Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 21

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 372-400).

CHAPITRE XXI

Rome et les Jésuites. — Invasion de la Provence. — François Ier cède
à la réaction. (1535-1538.)

Le duel des deux croyances s’est combattu principalement par deux armes et deux moyens :

La machine catholique, celle des Exercitia, par laquelle Loyola se transforma lui-même à sa conversion (1521), lui servit peu après à former et discipliner les petites bandes des premiers Jésuites.

Tout cela encore en Espagne. Il écrivit son livre avant de partir pour Jérusalem, de sorte que de bonne heure ce livre courut les couvents et la société dévote.

La grande force calviniste, celle des psaumes français de Marot, ne paraît qu’en 1543.

Ainsi le mouvement espagnol eut sur le mouvement genevois une grande priorité.

La difficulté du combat pouvait être celle-ci. Pour bien commencer la guerre, le temps était trop raisonnable, les opinions trop vieilles, les esprits blasés. Les insultes faites aux images émurent, il est vrai, le peuple ; les exécutions l’enivrèrent. Mais on ne serait pas venu à bout de lui faire prendre les armes si une génération spéciale n’eût été soigneusement dévoyée et déraillée du bon sens par l’art qu’un auteur appelle la mécanique de l’enthousiasme.

Comme Basque et comme Espagnol, Ignace avait un point de départ dans sa galanterie exaltée pour sa dame (la sainte Vierge). Un jour qu’il faisait voyage dans les montagnes d’Aragon, il rencontre un Maure et ne manque pas d’essayer de le convertir à l’immaculée virginité. Mais le Maure lui porte une botte logique : il cède pour la conception et nie pour l’accouchement. Ignace ne sait que répondre. Il est comme cloué à la terre et laisse l’autre prendre les devants. Puis il dit : « Le poignarderai-je ? » Il remit la décision à sa mule, qui, heureusement, choisit un autre chemin.

C’est dès lors qu’il se mit à forger les armes spirituelles pour combattre l’esprit d’examen et pour poignarder la raison. Le plus dur, le plus difficile, est souvent de la vaincre en soi. Il n’y parvint que par un appel très persévérant à l’illuminisme, pour lequel sa nature militaire ne semblait pas faite. Cependant, avec le jeûne, quelques privations de sommeil, une chambre sans lumière, telle peinture atroce et baroque, on arrive à troubler l’imagination et suppléer le fanatisme. La première génération construisit la mécanique et la popularisa. La seconde, dépravée d’esprit, faussée et dévoyée déjà, s’en arma pour la guerre sacrée ; ce sont les temps d’Henri II. La troisième, sous Charles IX, en tira la Saint-Barthélemi.

Notez qu’au moment même où Loyola organise en Espagne ses premiers soldats de Jésus (1525 au plus tard), un franciscain italien, sur une révélation divine, réforme son ordre, revenant aux capuchons étroits, pointus, capuccini, que les papes avaient tant persécutés. L’ostentation de pauvreté, jadis punie par le Saint-Siège, va le servir utilement dans ces moines, faux mendiants, prêcheurs, aboyeurs de foires, crieurs populaires et populaciers, pieux bateleurs, bouffons dévots. Ils amusent, font rire les foules, qui croient entendre une farce, et se trouvent, par surprise, avoir attrapé un sermon.

Tout cela se fait d’abord sans Rome, hors de son action. La réaction pontificale ne commence qu’à l’avènement du Romain Farnèse, Paul III (1534). C’était un vieillard énergique, d’une tête forte et active. Il passait pour peu scrupuleux (on lui imputait un faux). Il avait cinq bâtards qu’il voulait faire princes ; mais il comprit que sa famille ne trouverait sa grandeur que par la grandeur de l’Église, et, avant tout, il travailla à relever Rome.

Il était temps. Elle avait perdu la moitié de l’Europe, et elle allait perdre l’Italie. Un rapport des inquisiteurs annonçait « qu’il y avait trois mille instituteurs italiens dans les nouvelles opinions. »

Le premier acte de Paul III montrait sa parfaite indifférence en matière de religion. D’une part, il offrit le chapeau à Érasme, défenseur du libre arbitre. D’autre part, il fit cardinal le Vénitien Contarini, connu pour très prononcé dans la doctrine contraire, la justification par la foi.

Contarini, si rapproché des croyances luthériennes, n’était pas seulement un théologien, mais un habile politique. Paul III l’envoya aux protestants d’Allemagne. Voulait-il les regagner ou les amuser seulement, les diviser, les affaiblir, avant d’employer la force et l’épée des Espagnols ? Ce qui me ferait adopter la dernière opinion, c’est qu’en donnant pouvoir à Contarini il ajoute cette réserve fallacieuse : « Voyez si les protestants s’accordent avec nous sur les principes, la primauté du Saint-Siège, les sacrements, et quelques autres choses. » Mais quelles choses ? Il dit vaguement : « Choses approuvées de l’Écriture et dans l’usage de l’Église, lesquelles vous connaissez bien. »

L’idée réelle de Rome avait été plus franchement communiquée à Charles-Quint, dès 1530, par le violent légat Campeggi. Dans le mémoire qu’il remit à l’empereur de la part des cardinaux, il ne s’amuse pas à la controverse. Il demande tout d’abord l’emploi de la force. Il faut, dit-il :

1o L’alliance de l’empereur avec les princes bien pensants contre l’hérésie ;

2o La répression des princes qui n’entreraient pas dans la ligue, « la destruction de ces plantes vénéneuses par le fer et par le feu » ;

3o L’organisation d’une inquisition générale sur le modèle de l’inquisition espagnole, la guerre aux livres, etc., etc.

