Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 4
CHAPITRE IV
Si Plutus est aveugle, comme on a dit, il dut le regretter. Le temps dont nous contons l’histoire eût pu satisfaire ses regards. L’immense extension des activités en tous sens semblait n’avoir eu lieu que pour propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée ; pour lui, par lui, les trois grandes choses modernes apparaissaient : bureaucratie, diplomatie et banque, — l’usurier, le commis, l’espion.
Soyons francs, soyons justes. Et que les anciens dieux descendent de l’autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les dieux grecs, dans Aristophane. D’eux-mêmes ils intronisent leur successeur, le bon Plutus. Ils avouent franchement que sans lui ils mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu, qui ne va plus ; pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes et dit en sage : « Où l’on est bien, c’est la patrie. »
Cela est franc et net. Mais combien détestable l’hypocrisie moderne ! cet effort d’accorder l’ancien et le nouveau, de coudre et saveter la rapacité financière de férocité fanatique !
C’est pour Dieu, pour sa gloire, qu’en douze ans on fit place nette à Saint-Domingue, mettant au ciel un million d’âmes. Pour Dieu, on chercha en Afrique des noirs païens qui, de terre idolâtre, heureusement sauvés en terre chrétienne, allèrent non moins rapidement en paradis. Même opération sur le continent, où, les âmes rouges montant là-haut trop vite, on suppléa infatigablement par les âmes noires.
C’est justement en 1517 qu’éclate la dispute des dominicains et des franciscains, de Las Casas et de Sépulvéda, le jour horrible qui révèle la fosse où, pour l’amour de l’or, on a jeté deux mondes, le nègre par-dessus l’Indien.
Les Espagnols, qui font à l’or cet immense sacrifice humain, bourreaux au Nouveau-Monde, sont victimes en Europe. Les ministres flamands les traitent, comme ils font l’Amérique, disant d’eux : « Ce sont nos Indiens. »
Mais nulle foire, nul marché d’esclaves ne présente un aspect plus cynique que l’Allemagne. Les pasteurs d’hommes, sans détour, y font l’encan de leurs troupeaux. Double vente, des corps et des âmes. Les maquignons se croisent. À grand bruit, passent et repassent les marchands de suffrages, les marchands d’indulgences.
Les deux affaires ont commencé en même temps, dès 1516, toutes deux menées par les Fugger et par l’archevêque de Mayence, fermier des indulgences, et, dans l’élection, l’agent mobile, actif, d’influence principale, que consultaient les Électeurs.
Ce n’était pas la première fois que l’on vendait des indulgences. Mais la chose ne s’était faite jamais à si grand bruit, avec une telle mise en scène. Le peuple commençait à avoir l’oreille dure. Il fallait crier fort. Orgues, cloches, cantiques, furieuses prédications, nul bruit n’y était épargné. Dès que les habitants approchaient à une lieue d’une ville, le clergé, entraînant d’immenses processions de magistrats municipaux, d’écoliers et de confréries, allait au-devant de la bulle papale, tous portant des cierges allumés. On la voyait marcher devant, la triomphante bulle, sur un coussin de velours. La croix, plantée devant, était là pour lui faire honneur. Là, tous faisaient la révérence ; tous se confessaient là, et achetaient, bon gré, mal gré. On sait l’inquisition mutuelle des petites villes, et l’empressement des voisins à s’accuser. Malheur à qui ne suit pas le troupeau !
