçus, avoient comploté de me boucaner à la Foire : c’étoit le terme dont ſe ſervoient ces Meſſieurs. Ils ne crurent pouvoir trouver une plus belle occaſion : ils me barrerent le paſſage. Je voulus retourner ſur mes pas ; je me trouvai entourrée : chacun alors me lâcha ſon quolibet. Il y en eut un plus hardi qui propoſa aux autres de m’embraſſer tour à tour, & que celui qui baiſeroit au même endroit, payeroit une diſcrétion ; & comme propoſant du défi, il voulut en donner l’exemple.

Le bruit que cela occaſionna, fit aſſembler beaucoup de peuple : la garde ne tarda pas à venir voir ce qui arrêtoit tout le monde. J’étois enlevée, ſi l’adroite Manon n’eût pas profité du jour que la garde s’étoit fait, pour me faire évader, & entrer dans la ſale des Marionnettes, où elle me fit cacher ſous le théâtre. Les Pages ne voulant point ſe retirer, la garde étoit auſſi reſtée pour voir ce que cela deviendroit. Le monde s’aſſembloit de plus en plus ; & je puis dire que mon avanture penſa faire faire la fortune à Mr. Bienfait, tout le monde s’imaginant qu’il y avoit quelque choſe d’extraordinaire dans le ſpectacle qu’il donnoit.

Cachée ſous le théâtre, j’avois déja entendu trois repréſentations de la deſcente de Polichinel aux enfers, Piéce dont je me reſſouviendrai par la peur que me fit le Héros la premiére fois qu’il deſcendit, ſuivi d’une douzaine d’autres Marionnettes, pour viſiter le noir ſéjour des ombres : je crus voir arriver toute une eſcouade de Guet pour me ſaiſir ; ma frayeur fut telle, que je me jettai à ſes pieds pour implorer ſa miſéricorde.

J’aurois dans cet état paſſé toute la nuit, ſi Manon, qui étoit reſtée ſur la porte pour imaginer quelque ſtratagême pour me faire ſortir, n’avoit apperçu ſon mari. Elle l’appella, lui fit part de notre malheureuſe avanture, & l’envoya chercher Mr. de L.... qui devoit être dans la Foire à ſe promener. Effectivement il ne tarda pas à paroître ; le mari de Manon l’avoit mis au fait de ce qui nous étoit arrivé. Il commença par demander aux Pages & Officiers aſſemblés, ce qu’ils me vouloient, me fit ſortir de ma retraite, en propoſant au premier qui le trouveroit mauvais, de ſe couper la gorge avec lui. Sa bravoure me tira d’affaire. Je ſortis ſans craindre d’être inſultée ; je pris un fiacre, où Mr. L.... entra avec nous, & me fis reconduire chez moi.

Mon étourderie l’avoit mis de fort mauvaiſe humeur ; il me traita comme je le méritois, & me dit que puiſque j’avois envie de me conduire toujours à ma tête, il ne vouloit pas davantage entendre parler de moi. Ses reproches me toucherent ſenſiblement ; il étoit facile de voir qu’ils partoient d’un cœur que j’intereſſois, & qui m’étoit attaché. Je ne pus m’empêcher de pleurer. Ses procédés exigeoient quelque reconnoiſſance de ma part : je lui demandai mille pardons. Manon de ſon côté travailloit à l’appaiſer. Il ſe rendit à mes larmes plutôt qu’à ſes ſollicitations, & nous arrivames chez moi, la paix faite.

Mr. L.... me quitta bientôt pour aller à ſes affaires. Il me promit de revenir ſouper avec le Marquis. Je fis reſſouvenir Manon de ce qu’elle m’avoit promis ; elle me répondit que c’étoit la connoître mal, que de la ſoupçonner de m’avoir pu oublier ; que j’aurois dû lui remarquer plus de zéle, quand il s’agiſſoit de ſervir mes plaiſirs ; qu’elle alloit retourner à la Foire où Mr. de la V.... lui avoit donné rendez-vous ; & que je pouvois compter, quelque choſe qu’il arrivât, de l’avoir à paſſer la nuit avec moi.

Je la vis bientôt revenir avec mon cher de la V.... Je n’avois pas encore eu le tems de lui dire combien je l’aimois, & je n’avois appris que par ſes tranſports, qu’il m’étoit toujours fidéle, quand Manon vint nous avertir que quelqu’un montoit. Nous n’eumes que le tems de le faire entrer dans un cabinet qui me ſervoit de garderobe. C’étoit Mr. L.... & le Marquis, avec deux de ſes amis qu’il m’amenoit à ſouper : ils me trouverent fort triſte. Je ne voulus point manger, ni me mettre à table, & ne dis pas un mot pendant tout le repas. Ils furent aſſez ſimples pour attribuer ma mauvaiſe humeur à l’avanture qui m’étoit arrivée le ſoir, & à la leçon que m’avoit faite Mr. L.... elle n’étoit occaſionnée, que par l’embarras où j’étois pour mon cher de la V.... Je craignois à chaque inſtant quelque curioſité indiſcréte de leur part. Un homme qui m’auroit mieux entretenue que le Marquis, auroit voulu faire part à ſes amis de ſes généroſités, & leur faire viſiter juſqu’à la cave. Une fille bien meublée fait honneur à ſon Entreteneur. Peu d’hommes malheureuſement ſont jaloux de ſe faire une réputation de ce côté-là.

Je liſois ſur leurs figures, que pour peu que je vouluſſe me livrer, & être fole à mon ordinaire, ils paſſeroient une partie de la nuit : c’étoit juſtement ce que je craignois, & ce qui m’avoit fait prendre le parti de bouder. Mon caprice les ennuya : ils me quitterent bientôt pour aller trouver quelque fille qui ſût plus diſpoſée à les amuſer & à rire. C’étoit ce que je demandois. Ils ne furent pas plutôt ſortis, que je courus délivrer mon cher Priſonnier. Nous nous mimes à table avec Manon, qui nous fit beaucoup rire, en nous faiſant part de tous les ſtratagêmes qu’elle avoit imaginés pour les faire ſortir, s’ils avoient voulu s’entêter à paſſer la nuit chez moi. Ses reſſources étoient inépuiſables : elle fit preſque ſeule tous les fraix de la converſation. Mr. de la V.... & moi, les yeux fixés les uns ſur les autres, nous y liſions toutes les ſenſations que nos cœurs éprouvoient : tendre langage, jouiſſance de l’ame, que vous ſavez bien peindre tous les plaiſirs que deux Amans ont gouté ! avec quelle volupté vous leur en promettez de nouveaux ! Nous étions trop occupés de notre bonheur pour reſter plus longtems à table. Mon cher de la V.... me porta dans ſes bras ſur un autel préparé par l’Amour, azile du miſtére & du ſilence. Ce Dieu ſeroit-il ſi sûr de triompher, s’il nous rendoit moins heureux ? Par combien de victoires ne nous fait-il pas oublier une défaite qui eſt ſi néceſſaire à notre bonheur ? Déja quatre fois ma bouche collée ſur la ſienne, avoit reçu ſon dernier ſoupir ; & quatre fois par le partage de mon ame, j’avois créé chez lui un nouvel être. Cher Amant, il m’en ſouvient encore, tu ne recevois la vie que pour m’en faire un nouveau ſacrifice ; je n’acceptois ton offrande que pour avoir encore une fois le plaiſir de partager avec toi mon exiſtence. Momens voluptueux, jouiſſance précieuſe, inſtans dérobés à la divinité, pourquoi durez-vous ſi peu ! craignez-vous de vous multiplier aux dépens de notre être ? vous ſeuls nous attachez à la vie : peut-on regretter de la perdre par un excès de bonheur !

Epuiſés de fatigue & de plaiſirs, nous commencions à gouter les douceurs du ſommeil, quand je fus réveillée par les cris d’une jeune chatte que j’avois, dont un gros matou ſollicitoit les faveurs. Libertine comme je l’ai toujours été, je fus charmée de trouver un objet qui me retraçât le plaiſir que je venois de gouter : il me ſembloit avoir donné à toute la nature le ſignal du bonheur ; tout me paroiſſoit ne reſpirer l’amour que pour perpétuer ma félicité. J’éveillai mon cher de la V.... pour qu’il pût partager avec moi un plaiſir imaginaire, puiſque nous ne pouvions plus jouir autrement. Voyons, lui dis-je, des heureux, puiſqu’il ne nous eſt plus permis de l’être. Il trouva mon idée bien fole, & prit pourtant plaiſir au ſpectacle.

Il n’eſt point, je crois, d’animaux dans la nature qui ſe faſſent des déclarations d’un air d’auſſi mauvaiſe humeur ; chaque agacerie reſſembloit à une querelle qui alloit ſe terminer par un combat ſanglant. Le matou contoit
ſes douceurs en jurant, & des coups de griffe étoient les faveurs dont la belle recompenſoit ſa tendreſſe. Nous voulumes raiſonner de leurs amours. Mr. de la V.... tira nombre de conjectures ſur tout ce qu’il remarquoit entre ces deux Amans. Il me dit que la réſiſtance que l’on remarquoit chez la femelle, prouvoit plutôt une ſage économie dans le plaiſir que peu de panchant à le gouter. Il prit là-deſſus occaſion de badiner les femmes ſur la facilité avec laquelle elles ſe prêtoient au plaiſir, me dit que toutes leurs raiſons ne ſervoient qu’à hâter leur défaite ; que, quoique bien mieux organiſées, elles n’entendoient pas ſi bien leur interêt quand il s’agiſſoit de jouir ; que c’étoit toujours être dupe que de s’éloigner de la nature. Je voulus combattre ſon argument, & lui répondis que la facilité chez les femmes venoit plutôt de la connoiſſance qu’elles avoient du plaiſir que de leur foibleſſe ; que c’étoit être ſage de ſavoir être heureuſe, & que je penſois qu’on ne pouvoit trop ſe dépêcher de l’être ; que ſi cependant il croyoit que la réſiſtance ajoutât au plaiſir, je ſaurois me faire violence pour multiplier ſon bonheur.