Ce plan n’était pas complet. Contre les forces vives et populaires de la Réforme, il fallait créer une force populaire. À côté de l’inquisition répressive, il fallait organiser ce que j’appellerais une inquisition préventive, l’éducation spéciale d’une génération vouée à l’étouffement de la raison.

Les prêcheurs de lazzaroni, les capuccini errants, ne pouvaient donner cela. Il fallait un élément plus fixe, plus sérieux, décent, rassurant, trouver un intermédiaire entre le prêtre et le moine. On chercha pendant quelque temps.

Les Théatins se présentèrent (1524), nobles ecclésiastiques qui, sans habit particulier, vivaient dans la tenue sévère, l’étude et la haute vie qui les désignait candidats au gouvernement spirituel ; c’était un séminaire d’évêques.

Les Somasques se dévouèrent à l’éducation et aux hôpitaux. Ils étaient directeurs des malades, confesseurs des mourants ; ils répondaient à l’Église des deux moments essentiels de l’homme, l’enfance et la mort.

Les Barnabites se chargèrent d’enseigner et de prêcher, etc.

Toutes ces créations nouvelles étaient des armes admirables ; mais elles étaient spéciales. Elles n’agissaient pas d’ensemble. Un homme se présente alors, industrieux éclectique pour centraliser l’action, homme omnibus, qui va au but, au succès par toutes les voies, qui laisse les spécialités et les singularités, et qui dit : « Je ferai tout. »

Loyola fut peu original. Les Jésuites le montrent eux-mêmes. Il prit de toutes parts ce qui était vraiment utile et pratique.

Le secret des constitutions de l’ordre, qu’on lui a tant reproché, ce mystère qui engage le novice à ce qu’il ignore, qui l’entraîne peu à peu au but inconnu, tout cela c’est la sainte ruse des anciens ordres monastiques. On la trouve dans la règle des Bénédictins du Mont-Cassin, dans celle des Franciscains, et leur général saint Bonaventure la recommande expressément. Les Barnabites, récemment fondés, se firent une loi de ce mystère.

Engager l’âme par le corps, l’entraîner presque à son insu vers telle idée religieuse par telle pratique matérielle, ce n’est pas non plus chose nouvelle. « Agis, tu croiras après ; ta croyance se calquera à la longue sur ton action », c’est encore une vieille industrie. Loyola eut le mérite de régler cette action dans une suite d’exercices méthodiques, fort simples, qui dispensent d’idées.

De même que le soldat doit être l’homme de tout combat, le Jésuite est dressé à tout et se plie à tout. La mécanique est puissante ici, parce qu’elle est complète. Elle saisit l’homme par l’éducation, le gouverne par la prédication, le discipline par la direction, par la confession et la pénitence. Elle le tient par tous les âges : elle le tire par tous les fils.

Dans cet ordre, militaire sous sa robe pacifique, jusqu’où ira l’obéissance ? c’est le point vraiment capital, et c’est là que le capitaine biscayen fut original. Les fondateurs des anciens ordres avaient dit : Jusqu’à la mort. Loyola va au delà ; il a dit : Jusqu’au péché. — Véniel ? Non. Il va plus. Dans l’obéissance, il comprend le péché mortel.

« Visum est nobis in Domino nullas constitutiones posse obligationem ad peccatum mortale vel veniale inducere, nisi superior (in nomine J. C. vel in virtute obedientiæ) juberet. »

« Nulle règle ne peut imposer le péché mortel, à moins que le supérieur ne l’ordonne. » Donc, s’il l’ordonne, il faut pécher, pécher mortellement.

Cela est neuf, hardi, fécond.

Il en résulte d’abord que l’obéissance, pouvant justifier tout péché, dispenser de toute vertu, restera la seule vertu.

De plus, cette vertu unique enveloppant l’existence, l’intellectuelle aussi bien que l’active, l’obéissance qui impose toute action impose aussi toute croyance.

La seule croyance à suivre, c’est celle que l’obéissance vous donne. Indifférence parfaite sur le fonds de la croyance. Obéis, et peu t’importe si ta croyance mobile se contredit, soutenant au matin le pour, et le contre au soir.

Nous voilà bien soulagés. Toute dispute est finie. Dans la croyance par ordre et l’enseignement par ordre, nous pourrons également soutenir toute idée.

Tranchons le mot : Plus d’idée.

Ne nous étonnons plus si, du premier coup, les Jésuites, acceptant la foi de la Renaissance, des philosophes et des juristes, des ennemis de la théologie, adoptèrent le libre arbitre, et le salut par les œuvres, qui dispense de Jésus.

Vous croyez les tenir là, les saisir ? Point du tout. Ils glissent. Ce sont des hommes d’affaires qui peuvent varier leur thèse pour le besoin de leur affaire. Ils écrivent au besoin contre leur propre doctrine, se réfutent dans des livres également autorisés de la Société.

Étranges contradictions, aveugle esprit de combat, dont les armées seules jusque-là avaient donné l’exemple. Les mêmes soldats espagnols, dans la même année, égorgent à Rome les sujets du pape, en Espagne ses ennemis.

