Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 22
CHAPITRE XXII
On peut dater d’ici le règne d’Henri II et de Diane de Poitiers. François Ier n’est plus qu’une cérémonie, une ombre. La réaction règne par Montmorency d’abord, ami de Diane et de l’empereur ; puis par les prêtres, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, et les cadets de Lorraine, les Guise, généraux du clergé, tous serviteurs et créatures de la triomphante maîtresse.
Comment finit François Ier ? Il meurt huit ans d’avance par une horrible maladie (1539), dont la médecine ne le sauve qu’en l’exterminant. Ses derniers portraits font frémir ; leur bouffissure difforme témoigne de l’énergie des remèdes qui ne lui donnèrent ce répit qu’en bouleversant l’homme physique, éteignant l’homme moral.
À ce prix on parvint à pouvoir le montrer, le remettre à cheval, le mener quelque peu à l’armée, à la chasse. Au conseil même, dans quelques circonstances, il voulut décider ; mais tout lui échappait. Il était incapable de suite. Sans sa maîtresse ou garde-malade, la duchesse d’Étampes, qui s’indignait, le réveillait parfois, il se fût résigné peut-être ; mais elle ne cessait, dans sa haine jalouse contre Diane, de rouvrir les yeux du malade sur sa déchéance réelle. Contre le nouveau roi, si peu Français, si contraire à son père, et qu’on eût cru plutôt un fils de l’empereur, elle élevait, créait un rival, le jeune et brillant duc d’Orléans pour qui elle eût voulu un trône.
Dès le 23 septembre 1538, le roi étant revenu à Compiègne, et souffrant d’un cruel abcès qui le mit à la mort, Montmorency ne perdit pas un moment et inaugura la politique nouvelle en faisant arrêter, poursuivre son ennemi, l’ami de la duchesse d’Étampes, Brion (ou l’amiral Chabot). Il le fit éplucher avec une rigueur extraordinaire par ses légistes à lui, de manière à trouver quelque indélicatesse, quelque abus de pouvoir, péchés communs à tous les favoris.
Tous nos ambassadeurs reçurent en même temps un nouveau mot d’ordre, fort surprenant (ils n’y pouvaient croire) : de travailler partout pour l’empereur. Ordre d’agir pour lui auprès du Turc, de lui ménager une trêve. Ordre d’engager l’Allemagne à s’unir contre Soliman. Défense au protégé du roi, au duc de Wurtemberg, d’agir contre les évêchés catholiques, et notification à la diète que le roi s’unissait à l’empereur pour rétablir la religion.
Henri VIII eût volontiers épousé une princesse française. On venait d’en donner une au roi d’Écosse. On s’engage à Madrid à ne faire avec l’Angleterre aucun traité de mariage. Loin de là, on accueille un plan d’un de nos envoyés pour le détrônement d’Henri, le démembrement de son royaume, l’anéantissement de l’Angleterre.
Dans cette année 1539, Montmorency fut la vraie providence de Charles-Quint. Au moment où l’Espagne le menaçait par ses cortès, au moment où Gand révolté décapitait son doyen, comme partisan de l’empereur, au moment où il apprenait les révoltes de ses armées, où tout lui échappait, Montmorency lui met la France dans les mains, le secret de nos négociations avec le Turc et l’Angleterre, lui confie le fil même de notre diplomatie (5 août 1539), jusqu’à trahir la confiance de Gand qui se livrait à nous.
Dans ce mois d’août 1539, un coup heureux délivra Charles-Quint des vieilles bandes espagnoles qu’il ne pouvait ni payer ni contenir. Mis dans la petite ville ouverte de Castel-Novo, quatre mille de ces soldats furent surpris par Barberousse. Six mille, qui étaient à Tunis, furent habilement tirés du fort, embarqués pour la Sicile, et là, à force de serments, le vice-roi les endormit, les dispersa, les égorgea.
Belle délivrance pour l’empereur ; mais bonne leçon pour l’Espagne, si mal récompensée ! Les levées y furent quelque temps extrêmement difficiles. On aimait mieux la mer, les Indes que le service. À la guerre qui suivit, l’empereur ne demandait que six mille Espagnols, et il ne put en avoir que trois mille (Navagero). Il se trouva très faible. Les Turcs prirent toute la Hongrie, et ils auraient pris les Deux-Siciles, pour peu que la France eût aidé.
Si quelque chose dut le rendre dévot, ce fut certainement ce miracle qu’à ce moment de ses plus extrêmes nécessités un tel secours lui fût tombé du ciel, celui de son ennemi. Désarmé et sanglant de cette Saint-Barthélemi de ses propres soldats, il se vit gardé par la France. Montmorency le pria de se fier à nous, de venir, de montrer que la France ne faisait qu’un avec l’Espagne et qu’on aurait affaire à elle si on touchait à l’empereur.
