Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 7

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 96-115).

CHAPITRE VII

Suite. — Luther. (1517-1523.)

Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas, la famille.

C’est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fût jamais. Celle-ci atteignit toutes les habitudes, tout le système de la vie, le fond du fond de l’existence.

Nous ajournons les autres faces de la révolution protestante. Elles ressortiront assez de ce livre. Un mot seulement ici sur le côté moral.

Sans vouloir toucher au christianisme (au contraire, en faisant effort pour le replacer sur le dogme qui en est l’essence), Luther l’a transformé. Employons le langage de l’art qu’il préférait, de la musique : il n’a pas changé l’air, il a même épuré, restauré la partition ; mais il l’a transposée d’une clef à l’autre, l’a complétée des parties légitimes. Et ce changement a fait d’une mélodie maigre, d’un chant monastique et stérile, l’ouverture harmonique du grand concert des nations.

Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la vérité.

Le miracle, c’était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par un célibataire, et la famille à trois.

De son gouvernement paterne où il trônait, le prêtre est descendu à la fraternité. C’est un frère, c’est un homme, un des nôtres. Tels nous pouvons être demain.

Ainsi le mot de la Renaissance : « Revenez à la nature », s’est trouvé accompli par l’homme qui ne voulait que rappeler le christianisme et le salut surnaturel.

Luther, fervent chrétien, a, sans le savoir, servi l’esprit nouveau. Son cœur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et de la Renaissance.

Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n’apporta que son Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s’emparèrent du grand musicien.

Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus harmoniste par la langue et le style. Il n’y a rien à comparer aux symphonies immenses de Michel-Ange et de Rubens que certaines pages de Luther, comme son récit de la diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes choses au niveau de Bossuet, mais avec des accents poignants, profonds, intimes, humains, que n’eut pas l’orateur officiel de l’Église de Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu entraînant devant la trombe de Luther.

De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute cette superbe tempête, de ce grand cœur et de cette grande vie, cent choses sont restées très fécondes, une surtout, qui fut l’homme même et qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de Luther. Cette chose, nous l’avons dit, c’est la famille, la vraie et naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la reconstruction du foyer.

Or, la pierre du foyer, c’est la base de tout. Toute la vie est basée dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et désunie, l’État n’a pas d’assiette ; il la cherche, et, comme un malade, se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux.

La longue mort de l’Italie et de l’Espagne, la fébrile agitation de la France, l’anéantissement de l’Irlande comme race et de la Pologne comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays, est rarement sérieuse. La maison n’y est pas fermée ; elle est ouverte aux quatre vents. Autre chose, l’hospitalité ; autre, la banalité. Dans cette vie quasi communiste, où chacun regarde toujours hors de chez soi, le travail est minime, et l’agitation grande, la mobilité et l’ennui, l’esprit aléatoire, la curiosité, l’aventure. Les peuples ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l’État.

Nous reviendrons assez sur tout cela. Qu’il suffise de dire ici que le protestantisme, qui pour le reste est un passage, en ceci s’est trouvé la nature, qui ne passe point. Que Dieu se soit trompé en faisant la famille à deux, plusieurs le soutiendront. Mais enfin elle est telle. Une famille à trois, où le dangereux tiers n’est pas l’intrus, mais l’autorité même, c’est la discorde arrangée par la loi, c’est le divorce organisé, le foyer équivoque et suspendu en l’air. Nulle paix, nulle unité ; donc, l’éducation impossible, l’enfant formé par le hasard, et sans tradition paternelle, c’est-à-dire sans passé solide, faible et seul, un individu.

La racine fatale d’où germe cette mauvaise plante d’une végétation souterraine, infinie, poussant ses fibres vénéneuses de la famille dans l’État et la société, Luther la coupe, par un moyen très simple. Pour directeur à la famille, c’est la Bible qu’il donne. Il vous met dans les mains un livre au lieu d’un homme.

« Ne me croyez pas, dit-il. Qui est Luther ? Que m’importe Luther ? Périsse Luther et que Dieu vive !… Prenez ceci, lisez. »

Lisez ! Quoi ! en voici un qui veut qu’on sache lire ! Mais cela seul est une grande révolution.