Il me prit au mot, & me dit que, quoiqu’il commençât à me faire ſa cour dans le moment où les affaires du matou étoient en fort bon train, il me défioit de réſiſter auſſi long-tems que la chatte. J’acceptai le pari ; & pour lui prouver que je répondois de moi, je lui dis que ce ſeroit l’inſtant de ſa défaite qui décideroit du moment de notre bonheur. Les agaceries que je voyois faire à ma chatte, ſembloient me dire que ce moment n’étoit pas éloigné. Je crus ne rien riſquer à en faire au plus dangereux de tous les matoux. Les yeux fixés ſur elle, j’étudiois tous ſes mouvemens. Mon cher de la V.... qui ſe voyoit sûr du pari, en liſant dans les miens qu’elle réfiſteroit trop long-tems pour que je puſſe le gagner, me diſoit, en riant, que je haſarderois trop ; que ma chatte étoit bien plus prudente, & qu’il avoit bien envie de voir comment je m’en tirerois. Je ſentois à chaque inſtant que mon pari devenoit plus mauvais. Il ne me reſtoit plus qu’une foible lueur d’eſpérance que je vis bientôt détruite par l’imprudence du matou. Une patte mal-adroitement placée, permit à la chatte de ſe dérober ; le matou jura, la chatte donna des coups de griffe : les cartes ſe brouillerent. Je vis bien alors le tort que j’avois eu de m’engager. Mon cher de la V.... plus adroit que le matou, ne me permettoit pas de m’échapper. Me trouvant priſe, je lui propoſai le pari nul. Il me dit que non ; mais que ſi je perdois, il me propoſoit ma revenche. Voyant qu’il falloit céder à la force, je voulus du moins mourir comme je m’étois défendue, & périr en Romaine. Le poignard étoit levé, je volois au devant de la mort. Percée de mille coups, j’adorois en expirant, le vainqueur qui me les portoit : mon ame étoit prête à m’abandonner ; j’ouvrois une foible paupiére pour jouir en expirant, du plaiſir de mourir vengée. Mon cher ennemi frappé des mêmes coups qu’il me portoit, ſembloit même, en triomphant, me demander grace. J’entendis bientôt mon vainqueur ſoupirer ; un même inſtant confondit nos deux ames. Quels momens, grands Dieux ! Pour en connoître le prix, il ne ſuffit pas d’avoir joui, il faut avoir aimé. Tendres Amans, ce n’eſt qu’en vous les rappellant, qu’on peut vous les peindre.

Nous employames le reſte de la nuit à réparer nos forces. Manon entra très-tard dans ma chambre ; elle me trouva endormie dans les bras de mon cher de la V.... Elle eut la cruauté de nous réveiller pour nous dire qu’il étoit tems de nous ſéparer ; que le Marquis ayant fait la vie pendant la nuit, il pourroit entrer chez moi de meilleure heure qu’à ſon ordinaire, & que nous ſerions perdus, s’il nous trouvoit enſemble.

Nous nous rendimes à ſes conſeils. J’embraſſai mon cher de la V.... qui me promit de me venir voir dès le lendemain, s’il lui étoit poſſible. Pluſieurs jours ſe paſſerent ſans que j’euſſe le plaiſir de le revoir. Son abſence m’inquiéta. Quand on aime, on s’allarme facilement. Je lui écrivis une lettre, que Manon ſe chargea de lui rendre. Elle apprit à l’Hôtel de C.... que Mr. le Prince étant allé à Verſailles, il avoit été obligé de le ſuivre, & qu’il devoit y reſter pluſieurs jours : cette nouvelle fut pour moi un coup de foudre. Quand on aime bien, la ſeparation eſt le dernier des malheurs.

Je propoſai à Manon de l’aller trouver. Elle me répondit, que comme le Marquis ne paſſoit pas un jour ſans me voir, il ne ſeroit pas facile de s’abſenter ſans qu’il s’en apperçût, & que c’étoit me brouiller avec Mr. L.... s’il venoit à le ſavoir. Ses réflexions étoient très-ſages ; mais l’amour ſe conduit peu par les conſeils de la ſageſſe. J’eſſayai de flatter ſon amour-propre : je lui dis qu’elle avoit trop d’eſprit pour ne pas trouver une excuſe, quand la faute ſeroit faite. La vanité eſt un piége dont peu de perſonnes ſe méfient. Mon expédient réuſſit. Nous fumes à Verſailles. J’étois logée à la Reine de France ; je fis dire à mon cher de la V.... de s’y rendre. Il fut auſſi enchanté de me voir, qu’il en parut étonné. Il me demanda ſi le Marquis m’avoit quitté ; je lui répondis que non, mais que j’avois volontiers conſenti à riſquer de le perdre pour avoir le plaiſir de le voir ; que mes interêts étoient bien peu de choſe quand il s’agiſſoit de mon bonheur. Nous paſſames pluſieurs jours enſemble toujours heureux, j’oubliois avec plaiſir les avantages que me faiſoit le Marquis. Le peu d’argent que je poſſédois, m’obligea bientôt de retourner à Paris. La premiére perſonne que j’apperçus en deſcendant du pot de chambre que j’avois pris, fut Mr. L.... Il étoit inutile de chercher à s’excuſer ; il ſavoit tout. Je voulus pourtant donner à mon voyage un prétexte de curioſité : ma défaite le mit ſi fort en colére, qu’il me donna deux ſoufflets. Ce procédé me rendit furieuſe : je me crus deshonorée à jamais ſi je n’en tirois vengeance ; la ſeule qui ſoit permiſe à notre ſexe, eſt d’exiger des excuſes & une réparation autentique. J’obligeai Mr. L.... à me ſuivre chez le Commiſſaire le Conte ; je lui peignis l’offenſe que j’avois reçue avec tout le déſeſpoir que m’en prêtoit le ſouvenir. Mr. L.... ne répondoit qu’en diſant que j’étois une coquine ; qu’il alloit, en ſortant de chez lui, me faire enfermer. Manon prit la parole, & dit, qu’il étoit vrai que j’avois été aſſez malheureuſe pour l’aimer ; que je portois même dans mon ſein un gage de ma foibleſſe, & un témoin qui me préparoit, peut-être, une éternité de regrets. Le Commiſſaire le Conte, bon homme dans le fond, fut ſenſible à l’éloquence de Manon, & parut touché de mon état ; il travailla à nous raccommoder. Le premier mouvement de Mr. L.... étoit paſſé : la nature qui parloit chez lui, le trompoit en ma faveur. Il fut flatté que je le cruſſe pere d’un enfant qui étoit un gage bien précieux de la tendreſſe de mon cher de la V.... Il m’étoit avantageux de ne le pas détromper ; il falloit quelqu’un qui voulût s’en reconnoître pere. Mr. L.... vouloit bien s’en charger ; il avoit plus de droit pour s’abuſer, que la plupart des maris qui ſe trouvent environnés d’une nombreuſe famille, ſans avoir jamais ſongé à laiſſer d’héritiers. De ce moment ſon amour augmenta de moitié ; ſes attentions pour moi ſe multiplierent à l’infini ; la reconnoiſſance lui donna des droits réels ſur mon cœur ; & ſi quelque choſe peut tenir lieu d’un ſentiment auquel on ne peut commander, Mr. L.... n’eut rien à déſirer.

Soit que les revenus du Marquis fuſſent diminués, ſoit que ſon amour fût éteint, je ne le vis plus depuis mon voyage de Verſailles. Je louai un appartement dans la rue Jacob, pour y faire mes couches : mon cher de la V.... m’y venoit voir de tems en tems. J’avois un gout décidé pour courir toutes les nuits : je faiſois ſouvent cette partie avec lui, & pluſieurs Pages de ſes amis ; nous ne rentrions jamais que le matin. C’eſt un gout qui m’a duré dix années de ma vie, & qui m’a expoſé à mille avantures nocturnes, les unes plus ſinguliéres que les autres. Ce panchant étoit ſi fort chez moi, que quand je ne trouvois perſonne pour m’accompagner, je ſortois ſeule avec Manon ; quelquefois nous raccrochions pour nous amuſer. Il y avoit un Caffé près des Thuilleries où j’étois fort connue, & où je menois mes bonnes fortunes, quelque heure de nuit qu’il fût. J’aimois aſſez à boire, & l’aurore me trouvoit ſouvent le verre à la main.

Je menai cette joyeuſe vie juſqu’au moment où je devins mere d’un fils. Mr. L.... n’eut rien de plus preſſé que d’aller, comme pere de l’enfant, ſe faire inſcrire à ſaint Sulpice, ſur un grand livre, où l’Amour ſouvent repréſente, & dont l’himen fait toujours les fraix. Pour faire les choſes plus en régle, il voulut régaler toutes les perſonnes qui avoient été employées à la cérémonie. Je vis bientôt arriver chez moi Marguilliers, Clercs & les Doyens de la confrérie des Cocus : ces Mrs. font preuve de cocuage comme d’autres le font de nobleſſe ; il faut être marié pour être reçu frere, & avoir eu pluſieurs femmes pour entrer dans les charges ; chaque nouvelle infidélité eſt un dégré qui les conduit au Doyenné. Que l’on verroit de femmes zélées pour l’avancement de leurs maris, ſi la marche de tous les états étoit la même que celle de la confrérie des gens mariés ! Que de jeunes époux ſe trouveroient étonnés, au bout d’une année de mariage, de ſe voir parvenus aux premiéres dignités !