Charles-Quint, qui avait fait son testament avant l’expédition de Tunis, le refît avant le voyage de France (5 novembre 1539, Granvelle, II, 545, 554). Il y donne Milan au second fils du roi qui épousera une fille de Ferdinand, pourvu que Ferdinand y consente. Ce petit mot réservait tout.
Entré en France vers le 20 novembre, il vit longuement Montmorency et les fils du roi, avant le roi, et entra à Paris le 1er janvier 1540. Le connétable tout-puissant avait exigé des villes les fêtes les plus retentissantes, et il fit avertir toutes les cours de l’Europe de cette union intime, définitive, du roi et de l’empereur. Charles-Quint vit très bien le besoin que la coterie régnante avait de lui. Il prit ses avantages, attisant d’une part la rivalité des deux frères, d’autre part ébranlant la fidélité du roi de Navarre, lui faisant espérer que l’infant épouserait sa fille, qui deviendrait la reine de l’Espagne et des Indes.
La duchesse d’Étampes et son protégé, le second fils du roi, auraient été d’avis de retenir l’empereur jusqu’à ce qu’on eût Milan. C’est d’eux que vint sans doute le mot hardi de Triboulet au roi, écrivant sur sa liste des fous célèbres l’empereur, mais disant : « S’il échappe, j’y mettrai Votre Majesté. »
On prétend que le jeune Orléans eut l’idée, avec ses amis, d’enlever Charles-Quint. Cette cour de jeunes gens était fort hasardeuse ; elle se piquait de folie, de duels, de sauts périlleux, de courir de toits en toits. L’un d’eux offrait à la duchesse d’Étampes de changer la situation et de rompre la fascination qui retenait le dauphin, par un moyen très simple, en coupant le nez à Diane.
L’empereur n’était pas rassuré. Plus d’un malheur arriva sur sa route. À Bordeaux, il faillit être asphyxié ; à Amboise, incendié. Ailleurs, une bûche lui tomba sur la tête. Le roi était furieux des mésaventures de son hôte, et voulait faire pendre tout le monde.
L’empereur crut utile de désarmer à tout prix sa belle ennemie, la duchesse d’Étampes, en faisant briller à ses yeux une offre inattendue, celle de relever la maison de Bourgogne ; il eût donné au duc d’Orléans bien autre chose que Milan, toutes les provinces des Pays-Bas. Il est vrai qu’Orléans, du vivant de Charles-Quint, n’en eût pas été souverain, mais seulement gouverneur.
La pauvre Gand fut brisée de la réception de Charles-Quint et de son union avec le roi. Chaque fête qu’on lui donna fut comme une bataille perdue par la Flandre. Il ne trouva nulle résistance, brida la ville avec un fort et fit mourir qui il voulait.
Sorti de France à la fin de janvier, en février il se retrouva maître, très solide et très affermi, libre d’examiner ce qu’il voulait tenir de ses promesses. S’il eût donné les Pays-Bas, c’eût été pour le cas où Orléans eût eu des enfants de sa fille ; mais, en échange de ce don incertain, il voulait que le roi, sur-le-champ, se dessaisît du Piémont, ainsi que des droits sur Milan. Montmorency, trompé, désespéré, alla, pour gagner l’empereur, jusqu’à promettre par écrit que le roi l’aiderait contre ses alliés d’Allemagne. Lettre fatale que l’empereur montra et répandit plus tard.
La honte d’être dupe à ce point tira le roi de sa léthargie. Il fit une chose violente. Il maria la fille de sa sœur, contre le gré de sa sœur, au duc de Clèves, capital ennemi de Charles-Quint.
Ce fut une scène très violente et d’une choquante tyrannie. La petite fille, qui avait douze ans et qui était malade, ne voulait pas marcher. Le roi dit à Montmorency : « Porte-la sur ton cou. » Et alors, on vit le connétable, ce premier homme du royaume, faire l’office d’une nourrice ou d’un valet de pied. Il prit l’enfant et la porta devant toute la cour, croyant apaiser le roi par cette humiliation. Et, en effet, il garda encore quelque temps le pouvoir. Mais son grand ami, l’empereur, le brisa, lui donna le coup de grâce, en investissant son fils de Milan (octobre), en brisant ainsi tout espoir, et montrant que Montmorency était ou un traître ou un sot.