Lire un livre imprimé ! Révolution plus grande. Ceci donne des ailes à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des yeux… C’est la révolution de la lumière.

Quel livre ? Infiniment multiple, de vingt esprits divers, donc propre à susciter l’examen, la critique, la recherche d’un esprit libre.

De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l’autorité primitive, s’en remet à la liberté.

Cœur loyal, âme pure ! je le vois bien ici. Le vrai nom de ton œuvre est celui-ci : c’est la révolution de loyauté.

Point d’arrière-pensée en ce rude homme. Il marche fort et ferme, de ses souliers de fer, dans la droite et loyale voie… Ah ! il ne vous énervera pas. Il vous forge d’abord une Bible allemande dans la langue vibrante des Niebelungen, la langue des vieux héros du Rhin.

Où en est, je vous prie, toute la littérature du Moyen-âge, la poésie de la fièvre, la gémissante colombe du Cantique, les berceaux de l’Épouse, tant commentés de saint Bernard, recommentés d’Innocent III, et de Gerson, de Bossuet même ? Voici un homme indélicat qui n’entend rien aux attendrissements, qui n’a pas goût aux confidences, aux timidités, aux soupirs. Les bocages douteux où les mystiques erraient au clair de lune, ce grossier forgeron qui n’aime que le jour, il frappe dessus, à droite, à gauche. Et quand les dryades gémiraient, il n’en frapperait que plus fort, faisant de ces nymphes du Diable un impitoyable abatis.

Qu’il est puissant, celui qui ne veut rien pour lui, qui va droit devant lui et sans tourner la tête !… Je voudrais bien savoir seulement comment, dans ce grand désert d’hommes, où tous agonisaient, il y eut un homme encore ; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques, il y eut cet homme fort, « au cœur rouge », pour dire comme la vieille Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.

Il ne descendit pas du ciel. Il passa par l’école, l’église et le couvent, trois degrés du suicide.

Et il eut en perfection, ce héros, l’éducation du temps, celle de la bassesse et de la peur.

C’était une sorte de bagne où l’on n’entendait que le fouet. Luther l’avait cinq fois par jour. Cela faisait des enfants si peureux qu’un jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d’une ferme, le paysan, homme charitable, mais d’une voix rude leur dit : « J’y vais. » Et leur peur fut si grande qu’ils s’enfuirent à toutes jambes et n’osèrent jamais revenir.

Voilà la triste école d’où sortit l’homme le plus hardi de l’Allemagne.

Autre miracle. Converti un jour par la peur d’avoir vu tuer un ami par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre deux écueils auxquels personne n’échappait. D’une part, la goinfrerie, le ventre ; et, d’autre part, la femme, la fatalité corruptrice de savoir et toucher sans cesse ce qu’on doit éviter.

Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment ? Avec sa musique d’une part, de l’autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon jeune homme. Cela te soutiendra. Mais il y ajoute Platon. La sereine, l’héroïque Antiquité, l’entoure et le garde. La musique lui prête des ailes pour l’enlever au besoin sur les endroits fangeux et les basses tentations.

Fils d’un Saxon, il le fut peu lui-même. Ce n’est point un buveur de bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les coteaux de Wurtzbourg. Il eut dans le sang l’esprit gai et aimable des plus salubres vins du Rhin. Rien d’épais, rien d’alourdissant. Seulement des chaleurs subites à la tête et au cœur, de superbes colères. Mais le meilleur homme du monde.

Le grand assaut livré à son esprit, ce fut la découverte fortuite d’une Bible. Livre immense, effrayant, où Dieu semble parler par cinq cents voix contraires. Beaucoup y succombaient, disant (Luther le leur reproche) : Bibel-Babel, et n’y voulant plus lire.

Rudes étaient ses combats. Et il eut un moment la tentation de jeter tout. Mais ce grand livre le retint. Deux fois par an il lisait la Bible tout entière et s’y enfonçait toujours plus, y trouvant, y portant mille choses fécondes qu’en fait jaillir un grand esprit. Il dit fort bien plus tard, dans la naïveté de la force : « Je tire bien moins des livres que je n’y mets moi-même. »

La difficulté réelle du moment, que personne ne voyait, la chose qui faisait avorter la Renaissance, stérilisait la Liberté, c’est que Rome les exploitait. Rome s’était mise à la mode ; elle professait la doctrine des philosophes et des juristes, doctrine anti-chrétienne, qui sauve l’homme non par le Christ, mais par les œuvres mêmes de l’homme.