Aux portes de l’église étaient le coffre et le comptoir, le publicain Mathieu dans son telonio ; je veux dire le Fugger, représenté par son commis. Avec raison, il suivait son affaire, ne se fiant nullement aux mains ecclésiastiques. Le moine qui prêchait était un homme trop connu. L’archevêque de Mayence avait pris à cent florins par mois un Tetzel, puissant aboyeur, célèbre par mainte histoire médiocrement édifiante, à ce point que Maximilien voulait le faire jeter à la rivière. Mais c’eût été dommage ; on n’eût pas aisément trouvé un tel acteur. Ajoutez que, comme bandit, il convenait à l’entreprise, pouvant se donner pour pièce probante et dire : « Regardez-moi ! voilà celui que l’indulgence a pu blanchir !… Après ce tour de force, que ne fera-t-elle pas ? »
Tetzel, intrépidement, allait au but. Il n’affadissait pas, n’endormait pas ses auditeurs. Il nommait les plus grands forfaits, ceux qu’on ne peut commettre, ni presque imaginer… Et, quand il voyait l’assistance frissonnante et déconcertée, il ajoutait froidement : « Eh bien, tout cela n’est rien, quand l’argent sonne au fond du coffre. »
Et si quelqu’un avait l’air de trouver cela bien fort, il s’échauffait jusqu’à dire : « Oui, quand même on aurait violé la mère de Notre-Seigneur ! »
« Savez-vous bien, misérables, disait-il encore, que ceci n’est accordé que pour rebâtir Saint-Pierre ?… En attendant, les reliques de saint Pierre, de saint Paul et de je ne sais combien de martyrs sont à la pluie, au vent, à la grêle, battues, souillées, déshonorées ! »
« Cœur endurci ! criait-il, n’entends-tu donc pas ta mère te dire du fond du purgatoire : « De grâce, un florin, mon fils, pour me tirer de la flamme !… » Et vous l’avez, ce florin ! et vous ne le donnez pas ! »
Cela n’agissant pas toujours, au pis-aller, Tetzel vendait (chose d’un débit plus sûr) le pardon des péchés à faire, des viols et des adultères, des incestes à venir. Prix modéré ; la polygamie ne coûtait que six ducats.
C’était là la grande préoccupation de l’Allemagne. Le héros de l’époque n’était plus Huniade ou Barberousse, c’était Tetzel. La bataille, animée, ardente, homérique, était l’élection, duel à mort des écus, des ducats.
On pouvait prévoir une autre bataille. Le Turc allait compliquer le drame. Ses préparatifs finissaient. On pouvait, sans être prophète, prévoir qu’en 1520 quelque cent mille chrétiens, liés à la queue des chevaux, s’en iraient vers Constantinople. Sélim, il est vrai, faisait grâce presque toujours de l’esclavage, élargissant ses prisonniers par la voie du cimeterre.
Qui rassurait l’Allemagne ? un mur sans doute, ce mur vivant de la Hongrie, qui, deux fois, contre les Tartares, contre les Turcs, couvrit la chrétienté. Pays étrange, unique, où l’héroïsme était la vie commune, où tout homme trouvait juste et simple de mourir en bataille, comme était mort son père !… Mais, hélas ! ce sublime champion de l’Europe existait-il ? S’il existait, c’était en deux morceaux, coupé, scié en deux ; et ce qui était plus grave, c’est que ce n’était pas une scission de territoire, mais d’âmes : il y avait deux Hongries.
Jusqu’au grand Huniade, ce peuple tout guerrier et pasteur fut, devant l’ennemi, une digue élastique et mobile. Toujours l’attente des combats, des ravages. L’unique pensée, faire front au Turc. Le seigneur était chef, non maître. Sous Mathias Corvin, la grandeur de l’état, le progrès du luxe, la sécurité, changèrent les choses. On se mit à parler d’impôts, de vassaux, de fermiers. L’invasion turque, en 1513, surprit la Hongrie divisée contre elle-même. Le peuple prit les armes, mais contre les seigneurs qui le retenaient sur leurs terres, lui refusaient ses libertés d’émigration et de croisade. Le roi était un Polonais, fort peu solide, et qui ne s’était établi qu’en trahissant son peuple, en le léguant aux Autrichiens s’il mourait sans enfants. Legs ridicule d’une couronne nullement héréditaire.