Toute la ſainte Légende, commodément attablée, buvoit de ſon mieux. Manon vint m’avertir que Mr. de la V.... étoit dans un cabinet pratiqué à côté de l’alcove où j’étois ; il venoit pour voir ſon fils ; je le lui envoyai. Je voyois d’un côté mon cher de la V.... lui prodiguer toute la tendreſſe qu’il avoit pour ſa mere, de l’autre Mr. L.... reforcer les plus hardis buveurs de la troupe. Ce contraſte me fit beaucoup rire ; c’étoit un tableau de la vie conjugale, où l’amour trouve toujours le ſecret de friponner l’himen.

Relevée de mes couches, je me produiſis ſouvent aux ſpectacles ; je parus fréquenment aux promenades ; manœuvre qui annonce toujours une fille qui cherche à ſe faire entretenir. Mr. B.... Colonel, devina le premier mon deſſein : il me propoſa de vivre avec moi. Ses parchemins n’étoient pas ſi anciens que ceux du Marquis ; mais il paſſoit pour jouir de plus de fortune : libéral, mais ſans conduite, devant plus qu’il ne poſſédoit ; gros joueur, aimant paſſionnément les femmes & la dépenſe ; en un mot, Colonel de toutes les façons. Les offres qu’il me fit, tenoient de ſa généroſité ; mais ſon peu d’arrangement ne lui permit jamais d’y ſatiſfaire. Nous convinmes de vingt-cinq louis par mois ; il me loua un appartement dans la rue Château-Bourbon, où je fus demeurer : quoiqu’il ne m’en ait jamais payé le premier ſol, je fus ſenſée lui appartenir pendant deux mois, toujours dans l’eſpérance de toucher mes appointemens. Sa façon d’entretenir n’étoit point ruineuſe ; auſſi avoit-il vingt Maîtreſſes dans Paris qui lui compoſoient une eſpéce de Serrail libre. Pendant les deux mois que j’ai eu l’honneur d’être au nombre de ſes Sultanes, il ne me fit que deux fois la grace de me jetter le mouchoir. Je dois lui rendre une juſtice ; c’eſt que j’étois auſſi peu gênée avec lui, qu’il me payoit mal.

Il n’auroit pas été ſage à Mr. B.... d’être jaloux, & il avoit trop d’eſprit pour ne pas reſpecter ſon bonheur. Comment d’ailleurs s’aſſurer de la fidélité de vingt filles répandues dans les quatre coins de Paris ? Tous les Eunuques de la Turquie voudroient en vain en répondre ; elles ſauroient bientôt mettre toute leur prudence en défaut, & tromper leur jalouſe ſervitude.

Il n’eſt quelquefois pas mal que des filles ſacrifient quelque choſe de leur interêt, en préferant pour entreteneur, des gens de nom, qui les paient très-mal, à d’honnêtes particuliers, qui ſeroient dans le cas de faire leur fortune : ceci ſert à les faire connoître ; elles ont pourtant l’attention d’en excepter nos bons Fermiers qui ont le pas ſur la naiſſance. Avoir des gens titrés ſur ſon compte, ſe faire de protecteurs d’un certain rang, eſt la manie de toutes les filles qui veulent être du bon ton. Combien de ces Seigneurs qu’elles recherchent, vont diſtribuer des protections dans les cinq & ſixiémes de la rue Saint-Honoré ? N’importe : il eſt auſſi eſſentiel à une jolie fille qu’on voie entrer tous les jours chez elle deux ou trois coureurs & cinq ou ſix grands domeſtiques, dont la livrée ſoit de remarque, que d’avoir un Gréluchon.

J’avois toujours entendu dire qu’honneurs ne raſſaſient point ; j’en fis la triſte expérience avec Mr. B.... Pluſieurs fois je fus vingt-quatre heures ſans manger ; & je crois que je ſerois morte de faim, ſi les Pages, & ſur-tout de la V… ne m’avoient envoyé leurs portions de l’Hôtel, quand ils ne pouvoient pas la venir manger avec moi : c’étoient eux tous qui m’entretenoient, & tous jouiſſoient des droits d’un entreteneur ; tous rivaux heureux, & trop amis pour ne pas partager les mêmes plaiſirs. Je ne remarquai jamais entre eux aucun procédé deſobligeant : auſſi d’accord dans leur bonheur, que tous portés à faire des folies, il ne nous paſſa point une idée dans la tête, ſi extravagante & ſi fole qu’elle fût, que nous n’exécutames. Peignez-vous, Madame, tout ce que peut imaginer une fille libertine à l’école de cinq ou ſix Pages.

Un jour de Meſſe de minuit, ils me propoſerent de courir les Egliſes habillée en Page. Qu’une fille a d’eſprit ſous cet habit ! il n’eſt point de malice qu’on ne m’eût appris, & point d’étourderie dont je ne me ſentiſſe capable. Manon qui me connoiſſoit, voulut m’accompagner, de peur qu’il ne m’arrivât quelque ſcéne où elle fût néceſſaire pour me tirer d’embarras : de plus, elle ſavoit que ſa préſence m’en impoſoit.

Nous fumes à ſaint Sulpice, où je me fis un plaiſir de déranger tout le monde, pour percer à la Sacriſtie. J’y parvins, après avoir fait perdre patience à cinq ou ſix Dévotes, que mon étourderie empêcha de faire leur bonjour, par la mauvaiſe humeur que cela leur occaſionna. La bile des Dévots s’échauffe facilement : les confitures & les liqueurs dont ils ſe nourriſſent, ſont des matiéres combuſtibles qu’ils emploient plutôt pour réveiller chez eux la nature éteinte par l’excès des plaiſirs, que pour réparer les foibleſſes occaſionnées par des auſtérités imaginaires dont ils font parade, & qu’ils font ſervir de prétexte à leur intempérance.

J’étois à me chauffer autour d’un poêle avec pluſieurs apprentifs Prêtres. Un d’eux, qui avoit la direction de l’encenſoir, m’ordonna, d’une façon impertinente, de me déranger, pour qu’il pût prendre du feu. Le ton impérieux avec lequel il me parloit, me le fit enviſager ; ſa figure m’étoit très-connue ; mais je ne pouvois me le remettre, tant ſon ajuſtement le déguiſoit : je me le rappellai à la fin ; je l’avois beaucoup vu chez la Verne, où il ſe donnoit pour Officier de marine. He, bon jour, Mr. le Capitaine de haut bord, lui dis-je tout haut, en lui ſerrant la main. Mon compliment déconcerta Mr. le Séminariſte : il perdit tout-à-fait la tête en me reconnoiſſant, au point qu’il me répondit : Mademoiſelle, je ne te connois point. Le mot de Mademoiſelle fit beaucoup regarder & rire tout le monde. Mon Sulpicien étoit rouge juſques dans le blanc des yeux, & ſon imprudence m’avoit mis fort mal à mon aiſe : quand je vis mon ſexe découvert, je pris le parti de me retirer, en l’avertiſſant d’avoir une autre fois plus de politeſſe pour les Dames de ſes amies.

Cette petite avanture m’apprit bien que les honneurs ne ſont point ce qu’ils paroiſſent. Mr. le Séminariſte, qui étoit le tapageur le plus renommé qui vînt chez la Verne, ne devoit ſa bravoure qu’à une perruque noire & un chapeau retapé, dont il ſe ſervoit les jours qu’il alloit en bonne fortune.

Je fus retrouver Manon & les Pages, à qui je contai l’hiſtoire qui venoit de m’arriver ; il n’y eut que Manon qu’elle ne fit pas rire : elle ſavoit qu’il étoit moins dangereux de tuer dix ſentinelles en faction, que d’inſulter un Prêtre à ſon poſte. L’habit que je portois, & qui étoit très-connu, lui faiſoit tout appréhender. Ses allarmes heureuſement ne furent point juſtifiées, & je n’ai point depuis entendu parler de Mr. le Militaire tonſuré.

J’attendis encore pendant quelque tems les vingt-cinq louis que Mr. B.... m’avoit promis de m’apporter. Manon ne le voyant point revenir, me conſeilla de le mettre au nombre de ces Seigneurs qui ne paient que de leur protection & de leur nom, & me conſeilla fort de ſonger à trouver un autre entreteneur.

Nous étions dans le tems du Carnaval : je ſavois que le Bal étoit un endroit propre pour faire des connoiſſances utiles : mon embarras étoit que je n’étois pas aſſez riche pour louer un domino. Je fis part à Manon de mon deſſein, & lui propoſai de mettre un fort beau collier de grenat que j’avois, en gage. Elle me répondit qu’elle ſauroit bien me faire trouver un déguiſement, ſans avoir recours aux uſuriers, & que je n’étois pas aſſez riche pour m’en ſervir.

Manon m’ayant procuré un déguiſement, je fus au Bal avec elle, joliment parée : j’étois aſſez bien faite, & j’avois un petit deshabillé de payſanne éléganment hiſtorié, qui faiſoit encore valoir la fineſſe de ma taille. Je fus beaucoup ſuivie par tous les agréables du Bal, qui étoient déſeſpérés de ne me pas connoître ; & je puis dire que j’eus tout le plaiſir du déguiſement. Je ſentois fort bien que ſi je cédois aux ſollicitations qu’on me faiſoit pour me démaſquer, ma cour dans l’inſtant diminueroit. La curioſité fait faire au Bal les trois quarts des démarches que l’on y fait. Je voulois jouir le plus longtems qu’il me ſeroit poſſible, du plaiſir de voir mes rivales humiliées par les préférences marquées que tout le monde s’empreſſoit à me faire ; nous n’avions mis perſonne dans le ſecret ; Manon n’étoit point connue, & moi je ne l’étois pas aſſez pour craindre d’être devinée une premiére fois que je paroiſſois au Bal.

