Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 20
CHAPITRE XX
Le Liégeois Thomas Hubert, qui vint, en 1535, avec l’Électeur palatin, nous donne un curieux portrait de François Ier. C’est le dernier moment où il fut encore lui-même. Les maladies le saisirent en 1538 avec une extrême violence, et, dans les années qui suivirent jusqu’à sa mort en 1547, on peut dire qu’il se survécut.
Il était fort entamé en 1535. Cependant il avait toujours la conversation brillante, la riche mémoire que les Italiens avaient admirée : « Il savait, disait à merveille les particularités de chaque pays, leurs ressources, leurs productions, les routes, les fleuves navigables, et cela pour les contrées les plus éloignées. » (P. Jov.)
Hubert ajoute ce mot : « Non seulement les artistes auraient profité à l’entendre, mais les jardiniers et les laboureurs. Malheureusement il prononçait difficilement, ayant perdu la luette par la maladie. » (Hub. Vita Fred. Pal.)
Il n’avait pourtant que quarante et un ans. Charles-Quint en avait trente-cinq et ne se portait guère mieux. Il bégayait comme François Ier et n’avait plus de cheveux. On dit qu’il les avait coupés. Peut-être les avait-il perdus par suite des attaques d’épilepsie qu’il eut parfois dans sa jeunesse, ou par abus des plaisirs, par suite de maladies. Il était fort adonné aux femmes, autant qu’à la table ; grandes dames et petites filles, tout lui était bon. Un ulcère le força de quitter brusquement l’armée, en 1532, en présence de Soliman.
Les maladies de ces princes ont servi l’humanité, en ce sens que leurs médecins, les plus éminents du siècle, durent, pour des maux tout nouveaux, chercher une science nouvelle, quitter l’ancienne médecine, grecque et arabe, qui, ici, restait muette. Le médecin de François Ier, l’illustre Gunther, d’Andernach, chef de l’école de Paris, vit les plus grands esprits du temps assiéger sa chaire, les Fernel, les Rondelet, les Sylvius, les Servet, les Vésale. Là, Vésale prépara la première description anatomique de l’homme qu’on ait possédée. Là Servet entrevit la grande et principale découverte du siècle, la circulation du sang.
Vésale, prosecteur de Gunther, devint le médecin de Charles-Quint, et écrivit Sur la goutte de César un opuscule qu’on a placé, non sans cause, près du poème de Fracastor sur la syphilis dans le recueil des anciens traités relatifs à la grande maladie. César, par le gaïac, fut de plus en plus noué et torturé d’exostoses. Le roi, qui semble avoir préféré les pilules mercurielles de son ami Barberousse, n’en eut pas moins de cruelles aposthumes qui le mirent près de la mort, et cette triste bouffissure dont témoigne son dernier portrait.
Dans cet état de santé, les dispositions des deux malades étaient toutefois différentes. L’humeur âcre de Charles-Quint, irritée et attisée par des mets très épicés, ravivait sans cesse en lui les éléments inquiets de sa race, l’agitation de Maximilien, la violence, la mélancolie de Charles-le-Téméraire. Il ne voulait point de paix. François Ier, plus malade, plus découragé, sans l’affront de Merveille et le regret de Milan qui le poursuivaient, eût voulu au moins une trêve qui durât ses dernières années. (Relaz. Venez. Nic. Tiepolo. 1538.)
François Ier, peu à peu, était comme rentré en lui. Jeune, il avait d’abord rêvé l’Orient et la croisade. Puis l’Italie, puis l’Empire. Milan lui restait au cœur. Mais il eût voulu l’obtenir par arrangement plutôt que par guerre.
La guerre lui allait si peu, qu’il avait même renoncé aux grandes chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la Sologne, qui plaisaient au roi cavalier et lui firent si tristement placer sa féerie de Chambord, n’allaient plus au promeneur valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et exquise. Il aimait Fontainebleau.
Harmonie d’âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage d’automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s’abrite le malade, ses ombrages fantastiques, empourprés des teintes d’octobre, qui font rêver avant l’hiver, à deux pas la petite Seine entre des raisins dorés, c’est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.