Il ne lui restait, après cela, qu’à fuir et se cacher. On satisfit à la colère du roi par la ruine d’un homme qui tenait à Montmorency, du seul de ce parti qui eût servi la France, du chancelier Poyet. Tout le monde lui en voulait pour ses belles ordonnances qui fermaient le trésor aux courtisans. Il avait essayé de couper court à la chicane, de rogner les griffes des procureurs, de leur ôter les faux-fuyants et l’obscurité du latin ; il força la justice de parler français. Poyet eut encore le mérite d’ouvrir l’état civil, d’exiger l’inscription des baptêmes par des actes où signerait un notaire avec le curé. Mais son crime principal fut d’avoir limité la justice ecclésiastique, supprimé ces appels fantasques du plaideur qui, sentant sa cause mauvaise, la tirait du bailliage royal pour la porter devant l’évêque. Grand coup et décisif. Les tribunaux d’évêques devinrent presque déserts.
Qui succède à Montmorency ? Un gouvernement anonyme, le conseil, le fauteuil du roi, où siégera rarement le malade. Les influences principales sont celles d’un âpre fanatique, du cardinal de Tournon, et du cardinal de Lorraine, frère et oncle des Guise, l’homme des grandes et terribles fêtes expiatoires de 1528 et 1535. Un honnête et grossier soldat, Annebaut, qu’ils mettent près d’eux, servira à couvrir dans les choses de la guerre les sourds commencements des Guise, qui, contre l’antipathie du roi, s’étayeront peu à peu d’une popularité militaire.
La toute-puissance des cardinaux, leur royauté réelle, avait déjà déchaîné le fanatisme dans les provinces. Dès la fin de 1538, après l’entrevue de Nice, il est lâché partout. On brûle à Toulouse, à Agen, à Annonay ; on brûle à Rouen et à Blois. Le parlement d’Aix, sûr de plaire à Paris, a porté en 1540 un horrible arrêt contre plusieurs villages de Provence, séjour d’une colonie vaudoise, d’hérétiques et de révoltés. Le massacre eût eu lieu si les protestants d’Allemagne n’eussent réclamé, si Guillaume Du Bellay, s’adressant au roi même, n’eût obtenu une enquête, et tiré de lui des lettres de grâce (8 février 1541). C’est le dernier triomphe des Du Bellay. Dans la guerre qui doit suivre, Guillaume n’a plus voix au chapitre. Son frère Jean, cardinal, évêque de Paris, dure, en se faisant subalterne. Il s’enfuit à Rome à la mort de François Ier.
L’œuvre de Montmorency subsistait. Nous étions isolés, haïs et méprisés. L’Angleterre était contre nous, l’Allemagne était contre. L’horreur des protestants pour une France persécutrice et fanatique les rapprochait de l’empereur. Charles-Quint, converti à la tolérance par l’approche des Turcs, promettait que les affaires religieuses seraient réglées par un concile assemblé en Allemagne, ou même par une diète d’Empire ; jusque-là, interim, égalité des deux partis.
La France ne comptait plus, elle était hors du droit de l’Europe. On le vit, en juillet 1541, quand le marquis Du Guast (un homme noir qui ne jurait que par les Borgia) fit assassiner en Lombardie notre envoyé Rincon, qui allait à Constantinople. Il croyait prendre ses dépêches. Mais Guillaume Du Bellay, qui craignait ce malheur, les avait gardées en Piémont pour les faire passer droit à Venise. La vengeance de cet acte atroce était facile. Un bandit italien venait de prendre à Ferdinand une place de l’Adriatique, et il voulait la vendre aux Français ou aux Turcs. Venise eut peur de tels voisins et acheta cette place. Si la France l’avait devancée comme le voulait Du Bellay, elle mettait une forte épine au cœur de la maison d’Autriche.
Ce conseil intrépide eût été accueilli peut-être de François Ier bien portant, comme au soir de Pavie où il envoie sa bague à Soliman. Mais l’abcès avait tout changé en 1538 ; il était mort à cette époque.
Telles sont les phases bizarres du gouvernement personnel. Le règne de Louis XIV se partage en deux parts : avant la fistule, après la fistule. Avant, Colbert et les conquêtes ; après, madame Scarron et les défaites, la proscription de cinq cent mille Français.
François Ier varie de même : avant l’abcès, après l’abcès. Avant, l’alliance des Turcs, etc. ; après, l’élévation des Guise et le massacre des Vaudois, par lesquels finira son règne.
Le meurtre de Rincon comme celui de Merveille en 1534 étaient de ces choses qui pouvaient réveiller le roi.
Deux événements l’engageaient à agir. Ferdinand, battu par les Turcs, les vit prendre possession de toute la Hongrie ; et Charles-Quint, qui, pour couvrir ce revers dans l’opinion, avait improvisé une expédition contre Alger, y éprouva un désastre effroyable, repoussé par les Maures, battu, brisé par les tempêtes. Le 3 décembre 1541, il rentre tout seul à Carthagène.