Léon X se montrait d’accord avec Érasme. La liberté et la philosophie, confisquées, amorties par leur ennemi naturel, se neutralisaient elles-mêmes. C’était la vaccine de la liberté. Un libre arbitre théorique, dirigé par les prêtres, rançonné par les indulgences, c’était aux mains du pape un négoce de plus, une nouvelle marchandise de la grande boutique.

Avec un petit mot, une équivoque, la liberté devenait servitude : l’équivoque du mot œuvres. « L’homme est-il sauvé par les œuvres ? » Oui, disait le philosophe, entendant les œuvres de vertu. Oui, disait le papiste, entendant les œuvres pies, messes ou cierges brûlés, macérations, pèlerinages ou, ce qui remplace tout, l’indulgence de Rome et l’argent.

Magique vertu de l’équivoque ! Grâce au mot œuvres, l’argent et la philosophie avaient même langage. Tetzel et Fugger parlaient comme Zénon.

Mais voilà que ce rude Allemand brise ce bel accord. Quand on lui parla du charlatan Tetzel, de ses succès à colporter sa drogue, Luther dit brutalement : « Je lui crèverai son tambour. »

Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-la au vrai jour populaire :

« Bonnes gens, on vous vend la dispense des œuvres. Remettez l’argent dans vos poches. Dieu vous sauve gratis. Des œuvres, la seule nécessaire, c’est de croire en lui, de l’aimer. Quoi ! Dieu est mort pour vous, et il n’y aurait pas assez du sang d’un Dieu pour laver tous les péchés de la terre ? »

Chose curieuse. Le pape recommandait les œuvres, et tout s’était réduit aux œuvres de la caisse. Luther dispense des œuvres, et elles recommencent, les vraies œuvres morales, celles de piété et de vertu.

Il disait : « Aime et crois. » Qui aime n’a besoin qu’on impose et prescrive les œuvres agréables à l’objet aimé ; il les fera bien de lui-même, et il les ferait malgré vous.

Cette apparente suppression de la Loi, ce triomphe de la Grâce et de l’Amour fut un enchantement. De misérable serf qu’il était, servant sous le bâton, la verge et la peur de l’enfer, voilà l’homme restauré qui se retrouve chez Dieu le fils de la maison, l’héritier chéri, légitime. Il s’élance, riant et pleurant, dans les bras paternels… Le péché, le jugement, tous les épouvantails, que sont-ils devenus ? Je ne vois plus qu’amour, lumière, consolation, le paradis ici-bas, comme au ciel… Un chant de joie commence. À l’homme de chanter, au Diable de pleurer. Lui seul est dupe. Jésus l’a attrapé. Croyant tenir sa proie, il a mordu à vide et s’est mordu… Du ciel à la terre, immense éclat de rire.

Voilà comme apparut Luther, sublime et bouffon musicien de ce divin Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre Moïse et Rabelais… Non, plus que tout cela, le peuple.

Ou, comme il a nommé magnifiquement le peuple : « Monseigneur tout le monde (Herr omnes). » Ce Monseigneur est dans Luther.

Le plus merveilleux de l’affaire, c’est que cette nouveauté était très vieille. Cent fois on avait ressassé le texte de saint Paul : « Crois, et tu es sauvé. » Saint Augustin l’avait commenté, étendu, délayé à souhait. Tous les mystiques avaient pris là, spécialement les Mendiants, et, plus que tous, les théologiens de l’Allemagne. C’était la propre et originale théologie allemande, comme elle existait déjà dans le petit manuel qui porte ce nom, comme on la trouvait, en remontant, dans Tauler, Henri Suso, jusque dans Gotteschalk, condamné sous Charlemagne, au temps même où le christianisme entra en Allemagne. Dès qu’il y eut un christianisme allemand, il fut tout d’abord luthérien.