Un point grave et singulier où le Jésuite dépasse décidément le soldat, c’est que Loyola supprime les exercices communs. Les hommes s’électrisent et se vivifient les uns par les autres. L’esprit s’augmente et féconde par la communication muette. Combien plus par le chant et la prière commune ! Ceux qui se réunissent et chantent, sur ce seul signe, en ce siècle, sont déclarés protestants.

L’obéissance la plus sûre, c’est celle de l’individu. Que la société le moule, mais qu’il reste individu. Des exercices individuels, suivis par tous séparément, les rendront semblables sans qu’ils communiquent, sans qu’ils se confient. Qu’ils se défient les uns des autres, tant mieux ; ils n’en seront que plus isolés, faibles, obéissants. Chaque homme, faible comme homme, sera fort comme société ; il n’est qu’une pièce, un rouage. Il remue, parce qu’on le remue. Il est chose morte, inerte, un cadavre qui retomberait si une main ne le soutenait. De ces cadavres artificiellement dressés, mus par le galvanisme, se fera une armée terrible.

Rien de plus grossier, du reste, de plus anti-spiritualiste qu’une telle institution. Les exercices s’y font moins par l’idée religieuse ou le sentiment que par la légende, par le détail historique et physique de telle scène qu’on doit se représenter, par l’imitation ou reproduction des circonstances matérielles, etc. On doit, par exemple, percevoir l’enfer successivement par les cinq sens, la vue du feu, l’odeur du soufre, etc. La matérialité parfois y va jusqu’à l’impossible. Comment se représenter par le goût et l’odorat, comme il le demande, la suavité d’une âme imbue de l’amour divin ?

En 1540 le pape approuve les constitutions des Jésuites. En 1542 commencent à jouer les deux grandes machines de la révolution nouvelle : l’éducation, l’inquisition.

Lainez fonde le premier collège des Jésuites (à Venise). Loyola seconde le théatin Caraffa dans l’inquisition romaine et universelle qui doit embrasser le monde. La main de Loyola y est reconnaissable, surtout en ceci : On punit ceux qui se défendent.

Qui se défend est coupable ; il résiste à la justice. Frappez cette âme rebelle.

Et qui avoue est coupable. Mais humilié, brisé, rien n’empêche de l’absoudre.

Plus d’innocent, tous coupables. Plus de justice, un combat. Que veut-on ? La victoire, le brisement de l’âme humaine.

Le premier qui eût dû être amené à ce tribunal, c’était, sans nul doute, Henri VIII. Il fallait seulement trouver un huissier, un sbire assez fort pour mettre la main sur lui.

Le pape avait un roi tout prêt, le jeune Pole, cousin d’Henri VIII. Sorti de la branche d’York et de la Rose rouge, il pouvait recommencer la guerre du quinzième siècle et noyer l’Angleterre de sang. Pole avait été élevé par Henri, comblé de ses dons. Mais la femme d’Henri, Catherine, avait nourri dans le cœur du jeune homme, inquiet et ambitieux, l’espoir d’épouser Marie, héritière de l’Angleterre. Au moment où le pape condamna Henri, Pole, qui était en Italie, éclata par un libelle contre son maître et bienfaiteur. Coup terrible. Henri, qui rejetait le pape sans admettre le protestantisme, qui persécutait à la fois les catholiques et les protestants, chancelait fort. Tout son appui, en cas d’invasion, eût été une armée allemande qu’il eût achetée.

Le roi de France eût pu seul exécuter la sentence. C’est à quoi poussaient vivement (dans l’année 1534) le pape et Charles-Quint. Le plus jeune fils du roi aurait épousé Marie, qui eût dépossédé son père. Pole, devenu cardinal, fut mis par le pape à Liège, pour correspondre de près avec les insurgés d’Angleterre, pendant que l’empereur soulevait l’Irlande.

François Ier, sollicité, répondait que le roi d’Angleterre était son ami. À quoi l’empereur réplique (dans les dépêches de Granvelle) qu’il ne s’agit aucunement de faire mal à Henri ; au contraire, on veut le sauver, l’empêcher de se perdre d’honneur et de conscience. Il eût été sauvé dans un monastère, déposé et tondu.

Les mêmes dépêches témoignent que Montmorency, flatté, mené par Charles-Quint, donnait en plein dans ce projet, et n’en dégoûtait nullement le roi. Était-ce pourtant sérieux ? Était-il sûr que l’empereur tint tellement à faire roi d’Angleterre un prince français ? Il eût voulu à la fois et détrôner Henri VIII et perdre François Ier dans l’esprit des protestants d’Allemagne, de sorte qu’isolé, faible, il ne fût plus rien autre chose qu’un lieutenant de l’empereur.

Le roi était peu tenté. Il n’avait qu’une passion : c’était Milan et la réparation de l’affront de Maravilla. Loin de l’apaiser, Charles-Quint, dans sa conduite inconséquente, fit encore arrêter un homme qu’il envoyait à Soliman.