La jeune cour de France, divisée entre les deux princes, Henri de vingt-trois ans, Charles de vingt et un, ne manque pas de crier que c’est fait de l’empereur, qu’il faut tomber sur lui, l’achever. Une arène s’ouvre où veulent briller les deux partis. Les prêtres même y ont leur compte. Le cardinal de Lorraine y voit l’avancement des Guise. Le cardinal de Tournon obtient qu’on constate que la guerre n’est pas luthérienne. Enjoint aux parlements de poursuivre les suspects, aux curés d’exciter les dénonciations.
L’appel fut entendu ; la police passa aux curés ; les listes de communiants aux grandes fêtes, sévèrement examinées, devinrent celles de la vie et de la mort ; on eut peu à chercher : la plupart des martyrs se désignaient eux-mêmes.
Donc, c’est la France catholique contre la catholique Espagne. La France seule en Europe, et n’ayant plus l’appui du parti anti-catholique. Elle ne peut même plus faire de levées en Allemagne. Elle va chercher des soldats jusqu’en Danemarck et en Suède.
Quoi donc ? Il n’y a plus d’hommes en France ? Non, on ne veut plus de Français. « Élevés de la servitude au noble métier des armes, ils sont trop indociles. Les nobles se sont plaints, disant au roi : Les vilains vont se faire gentilshommes et les gentilshommes vilains. Donc, on néglige les légionnaires : on revient aux mercenaires suisses. » (Fr. Giustiniani. Rel. Ven. s. I., vol. I, 212, ann. 1538.)
Sur les cinq armées de la France, dans cette dernière guerre, et dans les plus périlleuses extrémités, on hasarda à peine d’avoir douze ou quinze mille de ces dangereux soldats roturiers. Du Bellay les relève fort, et dit qu’ils n’avaient pas leurs pareils aux assauts.
Il fait grand cas aussi des soldats italiens, disant, en trois passages, que « c’étaient les plus aguerris ». La France n’en profite guère. Elle repousse, en 1542, l’effort suprême de l’émigration italienne, qui, sous Du Bellay et Strozzi, lui avait préparé une armée de douze mille hommes.
Rien désormais hors du cercle des Guise. Claude de Guise, avec le cadet des deux princes, Charles d’Orléans, a l’armée du Nord, qui envahit le Luxembourg. Le fils de Claude, François (qui sera le grand Guise), candidat secret du parti, sans titre encore, a l’armée du Midi, sous le dauphin, et envahit le Roussillon.
L’espoir des Guise, le prix de leurs exploits, devait être l’intime alliance de la toute-puissante Diane, astre futur du prochain règne. Ils comptaient à la paix épouser une de ses filles, et serrer le lien d’intrigue qui devait tenir Henri II.
L’affaire du Nord était très importante. Dans l’attaque du Luxembourg, on agissait avec les restes du parti des La Marck, étouffé, non écrasé, par l’empereur. On donnait la main au duc de Clèves, qui lâchait dans les Pays-Bas une masse sauvage d’aventuriers allemands qui se souvenaient du sac de Rome et comptaient sur le sac d’Anvers.
Le succès fut facile au Luxembourg, mais non soutenu. Au lieu de pousser aux Pays-Bas, d’appuyer Clèves, le jeune prince regardait au Midi. Il apprenait que le dauphin, son frère, outre l’armée d’Espagne, s’adjoignait l’armée d’Italie. Il eut peur d’une victoire d’Henri, revint. François Ier ne s’effrayait pas moins. Il avait écrit au dauphin de ne pas donner bataille sans lui. Pendant qu’il avance à petites journées, la saison passe. Perpignan, qu’on assiège, résiste. La campagne est manquée, perdue au midi, vaine au nord.
Avec ce grand effort de cinq armées, on n’avait pas entamé l’empereur. À lui maintenant d’attaquer à son tour. Et il allait le faire avec un énorme avantage, s’étant rallié Henri VIII, à qui il offrait la France même, ne se réservant que la Picardie.
Nous recueillîmes le fruit de la sottise avec laquelle nous avions constamment irrité Henri. Nous avions marié à son capital ennemi, le roi d’Écosse, la sœur de François de Guise, mère de Marie Stuart, mère féconde des maux de l’Europe. Le tout-puissant cardinal de Lorraine, et la protectrice des Guise, Diane de Poitiers, firent faire ce mariage royal à une fille cadette des cadets de Lorraine, bientôt veuve et régente pour la romanesque Marie, dont le fatal berceau fut une boîte de Pandore.
