Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 3

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 45-59).

CHAPITRE III

La Banque. — L’élection impériale et les indulgences. (1516-1519.)

On conte que Charles-Quint, à son passage en France, en voyant le trésor et les joyaux de la couronne, aurait dit dédaigneusement : « J’ai à Augsbourg un tisserand qui pourrait payer tout cela. »

Avec l’avènement de François Ier et de Charles-Quint coïncide celui d’une autre dynastie, l’avènement des Fugger d’Augsbourg et de la banque allemande. Humble et redoutable puissance qui, dans les moments décisifs, tranche le nœud gordien qu’aucun roi n’eût pu délier.

Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis celui des Lombards, Génois et Florentins. Et voici la banque allemande qui, par l’étroite ligue d’Augsbourg avec Anvers, subordonna la banque italienne.

Les Fugger, refusant le concours des Génois, concentrant l’argent allemand, fermant la banque au roi de France, enlevèrent la couronne impériale et la donnèrent au souverain des Pays-Bas. D’autre part, seuls encore et sans les Italiens, ils se constituèrent receveurs de la vente des indulgences, leur caisse marchant avec la croix, leurs commis avec les prêcheurs. En sorte qu’ils firent les deux grosses affaires qui changèrent la face du monde : ils firent Charles-Quint et Luther.

Celle de l’élection, longtemps fort mal connue, l’est maintenant dans tout son lustre, grâce à la publication des dépêches de Marguerite d’Autriche, qui, malgré Charles-Quint, remit toute l’affaire aux Fugger, la centralisa, l’emporta. (Le Glay, Nég. autrich., t. II, 1845.)

Cette victoire de la banque allemande sur ses rivales eût pu se deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine ; sa sombre maison faisait peur. L’Italien, au contraire, brillait trop et faisait envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en mêlant la banque et la politique. Florence fit banqueroute avec les Médicis. La banque génoise de Saint-Georges changea de caractère en prenant une royauté, en se faisant reine de Corse.

Telle ne fut pas la banque des Pays-Bas et d’Allemagne. Humble (dans l’origine) fut son comptoir, n’affectant rien que son petit profit, traitant l’argent pour l’argent seul. L’usure ne fut pour elle ni vengeance ni ambition. L’argent, ce nouveau dieu du monde, élut ces bonnes gens parce qu’ils le servaient pour lui-même. Tout dieu veut être aimé ainsi.

Et aussi il arriva que cette puissance nouvelle apparut là dans un degré d’impersonnalité et d’abstraction qu’elle n’avait pas eu dans les mains passionnées des Juifs ou des Génois, artistes, virtuoses en usure.

On demandera peut-être comment cette banque, vraiment impersonnelle, impartiale, aveugle et sourde, se décida toujours pour Charles-Quint plutôt que pour François Ier. Parce que Charles-Quint donnait un gage, non sa parole de prince, dont on se fût peu soucié, mais la solide garantie du commerce d’Anvers et d’autres villes, commerce qui lui-même avait en garantie les droits qu’il acquittait à l’entrée de l’Escaut, les payant d’une main et les recevant de l’autre. De sorte que tout ceci se passait sans le prince. Sur les cuirs ou les laines anglaises qu’elle faisait entrer, Anvers payait des droits. À qui ? à elle-même. Et elle se couvrait ainsi des sommes que tiraient d’elle Augsbourg et les Fugger, lesquels payaient aux Électeurs, aux princes, à tous, pour les affaires de Charles-Quint.

Telle fut la mécanique, jusqu’à la grande invasion de l’or américain. C’est la cause réelle des succès de Charles-Quint. Augsbourg, Anvers et Londres étaient pour lui.

Les Allemands, outre la sûreté, avaient aussi, il faut le dire, un faible personnel pour ces banquiers d’Augsbourg. Pourquoi ? La cause en est dans la simplicité, dans l’ostentation de mesquinerie et de petitesse qui les signale à leurs commencements. Plus tard, ils se firent princes et gâtèrent tout.