« Si vous aviez quelque malheur, où chercheriez-vous un asile et les consolations de la nature ? — J’irais à Fontainebleau. — Mais si vous étiez très heureuse ? — J’irais à Fontainebleau. »
Ce mot d’une femme d’esprit peut être senti de tous. Mais ce sont pourtant les blessés, surtout les blessés du cœur, qui ont affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la ruine du Moyen-âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV, vaincu, fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu’ironie, et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d’ombre.
Là aussi François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son rêve, l’Italie, se fait une Italie française. Il y refait les galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés des villas lombardes qu’il ne verra plus. Il fait sa galerie d’Ulysse. Son Odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son Ithaque.
François Ier, qui n’avait pas peu contribué au naufrage de l’Italie, en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle a été sensible. Elle n’a voulu se souvenir que de sa passion pour elle. Passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où tous les princes affichèrent la protection des arts, il y a, entre ces protecteurs, des différences à faire. Léon X eut l’idée baroque de faire Raphaël cardinal. Le politique Charles-Quint flatta Venise en ramassant le pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François Ier les aima.
Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande : il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci vint chez lui en 1518, il fut l’objet d’une telle idolâtrie, qu’à son âge de quatre-vingts ans il changea la mode, fut copié par le roi et toute la cour pour les habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. La blessure du roi à la tête lui fit seule changer de coiffure. Tout le monde, à son exemple, prononçait à l’italienne. On le voit par les lettres de Marguerite, qui écrit comme elle prononce : chouse pour chose, j’ouse pour j’ose, ous pour os, etc.
Les Italiens, en revanche, avaient fait pour lui des merveilles, un monde de chefs-d’œuvre. Malheureusement nos régentes du dix-septième siècle, très galantes et très hypocrites, n’ont pu supporter ces libres peintures ; elles n’aimaient que les réalités. Un acte impie en ce genre fut la destruction du seul tableau que Michel-Ange eût peint à l’huile. Pas unique, le premier, le dernier qu’il ait jamais fait sur les terres hasardées de la fantaisie. Cette œuvre était la Léda, l’austère et âpre volupté, absorbante comme la nature. Il l’avait envoyée au roi de Fontainebleau. Cette image, sérieuse s’il en fut, hautaine, altière dans son ardeur, parut obscène à des prudes impudiques, et, comme telle, fut brûlée par les sots.
Le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, avaient été en quelque sorte une ère de dispersion pour l’Italie. La concentration fut brisée. L’art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain s’en va à Mantoue et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D’autres s’en vont au fond du Nord, s’inspirent de son génie barbare, et, pour le monstrueux empire d’Iwan-le-Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin. D’autres encore viennent en France. Dans la matière la plus rebelle, le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus, singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l’obscure et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces mascarons effrayants de la Cour ovale ; de là ces Atlas surprenants qui gardent les bains dans la Cour du cheval blanc, hommes-rochers qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme, témoignant du moins qu’en la pierre il y a le rêve inné de l’être et la velléité de devenir.
Je ne suis pas loin de croire que ces Italiens, ayant perdu terre, dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d’autant plus libres en terre barbare qu’ils étaient sûrs d’être admirés, prirent ici une hardiesse qu’ils n’avaient pas eue chez eux. Le Rosso ôta la bride à son coursier effréné. N’ayant affaire qu’à un maître qui ne voulait qu’amusement, qui disait toujours : Osez, il a, pour la petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble dans la plus fantasque audace. Rien n’est plus fou, plus amusant. Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils. Le beau, le laid, le monstrueux s’arrangent pourtant sans disparate. Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l’Arioste. Prêtres gras, vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les figures sont françaises. Pas un souvenir d’Italie. Ces filles espiègles et jolies, d’autres émues, haletantes, telle qui souffre et dont la voisine touche le sein (plein d’avenir) avec une douce main de sœur, toutes ces images charmantes, ce sont nos filles de France, comme Rosso les faisait venir, poser, jouer devant lui. Rougissantes, inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d’autres boudeuses et pleurantes d’être trop admirées sans doute, il a tout pris. C’est la nature, et c’est un ravissement.
Au milieu de cette foule pantagruélique, dans ce grand rendez-vous du monde où l’Amérique et l’Asie entrent aussi en carnaval, le roi de la Renaissance, reconnaissable à son grand nez, le roi des aveugles, mène la France qui n’y voit goutte, et, l’épée à la main, la pousse dans le palais de la lumière.