L’Allemagne enseigna toujours : « Dieu seul est grand, Dieu seul est tout ; toute la force de l’homme est en lui. »

La défaillance de l’Église n’avait que fortifié cette doctrine de l’impuissance humaine. L’Imitatio Christi, la Théologie de Gerson, n’avaient pas d’autre sens. Et pourtant quel contraste ! Ces livres monastiques, découragés (désespérés dans leur résignation), ne mènent à rien qu’à la langueur, à rêver et croiser les bras. Ils sont la fin d’un monde, pâle reflet d’un soleil couchant. Ceux de Luther, c’est l’aube, c’est un réveil de mai à quatre heures du matin. Une cloche argentine et perçante, sous un puissant battant d’acier, éveille le monde en sursaut. L’Allemagne, la reine au bois dormant, se met sur son séant, en se frottant les yeux : « Oh ! dit-elle, que j’ai dormi tard ! Mais, je le vois bien, c’est l’aurore ! »

Remontez, je vous prie, dans l’histoire du christianisme. Vous ne trouverez rien de semblable. Je parlais de l’Imitatio. Mais j’aurais pu dire l’Évangile. Son astre aimable a lui au coucher de l’Empire romain sur les ruines de la Judée et de vingt nations. Son charme est bien plutôt celui d’une lune mélancolique que d’un fécond soleil ; c’est le temps du repos, c’est l’astre aimé des morts. Dormez et laissez faire à Dieu.

Tout au contraire, Luther, qui croit ressusciter cette doctrine, qui en dit, redit les paroles, commence pour le monde un âge de bruyante et vive action. Le jour, laborieux ouvrier, se lève, et chante, et frappe, et bat l’enclume. Il me dit bien : Dormez. Mais il n’y a pas apparence. Cher, vaillant forgeron, tant que tu battras d’un tel bras, peu de gens dormiront. Dès l’heure où ton coq a chanté, les muets esprits de la nuit ont fui discrètement. L’homme est pour toujours éveillé.

Ainsi l’effet fut tout contraire à celui des mystiques. Tant vaut l’homme, tant vaut la doctrine. Celle-ci, prêchée dans la langueur, dans les tendresses équivoques, était la mollesse même, l’énervation de l’âme. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque, elle fut le pain des forts, un cordial avant la bataille ; elle fit à l’homme la belle illusion de sentir, au lieu de son cœur, battre en son sein le cœur d’un Dieu.

Malentendu sublime ! Le peuple entend mieux qu’on ne dit. Il prit l’air plus que les paroles ; et dans l’air était le vrai sens. Quand de sa voix tonnante à faire crouler les trônes, Luther criait : L’homme n’est rien, le peuple entendait : L’homme est tout.

Les dates ici sont dramatiques. La grande œuvre du Concordat, la soumission de la France, brisée par le roi et le pape, fut couronnée en février 1517. En mars, Léon X, qui jusque-là n’avait pas cru à sa victoire et tenait à Rome contre les gallicans une espèce de concile pour les foudroyer au besoin, jugea la comédie inutile, licencia ses acteurs. Le ciel était serein, les humanistes ralliés à la papauté. Les rieurs étaient pour le pape. Et c’est à ce moment qu’éclatèrent en Allemagne les thèses de frère Martin Luther. Elles coururent en un mois jusqu’à Jérusalem.

Le 31 octobre 1517, Luther ayant écrit une noble et forte lettre à l’archevêque de Mayence, où il le sommait du compte qu’il aurait à rendre à Dieu, afficha à l’église du château de Wittemberg ses propositions sur les indulgences. Pièce originale, éloquente, d’une verve mordante, chaleureuse et satirique. Jamais la théologie n’avait parlé sur ce ton. Nulle banalité. Tout sortait d’une indignation loyale et des entrailles même du peuple.

L’ironie n’y manquait pas. « On a sujet de haïr ce trésor de l’Évangile par qui les premiers deviennent les derniers. On a sujet d’aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les premiers.

