Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 6
CHAPITRE VI
Luther ouvrit la voie, et dès lors toute la terre chanta, tous, protestants et catholiques. De Luther naquit Goudimel, le professeur de Rome et le maître de Palestrina.
Ce ne fut pas le morne chant du Moyen-âge, qu’un grand troupeau humain, sous le bâton du chantre officiel, répétait éternellement dans un prétendu unisson, chaos de dissonances.
Ce ne fut pas la farce obscène et pédantesque des messes galantes dont l’introït était un appel à Vénus, et dont le Te Deum rendait grâce à l’Amour.
Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du cœur, le chant de ceux qui pleurent et qui sont consolés, la joie divine parmi les larmes de la terre, un aperçu du ciel… Dans un jour de malheur et d’imminent malheur où le ciel se cernait de noir, je vis un point d’azur qui luttait, grandissait, contre les nuées sombres, azur d’acier, sévère et sérieux, où le soleil ne riait pas. N’importe, je m’y rattachais, je le suivais des yeux. Mon cœur chanta, et j’étais relevé.
Voilà la vraie Renaissance. Elle est trouvée. C’est la Renaissance du cœur.
Grande ère où sonne une heure du monde ! La nouvelle heure peut dire : « Je n’ai rien de l’heure écoulée. Le passé, c’est l’âge muet, et qui ne put chanter, âge sombre qui dut manger son cœur dans la nuit du silence. Moi, je suis l’âge harmonieux, qui, par le libre chant, verse son cœur à la lumière, l’épanouit, l’agrandit et le crée. »
« Je sens mille cœurs en moi », dit quelque part un héros de Shakespeare. Mais qui a droit de dire ceci, sinon l’âge moderne, à partir de Luther ? Oui, je sens ces mille cœurs, et je les fais sans cesse, je me les crée et les engendre et les multiplie par le chant.
Le besoin de créer, de se faire et de faire son Dieu, n’a pas manqué au Moyen-âge. Et cet effort a apparu dans le dessin et dans les arts d’imitation.
Du jour où Giotto, Van Eyck, délivrèrent les saintes images de la fixité byzantine, chacun voulut son Dieu à soi, et tourmenta le peintre et le graveur. On l’emportait dans son sein, dans sa robe, ce Dieu, on s’en allait riche de son rêve. Et le lendemain on disait : « Ceci n’est pas mon rêve encore. »
Légitime exigence, et non caprice. Dieu est Dieu par son renouvellement continuel, par ce charme rapide de l’incessant enfantement. Tel il est, et tel le veut l’homme. Donnez-lui donc un art, non pas d’imitation et de fixité ; au contraire, un art où jamais rien ne se reproduise identique. Cet art sera plus près de Dieu.
Aux plus déshérités fut donné ce don de la Grâce.
Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l’humide habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d’éternelle pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d’un mouvement automatique et monotone ? Cette barre, qui, lancée, revient frapper son cœur et sa poitrine pulmonique, ne fait-elle rien, je vous prie, qu’un tour de fil ?… Oh ! voici le mystère. De ce va-et-vient sort un rythme ; sans s’en apercevoir, le pauvre homme à voix basse commence un chant rythmique.
À voix basse ! il ne faudrait pas qu’on l’entendît. Ce chant n’est pas un chant d’Église. C’est le chant de cet homme, à lui, sorti de sa douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu’il y a plus de soleil maintenant dans cette cave que sur la place de Florence ; plus d’encens, d’or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre ou d’Italie.
« Et pourquoi pas un chant d’église ? Est-ce révolte ? » — Point. Mais c’est que l’Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien pour cet homme. Il faut qu’il trouve lui-même. Elle perdit le rythme avec Grégoire-le-Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans. Elle en reste au plain-chant ; c’est sa condamnation.