Depuis le moment que j’y étois entrée, j’avois remarqué un maſque qui s’étoit gliſſé dans la loge où Manon étoit aſſiſe, & qui n’avoit ceſſé de lui parler ; je me doutai bien qu’ils traitoient d’affaires qui me regardoient : mes interêts pouvoient-ils être mieux qu’entre les mains de ma chere Manon ? Elle me fit bientôt ſigne de la rejoindre. Nous quittames le Bal, quoiqu’il fût encore très-bonne heure. Je n’eus rien de plus preſſé que de lui demander ſi elle avoit réuſſi : elle me répondit que je n’avois qu’à la ſuivre, & que je ſerois informée de tout.

Nous trouvames à la porte l’inconnu que j’avois vu ſi long-tems lui parler ; il me préſenta la main pour monter dans ſa voiture ; Manon y entra auſſi ; il nous conduiſit dans un appartement qu’il avoit à l’Hôtel d’Eſpagne dans la rue de Tournon : je n’ai vu de ma vie un homme auſſi tendre & auſſi paſſionné que l’étoit Mr. D.... ; il étoit devenu amoureux, fou de moi au Bal, ſans me connoître. Quand nous fumes arrivés dans ſon appartement, il me fit bien voir combien il ſe trouvoit heureux de me poſſéder : tous ſes mouvemens devinrent des tranſports ; il n’y eut point d’endroit de mon corps qui n’eût part à ſes careſſes : tantôt je le voyois à mes pieds me jurer mille fois qu’il m’aimeroit toujours ; l’inſtant d’après me tenant étroitement ſerrée dans ſes bras, il me peignoit toute ſa tendreſſe, me parloit de la vivacité de ſon amour, & m’accabloit de mille baiſers enflammés : trop heureux pour pouvoir l’être davantage, l’excès de ſa flamme s’oppoſoit à ſon bonheur. J’avois ignoré juſqu’alors que le trop d’amour fût un obſtacle à la jouiſſance ; je regardois déja ſon état comme un affront fait à mes charmes ; affront que les femmes, quelque Philoſophes qu’elles ſoient, ne pardonnent jamais.

Mr. D.... s’apperçut d’un petit mouvement de dépit qui m’échappa malgré moi ; ſon amour en fut offenſé. Ma chere De Launay, me dit-il, rendez-vous plus de juſtice, & n’inſultez point au malheur du plus tendre & du plus paſſionné des Amans : que dis-je ? ce n’en eſt point un, puiſqu’il n’eſt occaſionné que par l’excès d’une flamme qui fera toujours mon bonheur. Oui, charmante De Launay, ajouta-t’il, ſi je pouvois vous aimer moins, je ſerois bien plus sûr d’être heureux.

Ce charme magique qu’on ne peut définir, enfin ceſſa : ſon bonheur que je partageois, fut bien, en me détrompant, le juſtifier. Mr. D.... étoit très-jeune, & avoit trop peu vécu pour être dans le cas de manquer aux femmes d’une façon auſſi offenſante pour leurs charmes, qu’humiliante pour le coupable. Mille fois pendant le tems que je lui ai appartenu, j’ai gouté autant de plaiſir à me rétracter, qu’il en avoit pris à ſe juſtifier.

Quand il fut un peu plus calme, il me fit part des arrangemens qu’il vouloit prendre pour vivre avec moi : il n’avoit eu que le tems d’inſtruire imparfaitement Manon des précautions dont il étoit obligé d’uſer pour me voir. Il nous dit que ſa famille le deſtinant à l’état Eccléſiaſtique, il étoit forcé de demeurer au Collége d’Harcourt, où il faiſoit ſes derniéres études ; qu’il avoit cet appartement pour y venir de tems en tems faire des parties fines avec ſes amis ; qu’il vouloit que je l’occupaſſe ; que j’aurois pour voiſine la petite Berville, fort aimable fille que ſon couſin entretenoit ; que ſi ſa ſociété pouvoit me convenir, nous ferions ſouvent des parties quarrées ; qu’elles étoient toujours plus libertines & plus amuſantes qu’un tête-à-tête ; que pour ce qui étoit de ma fortune, il vouloit en prendre ſoin, & que j’aurois lieu d’être contente de la façon dont il en agiroit avec moi.

J’aurois été très-heureuſe avec Mr. D.... ſi j’avois pu lui être plus fidéle, ou plutôt ſi j’avois été un peu moins libertine. Mr. de la V.... commençoit à me venir voir bien plus rarement ; je ne le voyois plus avec autant de plaiſir, & nous n’oſions nous dire que nous nous aimions moins. S’il en coute pour être inconſtant, on s’avoue difficilement infidéle : erreur de deux Amans pour qui l’illuſion eſt encore une ſorte de bonheur, & qui voudroient être conſtans, même après le changement.

Je voyois toujours Mr. L.... mais comme un Mentor & un ancien ami ; il me falloit donc quelqu’un avec qui je puſſe partager mon cœur. J’aimois aſſez Mr. D.... & j’avoue qu’il auroit eu toute ma tendreſſe, s’il ne m’avoit point entretenue : mais le moyen de convenir d’un gout qu’on peut ſoupçonner n’être guidé que par l’interêt ? ou plutôt comment ne voir qu’un homme, & voir toujours le même quand on eſt d’un temperament libertin ?

J’avois vu pluſieurs fois avec Mr. L.... Mr. de C.... Page de Mr. le Prince de C.... ; ſa figure m’avoit paru auſſi intéreſſante, que j’avois remarqué chez lui de plaiſir à me voir. Je formai le deſſein d’en faire mon Gréluchon ; les avances coutent peu, quand on aime & qu’on ne trouve point de préjugés ; je fis ma cour à Mr. de C.... je voulus lui dire la premiére que je l’aimois ; ſes yeux m’avoient déja prévenu ; ils m’avoient peint la vivacité de ſes déſirs ; j’y avois lu tout mon bonheur avant que d’y avoir vu naître le plaiſir que lui faiſoit éprouver l’aveu du plus tendre retour. Quand une femme a laiſſé lire dans ſon cœur ; quand le ſecret de ſon ame lui eſt échappé ; quand une fois elle a prononcé un je vous aime, qu’il lui en coute peu pour couronner l’amour de l’objet qui a ſu l’enflammer ! Mr. de C.... voulut ſe mettre à mes genoux ; je me jettai dans ſes bras ; je l’aimois : pouvois-je trop tôt le rendre heureux ? Ma défaite lui annonça ſa victoire. Amour, ce n’eſt que ſous tes étendarts que le vaincu & le vainqueur triomphent. Je liſois dans ſes yeux tout le plaiſir que ſon ame éprouvoit, & vouloit me faire partager : les miens étoient remplis de ces larmes précieuſes que l’amour ne fait verſer qu’à ſes favoris ; tendreſſe, déſirs, tranſports, tout nous devint commun ; ma bouche étroitement collée ſur la ſienne, lui communiquoit tous mes ſoupirs ; ſa langue étoit un trait qui faiſoit paſſer chez moi tout le feu qui le conſumoit. Amour, nous avions réuni nos deux ames pour mieux ſentir tes tendres faveurs ; ſi tu nous avois conſeillé de doubler notre être, c’étoit pour multiplier nos plaiſirs.

Mr. de C.... & moi nous jouiſſions d’un bonheur tranquile : je goûtois tous les jours dans ſes bras tout ce que l’amour accorde de plaiſirs à deux cœurs bien unis ; je ſavois les jours que Mr. D.... devoit venir oublier avec moi les ennuyeuſes vérités de la Logique : quoique je ne lui donnaſſe que deux leçons par ſemaine, je vis en peu de tems mon éléve en état de bien mieux ſoutenir une théſe d’amour, qu’un ſiſtême ſcholaſtique.

J’étois trop bien informée des jours de congé pour me laiſſer ſurprendre avec Mr. de C.... S’il l’eût trouvé avec moi, il eût tiré des conſéquences ; & il y avoit tout à craindre d’un homme qui apprenoit à raiſonner juſte. Mr. D.... n’étoit pourtant pas ſans inquiétude, ni même ſans ſoupçon : il avoit appris par la petite Berville, avec laquelle je m’étois brouillée, qu’il venoit ſouvent chez moi un Page : il connoiſſoit trop mon foible pour cet état ; mais en même-tems il voyoit l’impoſſibilité qu’il y avoit de s’aſſurer de ma fidélité dans un Hôtel garni, où deux cens perſonnes avoient le droit d’entrer à chaque inſtant.

Il ſut déguiſer ſes ſoupçons, & me propoſa d’aller demeurer dans la rue du Paon : des raiſons aſſez ſages l’engageoient à me faire changer d’appartement ; il craignoit, me dit-il, de rencontrer quelqu’un de connoiſſance dans l’Hôtel qui informât ſa famille de la vie qu’il menoit avec moi. Je me rendis facilement à une propoſition, qui en aſſurant mon ſort, paroiſſoit perpétuer mon bonheur.