Il laissa un enfant, Louis, dont les tuteurs ne satisfirent encore l’Autriche qu’en répétant le crime, en livrant la sœur de l’enfant comme future épouse de l’archiduc, avec ce prétendu droit d’héritier de la couronne élective de Hongrie.
Situation à faire pleurer les pierres ! que ce peuple sacré, sauveur béni de l’Occident, qui pour tous devait être un objet de religion, passât ainsi de voleur en voleur !
Le petit Polonais, qui était Français par sa mère et neveu de Gaston de Foix, se montra vrai Hongrois. À peine homme, il échappa à toutes ces infamies et trouva la mort sur le champ de bataille.
Un seul prince en Allemagne eût voulu relever et grandir la Hongrie, l’Électeur de Saxe, Frédéric-le-Sage. Il eût voulu soustraire le petit roi Louis aux influences autrichiennes, tirer sa sœur de Vienne, et donner à la Hongrie un gage de l’amitié reconnaissante de l’Allemagne en faisant son roi empereur. Plan très beau, difficile d’exécution. L’enfant était tenu, et par son tuteur polonais, et par sa sœur captive à Vienne, et par sa future femme, Marie d’Autriche, trois fois lié du fil de l’araignée.
La Saxe avait fermé sa porte aux vendeurs d’indulgences, enhardi les attaques qu’on dirigeait contre elles. L’Électeur comprenait très bien qu’une réforme du clergé qui soulagerait l’Église du poids de ses richesses, pouvait donner une solution simple au terrible embarras du temps, la disproportion des besoins et des ressources. Attendre en attendant, jusqu’à ce que cette manne tombât, c’était le conseil de la piété et de la politique. Seulement l’élection du roi Catholique pouvait tout empêcher.
Albert de Brandebourg, l’Électeur de Mayence, fut lui-même, dit-on, ébranlé aux premières prédications de la Réforme, et il eut un instant l’idée de passer au parti des saints. Il y eût gagné gros. Qu’était-ce que son petit profit de la ferme des indulgences, en comparaison d’une sécularisation radicale des biens du clergé ? Qui sait même ? de la transmutation d’un électorat viager en principauté héréditaire ? Opération hardie, que son cousin, un autre Albert, fit dix années plus tard en Prusse, sous la protection de la Pologne. Pour qu’Albert de Mayence en fît autant, il lui eût fallu celle de la France, d’une France luthérienne. Il retomba au possible, à la petite et basse réalité, à son rôle de fermier de Rome et de brocanteur de l’Empire.
Sauf l’Électeur de Saxe, opposé à l’Autriche, et l’Électeur de Trêves, noble chevalier allemand qui voulut rester les mains nettes, le reste était à vendre, si bien que François Ier crut tout tenir deux ou trois fois, et autant de fois Charles-Quint. Celui-ci était en Espagne, mal informé, mal conseillé. Il eût manqué l’affaire, si sa tante Marguerite, plus près et plus adroite, n’eût arrangé les choses. Elle réduisit tout à une affaire d’argent, n’appela pas le pape au secours comme François Ier, élimina les banquiers italiens, circonscrivit et centralisa l’action, agissant à Augsbourg, c’était la caisse ; à Mayence, c’était l’intrigue. Elle fixa l’envoyé principal à Augsbourg, lui disant de s’en écarter peu. « Si vous allez à la diète suisse, lui écrit-elle, je vous prie et ordonne de par le roi que vous retourniez le plus tôt possible à Augsbourg. » (28 février 1519.)
Cette concentration de l’affaire chez les Fugger fut la cause du succès. Les Électeurs n’avaient de confiance que dans cette maison, et ne voulaient pas avoir affaire aux banquiers italiens ; il fallait en passer par là. Ce que s’obstinaient à ne pas comprendre M. de Chièvres et le conseil d’Espagne. Ces Croy, qui peut-être faisaient passer par Gênes les grandes sommes qu’ils tiraient d’Espagne, étaient liés d’intérêt aux Génois, et tenaient à partager l’affaire de l’élection entre ceux-ci et les Allemands.