Plus François Ier déclina, moins il fut propre aux femmes, plus il fut amoureux des arts. On sait son mot à Cellini : « Je t’étoufferai dans l’or. » Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso, quand il se vit en possession de cette farce divine, roi de ce peuple rieur et de ce sérail unique, lui aussi il fit une farce, il dit à Rosso : « Je te fais chanoine. » Ce pieux artiste eut un canonicat de la Sainte-Chapelle.
Rosso n’en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce fut aussi le sort du grand et charmant André del Sarte. Celui-ci du moins, avant son malheur, ramassa tout son génie, et fit pour François Ier le plus frémissant tableau qui ait été peint jamais. Triomphe étrange, peu mérité sans doute, d’un roi si léger, que le profond cœur italien, d’un élan de reconnaissance, ait réalisé pour lui cette chose vivante et brûlante, comme une haleine de Dieu, la Charité (qui est au Louvre) !
Que la flamme ait tombé de là, que l’étincelle ait pris, je ne m’en étonne pas. Et quasi currentes vitaï lampada tradunt. C’est la France, dès ce jour, qui part de l’Italie, s’en détache et prend le flambeau.
La reine réelle de France était cette vive Picarde, cette hardie duchesse d’Étampes qui, par un art sans doute étrange, garda vingt ans François Ier. Le vrai centre de la royauté, c’était sa chambre. Pour l’orner, elle n’appela pas un étranger ; elle prit un Français, un jeune homme, la main ravissante de ce magicien Jean Goujon, qui donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.
Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune homme, essai hardi, incorrect et heureux. Où a-t-il pris ces corps charmants, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables, infiniment longues et flexibles ? Sont-ce les peupliers de Fontaine-belle-eau, les joncs de son ruisseau, ou les vignes de Thomery dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure humaine ? Les rêves de la forêt, les songes d’une nuit d’été, qui ne se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin, ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà, ces nymphes charmantes, captives, fixées par l’art ; elles ne s’envoleront plus.
Cette chambre, qui n’est pas très grande, la galerie rabelaisienne, chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang, ce furent les abris des dernières années de François Ier, les témoins de ses conversations. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n’y eut tant à dire qu’en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées que rencontra Pantagruel, et qui dégelaient par moment, il ne tient à rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des murs. Ils content les découvertes récentes, l’Asie, l’Amérique. Le D’Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d’abord, l’éléphant coquettement orné d’une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces nouveaux sujets d’entretien.
Là vint le frapper la nouvelle étrange, impie et scandaleuse que c’était la terre qui tournait, non le soleil, et que Josué s’était trompé. Le tout calculé, démontré par un pieux ecclésiastique. Là lui furent racontés, d’après le livre d’Ovando, les merveilles imprévues de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l’ancien, où l’homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant d’Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel, venaient lui dire : « Le Turc vaut mieux que les chrétiens. » Et ils lui contaient les magnificences incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les féeries de Constantinople. L’esprit du malade inactif, d’autant plus inquiet, s’étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir le Canada. Il chargeait les naturalistes Belon, Rondelet, Gilles d’Alby, d’étudier, de rapporter les animaux inconnus de l’Asie.
Sa sœur, la reine de Navarre, Budé, son bibliothécaire, Duchâtel, son lecteur, surtout les Du Bellay, eurent la part principale à tout cela. Ce fut Jean Du Bellay, sans aucun doute, qui amusa le roi du livre surprenant que venait donner à Lyon le facétieux médecin Rabelais, son protégé et domestique, comme on disait alors.
Quel livre ? Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage.
Quel homme et qu’était-il ? Demandez plutôt ce qu’il n’était pas. Homme de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable Pan-ourgos, agent universel dans les sciences et dans les affaires, qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et le déborde à chaque instant.
Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cinquante ans. Rabelais avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien.
La nouveauté du fonds fut signalée par celle de la forme. La langue française apparut dans une grandeur qu’elle n’a jamais eue, ni avant ni après. On l’a dit justement : ce que Dante avait fait pour l’italien, Rabelais l’a fait pour notre langue. Il en a employé et fondu tous les dialectes, les éléments de tout siècle et de toute province que lui donnait le Moyen-âge, en ajoutant encore un monde d’expressions techniques que fournissent les sciences et les arts. Un autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise tout. L’antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes les langues modernes, lui permettent d’envelopper et dominer la nôtre.