L’empereur, déjà sûr d’Henri VIII, s’assure des luthériens. Il laisse là les questions religieuses, et les somme, au nom de l’Empire, au nom de la patrie allemande, de le suivre contre les Turcs et les Français. Soliman est aux portes sur la frontière d’Autriche. Barberousse et sa grande flotte tiennent la mer avec les Français.
La France catholique, gouvernée par deux cardinaux, la France, cruelle pour les chrétiens, suivait le drapeau musulman, le drapeau des pirates et des marchands d’esclaves. Le jeune duc d’Enghien, uni à Barberousse, assiégea Nice. En vain. Les Algériens se dédommagèrent par les pillages et les enlèvements. Mis par nous dans Toulon, ils firent en Provence même leur récolte de filles et leur provision de forçats. L’année suivante, ravage encore plus grand ; six mille esclaves enlevés en Toscane, huit mille au royaume de Naples, spécialement un choix de deux cents vierges prises dans les couvents d’Italie pour la part du sultan.
L’horreur de l’Allemagne pour nous perd le duc de Clèves. Elle l’abandonne ; il est écrasé pour toujours. Coup fatal à la France. Ce petit prince était sa meilleure force, comme son recruteur allemand, le noyau militaire de toutes les résistances de la Basse-Allemagne.
Qui empêchait l’empereur de pénétrer en France ? Les Vénitiens, qui suivaient l’armée impériale, remarquent que les grands généraux des temps de Pavie sont morts, et que l’empereur n’a plus que le duc d’Albe, médiocre, ignorant. (Lor. Contarini.)
Charles-Quint, dirigé par des conseillers italiens, ordonne tout lui-même, autant que peut le faire un homme appesanti déjà, maladif, grand mangeur, qui se lève fort tard et tous les jours entend deux messes (Navagero). L’armée de ce malade était à son image, lente et lourde, chargée de bagages infinis, qui se développaient sur une longue file, séparaient, isolaient les troupes, empêchaient l’avant-garde de toucher le corps de bataille. Il eût suffi d’une petite bande leste et hardie pour le couper cent fois.
Heureusement pour lui, le roi de France traîne aussi. Il craint fort la bataille. Où l’empereur s’arrête, il s’arrête, à Luxembourg, à Landrecies. Le roi est trop heureux de ravitailler Landrecies. Voilà tout le succès de cette grande armée. Chacun va se panser chez soi.
Marino, qui était à la cour de France en 1544, dit nettement que la France, abandonnée des Turcs, envahie par les protestants, ses anciens alliés, était aux abois et désespérée. Ce que le roi avait encore le plus à craindre, c’était son peuple qui, s’il y eût eu revers, aurait fait une sauvage et bestiale révolution (tumulto bestiale).
Quarante mille Allemands entraient à l’est. Vingt mille Anglais débarquaient à l’ouest. L’empereur avec la grande armée marchait droit vers Paris. Les vues étaient sérieuses. Charles-Quint, qui lisait toujours Comines, savait le mot de Louis XI, qu’on prend la France dans Paris. Il s’agissait cette fois d’en finir, ou de détruire François Ier et de changer la dynastie, ou de tellement l’asservir, qu’il devînt serf de l’empereur, soldat à son service, sbire et recors impérial pour assujettir l’Allemagne.
Il était trop évident, en présence d’une crise si terrible, que la vieille méthode de faire une diversion en Milanais ne ferait rien, ne servirait à rien. Qu’importait de prendre Milan, si l’on perdait Paris ?
Le roi avait en Italie cinq mille Suisses allemands, quatre mille Suisses français, cinq mille Gascons, trois mille Italiens. Cette armée eût dû revenir en hâte, assurant seulement le Piémont. Ce n’était pas l’avis du jeune duc d’Enghien, qui, pour la première fois, arrivait général sur le champ de bataille, comme Gaston de Foix à Ravenne. Enghien, fils de Vendôme et cadet de Bourbon, avait là une occasion de briller, d’éclipser les Guise. La rivalité des maisons de Guise et de Bourbon, qui allait troubler le siècle, se prononçait déjà. Le roi favorisait Enghien et l’opposait aux amis de son fils.
C’est, je crois, de cette manière qu’on doit expliquer l’imprudente permission qu’il donna de livrer bataille. Montluc, envoyé par Enghien pour l’obtenir, en fait honneur à son éloquence gasconne. Quoi qu’il en soit, la chose tourna bien (à Cérisoles, 14 avril 1544).