« Quand le pape donne des pardons, il a moins besoin d’argent que de bonnes prières pour lui. Voilà tout ce qu’il demande. »

À côté de ces choses piquantes, il y en avait de bien belles, d’une vraie sublimité : « Qui vous dit que toutes les âmes du Purgatoire demandent à être rachetées ? Qui sait si elles n’aiment mieux rester et souffrir ?… Assurons les chrétiens que souffrir, c’est la voie du ciel ; exhortons-les à affronter les douleurs, l’enfer même, s’il le fallait, pour aller à Dieu. »

On fait tort à la cour de Rome quand on dit qu’elle traita légèrement cette affaire, qu’elle n’en sentit pas la portée. Elle crut, à tort, que la chose était suscitée par les princes, avec raison que les princes en étaient charmés et en profiteraient. L’empereur Maximilien, fort ennemi de Léon X, et qui, dit-on, eut un instant l’idée d’être pape lui-même, disait : « Celui-ci est un misérable ; ce sera le dernier pape. Gardons bien le moine saxon ; le jeu va commencer avec les prêtres. Soignez-le. Il peut arriver que nous ayons besoin de lui. » L’Électeur de Saxe et d’autres princes dans chaque famille électorale regardèrent d’où venait le vent et se tinrent prêts à soutenir ce défenseur de l’Allemagne, sans lequel elle risquait de tomber dans l’abaissement de la France. Danger qui ne fit que croître par la mort de Maximilien, quand le vendeur des indulgences, l’archevêque de Mayence, parvint à faire empereur le roi catholique.

Rome ne perdit pas un moment. Elle lança les dominicains, fit écrire l’un d’eux, qui était le Maître du Sacré Palais, pour rappeler la doctrine de saint Thomas, et somma Luther de comparaître dans soixante jours (septembre 1518). Puis elle envoya à Augsbourg un Italien fort délié, le cardinal Cajetano, qui lui-même avait été suspect d’hérésie, ayant écrit qu’on pouvait interpréter l’Écriture « sans suivre le torrent des Pères ». Il devait plaire à l’Électeur et décider Luther à la rétractation. Il s’y prit de toute manière, par menace à la fin, lui montrant son isolement, son danger, lui disant : « Crois-tu que le pape s’inquiète fort de l’Allemagne ? Crois-tu que les princes lèveront des armées pour te défendre ?… Quel abri as-tu ? Où veux-tu rester ? — Sous le ciel », répondit Luther.

Rome avisa dès lors à un moyen plus violent. Elle flatta l’Électeur, lui envoyant le présent royal de la Rose d’or et lui demandant en échange de lui livrer le moine. Dans ce cas-là, brûlé par Léon X, il eût eu le sort d’Arnoldo de Brescia, de Savonarole, de Bruno et de tant d’autres. La Réforme, étouffée encore, eût laissé le vieux système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès lors, ni de jésuites ; point de Jansénius, point de Bossuet, point de Voltaire. Autre était la scène du monde.

Luther était dans un danger réel. L’Électeur ne se prononçant pas, il n’avait de protection que le peuple, et se tenait prêt à partir ; mais pour quel pays ? Pour la France. Autant valait aller à Rome. La mort de Maximilien changea tout. L’Électeur, devenu vicaire de l’Empire, craignit moins de protéger Luther (janvier 1519).

Je regrette cette belle histoire. Tout le monde sait qu’après sa Captivité de Babylone, où il montrait Jésus-Christ prisonnier du pape, il brûla hardiment aux portes de Wittemberg la bulle de condamnation.

Rome était effrayée. On peut en juger par un fait, minime en apparence, mais d’hypocrisie très habile. Dès novembre 1517, un mois après les foudroyantes thèses, Léon X demande qu’on lui envoie sur l’argent des indulgences cent quarante-sept ducats d’or « pour payer un manuscrit du XXXIIIe livre de Tite-Live ». Belle et touchante réponse aux calomnies de Luther ! Voilà l’emploi honorable que faisait le digne pontife de cet argent tant reproché ! Il le prodiguait pour les œuvres de la civilisation et le progrès des lettres. Là-dessus, les panégyristes de s’attendrir et de s’extasier. Et nous aussi, nous admirons une si fine diplomatie. Elle divisait habilement le grand parti de la Renaissance, elle flattait les Érasme, les Reuchlin, les Hutten ; elle les avertissait de se rallier à Rome, à l’élégante Italie, fille et sœur de l’Antiquité ; de laisser dans sa barbarie ce buveur de bière, ce moine… Léon X avait dit : « Ce sont disputes de moines. » Et c’est aussi le point de vue sous lequel beaucoup d’humanistes voyaient la chose. Hutten, que la nécessité avait jeté à la cour de Mayence, avait dit : « Bravo ! mes amis les moines, dévorez-vous les uns les autres ! » (Consumite, ut consumemini invicem.)