Je fus demeurer dans mon nouvel appartement, ne ſoupçonnant nullement que la jalouſie eût eu part à la manœuvre de Mr. D.... ; je continuai à voir Mr. de C.... avec auſſi peu de précaution qu’auparavant. L’Hôteſſe étoit gagnée ; Mr. D.... l’avoit mis dans ſes interêts ; elle fut l’informer de tout. La premiére fois qu’il me vint voir, il m’en fit de ſanglans reproches. Je voulus me juſtifier ; il me dit pour me convaincre, les circonſtances, me cita l’heure, le moment, & me dépeignit trop bien Mr. de C.... pour que je puſſe ſoupçonner d’être trahie par une autre que par la maîtreſſe de la maiſon. Je fus forcée de convenir qu’il étoit vrai que je le voyois quelquefois ; que c’étoit un ancien ami ; mais que le cœur n’y avoit aucune part ; & qu’il ſavoit trop bien qu’il étoit le ſeul qui intereſſât ce cœur qu’il offenſoit. Il me répondit qu’il croyoit mon aveu ſincére ; que mes intentions pouvoient être fort bonnes, & ma conduite droite ; qu’il vouloit bien croire que je ſavois diſtinguer les droits de l’Amant de ceux de l’ami ; mais qu’il ne vouloit point de partage, ſinon qu’il chercheroit un cœur qui méritât le ſien. Je lui promis de ne plus voir Mr. de C.... puiſqu’il lui faiſoit ombrage, & fus prendre, dès qu’il fut ſorti, des arrangemens avec Manon, pour le voir le plus ſouvent que je pourrois.

Ce petit mouvement de jalouſie avoit réveillé chez moi un ſentiment qu’une jouiſſance trop facile auroit bientôt éteint : j’aimois davantage Mr. de C.... depuis qu’on m’avoit fait promettre de m’en ſéparer ; c’étoit pour ajouter à mon bonheur que Mr. D.... vouloit s’oppoſer à mes plaiſirs. J’écrivis une lettre à mon Amant, où je l’informois de tout ce qui s’étoit paſſé, & le mettois au fait de ce que nous avions concerté Manon & moi, pour le faire entrer ſans que l’Hôteſſe s’en apperçût.

Il ſe rendit à l’heure marquée, dans une petite cour voiſine, ſur laquelle une des fenêtres de mon cabinet donnoit. Nous avions cru pouvoir lui procurer une échelle de corde ; mais il avoit été impoſſible à Manon d’en trouver. Mon Amant montroit autant d’empreſſement pour me venir trouver, que j’étois déſeſpérée de ne pouvoir lui en procurer le moyen.

Nous étions dans le dernier embarras, quand l’adroite Manon s’aviſa d’un ſtratagême qui lui réuſſit : elle noue les deux draps de mon lit enſemble, & en attache un des bouts à ma croiſée. Mr. de C.... fut bientôt dans mes bras ; un peu de difficulté aſſaiſonne le plaiſir, & le rend plus piquant. Je paſſai la nuit la plus délicieuſe que j’euſſe encore paſſé avec lui. Manon qui ne ſongeoit qu’aux moyens de tromper notre Argus, le fit ſortir le matin avec l’habit de ſon mari. Nous uſions du même ſtratagême toutes les fois que nous voulions nous voir. Depuis que j’avois trouvé le moyen de ſurprendre la jalouſe prudence de mon Hôteſſe, Mr. D.... commençoit à me voir ſans allarmes ; ſes ſoupçons étoient preſque évanouis, quand un malheur penſa tout découvrir ; ſans la préſence d’eſprit de Manon, nous étions tous perdus ſans reſſource.

Après avoir couru toute la nuit avec Mr. de C.... nous étions rentrés nous coucher à la pointe du jour. Il étoit deux heures après-midi que je repoſois encore dans ſes bras : on frappe à ma porte ; J’entens la voix de Mr. D.... ; j’appelle Manon, qui ſe leve à moitié endormie ; je lui dis que nous étions perdus ; que c’étoit mon entreteneur ; que j’avois reconnu ſa voix. Le danger preſſoit ; elle ne trouva point de meilleur expédient que de faire entrer Mr. de C… dans ſon lit : elle lui mit ſur la tête un mauvais bonnet de laine qui étoit de la toilette de nuit de ſon mari, & cache à la hâte ſes habits ſous ſa couverture. Mr. D.... s’impatientoit à la porte, & frappoit comme un ſourd. Manon va lui ouvrir tout en grondant & ſe frottant les yeux. Il demande pourquoi on l’avoit fait attendre ſi long-tems, & que nous n’étions point levées à l’heure qu’il étoit : la queſtion étoit embarraſſante ; mais Manon manqua-t’elle jamais d’un prétexte qui eût, au moins, un vernis de vraiſemblance ? Elle avoit très-bien conduit tout juſqu’à ce moment ; elle ſut entiérement nous tirer d’affaire par une maladie ſuppoſée : elle dit à Mr. D.... qu’il étoit bien mal adroit de venir me réveiller ; que j’avois eu une colique de miſerere toute la nuit, qui lui avoit fait appréhender pluſieurs fois pour ma vie, & qu’il n’y avoit pas plus d’une heure que je repoſois ; que m’ayant vu endormie, elle avoit auſſi voulu aller ſe coucher ; mais qu’elle n’avoit jamais pu reſter à côté de ſon mari qui étoit rentré le matin ivre comme un cocher, & qui puoit le vin au point de ne pouvoir pas en approcher.

Manon donnoit un air de vérité à tout ce qu’elle diſoit, dont on ne pouvoit ſe garantir d’être dupe. Mr. D.... fut au lit où étoit couché ſon prétendu mari ; & tirant Mr. de C.... par le bras : He bien, bon homme, lui dit-il, vous aimez donc à boire ? Fi ; il eſt bien mal de venir trouver ſa femme quand on n’eſt en état que de dormir.

Si j’ai jamais éprouvé un moment critique dans ma vie, ce fut dans cet inſtant : dix fois je fus au moment de faire un cri, qui auroit tout découvert. Je ne revins de ma crainte que quand j’entendis Mr. D.... s’approcher, ſur la pointe du pied, de mon lit : je vis bien que mon rôle étoit de contrefaire la dormeuſe ; la frayeur que j’avois eue, m’avoit mis dans un état très-propre à faire valoir le menſonge de Manon. Il lui dit qu’effectivement il me trouvoit bien changée ; il ajouta qu’il avoit chez lui une eau dont la bonté étoit reconnue pour toutes ſortes de coliques, & l’effet immanquable ; qu’il alloit en chercher, de peur qu’il ne me prît une ſeconde attaque.

Que je me trouvai ſoulagée, quand je vis Mr. D.... ſortir de ma chambre ! Je courus me jetter au col de ma chere Manon ; je l’embraſſai mille fois : elle me porta ſur le lit de Mr. de C.... ; une ſueur froide qui s’étoit répandue ſur tout mon corps, avoit glacé mes ſens ; il me réchauffa dans ſes bras ; je ſentis bientôt une douce chaleur courir dans mes veines : il ſembloit que mon Amant partageoit avec moi ſon exiſtence : l’Amour n’eſt jamais ſi tendre qu’après les allarmes ; s’il vous rappelle les dangers qu’il vous a fait courir, ce n’eſt que pour avoir le plaiſir de vous en dédommager, & de vous faire mieux ſentir le prix de ſes faveurs.

Nous allions quelquefois Manon & moi, paſſer la journée avec Mr. D.... Quoiqu’il fût dans un Collége, il avoit trouvé le moyen de nous faire entrer par une petite porte de derriére, ſans être apperçues : il n’y avoit que ſon domeſtique qui fût dans le ſecret. L’idée de me voir ſeule de femmes cloitrées, avec cinq ou ſix cens hommes, m’amuſoit beaucoup : je jouiſſois en illuſion, des droits d’un Sultan au milieu de ſon Serrail : je ne ſais ; mais j’avois plus de plaiſir à être libertine dans la cellule de Mr. D.... que chez moi. L’ordre, l’eſpéce d’uniformité qui regne dans ces ſortes de maiſons que je m’imaginois déranger, les précautions qu’il falloit prendre pour jouir ſans oſer ſoupirer, & pour empêcher que le lit ne fût indiſcret ; la ſingularité, le miſtére, tout ſembloit ajouter à mes plaiſirs ; enfin, j’avois la douceur de gouter un plaiſir défendu.

Je fus ſi ſouvent en retraite, que tout fut découvert : le Principal fut informé du ſexe de ſon nouveau Penſionnaire ; c’étoit une faute irréparable, une choſe ſans exemple, enfin un crime de léze-cagoterie. Mr. D.... fut obligé de quitter le Collége ; malgré toute la diſpoſition qu’il faiſoit voir pour l’état Eccléſiaſtique, ſa famille jugea à propos de lui faire troquer ſon petit collet avec un Régiment : il n’y eut que moi qui perdit au change ; un Militaire ne vaut point un Homme d’Egliſe pour le ſervice d’une femme ; il ſemble qu’il y ait une grace particuliére répandue ſur cet état, attachée à l’habit, & entiérement indépendante de la valeur intrinſéque.

On alloit entrer en campagne ; le moment de ma diſgrace approchoit ; Mr. D.... avoit déja des ordres pour rejoindre ; un Domeſtique inconnu m’apporta un matin une boite ; il me dit qu’il avoit ordre de me la remettre en main propre, & ſe retira, ſans vouloir jamais me dire de quelle part elle m’étoit envoyée. Je l’ouvris avec empreſſement ; je fus étonnée d’y trouver un petit caroſſe à ſix chevaux, avec pluſieurs piéces de vers, & un billet, où on me marquoit que la famille de Mr. D.... étoit trop flattée de ſon choix, pour ne pas ſuppléer au peu de fortune qu’il me laiſſoit en me quittant ; qu’une femme comme moi méritoit bien, au moins, d’avoir un équipage, & qu’on me ſupplioit d’accepter celui que l’on étoit trop heureux de pouvoir m’offrir. Je n’ai jamais pu ſavoir qui étoit l’auteur de cette mauvaiſe plaiſanterie, & n’ai point vu depuis Mr. D....

