Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 5
CHAPITRE V
Allemagne, Hongrie, Bohême, Espagne, des nations si différentes, si énormément éloignées de mœurs, de langues et de génie, venaient d’être englobées du même coup de filet, victimes d’une même opération de banque et de diplomatie.
« Triomphe, dira-t-on, d’une puissance moderne et pacifique sur les vieilles nations d’héroïsme sauvage, triomphe de la paix sur la guerre. » — N’oublions pas que cette œuvre de paix engendre deux cents ans de guerre (1515-1715).
Non, ce n’est pas pour le bonheur du monde que le monde est escamoté, qu’une femme intrigante, avec ce publicain d’Augsbourg, brise l’épée d’Huniade et du Cid, ruine la ruine de Jean Huss, et sur la grande Allemagne, profondément enceinte de pensée sublime et mystique, jette froidement le coffre, la caisse et le comptoir, où s’assoira l’éternel croupion qu’on appelle la Bureaucratie.
Comment les nations vendues prirent-elles leur sort ?
La Bohême, livrée par sa sœur la Pologne, l’hérétique par la catholique, la Bohême, arrivée à sa dernière goutte de sang, reçoit sans réclamer cette pelletée de terre qui la recouvre pour jamais.
La Hongrie, comme elle a vécu, s’en va mourir dans les bataillons turcs, en protégeant ses assassins.
L’Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est furieuse, contre qui ? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se voler elle-même ; indigente par eux, elle se fait mendiante, en détruisant ses Maures. Elle restera loyale quand même, et mourra le chapeau à la main devant la dynastie flamande.
Ces deux héros, aux deux bouts de l’Europe, le Hongrois, l’Espagnol, ont à peine conscience de leur destinée.
La conscience du temps fut dans l’Allemagne. C’était, relativement à nous, à l’Italie, une jeune et verte nation. La France, qui est devenue jeune, était très vieille en 1500. Sa langue, jadis européenne, avait traversé bien des âges. La langue allemande, à peine adulte, se formait, florissait, touchait à ce moment où la fleur est la force et la fécondité. Il y avait une vraie jeunesse dans les mœurs ; Machiavel en est frappé : une simplicité extrême dans la vie, l’alimentation, le vêtement ; une pauvreté riche de sentir si peu de besoins. Et, dans cette mesquinerie volontaire des choses matérielles, beaucoup de richesse morale. D’une part, le vieux génie tenace du paysan, homme des temps antiques et de l’âge de ses forêts, ami de l’arbre et de la source, frère du chevreuil, du cerf, sachant la langue des oiseaux. D’une part, la culture savante (il est vrai, pédantesque) de l’ouvrier allemand, doublement ouvrier, rabotant des planches et des vers, calculant sur l’empeigne ou la semelle d’un soulier le canon compliqué d’une harmonie nouvelle qu’il chantera dimanche. Beaucoup de bonhomie rustique et de fraternité industrielle. Ajoutez d’éternels voyages d’étudiants et de compagnons, errants, toujours chez eux dans la patrie allemande ; soufflant la plume au vent le matin et marchant où elle vole, sûrs de trouver le soir une porte ouverte ; ou, si le gîte manquait, chantant le long des rues de leur plus belle voix quelque vieux chant d’Église, que la bonne femme allemande vient bien vite écouter.
Deux choses originales et rares. La famille très pure et innocente. Et le vagabond, le mendiant, sûrs pour elle et reconnaissants.
Avouons aussi le revers : un respect ridicule des grands, une bonasse admiration, non des empereurs ou Électeurs, mais des moindres principicules, de sa haute et très digne Grâce, de l’infiniment gracieux et clément Seigneur… je ne sais qui, quelque noble vautour qui daigne les manger jusqu’aux os.
Enfin, ce qu’on a dit (trop durement) : « Le Français est l’esclave, l’Allemand le valet. »
Notez que ce valet est Hændel, Dürer ou Mozart.