Majestueux spectacle. Les rivières, les ruisseaux de cette langue, reçus, mêlés en lui, comme en un lac, y prennent un cours commun et en sortent ensemble épurés. Il est, dans l’histoire littéraire, ce que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d’eaux vives qui, des glaciers, par mille filets, s’y réunissent pour en sortir en fleuves, et s’appeler la Reuss, ou le Rhône, ou le Rhin.
Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fonds, à qui le comparer ?
À l’Arioste ? à Cervantes ? Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la patrie défunte et la chevalerie inhumée. Tous deux regardent au couchant. Rabelais regarde vers l’aurore.
Il serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pantagruel à la Divine Comédie. L’œuvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse harmonie, semble ne comporter de comparaison à nulle œuvre humaine. Toutefois, ne l’oublions pas, cette harmonie est due à ce que Dante, si personnel dans le détail, s’est assujetti dans l’ensemble, dans la doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système officiel de la théologie. Il va vers l’infini, mais de droite et de gauche soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l’un est saint Thomas, l’autre la tradition très fixe du mystère des trois mondes, joué partout en drame avant d’entrer dans l’épopée.
Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers l’avenir, c’est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et de passion, par un égarement de son cœur.
Directement contraire est la tendance de Rabelais. Il cingle à l’Est, vers les terres inconnues.
L’œuvre est moins harmonique ; je le crois bien. C’est un voyage de découverte.
Il sait tout le passé et le méprise. Il en traîne plus d’un lambeau, mais il les arrache en courant, il en sème sa route. S’il en garde quelque chose, ce sont des mots, des noms, dont il baptise des choses nouvelles et très contraires.
La devise orgueilleuse de Montesquieu est mieux placée ici : « C’est un enfant sans mère » (Prolem sine matre creatam).
Où sont ses précédents ? Il appelle son livre Utopie, et sans doute il connaît l’Utopie de Thomas Morus. Il a eu sous les yeux l’Éloge de la Folie d’Érasme. Il ne doit pas un mot ni à l’un ni à l’autre.
Érasme est un homme d’esprit, mais froid, de peu de verve, qui ne trouve le paradoxe qu’en sortant du bon sens. Il touche à l’ineptie lorsque, dans sa liste des fous, il met l’enfant ! quand il voit dans l’amour, dans le mystère sacré de la génération, une folie ridicule ! Cela est sot et sacrilège.
Thomas Morus est un romancier fade, dont la faible Utopie a grand’peine à trouver ce que les mystiques communistes du Moyen-âge avaient réalisé d’une manière plus originale. La forme est plate, le fonds commun. Peu d’imagination. Et pourtant peu de sens des réalités.
Rabelais ne doit rien à ces faibles ouvrages. Il n’a rien emprunté qu’au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au peuple des écoles, aux traditions d’étudiants. Il s’en sert, s’en joue et s’en moque. Tout cela vient à travers son œuvre profonde et calculée, comme des rires d’enfants, des chants de berceau, de nourrice.
Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux, il va à la recherche du grand Peut-être. Il cherchera longtemps. Le câble étant coupé et l’adieu dit à la Légende, ne voulant s’arrêter qu’au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les chimères. Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les lueurs de la Foi profonde. Copernik y fera plus tard, et Galilée. Mais déjà l’Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la circulation de la vie, la mutualité et solidarité des fonctions, éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui, sous forme légère, et souvent ironique, n’en sont pas moins les chants religieux de la Renaissance.
Nous parlerons dans un autre volume de l’Odyssée du Pantagruel. Aujourd’hui, l’Iliade, je veux dire, le Gargantua.
Mais avant d’entamer ce livre, il faudrait un peu connaître comment l’auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu’on pût faire une vie de Rabelais ! Cela est impossible.
Ce que nous en savons le mieux, c’est qu’il eut l’existence des grands penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du pauvre lièvre entre deux sillons. Il se cacha, rusa, s’abrita, comme il put, et réussit à vivre âge d’homme, et même vieux, sans être brûlé.