Le peu que j’avois pu mettre de côté pendant le tems que j’avois été entretenue, fut bientôt diſſipé : je me trouvai une ſeconde fois dans la plus grande miſére ; j’avois tout mis en gage pour ſubſiſter : nous étions dans une ſaiſon morte. En Eté les parties ſont très-rares ; de plus, la guerre avoit enlevé le peu de Militaires qui font vivre les filles, pendant que les gens riches ſont ſur leurs terres à recolter de quoi fournir à leurs folies, & les faire briller pendant l’Hiver.

Voyant qu’il étoit inutile de paroître aux Thuilleries & au Palais Royal, je pris le parti que Manon me conſeilloit depuis long-tems : il falloit nous ſéparer ; c’étoit ce qui m’avoit toujours fait différer. J’aimois Manon plus que moi-même ; auſſi jamais fille ſut-elle ſi bien ſe plier à tous mes caprices, & faire réuſſir toutes mes folies : je la quittai, en lui faiſant promettre de rentrer avec moi dès que ma fortune auroit changé de face. Des arrangemens différens, ſurvenus depuis, nous ont empêché de nous rejoindre.

Je fus demeurer chez Madame Silveſtre, femme du monde, entremetteuſe du bon ton, qui ſe mêloit de faire faire des parties avec toutes les filles entretenues de Paris. Madame Silveſtre ne recevoit chez elle que des filles jolies, qui ſe trouvoient endettées pour avoir reſté trop long-tems ſans entreteneur ; elle commençoit par aquitter toutes leurs dettes, & s’en dédommageoit enſuite amplement ſur le produit des parties qu’elle leur faiſoit faire. J’étois dans le cas, je devois, & ne poſſédois rien ; d’ailleurs, on trouve plus facilement chez ces ſortes de femmes un entreteneur, qu’étant condamnée par la miſére à habiter un cinquiéme à crédit.

Il venoit chez Madame Silveſtre un homme aſſez commun dans ſon eſpéce ; c’étoit un vieux Financier, mulet chargé d’or, paillard honteux, & de plus vieillard avare ; je pouvois même ajouter gros & court, le portrait n’en ſeroit que plus reſſemblant. Ce vieux pécheur avoit fait un marché qui en apparence, étoit très-avantageux pour Madame Silveſtre ; mais qui l’auroit ruiné à la longue, autant par les eſſais différens qu’elle étoit obligée de faire, que par le tems qu’elle y employoit, ſans y pouvoir réuſſir. Elle n’avoit pu encore être rembourſée de quantité de menus fraix, que l’extinction de chaleur chez Mr. P.... lui avoit occaſionnés : le mémoire des balets étoit un article qui montoit très-haut, & qui n’avoit rien rapporté, tant il étoit familiariſé avec cet émétique de la nature.

Madame Silveſtre me fit part des conventions qu’elle avoit arrêtées, & ſignées avec ce vieux paillard. Il étoit tombé d’accord de payer quatre louis toutes les fois qu’on pourroit lui faire prendre du plaiſir ; mais que quand on ne pourroit y réuſſir, les tentatives ſeroient gratis, & les fraix pour la ſociété des entrepreneurs. Quatre louis étoient bons à gagner. Quoique Mr. P.... eût été juſqu’alors le déſeſpoir de toutes les filles qui venoient chez Madame Silveſtre, il n’étoit pas uſé au point de déſeſpérer d’en tirer parti. La premiére fois qu’il vint à la maiſon, ce qui lui arrivoit deux fois la ſemaine, on me le mit entre les mains : l’air aſſure avec lequel je lui promis de gagner ſon argent, lui fit plaiſir ; il me dit qu’il ſeroit charmé de le perdre avec moi ; que je portois une figure qui lui promettoit d’y réuſſir. Le bon homme étoit fort en complimens ; mais c’étoit tout : je ſavois qu’un vieux Financier devoit avoir le cœur dur ; mais je ne croyois pas qu’il y en eût, dont l’écaille fût à l’épreuve de toutes les careſſes d’une jolie femme. Mr. P.... étoit un Héros en ladrerie ; une ſtatue auroit été moins inſenſible : le marché qu’il avoit fait, avoir une apparence de généroſité dont Madame Silveſtre étoit dupe : c’étoit parce qu’il ſe flattoit qu’on ne pourroit jamais le faire payer, qu’il avoit cru ne rien hazarder à tant promettre. J’étois depuis deux heures avec Mr. P.... & j’avoue que j’étois au bout de mon latin ; je commençois même à déſeſpérer de pouvoir réuſſir. Mon ladre s’applaudiſſoit dans le fond de l’ame d’avoir encore eu une ſéance gratis, quand je m’apperçus que l’approche d’un jupon de laine que j’avois, ranimoit un peu chez lui la nature qui étoit inſenſible à toute autre épreuve.

Dans les grandes entrepriſes, les choſes qui paroiſſent le moins de conſéquence, ne ſont point à négliger ; c’eſt au hazard que l’on doit les trois quarts des grandes découvertes : je fus à la ſource de la mienne, & fus en peu de tems aſſurée que la laine étoit un aiman pour Mr. P.... qui attiroit à l’endroit frotté tout ce qui reſtoit chez lui de chaleur naturelle ; c’étoit déja beaucoup, mais ce n’étoit point encore aſſez pour gagner ſon argent : ce n’eſt qu’à force d’expériences que l’on parvient. Je remarquai que je perdois, en une ſeconde, tous les fruits du travail d’une demi heure ; en un inſtant de repos je voyois les plus belles eſpérances du monde diſparoître, & mes quatre louis avec elles : il n’y avoit qu’un mouvement très-rapide & continuel qui pouvoit les aſſurer ; pour cela il falloit avoir recours à l’art : j’appellai Madame Silveſtre pour concerter enſemble de quelle façon nous nous y prendrions. Mr. P.... qui commençoit à croire ſon marché mauvais, vouloit, à toute force, s’en dédire ; mais malheureuſement il avoit compté ſon argent d’avance ; il falloit qu’il prît du plaiſir malgré lui, ou qu’il conſentit à le perdre.

Madame Silveſtre étoit pleine d’imagination quand il s’agiſſoit de ſes interêts : elle eut bientôt trouvé un expédient qui nous réuſſit ; c’étoit une longue bande de laine dont elle enmaillota le nez du pauvre patient, & à laquelle nous donnames un mouvement perpétuel : l’effet répondoit à notre attente ; tout réuſſiſſoit le mieux du monde. Mr.
P.... voyant ſes quatre louis lui échapper, voulut compoſer ; il trouvoit l’expédient très-bon, mais un peu cher : il nous propoſa une capitulation fort honnête ; mais voyant que nous ne voulions point entendre parler d’accommodement, il ſe décida à ſoutenir l’aſſaut de bonne grace ; ſa défaite fut prompte, & notre vilain ſoupira autant de plaiſir, que de regret d’avoir perdu ſon argent.

Il y avoit déja quelque tems que je demeurois chez Madame Silveſtre, quand dans un ſoupé que je fis chez Madame la Croix, auſſi femme du monde, chez laquelle j’allois quelquefois, je fis la connoiſſance de Mr. le Comte de P.... Ma figure lui plut, mon enjoûment, un certain fonds de folie qui me quittoit rarement, acheverent de le déterminer à me propoſer de m’entretenir ; j’acceptai, avec empreſſement, ſon offre : il rembourſa à Madame Silveſtre ce qu’elle avoit avancé pour moi, & me mit en chambre, rue du Bouloir. Les commencemens de notre ménage furent aſſez tranquiles ; Mr. le Comte de P.... avoit pour ami, Mr. L.... grand jeune homme bien fait, de la plus jolie figure du monde ; j’en fis mon Amant. L’air d’indifférence avec lequel Mr. L.... affectoit de me parler quand ils ſe trouvoient enſemble, aidoit beaucoup à le tromper ; d’ailleurs, Mr. le Comte de P.... le croyoit trop ſon ami pour le ſoupçonner d’une pareille trahiſon : l’Amitié a un bandeau, derriére lequel ſe cache ſouvent l’Amour. Dans combien de ménages l’ami de Mr. eſt l’Amant de Madame ! C’eſt même le grand art des hommes à bonnes fortunes de ſavoir, en fêtant l’un, plaire à l’autre, intereſſer un Argus, mettre à propos une ſoubrette dans ſes interêts, & careſſer juſqu’au petit chien, de peur qu’il n’aboie.

Mr. le Comte de P.... n’étoit jamais ſi content, que quand il pouvoit me procurer ſon ami à ſouper. Pouvois-je être plus heureuſe ! Je vivois avec un homme qui me payoit bien, dont l’amitié étoit intereſſée à faciliter mes plaiſirs ; j’aimois, j’étois aimée : un bonheur ſi parfait ne pouvoit pas durer longtems.

