Histoire de Gil Blas de Santillane/X/7

Garnier (tome 2p. 256-259).
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Livre X


CHAPITRE VII

Gil Blas retourne à son château de Lirias ; de la nouvelle agréable que Scipion lui apprit, et de la réforme qu’ils firent dans leur domestique.


Je passai huit jours à Valence dans le grand monde, vivant comme les comtes et les marquis. Spectacles, bals, concerts, festins, conversations avec les dames, tous ces amusements me furent procurés par monsieur et par madame la gouvernante, auxquels je fis si bien ma cour, qu’ils me virent à regret partir pour m’en retourner à Lirias. Ils m’obligèrent même auparavant de leur promettre de me partager entre eux et ma solitude. Il fut arrêté que je demeurerais pendant l’hiver à Valence, et pendant l’été dans mon château. Après cette convention, mes bienfaiteurs me laissèrent la liberté de les quitter pour aller jouir de leurs bienfaits. Je repris donc le chemin de Lirias, fort satisfait de mon voyage.

Scipion, qui attendait impatiemment mon retour, fut ravi de me revoir, et je redoublai sa joie par la fidèle relation que je lui fis de tout ce qui m’était arrivé. Et toi, mon ami, lui dis-je ensuite, quel usage as-tu fait ici des jours de mon absence ? T’es-tu bien diverti ? Autant, répondit-il, que le peut faire un serviteur qui n’a rien de si cher que la présence de son maître. Je me suis promené en long et en large dans nos petits États ; tantôt assis sur le bord de la fontaine qui est dans le bois, j’ai pris plaisir à contempler la beauté de ses eaux qui sont aussi pures que celles de la fontaine sacrée, dont le bruit faisait retentir la vaste forêt d’Albunea ; et tantôt couché au pied d’un arbre, j’ai entendu chanter les fauvettes et les rossignols. Enfin, j’ai chassé, j’ai pêché, et, ce qui m’a plus satisfait encore que tous ces amusements, j’ai lu plusieurs livres aussi utiles que divertissants.

J’interrompis avec précipitation mon secrétaire pour lui demander où il avait pris ces livres. Je les ai trouvés, me dit-il, dans une belle bibliothèque qu’il y a dans ce château, et que maître Joachim m’a fait voir. Eh ! dans quel endroit, repris-je, peut-elle être, cette prétendue bibliothèque ? n’avons-nous pas visité toute la maison le jour de notre arrivée ? Vous vous l’imaginez, me repartit-il ; mais apprenez que nous ne parcourûmes que trois pavillons, et que nous oubliâmes le quatrième. C’est là que don César, lorsqu’il venait à Lirias, employait une partie de son temps à la lecture. Il y a dans cette bibliothèque de très bons livres qu’on vous a laissés comme une ressource assurée contre l’ennui, quand nos jardins dépouillés de fleurs et nos bois de feuilles n’auront plus de quoi vous en préserver. Les seigneurs de Leyva n’ont pas fait les choses à demi : ils ont songé à la nourriture de l’esprit aussi bien qu’à celle du corps.

Cette nouvelle me causa une véritable joie. Je me fis conduire au quatrième pavillon, qui m’offrit un spectacle bien agréable. Je vis une chambre dont je résolus à l’heure même de faire mon appartement, comme don César en avait fait le sien. Le lit de ce seigneur y était encore avec tous les ameublements, c’est-à-dire une tapisserie à personnages qui représentaient les Sabines enlevées par les Romains. De la chambre, je passai dans un cabinet où régnaient tout autour des armoires basses remplies de livres, sur lesquelles étaient les portraits de tous nos rois. Il y avait auprès d’une fenêtre, d’où l’on découvrait une campagne toute riante, un bureau d’ébène devant un grand sopha de maroquin noir. Mais je donnai principalement mon attention à la bibliothèque. Elle était composée de philosophes, de poètes, d’historiens et d’un grand nombre de romans de chevalerie. Je jugeai que don César aimait cette dernière sorte d’ouvrages, puisqu’il en avait fait une si bonne provision. J’avouerai, à ma honte, que je ne haïssais pas non plus ces productions, malgré toutes les extravagances dont elles sont tissues, soit que je ne fusse pas alors un lecteur à y regarder de si près, soit que le merveilleux rende les Espagnols trop indulgents. Je dirai néanmoins, pour ma justification, que je prenais plus de plaisir aux livres de morale enjouée, et que Lucien, Horace, Érasme, devinrent mes auteurs favoris.

Mon ami, dis-je à Scipion lorsque j’eus parcouru des yeux ma bibliothèque, voilà de quoi nous amuser ; mais avant toute chose, nous en avons une autre à faire ; il faut réformer notre domestique. C’est un soin, me dit-il, que je veux vous épargner. Pendant votre absence, j’ai bien étudié vos gens, et j’ose me vanter de les connaître. Commençons par maître Joachim ; je le crois un parfait fripon, et je ne doute point qu’il n’ait été chassé de l’archevêché pour des fautes d’arithmétique qu’il aura faites dans ses mémoires de dépenses. Cependant il faut le conserver pour deux raisons : la première, c’est qu’il est bon cuisinier, la seconde, c’est que j’aurai toujours l’œil sur lui ; j’épierai ses actions, et il faudra qu’il soit bien fin si j’en suis la dupe. Je lui dis hier que vous aviez dessein de renvoyer les trois quarts de vos domestiques, et je remarquai que cette nouvelle lui fit de la peine ; il me témoigna même que, se sentant porté d’inclination à vous servir, il se contenterait de la moitié des gages qu’il a aujourd’hui plutôt que de vous quitter, ce qui me fait soupçonner qu’il y a dans ce hameau quelque petite fille dont il voudrait bien ne pas s’éloigner. Pour l’aide de cuisine, poursuivit-il, c’est un ivrogne, et le portier un brutal dont nous n’avons pas besoin, non plus que du tireur. Je remplirai fort bien la place de ce dernier, comme je vous le ferai voir dès demain, puisque nous avons ici des fusils, de la poudre et du plomb. À l’égard des laquais, il y en a un qui est Aragonais, et qui me paraît bon enfant. Nous garderons celui-là ; tous les autres sont de si mauvais sujets, que je ne vous conseillerais pas de les retenir, quand même il vous faudrait une centaine de valets.

Après avoir amplement délibéré sur cela, nous résolûmes de nous en tenir au cuisinier, au marmiton, à l’Aragonais, et de nous défaire honnêtement de tout le reste : ce qui fut exécuté dès le jour même, moyennant quelques pistoles que Scipion tira de notre coffre-fort et leur donna de ma part. Quand nous eûmes fait cette réforme, nous établîmes un ordre dans le château ; nous réglâmes les fonctions de chaque domestique, et nous commençâmes à vivre à nos dépens. Je me serais volontiers contenté d’un ordinaire frugal ; mais mon secrétaire, qui aimait les ragoûts et les bons morceaux, n’était pas un homme à laisser inutile le savoir-faire de maître Joachim. Il le mit si bien en œuvre, que nos dîners et nos soupers devinrent des repas de bernardins.