La vraie tradition antique d’une bonne banque bourgeoise, calquée sur le petit ménage allemand, flamand, se trouve conservée dans les peintures qui ornent leur hôtel de ville. C’est d’abord, il est vrai, l’apothéose d’Augsbourg elle-même. Augsbourg, reine triomphante dans un char que traînent des rois, des cardinaux, ses débiteurs sans doute. Puis Augsbourg, bonne ménagère, laborieuse et féconde, visiblement enceinte. Et qui plus qu’elle enfante ? Par un enfantement éternel et tacite, les florins, les ducats y vont se procréant. Ailleurs, enfin, cette reine se montre naïvement en sa cuisine, avec baquets, faïences et casseroles, portant des clefs et la devise : « Tout et partout. » Clefs magiques d’argent pour ouvrir les coffres et les cœurs ; toute-puissante cuisine, où la Circé allemande prépare incessamment les breuvages et les sauces qui changèrent plus d’un homme en bête.

Mais n’est-ce pas ravaler les choses ? Loin de là. Consultons les commentaires de ces tableaux, je veux dire les inscriptions et les grisailles qui en donnent hardiment l’esprit. Un étrange amour de bassesse y règne et y triomphe. Je vois dans ces grisailles, autour du berceau d’un enfant, le boudin qui doit le nourrir ; sur sa tête (poétique image) pend un petit cochon tout cuit. Le vrai couronnement est la devise inscrite sous un Yespasien : « L’argent sent toujours bon. » (Lucri bonus odor.)

Nous donnerons tout à l’heure le détail. Mais nous devons d’abord caractériser ces prodigues que la nécessité mit dans les mains des banquiers allemands.

Tous les rois étaient jeunes, ou mineurs, ou majeurs à peine. La mort avait en une fois changé toute la scène du monde. Le pape même, Léon X, qui avait trente-neuf ans en 1516, pouvait passer pour jeune, relativement aux autres papes. Henri VIII avait vingt-quatre ans, François Ier vingt-deux, Charles-Quint seize, Louis de Hongrie dix. Toute cette jeunesse était fort gaie, on peut le croire (moins le petit Charles-Quint, étonnamment sérieux) ; les cours n’étaient que fêtes, rires, badinages, et l’argent coulait comme l’eau.

Le plus régulier de ces princes, le seul qui eût des mœurs, Henri VIII, beau jeune homme, un peu gros déjà, avec tout le bouillonnement et l’agitation physique de la jeunesse anglaise, avait été conquis par le fils d’un boucher, le facétieux cardinal Wolsey, qui le prit par les farces, par la chasse, les chiens, les chevaux, les faucons. Henri, esprit bizarre, aimait également à ferrailler dans l’escrime, dans la scolastique. Il se croyait né pour la guerre. Déjà il avait épuisé en vaines tentatives sur la France le trésor d’Henri VII. Mais l’Angleterre, en ce moment puissamment productive, pouvait donner beaucoup ; et son roi, en réalité de tous le plus à l’aise, prêtait au roi d’Espagne, fort indigent alors, et croyait le subordonner.

Celui-ci, à qui l’Amérique ne rendait guère encore, était aux expédients. Naples rapportait très peu. Les Pays-Bas souvent refusèrent, et dans les cas les plus pressants. Sans un prêt d’Henri VIII, Charles n’aurait pu passer en Espagne. Et, dans l’affaire de l’élection impériale, il arriva une fois qu’un courrier ne partit pas, faute d’argent.

La cour la plus coûteuse était celle de François Ier. Cette joyeuse cour, toujours en route, semble un roman mobile, pèlerinage pantagruélique le long de la Loire, de château en château, de forêt en forêt. Partout les grandes chasses et l’étourdissement du cor. Partout les grands banquets et la table sous la feuillée pour quelques milliers de convives. Puis tout cela disparaissait. — Les pauvres envoyés du roi d’Espagne ne savaient jamais où ni comment joindre le roi de France. Il se levait fort tard, et l’autre roi, sa mère, très tard aussi. On venait en vain au lever ; le roi dormait. On revenait plus tard ; le roi était à cheval, bien loin dans la forêt. Le soir était trop gai ; à demain les affaires ! Le lendemain on était parti ; la cour était en route ; les envoyés trouvaient quelques serviteurs attardés qui leur disaient en hâte que le roi couchait à dix lieues de là.

Un roi tellement voyageur devait connaître le royaume, ce semble, être en rapport avec le peuple, la noblesse, du moins. C’était tout le contraire. Il voyageait captif en quelque sorte d’une cour qui lui cachait le reste. Sa prodigalité profitait à très peu de gens. Le lendemain de son avènement, il mit un impôt onéreux. Pourquoi ? Pour le donner. Il en fit un cadeau à Montmorency, à Brion, deux ou trois camarades.