L’envoyé écrivait d’Augsbourg : « Ce pauvre Fugger, quoique bien maltraité et qui y a déjà perdu huit mille florins, prêtera pour un an. » (8 février.) Ce pauvre Fugger refusait l’intérêt pour le peu qu’il prêtait du sien, mais se dédommageait par sa commission sur les sommes qu’il tirait d’ailleurs.
Trois conditions furent imposées par lui, et il y tint : 1o Les Garibaldi de Gênes, les Welser d’Allemagne, et autres banquiers, n’eurent part à l’affaire qu’en versant chez Fugger, et ne prêtèrent que par son intermédiaire ; 2o Fugger reçut en garantie les billets des villes d’Anvers et de Malines, payées elles-mêmes sur les péages de Zélande ; 3o Fugger avait obtenu de la ville d’Augsbourg qu’elle défendît de prêter aux Français. Il exigea de Marguerite une mesure inouïe, de faire défendre aux gens d’Anvers de faire le change en Allemagne, pour qui que ce fût. Acte étonnamment arbitraire, qu’aucune ville des vieux Pays-Bas n’eût supporté. Mais la jeune ville d’Anvers, qui alors enterrait Gand et Bruges, et qui se lançait dans le tourbillon des grands intérêts maritimes, avait un extrême besoin de se concilier le roi de l’Espagne et des Indes. La chose fut endurée. Fugger fit la guerre à son aise. Les Génois et Nurembergeois, tout en grondant, se résignèrent ; ils aimèrent encore mieux gagner par lui et lui payant tribut, que de ne pas gagner du tout. Les Français qui avaient emporté de l’argent furent bientôt à sec, ne trouvèrent nul crédit, et n’eurent plus à offrir que leurs belles paroles et l’éloquence de l’ambassadeur Bonnivet.
Marguerite, avec tout cela, doutait fort du succès. Il était visible qu’un roi des Espagnols qui ne savait pas encore l’allemand (on lui traduisait les dépêches) était un étranger, visible qu’il allait être partagé entre deux royaumes, deux esprits tout contraires. Si l’on disait qu’un Autrichien, voisin de la Hongrie, serait un défenseur contre le Turc, l’argument était bon surtout pour Ferdinand, qui allait épouser Anne de Hongrie. Marguerite, on l’entrevoit dans les dépêches, eût voulu pouvoir demander l’Empire pour Ferdinand. Ce parti évitait peut-être l’horrible guerre qui, presque sans trêve, dura, contre la France, contre les protestants, toute la longue vie de Charles-Quint. Mais, au premier mot écrit en ce sens, les Croy, le conseil d’Espagne, répondirent aigrement qu’on reconnaissait là les ennemis du roi, les amis de François Ier. Ces sottises furent portées par l’un d’eux à Malines, avec des instructions altières où le jeune roi d’Espagne se montrait justement par le côté qui eût dû empêcher son élection, disant qu’il pouvait bien mieux que Ferdinand « assurer l’obéissance de l’Empire et acquérir grant gloire sur les ennemis de nostre sainte foy catholique ». (5 mars 1519.)
Ce déboire ne diminua pas le zèle de Marguerite. Le grand point était de gagner les deux frères de la maison de Brandebourg, dont l’aîné, Joachim, s’était engagé pour la France ; le cadet, archevêque de Mayence, flottait, alternait par semaine, pour se mieux vendre. Les autres Électeurs, rendant justice à ce jeune prélat et le croyant le plus avide et le meilleur marchand, le consultaient et se réglaient sur lui.