Pour revenir, l’Allemagne, deux ans durant, s’était vue brocantée. Point de mystère. Les courriers, les ambassadeurs, les marchands d’âmes, allaient, venaient ; effrontément sonnaient les florins, les écus. On discutait haut, à grand bruit. Tant à Judas, tant à Pilate. Combien l’âme de l’Allemagne ? combien son corps et sa dépouille ? Les princes tiraient ceci, mais le pape emportait cela. Encore si, nue, déshabillée, exposée à l’encan, l’esclave eût eu sa foi ! On la vendait avec le reste. Si la science et la pensée pure, la lumière supérieure des libertés de l’âme, au moins, était restée ! Mais le pis, le plus sombre, c’est que tout cela échappait. La Renaissance elle-même semblait avoir menti. Un Médicis devenu pape, ralliant les savants ; Érasme ami des cardinaux, correspondant de Léon X ; Hutten menaçant et flattant Rome, ne sachant plus lui-même dans ses dédicaces équivoques s’il veut caresser ou blesser, Hutten élisant domicile chez le fermier des indulgences et de la grande élection !
Vous vous imaginez que la dose excessive de longanimité et de patience dont ce peuple étonne le monde a dû être épuisée, et que la violence du désespoir lui aura arraché un cri, une malédiction, un blasphème ?… Oh ! que vous connaissez peu l’Allemagne ! Des révoltes locales eurent lieu, mais la masse allemande ne bougea ; elle soupira seulement et regarda le ciel.
Soupir profond que l’art allemand prit au passage, et, lui donnant figure, grava pour l’avenir sur le bronze : Melancolia.
Dans l’ombre humide des grands murs que la ville de Nuremberg venait de se bâtir contre les brigands et les princes, vivait et travaillait l’homme en qui fut la conscience profonde de ce pays de conscience, le grand ouvrier Albert Dürer.
Ce pauvre homme, très malheureux en ménage, ne gagnant pas assez pour apaiser sa ménagère acariâtre, avait un foyer trouble (à l’image de la patrie), sans consolation intérieure. Melancolia.
Vingt fois, cent fois, sur toile, sur bois, sur cuivre, insatiablement, il peignit, grava sa tristesse et celle du temps, dans les formes légendaires de la Passion : le Christ vendu des Juifs, mais les chrétiens sont pires ; le Christ frappé des Turcs, il l’est encore plus par les siens. Il variait ce thème à l’infini, sans satisfaire son cœur, impuissant et vaincu par les réalités dans cette lutte laborieuse. Melancolia.
Enfin, dans un grand jour, échappant aux formes connues, et, par un effort stoïcien, faisant appel au moi, sans appui du passé, il grava d’un acier vainqueur le génie de la Renaissance, l’ange de la science et de l’art, couronné de lauriers. Il l’entoura de ses puissants calculs, lui mit le compas dans la main, et autour toutes les puissances d’industrie, la balance et la lampe, le marteau, la scie, le rabot, les clous et les tenailles, des travaux commencés. Rien n’y manque ; pas même les essais botaniques, en petits vases ; pas même les travaux de l’anatomie : une bête morte attend le scalpel. Ce n’est plus là l’atelier fantastique du magicien, de l’alchimiste, qui ne donnait rien que fumée. Non, ici tout est sérieux, formidablement vrai ; c’est le laboratoire où la science est puissance, où chaque coup qu’elle frappe est une immortelle étincelle qui ne s’éteindra plus et reste un flambeau pour le monde.
L’être singulier et sans nom qui siège en ce chaos, ce beau géant qui, s’il n’était assis, passerait de cent pieds toutes les figures de Raphaël, ce génie dont les fortes ailes, d’un tour, franchiraient les deux pôles, qu’il est sombre pourtant ! Et comment n’a-t-il pas la joie immense de son immense force ? Pourquoi d’un poing serré, accoudé au genou, dans un effort désespéré, cache-t-il la moitié de sa face admirable, de sorte qu’on ne voit guère que le noble profil, l’œil profondément noir et plongeant dans la nuit ?… Oh ! fils de la lumière, que tu es triste !… et attristant !… Moi, j’avais cru que la lumière, c’était la joie !