Autre n’était la vie de Léon X. Il n’y eut jamais plus plaisant pape. Sous ce nom grave et léonin, Jean de Médicis était un rieur, un farceur, et il est mort d’avoir trop ri d’une défaite des Français. Raphaël, qui nous a transmis sa grosse face sensuelle, n’a osé en marquer le trait saillant, les yeux bouffons et libertins. Friand de contes obscènes, de paroles (n’ayant plus les œuvres), il avait toujours une oreille pour Castiglione, l’autre pour l’Arétin. On connaît celui-ci. L’autre, nous l’avons au Louvre (par Raphaël aussi), conteur aux yeux lubriques, au teint rougi, vineux, âcre d’histoires salées qui réveillaient les vieux. Entre ces bons Pères de l’Église, le pape, au même théâtre en deux compartiments, faisait jouer devant lui la Calandra et la Mandragore, pièces fort crues, très près des priapées antiques que lui refaisait Jules Romain.

Il croyait avoir peu à vivre, et vivait double, menant la vie comme une farce, aimant les savants, les artistes, comme acteurs de sa comédie. Ses meilleurs amis, toutefois, furent les grands latinistes, non l’Arioste, ni Machiavel, ni Michel-Ange. Il tint celui-ci dix ans à Carrare à exploiter une carrière, craignant apparemment que cette figure tragique ne lui portât malheur.

Ce n’est pas que cette cour si gaie n’ait eu aussi ses tragédies. Les cardinaux, qui avaient cru nommer un rieur pacifique, furent un peu étonnés lorsque, tout en riant, il en étrangla un, le cardinal Petrucci. Profitant de cet étonnement et de cette terreur, il fit ce que n’avait pas osé Alexandre VI, trente et un cardinaux en un jour, faisant d’une pierre deux coups, assurant à sa famille la prochaine élection, et remplissant ses coffres par cette vente de trente chapeaux. Malheureusement les coffres étaient percés. Il lui fallut, le lendemain, entamer avec Albert de Mayence (c’est-à-dire avec les Fugger) la grande affaire des indulgences.

Le Concordat ne profita guère plus à François Ier. Lorsque Duprat, à Bologne, soumit le roi au pape, le fit servir Léon X, marcher devant lui et lui donner à laver, il disait à son maître qu’avec ce Concordat, le pape ne retenant qu’une année du revenu, et laissant au roi les nominations, il allait avoir à donner six archevêchés, quatre-vingt-trois évêchés, nombre d’abbayes, etc. Belle liste civile, pour qui l’eût employée. Le roi la gaspilla. Les favoris eurent tout, la noblesse rien, et elle fut aussi irritée que le peuple. Les parlementaires et l’Université, qui jusque-là partageaient avec les clients des seigneurs, eurent à peine à ramasser les miettes. Grande mauvaise humeur, que Paris partagea. Pour don de joyeux avènement, le roi avait fait fouetter un Parisien, un certain abbé Cruche, qui gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre la cour qu’avait tolérées le bon Louis XII. Paris comprit alors ce qu’était un roi gentilhomme.

Moins dépensière, la cour de Charles-Quint ne fut pas moins pesante et dévorante, par l’avarice de ses conseillers flamands.

La furieuse faim d’or et d’argent que les Espagnols portèrent en Amérique, les Flamands la portèrent en Espagne. Quoiqu’ils se crussent maîtres, ayant le roi à eux, quoiqu’ils prissent les grosses places et les grands évêchés (Tolède, par exemple, pour un Croy de dix-huit ans !), ils crurent cependant qu’en un pareil pays, peu endurant et sombre, le plus sûr était d’emporter. Les Castillans se croyaient garantis parce qu’ils avaient fait jurer au roi de ne laisser sortir ni or ni argent. Les Flamands ne s’en soucièrent. Avec une industrie étonnante, ils ramassèrent tout le numéraire, spécialement de beaux ducats de Ferdinand et d’Isabelle, d’or très pur, sortis de Grenade, gros à emplir la main. Il en resta si peu que, quand un Espagnol en apercevait un, il mettait la main au bonnet, lui disant dévotement : « Dieu vous sauve, ducat à deux têtes ! puisque M. de Chièvres ne vous a pas trouvé ! »

Rien ne dérangea les Flamands dans ce déménagement méthodique du vieil or espagnol. La jacquerie de Valence qui éclata, l’insurrection de Castille, ne les en tirèrent pas. S’ils firent convoquer les cortès, ce fut sur le rivage, dans un port de Galice, à l’extrême bout de l’Espagne, ayant là leurs vaisseaux et pouvant embarquer leur proie. Madame de Chièvres, en bonne ménagère, apporta là la charge de quatre-vingts chariots et de trois cents mulets ; madame De Lannoy, celle de dix fourgons et de quarante chevaux ; le confesseur du roi, celle de seize mulets et dix chariots. Ainsi du reste. Un milliard de ducats, dit-on. Ce qu’ils laissèrent, ce fut la guerre civile.