Le pape travaillait en vain à les rapprocher. Comme deux lutteurs acharnés, ils se tâtaient pour mieux frapper. Le roi avait fait la démarche cruelle et désespérée d’appeler en Corse, en Sicile, en Italie, non pas Soliman, mais le pirate Barberousse, bey d’Alger et de Tunis, à qui le sultan donna le titre de son amiral. Tout l’aspect des côtes changea. Un tremblement effroyable saisit les pauvres habitants quand, à chaque instant, l’on vit les pirates, marchands d’esclaves, descendre inopinément et tomber comme des vautours. Jusque dans l’intérieur des terres, l’homme en s’éveillant le matin voyait le turban, les armes, les visages d’Afrique. En un moment, s’il n’était pris, il avait perdu sa famille ; sa femme, sa fille, ses enfants étaient enlevés dans les barques, en poussant d’horribles cris. Parfois les marchands avaient commission d’un pacha, d’un bey, d’un puissant renégat, de lui procurer telle femme. La fille d’un gouverneur espagnol fut ravie ainsi. La Giulia, sœur de la divine Jeanne d’Aragon, qui est au Louvre, beauté célèbre jusque dans l’Orient, faillit être enlevée ; elle ne se sauva qu’en chemise ; elle sauta sur un cheval qu’un cavalier lui céda. On prétend qu’en reconnaissance elle le fit assassiner pour qu’il ne pût se vanter du bonheur de l’avoir vue.

La chose la plus populaire que pût jamais faire l’empereur, celle qui devait le mettre en bénédiction, c’était d’exterminer les pirates, de détruire Tunis et Alger. Venise elle-même, amie des Turcs, était cruellement inquiète des progrès de Barberousse. Charles-Quint avait tous les vœux pour lui. Nulle expédition plus brillante, plus populaire, plus bénie. L’armée espagnole, allemande, italienne, avec force volontaires de toutes nations, défit l’armée africaine que Soliman avait laissée à ses propres forces, prit la Goulette et Tunis (25 juillet 1535). Le massacre fut immense ; on y tua trente mille musulmans. Vingt mille chrétiens délivrés portèrent leur reconnaissance dans toute l’Europe et la gloire de Charles-Quint.

Gloire, puissance, force réelle. Il avait mis un roi vassal à Tunis. De là il menaçait Alger, dominait la côte d’Afrique. Il avait conquis les cœurs des Italiens mêmes, écrasés par lui. Venise se détachait du sultan et rangeait son pavillon soumis près du victorieux drapeau du dompteur des Barbaresques.

Charles-Quint, débarqué (septembre) en Italie, au milieu des applaudissements de l’Europe, était en mesure de parler de très haut à François Ier. Il n’exige plus, comme à Cambrai, qu’il abandonne ses alliés, mais qu’il combatte contre eux.

Il veut bien l’amuser encore de la promesse de Milan. François Sforza meurt en octobre. L’empereur fait espérer Milan comme dot de sa fille, qu’eût épousée le plus jeune fils du roi. Tous deux arment cependant. L’empereur lève des lansquenets. Le roi négocie pour avoir des Suisses, achève l’organisation des légions de gens de pied qu’il organise à la romaine.

Du jour où il avait reçu l’affront de Maravilla, il avait voulu la guerre. Mais il ne trouva d’argent qu’en frappant l’impôt le plus odieux aux Français, la taxe des vins, avec les vexations infinies des visites de commis et la tyrannie fiscale qu’on appelle l’exercice. Il y eut bientôt révolte.

Quant aux hommes, il avait peu à compter sur la noblesse. Elle s’était montrée favorable au connétable. Elle avait refusé, en 1527, de contribuer à la rançon du roi. Elle faisait négligemment le service militaire. En février 1534, le roi lui impose quatre revues annuelles, exige que les gens d’armes portent la complète armure défensive, quel qu’en soit le poids. En juillet 1534, il organise l’infanterie, sept légions, chacune de six mille hommes. Des quarante-deux mille, trente mille sont armés de piques et douze mille d’arquebuses. Ils sont payés en temps de guerre, bien payés, à cent sous par mois. Ce seront des hommes effectifs ; on ne comptera pas les valets, comme on faisait trop souvent ; « s’il s’en trouve, ils sont étranglés. »

La chose fut populaire. En paix, ils étaient exempts de taille. S’ils se distinguaient, ils pouvaient être anoblis.

Leur première épreuve fut rude, celle d’une guerre de Savoie en plein hiver, et le passage des monts. Le roi, instruit par son péril, par la grandeur croissante de son ennemi, avait eu tardivement cette lueur de bon sens, de voir que la vraie conquête italienne, avant Milan et le reste, c’étaient les Alpes et le Piémont. Le duc de Savoie, qui jadis avait secouru Bourbon, qui était Espagnol de cœur, offrait à Charles-Quint de lui céder ses États en échange d’États italiens. L’empereur, qui avait déjà la Comté, allait avoir en outre la Savoie et la Bresse, nous envelopper et plonger chez nous jusqu’à Lyon.

On le prévint. François Ier secourut contre lui Genève, qui mit son évêque à la porte, se fit protestante, appuyée sur Berne, qui conquit sur le Savoyard le pays de Vaud. Le roi alors, voyant bien que Charles-Quint l’amusait, en février, saisit la Savoie et entre en Piémont.

Il en advint comme à Ravenne. La première fois que nos Français, hier paysans, aujourd’hui soldats, se virent devant l’ennemi, ils furent pris du démon des batailles, et on ne put plus les tenir. Il y avait devant eux un gros torrent, la Grande-Doire. Ils s’y jettent, et, malgré la roideur du fil de ces eaux rapides, ils ne perdent pas leurs rangs. Nos Allemands n’en font pas moins. Ils se lancent et passent de front. L’ennemi ne les attend pas. Les nôtres, sans cavalerie, suivent de près. À Verceil, la rivière arrête encore. Un homme de bonne volonté sort d’une de nos légions, se jette à l’eau, et, sous la grêle des balles, prend un bateau du côté de l’ennemi, le ramène. On passe. Le Piémont est conquis.