Vie terrible, on l’entrevoit bien. Ce joyeux enfant de Touraine, ami de la nature, on le fait prêtre, on le fait moine. Et, tout d’abord, les moines qui devinent son génie vous le mettent dans un in-pace. Des magistrats l’en tirent. Il est longtemps comme caché sous l’abri des frères Du Bellay, ses anciens condisciples. Il devient leur faiseur ; pour Guillaume, il fait de l’histoire ; pour René, de la physique ; pour le cardinal Jean, de la diplomatie. Courtisan, bouffon de château, médecin de campagne, auteur aux gages des libraires, ce grand génie traîne les vices de sa vieille robe, l’ostentation des vices surtout, pour plaire aux grands. Grand buveur (par écrit), et débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante, dans cette vie d’aventurier une vigueur morale, une rectitude, un souverain amour du bien, une haine du faux, qui va enlever le vieux monde.
À Montpellier, il enseignait la médecine avec applaudissement ; mais sa robe fatale le poursuivait sans doute. Il alla s’établir à Lyon, où la grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une autre victime du fanatisme, l’ardent, l’intrépide imprimeur, Étienne Dolet, qui attaquait également et les légistes et le clergé, et se fit brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolet et autres libraires des publications populaires d’almanachs, de satires, qui avaient répandu son nom. On commençait à regarder de quel côté il tournerait. Les protestants se demandaient s’il se joindrait à eux. Bèze dit dans ses vers : « Tout grand esprit a les yeux sur cet homme. »
Tous aussi reculèrent à l’apparition du Gargantua, tous crièrent d’horreur ou de joie. Peu comprirent que c’était un livre d’éducation. Peu devinèrent le mot caché, qui est celui d’Émile : « Reviens à la nature. »
C’était l’Anti-Christianisme. Contre le Moyen-âge qui dit : « La nature est mauvaise, impuissante pour te sauver », il disait : « La nature est bonne ; travaille, ton salut est en toi. »
Mais il ne part pas comme Émile d’un axiome abstrait. Il part du réel même de la vie, des mœurs de ce temps, de sa pensée grossière. La conception, tout enfantine, est celle de l’homme énormément et gigantesquement matériel, d’un géant. Il s’agit de faire un bon géant.
Ces vieilles histoires de géant, loin de pâlir, s’étaient fortifiées à l’apparition de la royauté et du gouvernement moderne. Le phénomène étrange, diabolique ou divin, d’un peuple résumé dans un homme, la centralisation royale, comment la figurer ? comment représenter ce dieu ? C’est un géant apparemment, qui mange les gens en salade ? Car un roi ne vit pas de peu.
On voit que les yeux de Rabelais se sont ouverts sur des spectacles ridicules ; un monde de dérision lui apparut dès son berceau. Il vit l’époque heureuse, riche, inintelligente, des premiers temps de Louis XII, de Grandgousier et Gargamèle. Il s’en souvient encore. Son Gargantua est daté de l’année où François Ier mit l’impôt sur les vins, impôt qui fit révolter Lyon. Il s’ouvre plaisamment sur ce mot : Sitio.
Cette soif (qui tout à l’heure est celle des sciences et des idées), l’auteur la pose d’abord dans la matérialité la plus basse. Ce n’est qu’ivrognerie, buverie, mangerie. Ce burlesque prologue nous introduit au livre, comme les farces et les fêtes de l’âne précédaient les chants de Noël.
L’homme d’alors est tel. Tel l’a pris Rabelais. L’enfant, dès le berceau, mal entouré, puis cultivé à contre-sens, offre un parfait miroir de ce qu’il faut éviter. À un mauvais commencement, l’éducation scolastique ajoute tout ce qu’elle peut de vices et de paresse, mauvaises mœurs et vaines sciences.
Voilà le point de départ, et il le fallait tel.
Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs, Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d’éducation reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et positif.
Il croit, contre le Moyen-âge, que l’homme est bon, que, loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le cœur, l’esprit, le corps.
Il croit, contre l’âge moderne, contre les raisonneurs, les critiques, Montaigne et Rousseau, que l’éducation ne doit pas commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout d’abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu’il ne mange trop. Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu ; la nature et la science l’allaitent à pleines mamelles ; il comble ce bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de fruits et de fleurs.
On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante. Mais l’art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la botanique, l’industrie en toutes ses branches, tous les exercices du corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la nature pour réchauffer et féconder le cœur. Le soir, après avoir ensemble, maître et disciple, résumé la journée, « ils alloient, en pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du ciel, observer les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur en l’adorant, et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense. Et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l’avenir. Cela fait, entroient en leur repos ».