Pendant ces trois ans passés en Espagne, tout leur soin était de ne pas être dérangés par la France. Ils amusaient François Ier de l’idée de faire épouser une fille de France au jeune Charles. Le roi n’était pas dupe ; il trouvait doux d’être trompé, tant qu’on lui paya une grosse pension de cent mille écus d’or sous ce prétexte de mariage. Charles-Quint, âgé de seize ans, écrivait : « Mon bon père », à un jeune homme de vingt-quatre. Cette longue comédie est merveilleusement peinte dans les dépêches (surtout du 7 juin 1518). L’envoyé de Charles, poursuivant le roi sur la Loire, est parvenu enfin à le saisir ; il le tâte et retâte. Le roi, très informé des embarras d’Espagne, et très convaincu qu’on le trompe et sur le mariage, et sur la restitution de la Navarre, et sur l’Italie, et sur tout, parle « froidement, sombrement ». Il n’est pas dupe, et il le montre bien. Et pourquoi donc alors ne profite-t-il pas de la révolution d’Espagne et de la guerre civile ? Pourquoi ? Deux autres guerres l’occupent : la guerre des femmes d’abord, qui se fait à sa cour entre sa maîtresse et sa mère. La guerre du Turc ensuite. Car tout le monde en parle, en frissonne, et la chrétienté entière regarde vers François Ier. Mais, pour mener l’Europe contre le Turc, il faut être empereur. C’est là le grand souci. Il faut déposséder la maison d’Autriche, qui, depuis près d’un siècle, occupe ce trône électif, et qui, cette fois, énormément puissante par l’Espagne, par les Pays-Bas, par les Indes, par l’héritage éventuel de Hongrie et Bohême, ne prendra pas l’Empire seulement, mais bien le gardera.

Grand rôle, de sauver l’Empire et l’Europe du Turc et de l’Autriche !

« Mais l’Europe, pourtant, s’est sauvée elle-même ? » Point du tout. Elle le fut en 1458 par un merveilleux hasard, l’incroyable héroïsme d’une petite nation, les Hongrois, et d’un homme, Huniade. En 1529, devant Vienne, le salut fut l’orgueil des Turcs, qui ne daignèrent pas amener de l’artillerie de siège.

Le hussard hongrois, il est vrai, était supérieur au spahi. Mais nulle infanterie européenne ne tint devant les Janissaires.

Contre cette force épouvantable, ce n’était pas trop de l’union serrée de la gendarmerie française avec le fantassin espagnol, suisse, et le lansquenet allemand.

Tous devaient quitter leur orgueil, et, tout naïvement, chercher un capitaine, un Huniade, un Mathias Corvin, s’il en était. Mais, s’il n’en était pas, si les héros manquaient, s’il fallait recourir aux rois, l’empereur naturel de la situation était le roi de Marignan.

Nous ne voulons pas dire qu’il en fût digne. Mais on l’en croyait digne, ce qui est déjà beaucoup. Et c’est précisément parce qu’on le croyait tel qu’on ne le nomma pas, qu’on nomma celui qu’on jugeait un jeune garçon médiocre. Son ambassadeur même écrivait : « Les Allemands ne connaissent pas beaucoup le roi d’Espagne, et ils n’en disent pas grand bien. »

Les Électeurs ne voulaient pas d’un Électeur : ils se jalousaient trop ; ni d’un petit prince, d’un seigneur, qui n’eût pu payer. (Nég. autrich., II, 418.) Il leur fallait un roi, qui aidât aussi l’Allemagne dans son péril. Des deux, choisir celui qu’ils croyaient incapable, c’était une trahison inepte, aveugle, autant que criminelle.

Le Turc d’alors était le vrai Turc des légendes, non un Bajazet II, gras, pacifique et lent, poète mystique, qui laissa faire la guerre ; non pas le Salomon ou Soliman des Turcs, qui devint l’ami de la France. Celui-ci, le sultan Sélim, fit peur aux Turcs eux-mêmes. La chose infaisable et terrible, à laquelle nul n’osa toucher, lui, il la fit. Il réforma les Janissaires, mit leurs chefs dans sa main. Tellement il avait imprimé l’épouvante de sa force et de sa cruauté.