On respecta le Milanais. Néanmoins, l’empereur, à Rome, éclata avec une violence politique et calculée. Le 5 avril, ayant fait ses dévotions à Saint-Pierre en costume solennel, rentrant chez le pape au milieu d’une grande assemblée de princes allemands, italiens, de cardinaux, d’ambassadeurs, on le vit, non sans étonnement, commencer une harangue. Il paraît qu’elle était écrite au moins en partie ; de temps en temps il baissait la tête pour lire une note roulée autour de son doigt. C’était un plaidoyer en règle, complet, contre François Ier. En résumé, il lui offrait trois partis : la paix avec Milan pour son troisième fils, la guerre, ou enfin qu’ils vidassent leur différend, de personne à personne, comme avaient fait d’anciens rois, le roi David, etc. S’il y avait difficulté, ils pouvaient se battre dans une île, dans un bateau ou sur un pont, à l’épée et au poignard, en chemise, tout serait bon. Le vaincu serait tenu de fournir toutes ses forces à notre Saint-Père le pape contre le Turc et l’hérésie. Pour gage et prix du combat, lui déposerait Milan, et François Ier la Bourgogne.

Granvelle excusa la chose aux Français, disant n’en avoir rien su. Mensonge. Un acte si grave n’était pas certainement un coup de tête personnel. C’était une chose politique, délibérée mûrement, une mine habilement chargée et dont l’explosion fut immense. Le discours, traduit (d’avance sans doute) en toute langue, courut l’Europe, l’Allemagne surtout. Les insultes continuelles faites impunément à nos envoyés mettaient déjà le roi très bas. Mais ce solennel outrage, ce soufflet officiel, donné dans Rome, au Vatican, devant tous les ambassadeurs qui représentaient la chrétienté, montrèrent l’ami de Barberousse, le renégat, l’apostat, l’homme perdu et désespéré, comme le faquin en chemise, qui, traîné dans un tombereau, figure torche en main au Parvis.

Des bruits étranges circulèrent. À grand’peine les marchands allemands qui allèrent de Lyon aux foires de Strasbourg détrompèrent lentement leurs compatriotes. Quand Du Bellay, envoyé par le roi, arriva en Allemagne, il fut obligé de se cacher.

L’empereur avait là un moment admirable contre le roi, une force énorme d’opinion, ajoutez une grande force matérielle, la plus grande qu’il eût eue jamais.

On pouvait voir la vanité des deux systèmes sur lesquels on se reposait : le vieux système des alliances de familles et de mariages, le nouveau système des alliances politiques ou système d’équilibre. Cet équilibre naissant, qu’était-il déjà devenu ? Henri VIII ne pouvait bouger. Le Turc n’agissait que lentement. L’Allemagne protestante boudait le roi. Le seul service qu’elle lui rendit, ce fut de débaucher des lansquenets que Ferdinand envoyait à l’empereur.

François Ier était seul et Charles-Quint avançait avec sa victoire et l’Europe.

Il se croyait tellement sûr de son fait, qu’il dit, comme on lui parlait des Français : « Si je n’avais mieux que cela, à la place du roi, je commencerais par me rendre, mains jointes et la corde au cou. »

On ne pouvait se défendre en Piémont, on le pouvait en Provence, laisser l’ennemi se consumer et mourir de faim.

Pour cela, il fallait une chose, celle qu’en 1812 on fit à Moscou, brûler, détruire ; mais ici une ville n’était pas assez : il fallait brûler un pays.

Quel homme serait assez dur pour faire cette barbare et nécessaire exécution ? Montmorency s’en chargea, et il l’aggrava par la dureté de son caractère, par son indécision et son imprévoyance.

Les pauvres cultivateurs, qui avaient ordre d’évacuer, croyaient au moins qu’on sauverait les grandes villes, et ils y concentraient leurs biens. Mais peu à peu on abandonnait tout et l’on détruisait tout. Aix même fut ainsi condamnée, après qu’on eut commencé à la fortifier. Tout fut brûlé, jeté, détruit, spectacle lamentable, dit Du Bellay lui-même, endurci cependant à ces affreuses guerres.

Montmorency s’enferma dans un camp retranché, y resta obstinément, sûr que l’empereur, en s’éloignant de la côte, mourrait de faim ; toute la Provence mourait de faim aussi, et, si l’empereur faisait venir quelque chose de la mer, ces furieux affamés se jetaient dessus, n’ayant plus peur de rien, et le dévoraient au passage.

Les paysans désespérés firent ainsi plusieurs coups hardis, un entre autres, au départ de l’empereur. Ils se mirent cinquante dans une tour, pour tirer de là et le tuer. Il s’en allait très faible, ayant perdu vingt-cinq mille hommes. On pouvait l’écraser. Montmorency n’eut garde ; il le laissa échapper.

L’effroyable sacrifice de toute une province de France, cent villes ou villages brûlés et détruits, un peuple de paysans sans abri, sans instruments, sans nourriture, et pas même de quoi semer ! C’était le résultat de 1536, de la campagne qui porta Montmorency au pinacle, le fit connétable, quasi-roi de France pour les cinq années qui suivirent.

L’empereur, étant entré, avait séjourné deux mois, librement était sorti, sans que, de cette armée française, personne osât le poursuivre. Nos paysans provençaux avaient seuls ressenti l’affront, et, aux dépens de leur sang, tâché qu’on ne pût pas faire risée de la France.