Nulle scène, dans l’Avare ni les Fourberies de Scapin, ne me paraît valoir ce marchandage de Mayence. (V. surtout 4 mars). Les plus habiles y profiteront, je le leur recommande. D’abord, le prélat affiche la plus complète incrédulité aux promesses de l’ambassadeur. Il a bien touché quelque argent, c’est vrai. Mais qu’importe ? Rien de fait. Et rien ne se fera, l’affaire est trop mal engagée. Le pape et l’Angleterre travaillent contre. « Nous savons bien, d’ailleurs, qu’on ne nous tiendra rien de ce qu’on dit. L’Espagne ne laissera pas seulement venir son roi. Enfin, que voulez-vous ? Les Français ont déjà les autres Électeurs… Vos billets d’Anvers et Malines, c’est du papier. Nous savons bien que ces villes ont privilège pour ne payer jamais. La garantie d’Augsbourg, de Nuremberg ! à la bonne heure ! »
À cette comédie, l’envoyé répond par une comédie : il s’adresse à son cœur, à ses bons sentiments pour l’Allemagne, lui remontre la honte qu’il y aura à l’élection d’un étranger… Puis, s’exaltant, et le voyant de marbre, il en vient aux injures et le traite comme un misérable.
Le coquin, peu ému, répond ingénument qu’on lui offre davantage, qu’il est l’homme essentiel, que les autres voteront comme lui, qu’on ne fera rien sans lui. « Je veux, dit-il, cent mille florins sonnant, par-dessus ce que m’a promis feu l’empereur.
« Impossible ! vous resterez Électeur, lui roi d’Espagne, et Dieu vous punira ! »
Ni l’un ni l’autre ne voulait rompre ainsi. « C’est une grosse affaire, dit le prélat avec un air rêveur. J’y penserai cette nuit. »
Le matin, l’homme du roi voit arriver chez lui un confident valet, homme du plus secret intérieur. « Eh bien ! quatre-vingt mille ? — Non. — Soixante ? cinquante ? — Toujours non. — Enfin, de descente en descente, ils tombèrent au cinquième de ce qu’il avait demandé d’abord ; on s’accorda à vingt mille florins. — « Mais vous n’y regretterez rien. Car il vous donnera avec lui son frère, Brandebourg et Cologne. Seulement il ne faut pas que les autres Électeurs le sachent ; ils voudraient aussi de l’augmentation. »
Attendez. Tout n’est pas fini. Il y a encore de l’argenterie et des tapisseries de Flandre, dont on avait parlé. Le prince, ami des arts, y tient essentiellement.
Cet Albert de Mayence eut cinquante-quatre mille florins, pour œuvres pies, avec dix mille de pension et la promesse que le nouvel empereur lui obtiendrait la position de légat a latere nommant à tous les bénéfices ; boutique ouverte des dons du Saint-Esprit.
Son frère, l’Électeur de Brandebourg, devait avoir cent trente mille florins avec une sœur de Charles-Quint.
Le palatin cent dix mille, et six mille de pension, etc., etc.
Cette œuvre de corruption n’aurait pas suffi, peut-être, si Marguerite d’Autriche n’y eût joint, dès l’origine, les moyens de la calomnie. La Flamande connaissait la crédulité des populations allemandes et suisses, et combien facilement on leur fait avaler les bourdes les plus grossières, dès qu’on touche leur endroit faible, leur jalousie de la France. Un Welche ! avec ce mot, on trouble leur bon sens. D’un Welche tout est croyable. Les choses les plus contradictoires s’accordent, s’acceptent en même temps. Le mot d’ordre qu’elle donna, et qu’on trouve dans ses dépêches, ce fut de dire sur tous les tons : Que c’était fait de l’Allemagne ; les Welches allaient tout envahir ; qu’au moment de l’élection François Ier arriverait avec une armée à Francfort, ferait voter sous la terreur ; qu’élu ou non, il irait se faire couronner à Rome ; que, sûr du pape et de l’onction pontificale, il s’imposerait à l’Allemagne, qu’il réduirait les princes allemands à l’état d’obéissance où étaient les princes français, qu’avec les armées allemandes et celles d’Italie il écraserait la Suisse, etc., etc. Ces nouvelles furent semées dans les cabarets, dans les assemblées de cantons, dans les diètes fédérales, et devinrent croyables à force de vin. Il faut entendre là-dessus l’envoyé impérial qui avait la brutale commission de griser les Suisses. Cette négociation d’ivrognes insolents lui fait pousser des exclamations de désespoir : « Ces gens-ci sont sur mon dos, par trois ou quatre tables, comme si je les eusse priés. Ils ne cessent de demander… Que ne puis-je me retirer ! J’aimerais mieux porter des pierres que d’endurer ces coquins… Que dis-je ? ils les faut adorer, les traiter comme seigneurs ! » (Nég. Autr., II, 373.)