La famille de Mr. le Comte de P...., après lui avoir fait différentes remontrances qui n’eurent aucun effet, vit qu’il n’y avoit point d’autre parti à prendre, pour l’empêcher de me voir, que de me faire enfermer : elle obtint un ordre pour me conduire à Sainte-Pelagie. Le moment affreux de mon enlevement arriva : j’étois ſeule chez moi quand je vis entrer les miniſtres inexorables de la Police, les vengeurs de la vertu : l’Exempt me préſenta ſon ordre, & m’ordonna de le ſuivre. On doute d’un malheur qu’on croit ne point avoir mérité, même après qu’il eſt arrivé. Je tombai à ſes pieds, je lui demandai quel étoit mon crime, & quelle étoit la ſatisfaction qu’on en exigeoit. Il me répondit, qu’en lui remettant un ordre, on ne l’informoit point des raiſons ; qu’il étoit chargé de me conduire à Sainte-Pelagie, & que j’euſſe à le ſuivre promptement. A Sainte-Pelagie ! m’écriai-je, ſéjour affreux ! on veut donc ma mort ? La douleur m’empêcha d’en dire davantage.

Il me reſtoit une petite douceur dans mon déſeſpoir. L’Exempt qui devoit me conduire, étoit le même qui avoit déja été chargé de l’ordre, pour m’enlever en ſortant de chez Madame Verne. Je me jettai à ſes genoux, je lui en rappellai l’époque, & les circonſtances : Vous êtes l’ami de Mr. L.... lui dis-je, vous ne refuſerez pas une grace à une malheureuſe qu’il a tant aimée, & pour laquelle il a encore quelques bontés ; ſauvez-moi l’infamie dont tout le monde va être témoin, vous le pouvez ; renvoyez votre ſuite ; je vous ſuivrai ſans eſcorte, c’eſt la grace que j’oſe attendre de vous dont je ſerai toute ma vie reconnoiſſante. C’eſt la premiére fois, peut-être, qu’un Exempt ait été ſenſible ; l’ami de Mr. L.... ſe rendit à mes larmes, il envoya ſa troupe devant, & je montai ſeule avec lui dans la voiture qui devoit me conduire : il me promit en route d’informer Mr. L.... de mon malheur, & de travailler avec lui pour me faire ſortir promptement ; il voulut bien auſſi ſe charger d’une lettre pour remettre à mon Amant, où je lui faiſois part de mon infortune, & l’intereſſois par tout ce que l’amour a de plus tendre, à ſolliciter mon élargiſſement.

Quelle retraite pour une femme du monde, qu’une maiſon où l’horreur fait ſon ſéjour, & où la perte de la liberté eſt le moindre des malheurs ! L’incertitude de mon ſort ne ſervoit qu’à augmenter mon déſeſpoir ; je me crus dès le troiſiéme jour, oubliée de tout l’univers ; je me trouvois entourée de victimes, que la part que je prenois à leur malheur, me peignoit auſſi innocentes que moi, & qui y étoient retenues depuis pluſieurs années, ſans eſpoir d’en jamais ſortir : je croyois dans leurs infortunes, lire mon ſort ; je n’enviſageois qu’un avenir éternellement malheureux : cette idée me jettoit dans le dernier déſeſpoir. Tandis que je m’abandonnois à tout le noir de mes réflexions, Mr. L.... ſollicitoit mon élargiſſement.

Mr. le Comte de P.... étant allé voyager, ma liberté n’étoit plus ſuſpecte à ſa famille : elle fut la premiére à travailler à me faire ſortir. Mr. L.... vint lui-même m’annoncer un bonheur que ſon amour lui rendoit commun : j’embraſſai mon Amant & mon libérateur. Si j’ai jamais gouté dans ma vie un bonheur bien parfait, ce fut dans cet inſtant : mon ame ſuffiſoit à peine à gouter tout l’excès de ma félicité ; le même moment qui me rendoit ma liberté, me mettoit dans les bras d’un Amant qui m’adoroit autant que je l’aimois.

Je me ſerois cru indigne de la tendreſſe de Mr. L.... ſi j’avois pu me décider à reparoître à Paris après la ſorte d’infamie attachée au ſéjour dont je ſortois ; je ne pouvois la cacher qu’en trouvant un prétexte à l’abſence que je venois de faire.

Je lui propoſai de me faire entrer, pour quelque tems, dans un Couvent : il approuva fort mon deſſein, & nous travaillames à l’exécuter. Il eſt vrai qu’on pouvoit tirer mille conſéquences de mon gout pour la retraite ; mais aucune n’étoit auſſi humiliante que l’aveu de celle que je venois de faire.

J’entrai à Saint-H.... où je paſſois pour la femme d’un Officier, que ſes affaires avoient éloigné de Paris, & dont j’attendois le retour dans la ſolitude. Mr. L.... paſſoit pour mon frere ; on ne pouvoit pas trouver mauvais qu’il vînt me voir très-ſouvent : mais ſe voir au travers d’une grille, quand on s’aime beaucoup, c’eſt aigrir ſon mal, c’eſt avoir toujours préſent un bonheur dont on eſt privé : j’étois bien maîtreſſe d’en ſortir ; mais je voulois qu’on ſût dans Paris que j’y étois ; je comptois qu’on ſeroit dupe de mon ſtratagême, le Public ne l’eſt jamais.

C’étoit la premiére fois que je ſacrifiois un plaiſir réel à un préjugé imaginaire ; auſſi j’ai bien juré depuis, que ce ſeroit le ſeul pas que je ferois dans ma vie par bienſéance, ou plutôt par reſpect pour le mot chimérique de réputation.

Je n’aurois pas été capable d’un long ſacrifice, ſi je n’avois pas trouvé le ſecret de ſéduire la Touriére ; elle étoit ancienne dans ſon poſte, &, par conſéquent, au fait d’intrigues ; elle me promit de ſervir mon amour : elle avoit dans la tête tous les mémoires galans des Doyennes de la Communauté, elle m’en fit part ; c’étoient des conſeils qu’elle me donnoit pour conduire miſtérieuſement & religieuſement la paſſion que j’avois pour Mr. L....

L’amour dans un Cloitre eſt un enfant gâté : que de ſoins ! que d’attentions ! que de petits riens inventés par la volupté, ignorés des mondains, & qui ne ſont connus que dans les Couvens de filles ! Qu’une Religieuſe entend bien tous les petits détails d’une jouiſſance ! qu’elle eſt fine dans le plaiſir ! que de recherches dans les Cloitres ! Il ſemble que tout, juſqu’à l’air que l’on y reſpire, ſoit plus voluptueux.

Quoique Penſionnaire, j’avois prié qu’on me permît de porter la robe ; je voulois avoir part aux graces de l’état. Mr. L.... m’aimoit davantage habillée en Religieuſe ; il me trouvoit plus libertine : un voile, une guimpe, tout prête à l’illuſion & fournit au plaiſir.

Ma vocation pour l’état Monaſtique augmentoit de jour en jour, je m’accommodois aſſez bien de la vie de Religieuſe, & je ſerois long-tems reſtée dans ma retraite, ſi une indiſpoſition qui ſurvint à la Touriére, n’avoit dérangé toutes les intrigues de la Maiſon. Celle qui fut nommée pour la remplacer, n’avoit jamais connu l’amour ; il y avoit tout à craindre à lui en parler la premiére : je fus la moins attrapée. Voyant que je ne pouvois plus faire entrer Mr. L.... je pris le parti de reparoître dans le monde, d’autant plus que je voyois bien qu’il étoit inutile de vouloir tromper le Public. Je fus aux ſpectacles ; on me trouva plus jolie que je n’étois auparavant ; on diſoit tout bas que le régime m’avoit bien réuſſi. Je fus plus ſuivie & plus fêtée aux promenades, que je n’avois jamais été ; tout le monde voulut m’avoir ; j’acceptai Mr. N.... Conſeiller au Parlement ; je n’étois point riche, & c’étoit celui qui m’offroit davantage.

Mr. N.... avoit toujours fait beaucoup de bien à toutes les femmes qu’il avoit entretenues ; il étoit généreux, il ne me refuſa rien, & me mit parfaitement bien dans mes meubles ; il avoit la réputation d’être extrêmement jaloux ; mais je me flattois de le tromper, ou plutôt de le familiariſer avec les Gréluchons : enfin, je comptois le mettre au ton de tous les honnêtes gens qui entretiennent des filles. Il trouva pluſieurs fois Mr. L.... chez moi, ſans qu’il parût lui porter ombrage ; je crus déja Mr. N.... corrigé : comme il ne couchoit pas tous les jours chez moi, mon Amant prenoit ſa place les jours qu’il n’y venoit point. Il arriva un jour aſſez tard, que j’étois à table avec mon Amant ; il ne parut point du tout ſurpris du tête-à-tête, ni formaliſé de nous trouver enſemble ; il lui fit mille politeſſes, & me careſſa même plus qu’à ſon ordinaire ; il me dit qu’il venoit prendre congé de moi, qu’il partoit la nuit pour aller paſſer deux ou trois jours à la campagne, & me quitta, en me diſant qu’il auroit le plaiſir de me voir dès qu’il ſeroit de retour.

Je lui trouvai un air ſi vrai & ſi naturel dans tout ce qu’il dit, qu’il me fut impoſſible de démêler aucun ſoupçon de jalouſie ; mais ſa fauſſe aiſance n’étoit qu’un piége pour m’attraper plus ſûrement : il avoit placé un domeſtique dans une allée voiſine, pour voir ſi Mr. L.... ſortiroit, & venir l’en informer ; ſon eſpion fut lui dire à deux heures du matin, qu’il n’étoit ſorti perſonne. Il ſe tranſporta auſſi-tôt chez moi dans une petite voiture, & en deshabillé de campagne ; il avoit la clef, il monte, & ſe trouve entré dans ma chambre avant que je m’en fuſſe ſeulement apperçue : il ne parut point plus étonné de me trouver couchée avec Mr. L.... qu’il ne l’avoit été quelques heures auparavant de nous trouver ſouper enſemble : il vint s’aſſeoir ſur mon lit, badiner avec moi. Comme vous voyez, me dit-il, je ſuis en habit de voyage, & vais partir dans la minute ; je n’ai pas été aſſez impoli pour paſſer devant votre porte ſans monter, vous dire un petit adieu : il eſt deux heures, ma voiture m’attend ; je parts, portez-vous bien.