Il était temps, ou jamais, de toucher au vif Charles-Quint, selon la forte expression des dépêches de 1534. Ce n’était pas avec Barberousse qu’on pouvait faire rien de grand. Il fallait Soliman même. La Sicile (Gasp. Contarini) souffrait tellement, qu’elle eût accepté les Turcs. Qu’allait faire François Ier ?

Ce pauvre roi, qui déjà n’était plus guère qu’une langue, une conversation, qui bientôt faillit mourir, était de plus en plus tiraillé par les deux partis qui se disputaient près de lui, en lui, et dont sa faible tête semblait le champ de bataille.

Caractérisons ces partis. Il y avait celui des élus, celui des damnés.

Les damnés, c’étaient ceux qui poussaient à l’alliance des Turcs et des hérétiques, spécialement les deux Du Bellay, Guillaume, le vieux, l’intrépide militaire diplomate, et le spirituel cardinal Jean, l’évêque rabelaisien de Paris, qui, tout en amusant son maître, le poussait aux résolutions viriles de la plus libre politique. La plupart de nos ambassadeurs, c’est-à-dire des gens qui savaient et voyaient, appartenaient à ce parti.

Mais le parti des élus, des bien-pensants, des orthodoxes, c’était celui qui se formait autour du nouveau dauphin. Montmorency, qui voyait le père décliner si vite, regardait au soleil levant. Le dauphin avait dix-huit ans, et on venait de lui donner une maîtresse. C’était un garçon de peu, qui ne savait dire deux mots, né pour obéir et pour être dupe. Mais plus il paraissait nul, plus la cour venait à lui ; excellent gibier en effet d’intrigants et de favoris. Déjà tous disaient en chœur qu’il ressemblait à Louis XII.

L’événement de cette année 1537, c’est que cet astre nouveau avait marqué son lever. Un enfant, en grand mystère, était né d’une grande dame, fort sérieuse et fort politique, qui hardiment s’était chargée d’initier le dauphin.

Son père l’avait marié à quatorze ans, à une enfant du même âge, Catherine de Médicis. Mais cette position nouvelle n’avait rien tiré de lui. Pas un mot et pas une idée. Tel il était revenu de sa longue prison d’Espagne, tel il restait, ayant l’air d’un sombre enfant espagnol, yeux noirs, cheveux noirs, « mauricaud », dit un chroniqueur. Il n’était bon qu’à la voltige, le premier sauteur du temps. Sa petite femme, spirituelle et cultivée comme une Italienne, mais fort tremblante et servile, n’avait nulle prise sur lui. Née Médicis et de race marchande, son jeune mari n’en tenait compte, et la méprisait comme un sot ; le roi seul avait pitié d’elle, la défendait, et ne voulut pas qu’on la rendît à ses parents.

François Ier, causant un jour avec la grande sénéchale, Diane de Poitiers (intime avec lui depuis l’aventure de 1523), s’affligeait devant elle de son triste fils, qui ne serait jamais un homme. La dame se chargea de l’affaire, et dit en riant : « J’en fais mon galant. »

C’était une fort belle veuve. Depuis la mort de son mari, Louis de Brezé, en 1531, elle s’était tenue à la cour plus dignement que bien d’autres.

Elle restait toujours en deuil, en robe de soie blanche ou noire, non pas tant pour faire l’inconsolable de son vieux mari, mais cette simplicité allait à sa beauté noble, froide, altière. Le goût espagnol commençait aussi. La reine était Espagnole, le dauphin tout autant. La belle veuve, par ses couleurs austères, s’espagnolisait, se rattachait à la cour espagnole et orthodoxe. Elle faisait profession d’être fort bonne catholique. Elle n’eût pas pour un empire, disait-elle, parlé à un protestant.

Cette dame, en 1537, avait trente-huit ans, et semblait beaucoup plus jeune. Elle mettait un art infini à se soigner et se conserver. Mais rien ne la conservait mieux que sa nature dure et froide. Elle avait les vices des hommes, avare, hautaine, ambitieuse. Elle mena fort bien son veuvage, se réservant habilement. L’austérité de l’habit ne décourageait pas trop. Elle montrait fort son sein, que le noir faisait valoir. Et lorsque, maîtresse en titre et reine, elle était moquée par les jeunes qui ne l’appelaient que la vieille, elle fit cette réponse cynique de leur montrer ce qu’on cache en se faisant peindre nue. Elle est telle à Fontainebleau.

Dure, avide et politique, elle était intimement liée avec un homme tout semblable, Montmorency. Tous deux exploitèrent leur crédit de même en se garnissant les mains. Montmorency, à cette époque, comme un Caton-le-Censeur, réformait la France en rançonnant les gouverneurs de provinces. M. de Chateaubriant, qui passait pour avoir fait mourir sa femme, s’en tira en léguant son bien à Montmorency.

La partie fut certainement liée entre lui et Diane pour s’emparer du dauphin. Et la scène définitive dut se passer à Écouen, la voluptueuse maison arrangée par Montmorency pour recevoir de telles visites. Tout ce qu’on sait de cet homme brutal, sombre et violent, qui n’avait qu’injures à la bouche, qui, parmi ses patenôtres, ordonnait de rompre ou pendre, fait un contraste bizarre avec les recherches galantes de sa suspecte maison. Les vitraux d’Écouen, que tout le monde a vus jusqu’en 1815 au Musée des Monuments français, étaient choquants d’impudeur à faire rougir Rabelais. Dans le Pantagruel, il parle avec un juste mépris des arts obscènes qui, sans talent, font appel tout droit aux sens. Telles ces vitres effrontées. On y voyait l’Amour, de dix-huit ans environ, avec une Psyché bien plus vieille.