Sans vin et sans argent, les Suisses auraient encore pris parti contre la France. Marignan leur avait laissé un amer levain de rancune. Ils crurent ce qu’on voulait. Ils crièrent qu’il ne fallait pas qu’on laissât passer le Welche, ils prièrent, commandèrent aux Lorrains, aux Alsaciens, de lui tomber dessus au passage, de le traiter comme René fit du duc de Bourgogne. Les Allemands, de leur côté, écrivaient à Marguerite qu’ils verseraient tout leur sang pour empêcher l’élection du Français.
Toutes ces fumées de haine auraient pu s’évaporer. Pour rendre la haine active et lui faire frapper un coup décisif, il fallait l’armer d’une épée. Cette épée fut Seckingen.
Ceci fut le coup de maître le plus inattendu. Seckingen ne s’achetait pas, et il n’aimait pas la maison d’Autriche. Maximilien, pour je ne sais quelle belle action de justice héroïque, l’avait mis au ban de l’Empire. Dans ce temps d’anarchie et de corruption où les juges se faisaient brigands, les brigands (nobles, chevaliers) pouvaient bien se faire juges. Tel était Seckingen. Il s’était fait le redresseur de torts. La noblesse le suivait, et il avait mis à la raison jusqu’à un duc de Lorraine, un landgrave de Hesse, le prince le plus guerrier de l’Allemagne. François Ier l’avait eu pour pensionnaire, puis s’était sottement brouillé avec lui. Mais il n’y avait pas apparence que l’ami d’Hutten et de la révolution allât contre son rôle et prêtât sa vaillante épée à l’intrigue de Marguerite. Ni l’argent ni la ruse n’eût rien fait près de lui. On le surprit par l’amitié.
Le Sanglier des Ardennes, La Marck, le brigand de la Meuse, était l’ami naturel de l’illustre brigand du Rhin. Marguerite avait séduit le premier par l’espoir de lui obtenir le chapeau pour son frère l’évêque de Liège. Ce chapeau tant désiré, on le lui tenait à distance, lui promettant qu’il l’atteindrait s’il montrait du zèle. Point de chapeau s’il ne gagnait son ami Seckingen aux intérêts du roi d’Espagne. La Marck y fit tous ses efforts. Et, par surcroît, Marguerite acheta un gentilhomme, par lequel Seckingen, crédule comme un héros du vieux temps, se laissait volontiers conduire.
Hutten lui-même aida peut-être. Le duc de Wurtemberg, ami, allié de la France, venait de tuer un parent d’Hutten, amant de sa femme. Il avait soldé des bandes et guerroyait contre les villes impériales. Hutten sonnait contre lui le tocsin de ses pamphlets. D’autre part, on cria partout que cet ennemi public était soudoyé par le roi de France. Les Allemands, Seckingen en tête, coururent sus ; il fut écrasé. L’armée, où Marguerite avait mis six cents cavaliers, lui resta disponible ; on la fit approcher de Francfort, où se faisait l’élection ; on la montra comme épouvantail aux Électeurs, dont plusieurs se repentaient et comprenaient qu’ils allaient se donner un maître. Le Palatin le sentait. Plusieurs villes impériales, Strasbourg, Constance, etc., regrettaient amèrement d’avoir, sans le savoir, donné cette force aux Flamands pour peser sur l’élection.