Je ne ſavois que penſer de la viſite de Mr. N.... ; ſon air ſatisfait qu’il avoit conſervé juſqu’à la fin, amuſoit autant Mr. L.... qu’il me paroiſſoit ſingulier. Je ſus malheureuſement à quoi m’en tenir deux jours après : il me fit dire qu’il étoit de retour de la campagne, m’envoya propoſer de me mener à une vente de bijoux de femmes ; il me marquoit qu’il y en auroit, peut-être, quelqu’un qui pourroit me convenir ; que ſi cela m’arrangeoit, il viendroit me prendre dans ſa voiture à trois heures. Je lui fis réponſe que je l’attendrois : il me tint parole. Nous fumes enſemble à la vente ſuppoſée, qui étoit finie depuis quinze jours : il me dit que pour réparer ſon école, il vouloit me mener promener. Nous fumes enſemble au bois de Boulogne, nous y reſtames aſſez tard ; il me reconduiſit enſuite chez moi, où il ſe diſpenſa de monter, étant engagé, me dit-il, de ſouper ailleurs. Je monte dans mon appartement ; mais quelle fut ma ſurpriſe, en ouvrant la porte, de n’y trouver que les quatre murailles ! Mr. N.... pendant notre promenade, avoit fait reprendre tout ce qu’il m’avoit donné, mon lit, mes glaces, mes bijoux, tout étoit enlevé : je reçus le ſoir même une lettre de lui, où il me marquoit que Mr. L.... pouvoit préſentement coucher avec moi tant qu’il voudroit.

Mon état étoit affreux, je reſtois avec la ſeule robe que j’avois ſur moi : je fus coucher chez Madame Silveſtre, qui me fit toutes les offres imaginables, & me dit qu’elle ſeroit charmée que je trouvaſſe un entreteneur chez elle ; que mon ſecond choix ſeroit, peut-être, plus heureux que le premier. J’aurois été obligée de demeurer une ſeconde fois chez elle, ſi Mr. le Duc de C.... qui avoit apprit ma diſgrace, ſans en ſavoir les raiſons, ne m’avoit fait propoſer de m’entretenir. Je vécus peu de tems avec lui ; des raiſons aſſez ſimples nous ſéparerent. Je voyois dans ce tems-là Mr. le Marquis de L.... que je goutois beaucoup ; il m’offroit de me faire les mêmes avantages : un certain panchant dont on ne peut rendre raiſon, le gout du changement qui a toujours été pour moi un plaiſir réel, me déciderent à quitter Mr. le Duc de C.... pour vivre avec lui. J’avois ignoré juſqu’alors que la conſtance pût être quelquefois la ſource du vrai bonheur. Mr. le Marquis de L.... ſut le premier me faire gouter un plaiſir réel dans la fidélité ; d’ailleurs, je commençois à être moins fole ; mes paſſions étoient moins fortes, mes déſirs moins vifs ; ſi j’étois encore quelquefois libertine, c’étoit plutôt par imagination, & par habitude, que par temperament & par déſir. Je lui ai reſté pluſieurs années fidéle, ou plutôt trouvant moins de plaiſir à lui manquer, je prenois des précautions plus ſages & plus sûres pour le tromper.

Le Public commençoit déja à oublier ce que j’avois été : moi-même je rougiſſois de mes premiéres années, quand une idée de libertinage, une malheureuſe étincelle de temperament, vint trahir la réputation de fille ſage, dont je croyois être jalouſe, & m’enlever, en même-tems, Mr. le Marquis de L… Les hommes ayant fait les loix, pouvoient-elles être à notre avantage ? C’eſt le lion de la fable qui fait le partage du cerf : ils nous ont ſoumis à mille préjugés, dont ils ſe ſont ſeuls reſervés le droit de ſecouer l’eſclavage : le mot de deshonneur n’eſt point fait pour eux ; la vertu, ce tréſor factice qu’ils ont voulu nous rendre ſi précieux, n’eſt qu’un être imaginaire qu’ils ont inventé pour aſſurer leurs plaiſirs aux dépens de notre bonheur.

Un joli homme ſe fait une eſpéce de point d’honneur d’avoir été libertin ; on ne veut point nous laiſſer deviner qu’il puiſſe l’être : une femme philoſophe ſur cet article, eſt une femme ſans mœurs, une femme deshonorée dans la ſociété civile. Le plus honnête homme du monde, peut avouer, ſans rougir, une intrigue avec une griſette ; des paſſades faites avec certaines ſoubrettes, ne deshonorent point la liſte des bonnes fortunes d’un homme à la mode. Princes, Ducs & Marquis entretiennent publiquement des filles de Théâtre ; une femme qui paroit au ſpectacle avec un Acteur, ſeroit deshonorée : le préjugé l’a décidé ainſi ; l’uſage en a fait une loi, devant laquelle doit plier la raiſon : tout n’eſt qu’inconſéquence dans le monde, & tout eſt faux à notre deſavantage. Nous ſommes foibles, on nous attaque ; nous cédons, on nous mépriſe ; voilà les hommes, voilà, ſans doute, cet équilibre de raiſon, cette juſteſſe dans les idées ; avantages qu’ils prétendent avoir ſeuls, & qui les ont autoriſés à s’ériger en légiſlateurs. Comme mon deſſein n’eſt point de moraliſer, je reviens à mon hiſtoire.

J’appartenois depuis long-tems à Mr. le Marquis de L.... ; mon bonheur paroiſſoit d’autant mieux aſſuré, qu’il étoit plus tranquile : un gout fondé ſur une ancienne connoiſſance, affermi par une longue habitude, me promettoit de vivre autant que je voudrois avec lui. Une idée libertine, un moment de temperament, me fit tout hazarder, fortune & réputation. Il eſt des inſtans où rien ne coute pour ſe ſatisfaire, où la voix de l’honneur n’eſt plus entendue, où la vie même ne paroit d’aucun prix devant une forte paſſion ; la vertu quelquefois ſe tait : on ne cherche point d’exemple, quand on ne prétend point ſe juſtifier : un aveu que le préjugé ſeul rend honteux chez moi, n’a point beſoin d’excuſe. Un deſavantage qu’on retire de la philoſophie, eſt d’apprendre à ne point rougir mal à propos.

J’étois ſervie par un grand domeſtique, jeune, bien fait & d’une jolie figure, dont l’air diſtingué démentoit en tout l’état & la naiſſance ; ſes attentions, le plaiſir qu’il prenoit à me ſervir, me faiſoient aſſez voir les impreſſions que je faiſois ſur ſon cœur ; ſes petits ſoins recherchés, ſes reſpects me plurent ; tout, juſqu’à ſon ſilence, parloit en ſa faveur ; je l’aimai, je voulus me ſatiſfaire, & le rendre heureux. Une femme ſoumiſe au préjugé, & qui ſauroit ſe parer de la théorie du ſentiment, auroit bientôt d’un Lafleur fait un Amant déguiſé.

Mais ce vain artifice eſt peu fait pour mon cœur ; je ne rougirai point d’avouer que Lafleur me plaiſoit, quoique Lafleur. Je ne jouis pas long-tems d’un bonheur qu’on regardera, peut-être, comme humiliant. Mr. le Marquis de L.... le trouva un jour couché avec moi ; il eût pu ſacrifier mon Amant à ſa vengeance ; le mépris fut la ſeule arme dont il ſe ſervit. J’eus beau lui dire qu’on n’étoit point infidéle par libertinage, quand on aimoit par ſentiment ; j’employai inutilement larmes & priéres, la réponſe de Mr. le Marquis de L.... fut qu’il me quittoit pour toujours, & qu’il me mépriſoit plus qu’il ne m’avoit jamais aimée. La philoſophie vint heureuſement à mon ſecours ; je ſentis qu’il étoit auſſi humiliant pour elle de chercher à me juſtifier, qu’il auroit été honteux à mon entreteneur d’oublier l’offenſe.

Je ne fus pas long-tems ſans appartenir à quelqu’autre ; mon heureux deſtin, malgré mes traverſes & mon inconſtance, me faiſoit trouver des entreteneurs plus que je ne voulois. Mr. M.... jeune Amériquain, ſuccéda à Mr. le Marquis de L.... Je lui ai fait faire, en peu de tems, la triſte expérience, que les richeſſes du nouveau monde ne ſont point inépuiſables quand on aime, & qu’on a affaire à une fille maniérée.

Les refus de ſon Banquier mirent fin à ſon bonheur, en terminant nos plaiſirs : il me quitta pour aller gronder ſes Economes de ce qu’ils n’étoient pas auſſi induſtrieux à lui fournir de l’argent, qu’il étoit habile à le dépenſer.

Voilà, Madame, ce que vous avez exigé de moi : vous avez voulu ſavoir le détail de ma vie, je vous ai obéi.

Préſentement revenue de mes erreurs, auſſi heureuſe qu’aimée, auſſi fidéle que tendre, je goute, tous les inſtans de ma vie, dans les bras de Mr. R.... plutôt mon Amant que mon entreteneur, un bonheur plus réel & plus tranquile, une félicité plus parfaite, que les erreurs de vingt années de libertinage, ne m’ont procuré de faux plaiſirs.

FIN.