Nos Suisses et nos Gascons, fortifiés d’une nombreuse noblesse française, accourue tout exprès, et qui se mit à pied, soutinrent l’épouvantable choc de dix mille Allemands que le général impérial, Du Guast, nous lançait d’une colline. Trois cents lances françaises enfoncèrent la cavalerie légère de l’ennemi, qui, poussée sur le flanc de son infanterie, la mit elle-même en déroute. Enghien faillit périr comme Gaston à Ravenne. Il se précipita avec une petite bande de jeunes gens à travers le noir bataillon des Espagnols et le perça de part en part. Fort affaibli, il dut, pour rejoindre les siens, percer encore cette troupe formidable. Il le fit, en sortit, mais presque seul, et ne vit plus les siens ; il crut la bataille perdue. Elle était gagnée, et les nôtres revinrent, rompirent les Espagnols. Bataille infiniment sanglante ; selon Du Bellay, douze mille morts.
Quel résultat ? Aucun. Sans argent et sans vivres, l’armée fond, se dissipe. Et Charles-Quint avance. Ralenti par la résistance de Saint-Dizier, qu’il prend par ruse, il avance pourtant, et les Français ne lui opposent que leur propre ruine, la dévastation, le désert. Les barbaries de la Provence sont renouvelées sur la Champagne. La France se traite plus cruellement que n’eût fait l’ennemi. L’empereur va toujours poussant le dauphin devant lui vers l’ouest et vers les Anglais, il le leur livre, il le leur donne. Si ceux-ci eussent daigné le prendre, avancé quelques pas, c’en était fait.
L’empereur, qui a pris nos magasins, nos vivres, nourri parmi nous, arrive à treize lieues de Paris, à Crépy en Valois. On en était aux dernières ressources ; on travaillait en vain à faire une armée de séminaristes ou écoliers. Une défaite nous sauva, la perte de Boulogne, que l’Anglais prit et qui inquiéta l’empereur.
Très fatigué lui-même, pris d’un accès de goutte, il pensait qu’après tout, au lieu de faire les affaires de Henri VIII, il valait mieux conserver, exploiter cette misérable France ruinée. Affaiblie à ce point, elle ne pouvait plus que suivre son impulsion. Le roi détruit lui valait moins que le roi asservi et devenu son capitaine. (Traité de Crépy, 18 septembre 1544.)
Le roi, en effet, s’engagea à guerroyer pour lui, à fournir, à payer une armée contre le Turc (au fond contre les luthériens).
L’affaire avait été brassée de fort bonne heure entre le confesseur de l’empereur et celui de François Ier.
Le roi restituait la Savoie. L’empereur faisait du duc d’Orléans son gendre ou son neveu, le mettant à Milan ou aux Pays-Bas, non comme duc et souverain, mais comme gouverneur impérial. En adoptant ainsi le cadet, le tenant sous sa main et se chargeant de sa fortune, il fondait une bonne et solide discorde entre les frères. Et, en effet, le dauphin protesta.
Navagero remarque que la mort avait toujours été du parti de Charles-Quint, l’avait toujours servi. Le premier dauphin, prince de grande espérance, et qui avait infiniment souffert de la captivité d’Espagne, était mort en 1536 (d’épuisement ou de pleurésie ?). Son échanson italien avoua l’avoir empoisonné. Tout le monde le crut alors. En 1545, voici le troisième fils du roi, Charles d’Orléans, qui meurt aussi, et, dit-on, de la peste, au grand profit de l’empereur, que cet événement dégageait de sa parole. Il n’eût pas ordonné un crime ; mais ses agents, qui, sans scrupule, assassinaient nos envoyés, n’avaient-ils pas dispense, pour la guerre, du poison contre les alliés des Turcs ? Rien ne paraît plus vraisemblable.
Au reste, ce ne sont pas les impériaux peut-être que l’on doit accuser. Un mot violent de Henri II, que nous citerons plus tard, montre qu’il haïssait son frère Charles. Ses amis, très peu scrupuleux, les hommes de Diane, ont bien pu le servir, et sans le consulter.
Une troisième mort survint, fort surprenante, celle d’Enghien, de ce Bourbon que François Ier venait d’élever si haut en lui faisant gagner une bataille. Qui le tue ? Celui même qui profite le plus à sa mort, le jeune Guise. Dans un combat de boules de neige, pour boulette, il lui jette un coffre. Il s’excuse, disant avoir eu ordre de M. le dauphin.
Dès lors il n’y eut plus deux partis. Le roi se trouva seul, et le dauphin fut le vrai roi.
Sa maîtresse avait tout à craindre. On disait que, si la campagne de 1544 avait si tristement fini, la faute en était à elle, qu’elle avait aidé l’empereur à prendre Saint-Dizier et les places où se trouvaient nos magasins.
Le roi, très affaissé, devenait un jouet. On décidait sans lui, ou sur quelque mot vague qu’on lui tirait, les choses les plus graves et les plus terribles affaires, comme le massacre des Vaudois.