Les ambassadeurs vénitiens qui le suivent en tremblant dans ses victorieuses campagnes et ses massacres, ne sont pas terrifiés seulement, mais subjugués. On est stupéfait de lire que Mocenigo disait de cet exterminateur : « Nul ne fut si juste et si grand, nul plus humain. » Les bras en tombent.

Sa courte vie fut comme un arc d’acier, tendu à rompre par une puissante machine. Ni joie, ni table, ni femme ; rien d’humain. Rien que la guerre, l’extermination sainte, et les joies de la mort. Il était buveur d’opium, mais justement assez pour se tenir toujours froidement exalté, impitoyablement cruel. Poète subtil, bandé au sublime et mis par son lyrisme au-dessus de toute vie ; d’autre part, d’une abstraction plus mortelle à la vie encore. Son horrible spiritualisme le rendait particulièrement altéré du sang de ceux qui ont mis l’esprit dans la chair, des croyants de l’incarnation (chrétiens, persans, etc.).

Notez que, dans les grands massacres, cet homme singulier ne prétendait rien faire que sur bonnes raisons, bons textes du Coran, réponses de prêtres et de juristes. Il était très embarrassant pour ceux-ci, et effrayant par sa subtilité, leur posant des questions, indifférentes en apparence, et leur surprenant des réponses à noyer le monde de sang. Après l’immense carnage des Mamelucks d’Égypte, il organisa dans tout l’Empire par une police savante et clairvoyante une complète Saint-Barthélemi des partisans des doctrines persanes et de l’incarnation d’Ali. Il procédait par ordre. Cela fait, il passa aux chrétiens, posant à son moufti une question captieuse, qui, subtilement interprétée, impliquait le massacre d’une douzaine de millions d’hommes. Le grand vizir, épouvanté, ne l’arrêta qu’en faisant venir trois hommes de cent ans, vieux Janissaires, qui jurèrent que Mahomet II avait promis la vie aux Grecs.

Sélim espérait bien se dédommager sur l’Europe, à qui Mahomet n’avait rien promis. Et déjà il avait demandé au moufti : « N’est-il pas méritoire de tuer les deux tiers des vivants pour le salut de l’autre tiers ? »

On ne voit pas, dans l’état de division où étaient les chrétiens, ce qui eût arrêté ce scolastique de la mort. Il avait pris l’Égypte sur les Mamelucks, les premiers cavaliers du monde, pris la Syrie et la Babylonie, frappé et mutilé la Perse pour toujours, et tout cela par les armes modernes et le génie civilisé, par l’artillerie, l’infanterie, une tactique habile. La parfaite justesse de ses vues se montrait en ceci, qu’il ne voulait pas faire un pas vers l’Allemagne, sans se créer d’abord une marine pour terrifier, paralyser la Méditerranée, l’Espagne et l’Italie.

Cela donnait à la chrétienté une année ou deux de répit.

Le danger était si prochain, et le roi de France tellement désigné comme chef militaire de l’Europe, qu’un de ses envoyés soutenait qu’il n’y avait pas d’argent à donner, que l’Allemagne le prierait de se laisser faire empereur. François Ier disait qu’il ne voulait de l’Empire que pour cette guerre. L’ambassadeur anglais, Thomas Boleyn, lui demandant s’il irait en personne, il lui saisit la main, et posant l’autre sur son cœur : « Si l’on m’élit, je serai dans trois ans à Constantinople, ou je serai mort. »

Maximilien ne l’était pas encore. Que faisait-il ? Était-il occupé de fixer l’Empire dans sa famille ? Point du tout. Il l’offrait au plus riche, à Henri VIII. Celui-ci, comprenant que le vieil empereur ne voulait rien que l’exploiter, le remercia tendrement, lui souhaita longue vie.

C’est alors seulement que le grand-père commença à se souvenir qu’il avait un petit-fils qu’il chérissait, et retomba sur Charles-Quint. Les gouverneurs flamands de Charles, qui ne furent pas plus dupes, auraient voulu payer les Électeurs en promesses et en bénéfices. Max dit qu’il fallait de l’argent compté, sonnant, dans la main des Fugger, retenant seulement pour lui cinquante mille florins de courtage.