« Quoi ! tu ne vois donc pas ? » dirait-il, s’il parlait, s’il pouvait du fond de ce cuivre se retourner vers moi, « tu ne vois pas ce bloc mal équarri, de forme irrégulière, et que la divine géométrie ne ramènera pas au prisme des cristaux ? Prismatique il était, régulier, harmonique. Qu’ai-je fait ? Sans arriver à l’art, j’ai brisé la nature. »
C’est donc en vain qu’on voit, dans un lointain immense, le vaste monde, forêts, villes et villages, l’infini de la mer et l’infini de la lumière. Que lui fait tout cela ? L’infini qu’il poursuit, la lumière qu’il adore, c’est celle qui est au fond de l’être. Voilà ce qui serre son poing et qui ride son front, ce qui le laisse sans consolation. Voilà pourquoi ses lauriers l’accablent, et tous ses instruments, ses moyens de travail, ne lui semblent qu’embarras, obstacles… Oh ! nous avons trop entassé ! Nous succombons sous nos puissances. Celui-ci est captif de l’encombrement de la science. Son laboratoire fait suer à voir. Comment sortirait-il de là ? Comment, s’il avait le malheur de vouloir seulement se lever, le pourrait-il ? Il lui faudrait crever le toit de son front. Il y a une échelle pour grimper à l’observatoire… Amère dérision pour ce captif, lié de sa pensée. Je vous jure que jamais il ne montera. Adieu le ciel et les étoiles !… Pour les ailes ! c’est le plus affreux !… Oh ! se sentir des ailes pour ne voler jamais… Cette torture fut épargnée à Prométhée.
Il y a pourtant encore un être vivant dans un coin, qui (bien entendu) n’ose souffler devant l’ange terrible. Pauvre petit génie tout nu, assis sur un marbre manqué. Ramassé sur sa tâche et les veines enflées d’un grand effort d’attention, il voudrait buriner, le petit, il travaille consciencieusement d’une pointe studieuse et maladroite. De sorte qu’il pourrait bien être, sous cet aspect modeste, l’humble effigie de l’art allemand, la timide conception, la bonne volonté d’Albert Dürer et son âme ingénue. Hélas ! l’effort n’est pas la force. Si ce géant ne peut, que peut le nain ? Et, je le vois avec chagrin, ce pauvre et lourd enfant ne prendra pas l’essor. Dieu ait pitié de lui ! Les inutiles ailes qui lui ont poussé par erreur pendent et pendront toujours à ses épaules.
Image vraiment complète de découragement, qui supprime l’espoir, ne promet rien, pas même sur l’enfance. Le présent est mauvais, mais l’avenir est pire. Et l’horloge que je vois ne sonnera que mauvaises heures.
Telle fut la pensée d’Albert Dürer. Et, l’œuvre étant finie, datée, ayant envie de l’effacer, de la mettre dans l’ombre éternelle, il rit amèrement et ajouta une chauve-souris exactement sur le soleil ; elle vole outrageusement en pleine lumière, inscrivant la nuit dans le jour, et le mot : Melancolia.
D’où l’harmonie reviendrait-elle dans ce monde complexe, devenu à lui-même son labyrinthe inextricable, perdu en soi, brisé de soi, paralysé par ses propres puissances et par ses moyens d’action ?
Au désespoir de l’art un autre art répondit, une harmonie inattendue, un chant doux, simple et fort, si fort qu’il fut entendu de mille lieues ; si doux que chacun crut y reconnaître la voix de sa mère même. Et, en effet, une mère nouvelle du genre humain était venue au monde, la grande enchanteresse et la consolatrice : la Musique était née.
Silence ici ! j’entends l’objection, et je répondrai aux Gothiques, et plus qu’ils ne voudront[1]. En attendant, je leur défends de dire, à ceux qui tant de siècles ont désespéré l’âme humaine, qu’ils lui aient trouvé ses consolations. Vous la laissiez inguérissable, cette âme, inconsolable jusqu’au premier chant de Luther.