Il y avait quatre ans que le peuple infortuné des Vaudois de Provence flottait entre la vie et la mort, condamné en 1540, gracié en 1541, puis incertain de plus en plus à l’approche du nouveau règne. Les Vaudois n’étaient pas d’accord : les uns ne songeaient qu’à la fuite ; d’autres voulaient se défendre et achetaient des fusils. S’ils s’étaient défendus, ils eussent été aidés peut-être par les Suisses. Après l’affaire de Cérisoles, le clergé saisit le moment. On détacha au roi un homme qui avait fort à expier, qui devait ménager les prêtres, l’ami de Barberousse, le capitaine Paulin de La Garde. Il lui parla à Chambord, dit que ce petit peuple était fort dangereux, qu’il faisait de la poudre, qu’il y avait là comme un avant-poste de l’empereur. On était en pleine guerre, à la veille de l’invasion du Nord. Le roi est alarmé ; il dit : « Défais-moi ces rebelles. »
Il paraît que Paulin voulut un ordre écrit. Après la paix, le 1er janvier 1545, le cardinal de Tournon écrivit et présenta à la signature du malade une révocation, de quoi ? De la grâce accordée en 1541. Le roi signa sans lire, comme il faisait le plus souvent (V. le Procès, et Muston, I, 107.) Ce témoignage lui est rendu par l’historien protestant et vaudois, qui, plus sérieusement que personne, a épuisé l’examen de l’affaire.
Au reste, cette signature n’était pas tout. Il fallait celle du secrétaire d’État ; le cardinal fit signer Laubespin. Il fallait celle du procureur du roi au Grand-Conseil ; il refusa. Celle au moins de son substitut ; il refusa. Et il fallait encore que le chancelier mît le sceau ; il refusa. Le hardi cardinal y mit un sceau quelconque, et donna cette pièce informe à l’huissier du parlement de Provence, qui était à la porte, attendant cette arme de mort.
Elle n’eût pas suffi cependant ; elle n’autorisait pas l’exécution militaire. Au-dessous de la signature, d’une écriture tout autre que celle de la pièce, quelqu’un, on ne sait qui, écrivit l’ordre qui livrait ce peuple aux soldats.
Ce qui rendait l’affaire hideuse, c’est que les parlementaires, si zélés contre l’hérésie, étaient des familles seigneuriales qui allaient recueillir la dépouille sanglante des victimes. Ils étaient juges et héritiers.
L’arrêt de 1540 ordonnait de punir les chefs. Et la pièce informe de 1545, l’horrible faux, ordonnait d’exterminer tout.
Pour en être plus sûr, on s’adressa à des brigands, aux soldats des galères, dont bon nombre étaient repris de justice, endurcis aux guerres barbaresques. Le président d’Oppède, sans bruit, sans notification, mène lui-même cette bande. Des dix-sept villages vaudois, plusieurs étaient vers Avignon, en terre papale. Mais le légat du pape donna de grand cœur l’autorisation.
Une circonstance curieuse, c’est que, ceux de Cabrières s’étant livrés sur la parole du président, il dit aux troupes de tuer tout. Elles refusèrent d’abord ; les galériens se montrèrent plus scrupuleux que les magistrats. Ce ne fut pas sans peine qu’on les mit à tuer, voler et violer.
La chose une fois lancée, il y eut des barbaries exécrables. « Dans une seule église, dit un témoin, j’ai vu tuer quatre cinq cents pauvres âmes de femmes et d’enfants. » Et comment ? Avec une furie, des supplices, des caprices atroces, dignes du génie de Gomorrhe. Vingt-cinq femmes, échappées, cachées dans une caverne, sur terre du pape, y furent, par ordre du légat, enfermées, étouffées. Cinq ans après, quand on fit le procès, on retrouva leurs os. Il y eut huit cents maisons brûlées, deux mille morts (au moindre calcul), sept cents forçats. Les soldats, au retour, vendaient à bon compte aux passants les petits garçons et les petites filles, dont ils ne voulaient plus.
La nouvelle ayant éclaté, il y eut un violent débat en Europe. Les Espagnols louèrent. Les Suisses et Allemands poussèrent des cris d’indignation. Cela servit les criminels. Ils firent entendre au roi qu’on n’avait tué que des rebelles, et qu’il ne devait pas souffrir que l’étranger se mêlât de nos affaires.
En quel état se trouvait-il alors ? Et que restait-il de lui-même ? Les protestants l’excusent, paraissent croire qu’alors il était fini et ne régnait plus.