Ceci en avril 1518. En novembre de la même année, Hutten revint à lui-même. Il écrivit à un ami son pamphlet, l’Ennemi des cours (Misaulus). Il appartint dès ce jour à Luther et à la patrie.

C’est alors qu’il porta chez Franz de Seckingen sa presse et son imprimerie. Il lui lut les écrits de Luther, lui en fit un admirateur, un champion au besoin, assura à la Réforme sa redoutable épée.

Il en fut de même du fameux chef des lansquenets, le vieux Georges Frondsberg, rude et colérique soldat qui entourait Luther à Worms, tout prêt à tirer l’épée contre les Espagnols qu’avait amenés Charles-Quint.

Il n’y a pas de scène plus sublime que cette diète de Worms, où l’homme que tous favorisaient, mais dont nul encore n’osait s’avouer protecteur, vint seul, porté sur le cœur et dans les bras de l’Allemagne, si ferme, si modeste et si grand. Tous, amis et ennemis, voulaient l’empêcher d’arriver et lui rappelaient Jean Huss. « J’irai, dit-il, y eût-il autant de diables que de tuiles sur les toits. »

Il y eut une tentative. On tâta le peuple. Un prêtre, avec des Espagnols, essaya d’enlever dans la rue quelques livres de Luther. Si cela eût réussi, les livres pris, on prenait l’homme. Mais le peuple s’élança, et les étrangers se réfugièrent dans le palais de l’empereur.

La providence invisible qui l’avait entouré à Augsbourg et à Wittemberg, à Worms enfin, le prudent Électeur de Saxe, craignant à la fois l’empereur et le zèle intempérant de Luther, le fit enlever en route et le retint quelque temps au donjon de Wartbourg. La chose fut si bien conduite que Luther ne sut pas d’abord s’il était en main amie ou ennemie.

Grand fut ce coup de théâtre. Les ennemis désespérés de l’avoir tenu et lâché. L’Allemagne entière émue, indignée contre elle-même d’avoir si mal gardé son apôtre.

Lui cependant, dans son donjon, ne voyant âme qui vive, sauf deux pages qui lui apportaient les aliments et ne parlaient pas, il réfléchissait à loisir sur l’étrange événement. Sa flûte, les psaumes allemands, l’immense travail d’une traduction de la Bible, lui remplissaient très bien les jours.

On sut bientôt qu’il existait, qu’il était le même, l’indomptable, le grand, l’héroïque Luther. Il écrivait de son Pathmos, de la région des oiseaux qui chantent Dieu jour et nuit.

Il écrivait à Mélanchton, son jeune ami qui le pleurait : « Tu es tendre, cela ne vaut rien… Tu m’élèves trop ; tu te trompes en m’attribuant tout ceci. Prie pour moi… Me voilà ici, oisif et contemplatif. Je me mets devant les yeux la figure de l’Église ; je hais la dureté de mon cœur qui ne se fond pas tout en larmes « pour pleurer mon peuple égorgé ». Pas un ne se lève pour Dieu… Temps misérable ! lie des siècles !… Ô Dieu ! aie pitié de nous ! »

Entre autres choses très fortes, il écrivit un mot terrible à l’archevêque de Mayence, une sommation de s’amender :

« Pensez-vous que Luther soit mort ? Détrompez-vous. Il vit, tout prêt à commencer avec vous un certain jeu… » Qui l’aurait cru ? Le misérable, qui craignait d’être démasqué, répondit de sa propre main une lettre de soumission, « souffrant volontiers, disait-il, cette réprimande fraternelle ».