Ce tisserand buissonnier, de la banlieue d’une grande ville, n’a garde de chanter haut. Il est trop jalousé du fier et souverain métier des tisserands, du corps autorisé qui vient de temps à autre lui briser tout dans sa maison. Il est humble, comme la terre, le terrier où il vit. La cloche du métier ne sonne pas pour lui. Le noble carillon de la ville, qui réjouit les autres de quart en quart, au contraire lui sonne aux oreilles : « Tu n’es rien, tu seras battu… Tu n’as pour toi que Dieu. »
Dieu le reçoive donc ! Dieu entend tout et ne dédaigne rien. Qu’il entende ce chant à voix basse, chant pauvre et simple, petit chant de nourrice. Dieu seul ne rira pas. Si, par malheur, quelque autre l’entend au soupirail, il rit, hoche la tête : Chant de lolo, à bercer les enfants !
Voilà le nom trouvé. Le lollard est ce pauvre imbécile au chant de vieille ou de nourrice. Il fait la nourrice et l’enfant, s’imaginant être le faible et dénué nourrisson aux genoux de Dieu.
Hérésie musicale ! grande et contagieuse, je vous le dis. Car plus d’un, le dimanche, fuyant les cathédrales, ira furtivement surprendre aux caves ce petit chant qui fait pleurer.
Il vous semble très doux, et il contient un dissolvant terrible, une chose qui fait frémir le prêtre, qui le brise, renverse ses tours, ses dômes, toutes ses puissances, qui nivelle la terre avec les ruines des cathédrales anéanties. C’est la réponse de Dieu au tisserand : « Chante, pauvre homme, et pleure… Ta cave est une église… Tu as péché, mais tu as bien souffert. Moi, j’ai payé pour toi, et tout t’est pardonné. »
Inutile de dire que ce chanteur est poursuivi à mort. Où trouver assez de supplices, de fer, de feu, de grils ou d’estrapades, de tenailles à tenailler ? Un bâillon ! surtout, un bâillon ! Autrement, il continuera dans les flammes. Comment étouffer cette voix ?… Oh ! une voix mise dans le monde, on ne l’étouffe plus. Celle-ci s’en va de tous côtés. L’art muet s’en empare ; le Forgeron d’Anvers, dans sa cuve bouillante où saint Jean est plongé, a peint ce maigre tisserand ; sa voix même, il l’a peinte, et son faible chant à voix basse.
La réponse de Dieu qui est le fond de ce chant, elle passe, elle file, quoi qu’on fasse, de bouche en bouche. C’est toute la théologie allemande. Dès 1400, un petit livre de ce titre l’enseignait aux enfants. Aux Pays-Bas Wessel, Staupitz en Allemagne, répandent cette consolation au quinzième siècle. C’est d’eux que l’a reçue Luther.
Luther est un lollard, le chanteur, non du chant étouffé, à voix basse, mais d’un chant plus haut que la foudre.
Et il y a encore une autre différence. C’est que ces chants mystiques et solitaires du Moyen-âge étaient trempés de pleurs. Mais voici un chanteur dans la voix héroïque duquel rayonnent le soleil et la joie.
Ô joie bien méritée ! et que ce grand homme avait bien raison d’être joyeux ! Quelle révolution eut jamais une plus noble origine ?
Il dit lui-même comment la chose lui vint, et comment il eut le courage d’exécuter ce que son éducation lui faisait regarder comme la « plus extrême misère ».
Il eut pitié du peuple.
Il le vit mangé de ses prêtres, dévoré de ses nobles et sucé de ses rois, n’envisageant rien après cette vie de souffrances qu’une éternité de souffrances, et s’ôtant le pain de la bouche pour acheter à des fripons le rachat de l’enfer.
Il eut pitié du peuple, et retrouva dans la tendresse de son cœur le vieux chant du lollard et la consolation : « Chante, pauvre homme, tout t’est pardonné ! »
La Pucelle, à ceux qui lui demandaient la cause qui lui mit les armes à la main, répondit : « La pitié qui était au royaume de France. » Luther eût répondu : « La pitié qui était au royaume de Dieu. »
Ce ne fut pas un verset de saint Paul, un vieux texte si souvent reproduit sans action, qui renouvela le monde. Ce fut la tendresse, la force du grand cœur de Luther, son chant, son héroïque joie.
Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il faut ajouter cette vertu rare et sublime des cœurs très purs, rare même chez les saints. Faute d’un meilleur nom, je l’appelle la Joie.
La condamnation de tout le Moyen-âge, de tous ses grands mystiques, est celle-ci : Pas un n’a eu la Joie.