Psyché accoucha d’une fille. Le tout mystérieusement. La dame voulut que l’enfant fût mis au compte d’une demoiselle. Mystère profond. Le dauphin portait publiquement les couleurs et la devise de Diane, s’affichant et commençant cette glorification solennelle de l’inceste et de l’adultère qui lui fit mettre l’initiale de celle qu’on croyait ancienne maîtresse de son père sur tous les monuments publics et jusque sur les monnaies.

Quelqu’un a dit : « Jamais de mal parmi les honnêtes gens. » La chose se vérifia. Montmorency et la dame qui passait du père au fils furent d’autant plus estimés, honorés de l’Europe ; ils formèrent dès ce temps la tête du parti des honnêtes gens.

Ce noir dauphin toujours muet, cette grande femme toujours en deuil, formaient, au sein de la cour, comme une petite cour qui allait à part grossir d’année en année.

Les contrastes étaient parfaits. La jeune duchesse d’Étampes et le vieux François Ier, avec la petite Médicis, faisaient la cour italienne, parleuse, aux modes florentines, aux couleurs brillantes, dont se détachait fortement le futur roi, le nouveau règne, plus sérieux et comme espagnol.

L’Espagne était bien haut alors. On l’estimait, on l’imitait. La fameuse expédition de Tunis, la renommée des vieilles bandes, la fabuleuse conquête de Fernand Cortez, avaient rempli tous les esprits. La férocité, l’arrogance, tout était bien pris de ce peuple. L’ambassadeur Hurtado, qui plus tard, devant le roi, jeta quelqu’un par les fenêtres, n’en fut que plus à la mode. La morgue silencieuse dans laquelle ils restaient toujours sans daigner répondre un mot leur servait admirablement à cacher leur vide d’idées.

Dans une cour où le nouvel élément commençait à poindre, le roi italien et français, le parleur aimable et facile, était hors de mode. La jeunesse, par derrière, haussait les épaules. Jeunesse grave, vieillesse légère. Tout à l’heure, il n’y avait qu’un mauvais sujet à la cour : c’était le roi, le vieux malade, l’ami des Turcs, le renégat. Il se voyait de plus en plus délaissé des honnêtes gens.

Le parti turc avait pourtant réussi encore à gagner sur lui un dernier pas décisif qui eût assommé Charles-Quint : c’était de jeter Soliman et cent mille Turcs sur Naples, pendant que le roi passerait les monts avec cinquante mille hommes. Cela eût éclairci les choses. L’empereur, pour avoir battu les faux Turcs de Barberousse, qui étaient des Maures d’Afrique, portait son succès de Tunis aussi haut qu’une victoire sur les janissaires. Il fallait voir la figure qu’il ferait devant Soliman.

Nous savons, par le plus irrécusable témoignage, celui de sa sœur, qu’il n’en pouvait plus. Le coup eût été terrible. Les Turcs fussent restés en Sicile et peut-être à Naples. Grand malheur ? Non. Il en serait arrivé comme à la Chine, où les vaincus ont conquis les vainqueurs et rendu les Mongols Chinois. L’Italie eût exercé son ascendant ordinaire, et, bien mieux que ne fit la Grèce, épuisée et impuissante, elle eût fait du Turc un Européen.

La chose fut très bien menée par le savant et habile Laforêt, qui, en juillet 1537, se trouva, avec Soliman et Barberousse, en face d’Otrante. Les Turcs descendirent à Castro ; mais les Français ne parurent pas. Soliman laissa le royaume de Naples et se tourna contre Venise.

Où donc était François Ier ? En Picardie. Il n’est pas difficile de deviner l’homme qui rendait ce service essentiel à l’empereur. Montmorency n’envoya en Italie que tard, quand il n’était plus temps.

Ces tergiversations singulières ne s’expliquent que par la forte conspiration de cour qui enveloppait le roi de toutes parts. Il voyait d’accord des gens qui toujours sont divisés, une belle-mère, Éléonore, avec un beau-fils, Henri, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, avec la maîtresse nouvelle, la triste et dure figure de Montmorency avec la jeune cour. Tous pour le pape, pour l’empereur, contre le Turc et l’hérésie ; tous plaidant pour l’honneur du roi et le salut de son âme.

Il avait toujours eu un vif besoin de plaire à ce qui l’entourait. Affaibli, maladif, il ne supportait pas la muette censure d’une cour respectueusement mécontente, ni les récits qu’on lui faisait arriver des ravages des Turcs. Ils pesaient sur sa conscience, ébranlaient l’homme et le chrétien.

Il luttait pourtant encore au printemps de 1538. À la nouvelle d’une grande victoire de Soliman sur le frère de Charles-Quint, il envoya Rincon pour resserrer son alliance. Aux vives instances du pape pour l’amener à voir l’empereur, il résista d’abord (Rel. Tiepolo), laissa le pape et Charles-Quint l’attendre à Nice quinze jours. Le vieux Paul III brûlait de les unir pour les lancer sur Henri VIII.