Vieilleville place en 1538 une scène qui ne peut être de cette année, puisqu’elle suppose l’exil de Montmorency. Je la crois de la fin, des derniers temps où, par la mort de ses fils, le roi se trouva seul ; où les gens du dauphin, de Diane et des Guise crurent régner et déjà oublièrent le mourant.
Le dauphin dit un jour devant ses familiers qu’à son avènement il ferait ceci et cela, donnerait tels offices. Et il leur distribua généreusement toutes les charges de la couronne. Un témoin de la scène auquel on n’avait pas pris garde était un simple, vieil enfant et fou à bourlet, appelé Briandas. Soit de lui-même, soit poussé par la duchesse d’Étampes, il court au roi, et, fièrement : « Dieu te garde, François de Valois ! » Le roi s’étonne. « Par le sang Dieu ! tu n’es plus roi, je viens de le voir. Et toi, monsieur de Thaïs, tu n’as plus l’artillerie, c’est Brissac. » Et à un autre : « Tu n’es plus chambellan, c’est Saint-André », etc. Puis, s’adressant au roi : « Par la mort Dieu ! tu vas voir bientôt M. le connétable qui te commandera à baguette et t’apprendra à faire le sot. Fuis-t’en ! Je renie Dieu, tu es mort ! »
Le roi fait venir la duchesse d’Étampes. On fait dire au fou tous les noms de ces nouveaux officiers de la couronne. Puis le roi prend trente hommes de sa garde écossaise, va à la chambre du dauphin. Personne. Rien que des pages qu’on fit sauter par les fenêtres. On brise, on casse tout. Mais après qu’aurait fait le roi ? Il n’avait pas d’autre héritier. Sa maîtresse, tout à l’heure sans appui et à la discrétion du dauphin, apaisa, arrangea les choses. Le roi se garda seulement des amis de son fils, qui auraient pu l’empoisonner.
Telles furent les amertumes, les expiations de ses derniers jours. La plus grande était de laisser le trône de France à cette triste figure d’Henri II, qui n’avait rien de son père ni de son pays, qui ne représentait que la captivité de Madrid, qui lors même qu’il aurait des succès, des conquêtes, n’irait qu’à la ruine. Pourquoi ? En combattant l’Espagne, il ne serait rien qu’Espagnol.
Le songe de Basine et de Childéric se renouvelle ici. Elle vit les descendants de ce roi Franc tomber du lion au loup, du loup aux chiens, et cette dynastie finir honteusement par un combat de tournebroches qui se mangeaient à belles dents.
Un tel fils, de tels petits-fils, ont relevé beaucoup François Ier par le contraste. Les protestants surtout, qui avaient tant à l’accuser, l’ont traité avec une indulgence qui les honore infiniment. Ils sont même excessifs ; ils lui laissent le titre de grand, qu’il ne mérite en aucun sens.
On assure qu’en mourant il devina les Guise. Ces héros intrigants, protégés par Diane, qui mirent leur catholique épée au service d’une jupe fort sale, allaient nuire cruellement à la France, par leurs succès surtout, qui pervertirent l’opinion.
Des mots sauvages ouvrirent le nouveau règne. Pendant l’agonie du roi, Diane et Guise folâtraient et disaient : « Il s’en va le galant ! » Et le fils même, aux funérailles, voyant passer le cercueil de son frère qui précédait celui de son père, fit cette bravade fratricide : « Voyez-vous ce bélître ? Il ouvre l’avant-garde de ma félicité. »
Au moment de la mort du roi, cent cinquante familles fuirent à Genève, et bientôt quatorze cents, au moins cinq mille individus. Cette élite française, avec une élite italienne, fonda la vraie Genève, cet étonnant asile entre trois nations, qui, sans appui (craignant même les Suisses), dura par sa force morale. Point de territoire, point d’armée ; rien pour l’espace, le temps, ni la matière ; la cité de l’esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la prédestination.
Contre l’immense et ténébreux filet où l’Europe tombait par l’abandon de la France, il ne fallait pas moins que ce séminaire héroïque. À tout peuple en péril, Sparte pour armée envoyait un Spartiate. Il en fut ainsi de Genève. À l’Angleterre elle donna Pierre Martyr, Knox à l’Écosse, Marnix aux Pays-Bas, trois hommes et trois révolutions.
Et maintenant commence le combat ! Que par en bas Loyola creuse ses souterrains. Que par en haut l’or espagnol, l’épée des Guise, éblouissent ou corrompent !… Dans cet étroit enclos, sombre jardin de Dieu, fleurissent, pour le salut des libertés de l’âme, ces sanglantes roses, sous la main de Calvin. S’il faut quelque part en Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou rouer, cet homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant Dieu et lui chantant ses psaumes.