Cette éducation porte fruit. Gargantua n’a pas été formé seulement pour la science. C’est un homme, un héros. Il sait défendre son père et son pays. Il est vainqueur, parce qu’il est juste et courageux avec l’esprit de paix.
Un droit nouveau surgit contre les Charles-Quint, contre les conquérants : « Foi, loi, raison, humanité, Dieu vous condamnent, et vous périrez ; le temps n’est plus d’aller ainsi conquêter les royaumes. »
Ce livre est tout empreint du temps, écrit visiblement sous l’influence des derniers événements, des guerres de l’empereur, et aussi des guerres scolastiques de Paris, mortellement hostile à la sale et turbulente vermine des Cappets, des ennemis de la pensée. Rabelais, venu, en 1530, de Montpellier à Paris, y avait trouvé Béda triomphant, le bûcher de Berquin tiède encore ; il en avait rapporté une verve amère d’indignation.
En 1534, Jean Du Bellay, allant à Rome, passa par Lyon et emmena Rabelais. Il lui fît donner au retour, en 1535, la place de médecin du grand hôpital de Lyon.
La position de cet habile homme près de François Ier était exactement celle de MM. d’Argenson près de Louis XV. De même que ces derniers, unis avec la Pompadour, entreprirent d’entraîner le roi par l’ascendant de Voltaire, Du Bellay, avec la duchesse d’Étampes, dut essayer d’agir sur François Ier par le Voltaire de l’époque, qui était Rabelais.
L’œuvre, achevée dans le cours de l’année 1535, paraît avoir reçu à ce moment des additions propres à gagner le roi.
Favorable généralement aux bons prédicateurs de l’Évangile, elle eût pu sembler protestante. Rien n’était plus loin de l’idée de Rabelais. Il est évidemment pour Érasme et contre Luther, dans le parti du libre arbitre. Les anabaptistes et briseurs d’images avaient d’ailleurs fort éloigné les hommes de la Renaissance. Budé s’était violemment déclaré contre eux dans la préface du Passage de l’hellénisme au christianisme. Plusieurs allusions hostiles au protestantisme furent mises dans le Gargantua.
Une autre très flatteuse au roi, qui venait d’achever Ghambord, c’est l’épilogue du livre, l’aimable Abbaye de Thélème, dont l’architecture est calquée sur celle du nouveau château.
Le succès fut immense. On en vendit, dit Rabelais, en deux mois plus que de Bibles en neuf ans. Il en existe soixante éditions, des traductions innombrables en toute langue. C’est le livre qui a le plus occupé la presse après la Bible et l’Imitation.
Pour l’effet sur la cour, sur le roi, il dut être grand, puisqu’un courtisan aussi habile que Jean Du Bellay osa l’appeler : Un nouvel Évangile, et d’un seul mot : le Livre.
Examinons pourtant. Mérite-t-il ce titre ? L’idéal moral de l’auteur, un idéal de paix et de justice, de douceur, d’humanité, est-il complet, est-il précis ? Non, il ne pouvait l’être. Nulle éducation n’est solide, nulle n’est orientée et ne sait son chemin, si d’abord elle ne pose simplement, nettement son principe religieux et social. Rabelais ne l’a pas fait, pas plus que Montaigne, Fénelon ni Rousseau. Son idéal n’est autre que le leur, l’honnête homme, celui qu’accepte aussi Molière. Idéal faible et négatif, qui ne peut faire encore le héros et le citoyen.
Ce grand esprit avait donné du moins un beau commencement, un noble essai d’éducation, une lumière, une espérance. L’exigence des temps, l’urgence de la révolution demandait autre chose.
Rousseau élève un gentilhomme. Rabelais élève un roi, un bon géant. Et le peuple, qui se charge de l’élever ?
Savez-vous qu’à ce moment même, en 1535, une machine immense de réaction fanatique travaille le peuple et les cours ? Ce roi qui s’amuse du Livre, ce roi que vous croyez tenir, il va vous échapper. Il cédera, sans s’en apercevoir, au grand mouvement, mêlé d’intrigue religieuse et de passion populaire.
Rabelais, dans son mépris pour la pouillerie cléricale, pour Montaigu et les Bédistes, pour ces écoles de sottises dont le vieux Paris grouille encore, a bien vu Janotus, mais il n’a pas vu Loyola.