Spectacle bizarre, en effet ! c’étaient des villes, les dernières républiques de l’Allemagne, c’était Seckingen, le chef de la démocratie noble des chevaliers du Rhin, c’était la révolution qui allait sacrer à Francfort la contre-révolution. Tous ces ennemis des prêtres faisaient venir un empereur, d’où ? du pays où les prêtres régnaient sur les rois, et régnaient à faire peur à Rome elle-même !
Cette curieuse mystification avait donné tant d’audace aux Flamands-Espagnols, qu’ils avaient entouré Francfort d’embûches et de coupe-jarrets pour faire un mauvais parti à ceux qui viendraient pour le roi. Le principal ambassadeur, un prince, Henri de Nassau, dans une lettre de Coblentz, écrit à Marguerite qu’il a dressé une embuscade par eau et par terre à un archevêque, « laquelle lui eût coûté cher » si l’Électeur de Mayence n’eût parlé pour lui.
Le 17 juin, au milieu d’une armée de vingt-cinq mille hommes, s’ouvrit la diète électorale. Les partisans de la France commencèrent à avoir peur. Le Palatin, parent de François Ier, après s’être avancé pour lui, recula et se rétracta. L’Électeur de Brandebourg, qui avait parole d’être son lieutenant dans l’Empire, se convertit à Charles-Quint. Le Saint-Esprit, sous la forme un peu rude de Seckingen, agit ainsi sur tous. Il n’y eut que l’Électeur de Trêves qui ne s’était pas vendu au roi de France, mais qui, véritable Allemand, voulait contre le Turc le meilleur défenseur de l’Allemagne.
François Ier, in extremis, perdant de ses espérances, fit dire à ses ambassadeurs d’appuyer un prince allemand autre que l’Autrichien. L’Électeur de Saxe eût eu des chances. Mais il s’abandonna lui-même, et étonna tout le monde en votant pour Charles-Quint. Dans son indécision, il se laissa aller à ce qu’il crut la volonté de Dieu. Il semble aussi que, ne pouvant enlever Anne de Hongrie, il espéra pour son neveu Catherine d’Autriche, la sœur de Charles-Quint, se résignant, comme le chien de la fable qui porte le dîner et le défend d’abord, mais qui, voyant que d’autres y mordent, se décide et en prend sa part.
La France ne fat pas battue seulement, elle fut ridicule. Bonnivet eut l’idée d’entrer du moins dans Francfort, et de voir lui-même sa déconfiture. Ce qui le tenta sans doute, c’est que la chose semblait périlleuse, à travers tant d’épées nues, et avec des adversaires si peu scrupuleux. Pour n’être arrêté aux portes, il lui fallut (lui ambassadeur du roi de France) prendre un déguisement, un habit de soldat.
Revenant assez triste et l’oreille basse, il se consolait sur la route de l’injustice des Allemands avec les Allemandes. Elles sont bonnes et compatissantes. Elles le consolèrent tellement, qu’en Lorraine il tomba malade. Maladie politique, peut-être, qui fit rire le roi. Tout fut oublié.
Les résultats étaient fort sérieux.
Cet empereur de vingt ans, qui, dans ses faibles bras, prenait la moitié de l’Europe, faible pour gouverner, fut fort pour étouffer ; toute nation pâlit en son propre génie, languit et défaillit dans cet effort absurde d’assimilation impossible.
On avait fait un monstre : l’Espagne et l’Allemagne collées l’une sur l’autre, et face contre face, Torquemada contre Luther.
Et cette chose monstrueuse permit d’en faire une perfide, qui eût ouvert la porte aux Turcs (sans un hasard tout imprévu). Ce fut de faire une Hongrie allemande, autrichienne, bâtarde, d’énerver, mutiler le vaillant portier du monde chrétien.
Un an après l’élection impériale, le frère de l’Empereur épouse Anne de Hongrie, et se dit héritier de Hongrie et de Bohême, portant sa main marchande sur la sainte couronne des héros, le palladium de l’Europe.