Avec le temps, Luther fut moins resserré, et son hôte, le gouverneur du château, imagina pour l’amuser de le mener à la chasse. Il le connaissait bien mal, ce grand cœur, aussi bon que grand, si tendre pour la nature : « Ç’a été, dit-il, pour moi un mystère de douleur et de pitié. La chasse, n’est-ce pas l’image du Diable, poursuivant les âmes innocentes ?… Mais voici le plus atroce. J’avais sauvé un petit lièvre et l’avais mis dans ma manche. Je m’éloigne ; les chiens le prennent, lui cassent la jambe et l’étranglent… J’en ai assez de la chasse… Ô courtisans, mangeurs de bêtes ! vous serez mangés là-bas. »

Cette douceur n’était pas seulement pour les bêtes. Apprenant la violence des énergumènes, anabaptistes et autres, qui allaient brisant les images et criant contre Luther : « Aie soin, écrit-il à un conseiller de l’Électeur, que notre prince ne teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes. »

Entre ces éclairs admirables de bonté et de grandeur qui partent de la Wartbourg et illuminent l’Europe, voici, selon moi, le plus grand. Ceci, c’est la garantie la plus haute du caractère de Luther, le vrai sceau de sa loyauté.

Il abandonne la confession, — la chose qui fait la force du prêtre, et sa très intime joie, la chose pour laquelle tout jeune homme se fera prêtre (savoir le secret de la femme).

Je vous dis en vérité que cet homme-là, du prêtre, n’a eu que l’habit. Où trouvera-t-on jamais un homme ayant cette puissance, qui veuille s’en dépouiller ?

Salut, homme vraiment innocent ! simple, d’un profond cœur d’enfance.

Ce jour-là, tu es le vainqueur.

Je ne connais rien de plus curieux que ce bonhomme, descendant de la Wartbourg malgré l’Électeur, malgré tout. Deux embarras nouveaux (par-dessus le Diable et le pape) lui survenaient : les rois, les peuples.

Henri VIII faisait écrire contre lui, l’Allemagne exigeait, aujourd’hui, non demain, la révolution.

Il voulut se mettre en travers, descendit. Il rentra dans son Wittemberg.

Tout était changé.

La petite maison de son père était entourée d’une foule. On avait su que Luther était ressuscité, et, d’un mouvement immense, toute la terre y affluait. Tel venait pour le bénir, tel pour le maudire, pour le voir surtout. Les questions de toute sorte pleuvaient comme grêle.

Voilà un homme étonné, embarrassé, effaré. — Mais ce n’était rien encore.

Les femmes, à ce renouvellement de la légende du monde sauvé par l’amour, s’étaient partout précipitées hors des maisons, hors des couvents. Un monde de religieuses, ayant quitté le cloître vide, cherchaient le vrai temple, cette maison de l’amour de Dieu. Elles n’avaient pas réfléchi que le pauvre Martin Luther, tout apôtre ou docteur qu’il fût, était encore un jeune homme robuste, d’environ trente-six ans.

Il était extrêmement maigre, alors, avec la tête carrée, plus carrée que gracieuse, de la vraie race allemande. Ses yeux, il est vrai, étaient admirables ; il y roulait constamment des éclairs joyeux et terribles, comme la foudre rit au haut des cieux.

Heureusement il était, de nature et foncièrement, un homme du peuple et de travail, disons le mot, un ouvrier, comme son père le mineur, un bon et loyal forgeron de Dieu.

Toutes ces femmes qui arrivaient, plusieurs très jeunes et très belles, il n’en vit qu’une seule chose : il vit « qu’elles avaient faim ».

Et le voilà écrivant de tous côtés pour des aumônes, mendiant du pain pour elles, et, par de rudes plaisanteries, tâchant de plaire à l’Électeur, aux courtisans, à tous, pour pouvoir nourrir « ces pauvres vierges, malgré elles », en attendant qu’il puisse les renvoyer à leurs parents.

C’était une foule fort mêlée. Il y avait des religieuses princesses, qui avaient profité de l’occasion pour courir le monde, fort curieuses du jeune apôtre.

Il ne voit rien de tout cela. Il ne songe qu’à leur nourriture. Il y mange son dernier sou et celui de ses amis.

J’imagine que le pauvre homme, qui, à cette même époque, demande pendant plusieurs mois un habit à l’Électeur, n’ayant pas grand’chose à donner à ces pauvres échappées, et ne sachant comment changer les pierres en pain, les alimentait de ses psaumes, et, prenant son luth ou sa flûte, tout au moins nourrissait l’esprit.