Comment l’auraient-ils eue ? C’étaient tous des malades. Ils ont gémi, langui et attendu. Ils sont morts dans l’attente, n’entrevoyant pas même les âges d’action et de lumière où nous sommes arrivés si tard. Ils ont aimé beaucoup, mais leur amour si vague, plein de subtilités suspectes, ne s’affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent tristes et inquiets.
Au contraire, la bénédiction de Dieu qui était en Luther apparut en ceci surtout que, le premier des hommes depuis l’Antiquité, il eut la Joie et le rire héroïque.
Elle brilla, rayonna en lui, sous toutes les formes. Il eut ce grand don au complet.
La joie de l’inventeur, heureux d’avoir trouvé et heureux de donner, celle qui sourit dans les Dialogues de Galilée, qui éclate d’un naïf orgueil dans Linné, dans Keppler.
La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique, d’un rire vainqueur, plus fort que les trompettes dont Josué brisa Jéricho.
La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience, serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand Beethoven, quand, vieux, isolé, sourd, d’un colossal effort, il fit l’Hymne à la Joie.
Et, par-dessus ces joies de la force, Luther eut celles du cœur, celles de l’homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer. Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur ?… Table sacrée, hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j’ai trouvé tant de fruits divins dont mon cœur vit encore !… Avec son petit Jean Luther, je m’en allais, suivant le bon docteur au verger où, tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans les blés murs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d’amour de Dieu.
Voilà l’homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le à ceci.
La joie était absurde au Moyen-âge, qui bâtit tant de choses vaines, qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux qu’apporte et remporte le vent.
La joie est raisonnable au temps moderne, dont la main sûre construit de vérités l’immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le calcul et la nature. Si le vrai n’est plus vrai, si la géométrie est fausse, alors cette maison tombera.
La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la Joie.
Mais, à quelque degré de sérieux, de fermeté virile qu’arrive notre âge en sa via sacra, reconnaissons et bénissons le point de départ, vraiment touchant, humain, d’où nous prîmes l’essor, la bonne et forte main du grand Luther qui, dans son verre gothique, nous versa le vin du voyage.
Ce vin fut l’assurance que celui-ci donna à l’homme, qui le releva et le mit en chemin. Cent fois on avait dit au pauvre peuple, qui avait tant souffert, qu’il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et le monde, raffermi des vaines terreurs, se lança dans l’action.
Comment le peuple ne croirait-il cette voix pure et forte, loyale, qui est celle du peuple ? Tous croient, tous sont joyeux. On s’embrasse sur les places, comme on fit plus tard par toute l’Europe pour la prise de la Bastille. Un chant commence, d’une incroyable joie, la Marseillaise de Luther : « Ma forteresse, c’est mon Dieu. »
Il fit les airs et les paroles. Et il allait de ville en ville, de place en place et d’auberge en auberge, avec sa flûte ou son luth. Tout le monde le suivait.
Ses ennemis le lui reprochent ; ils disent en dérision : « Il allait par toute l’Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes. »
Cet homme était si fort qu’il eût fait chanter la mort même. L’Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l’Allemagne se mit à chanter. La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du sang, chante aussi comme l’Allemagne.
Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant « rossignol, dont le chant emplit la chrétienté ». Albert Dürer, consolé, fait cent œuvres joyeuses qui expient Melancolia : le petit saint Christophe, plein d’amour, emportant son Dieu ; le ferme et fier saint Paul, qui lit, appuyé sur l’épée, la grande épée biblique, enfoncée dans la terre ; saint Marc écoute, frissonne de terreur et de joie, montrant ses blanches dents ; saint Pierre, avec ses clefs, vaincu, baisse la tête et n’est plus qu’un portier.
Voilà les jeux et les chansons, le Noël de la Renaissance.
Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther ne réclame rien que son titre de noblesse : chanteur et mendiant. « Que personne ne s’avise de mépriser devant moi les pauvres compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte : Panem propter Deum ! Vous savez comme dit le psaume : « Les princes et les rois ont chanté… » Et moi aussi, j’ai été un pauvre mendiant. J’ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach, dans ma chère ville. »