L’empereur cachait mieux le besoin urgent qu’il avait de traiter. Sa situation en réalité était épouvantable. Ni l’Espagne ni les Pays-Bas ne donnaient un sou. Gand lui refusait l’impôt depuis 1536, et travaillait à confédérer les autres villes. Il prévoyait la terrible révolte des armées espagnoles, qui arriva en 1539. Il ne la différait qu’en laissant ses soldats à Milan et ailleurs en pleines bacchanales, comme au temps de Bourbon. Ces hommes effrénés, ces sauvages, désormais indisciplinables, devenaient l’effroi de leur maître. Il restait deux partis à prendre : ou les diviser, les tromper, pour les égorger isolés ; ou les leurrer d’une promesse d’un grand pillage, les mener à Constantinople. Cette entreprise, pour être romanesque, avait pourtant des chances. Doria, en 1533, avait reconnu les Dardanelles et vu dans quelle négligence les Turcs laissaient leurs fortifications.

Un document publié récemment dévoile tout ceci (Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 263). C’est une lettre suppliante de la sœur de Charles-Quint, Marie, gouvernante des Pays-Bas, pour conjurer son frère de ne pas se mettre à la discrétion de cette horrible soldatesque dans l’expédition de Turquie. Elle lui parle nettement de sa situation, lui dit que les Pays-Bas, s’il ne parvient à y mettre ordre, sont plus que perdus ; qu’il vaut mieux, plutôt que de se jeter dans de telles aventures, fermer les yeux sur l’Allemagne, laisser couler certaines choses touchant la religion. Quant à la guerre si lointaine de Constantinople : « Souvenez-vous, dit-elle, de Tunis qui n’est qu’à la porte de votre pays ; si Barberousse n’avait donné bataille, en quels termes étiez-vous ?… Oh ! pour l’honneur de Dieu ! ne courez pas de tels hasards. »

Il est impossible de se fier au roi de France. Et pourtant, si l’on pouvait s’y fier, l’empereur devroit passer par la France, et démêler avec lui ce qui lui peut toucher… Mais vostre personne est de si grande importance, que je n’oserais conseiller, etc.

Ces avis d’un parfait bon sens étaient certainement ceux de Granvelle. L’empereur, à tout rapprochement, toute entrevue, même inutile, gagnait un grand avantage, celui de mettre en défiance tous nos amis, Turcs, Anglais, luthériens et mécontents des Pays-Bas.

C’était déjà une faute, une sottise pour le roi de se rendre à Nice. Il le sentait si bien que quand on l’y traîna, il demanda à l’empereur une chose impossible qui devait rompre tout, non seulement le Milanais, mais la Franche-Comté. L’empereur, à l’absurde, répondit par l’absurde, offrant le titre et le revenu de Milan, qui pendant neuf ans seraient confiés au pape, et le roi, tout de suite, eût rendu la Savoie, armé pour l’empereur contre le Turc et les luthériens. Vains bavardages. Mais Charles-Quint avait déjà ce qu’il voulait. Sa sœur venait le voir, et la nouvelle cour entrait en rapport avec lui. Le pape fit, sinon la paix, au moins une longue trêve de dix ans. Le roi partit, le 19 juin, sans voir l’empereur.

Il n’en était pas quitte ; on ne le laissa pas retourner au Nord. Les influences de famille agirent : Éléonore pour son frère, Marguerite dans l’intérêt de son mari, pour l’arrangement de la Navarre, Montmorency et les cardinaux, le dauphin pour le roman d’une conquête de l’Angleterre. Tous pour le roi, pour le réconcilier à Dieu et à l’Église, au parti des honnêtes gens.

Les Turcs, souvent bien informés, crurent que non seulement on lui promettait le Milanais de la part de Charles-Quint, mais qu’abusant de l’affaiblissement de son esprit on lui disait que l’empereur prendrait pour lui Constantinople et le ferait empereur d’Orient.

Charles-Quint attendit un mois à Gênes l’effet de tout cela. Il ne lâcha pas prise qu’on ne lui eût de nouveau amené le roi à Aigues-Mortes. Dans ce méchant petit port solitaire, le roi, moins entouré qu’il ne l’eût été en Provence, n’avait là que Montmorency et les princesses. Il n’y eut, aux conférences, que le connétable et le cardinal de Lorraine, d’une part ; d’autre part, Granvelle et Couvos, la reine enfin, lien des deux partis. Que conclut-on ? Matériellement, rien que le statu quo ; moralement, une chose immense qui allait changer l’Europe, et qu’on peut dire d’un mot, la conversion de François Ier.

L’ami des infidèles, des hérétiques, le renégat et l’apostat, l’homme incertain du moins, mobile, qui disait le matin oui, et non le soir, est fixé désormais, et tel sera jusqu’à la mort. Ce galant, ce rieur, est désormais un bon sujet. C’est le retour de l’Enfant prodigue. La reine et tous en pleurent de joie.

Qui a procuré ce miracle ? Un mot de l’empereur. Ce qu’il a refusé à Nice, il l’accorde à Aigues-Mortes. Il n’offre plus le titre de Milan, mais la possession réelle (Granvelle, II, 335) pour le second fils du roi qui épousera une nièce de Charles-Quint.

Le roi s’engage publiquement à défendre les États de l’empereur pendant la guerre des Turcs. À quoi secrètement ? On le voit par les faits.

Maintenant la France, en Europe, n’a plus d’ami que Charles-Quint, son capital ennemi. Elle s’est isolée. Libre à lui de tenir sa promesse. S’il ne la tenait pas, que ferait-elle ? la guerre, mais seule et sans ami, ne pouvant, même par la guerre, sortir de la profonde ornière où elle est entrée pour toujours, et dont ne la tireront pas même cinquante années de guerres de religion.