Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 2

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 29-44).

CHAPITRE II

La Presse. — Hutten. (1512-1516.)

L’Allemagne, précédée de bien loin par la France du Moyen-âge, la devance à son tour aux quinzième et seizième siècles. Par l’initiative de l’imprimerie, par les révolutions des villes impériales, par celles des paysans et leur premier appel au droit, elle témoigne d’une vie forte, pénible, il est vrai, et désordonnée. Mais, telle quelle, c’est encore la vie. Et qui ne la préférerait au repos muet de la mort ?

Dans la France de François Ier, un point apparaît lumineux, et tout le reste est obscur. Telle révolte isolée de province contre une aggravation de taxe nous avertit à peine qu’il y a un peuple encore. En Allemagne, ce peuple est partout, et se manifeste partout, dans vingt centres différents, et dans les classes diverses. La grande querelle des savants, l’animation des nobles contre les princes et les prêtres, la fermentation intérieure des villes, même les sauvages émeutes des habitants des campagnes, sont, sous des formes diverses, l’unanime réclamation de la dignité humaine. Les analogies de la France avec ces grands mouvements ne se trouvent que dans l’action solitaire, individuelle de quelques hommes éminents. La grande polémique allemande de Reuchlin, où s’associe tout un peuple de légistes et d’humanistes, que lui comparer en France ? L’influence de Budé peut-être, le libéral et généreux prévôt des marchands de Paris, savant et père des savants ? l’enseignement hébraïque du futur Collège de France que déjà commence Vatable ? l’obscur et timide Lefèvre d’Étaples, hasardant à voix basse, pour quelques amis, l’enseignement qui tout à l’heure va remuer toute l’Allemagne par une voix plus puissante ?

Cette Babel du Saint-Empire, construction pédantesque de tant de lois contradictoires, avait eu cela pourtant de laisser subsister la vie et le sentiment du droit, au moins comme privilège. Les non privilégiés eux-mêmes, les misérables paysans, morts et muets en Italie, en France, ils parlent en Allemagne, ils agissent trente ans durant. De 1495 à 1525, s’élève de moment en moment la voix des campagnes allemandes. De la Baltique à l’Adriatique, en suivant le Rhin, et l’Alsace et la Souabe, éclate le cri du paysan. Que veut-il ? Rien que d’être homme. Il pousse son ambition jusqu’à vouloir respirer, user un peu de la nature, de l’air, de l’eau, de la forêt. Il ne refuse pas de servir ; il voudrait seulement servir aux termes des anciens contrats, ne pas voir sa servitude varier, s’aggraver chaque jour.

Cette modération patiente et résignée est partout dans la révolution allemande. Elle apparaît la même dans l’affaire de Reuchlin contre les dominicains. L’Allemagne ne contestait rien à son Église locale, elle acceptait la justice et l’inquisition de ses évêques. Elle repoussait celle des moines, cette nouvelle inquisition que prétendait imposer Rome, cette invasion dominicaine conquérante de l’Espagne, qui voulait lui assimiler l’Allemagne, si profondément opposée. À vrai dire, c’était Rome ici qui était révolutionnaire, qui innovait, et que les Allemands à bon droit accusaient de nouveauté.

La chose était trop évidente. Rome, dans ses besoins financiers, étendait chaque jour davantage le terrorisme lucratif de l’Inquisition. On a vu la tentative de 1462 contre les Vaudois d’Arras, qui, si elle eût réussi, eût forcé la porte des Pays-Bas et de la France. On a vu, en 1488, la tentative d’Innocent VIII sur le Rhin et le Danube, la mission du dominicain auteur du Marteau des sorcières. Les papes variaient en bien des choses, mais non dans leur faveur croissante pour l’ordre de saint Dominique. Ils poussaient devant eux ce glaive sacré, clef magique qui ouvrait les coffres. Le grand financier Alexandre VI fortifia les dominicains. Le bon, le doux, le philosophe Léon X les fortifia, et remit à leurs mains hardies l’exploitation de l’Allemagne. Dépositaires de la doctrine, ces frères puissants de saint Thomas, docteurs, prédicateurs et juges, portaient dans le brocantage du négoce ecclésiastique l’audace et la violence d’une irrésistible force. De bons moines qui quêtaient dans la robe de drap blanc de l’inquisition espagnole ne pouvaient pas quêter en vain.

Il n’y avait qu’un homme bien fort et fortement appuyé sur le grand corps des légistes, tout-puissant en Allemagne, un légiste de l’empereur, cher à la maison d’Autriche, devenu comte palatin et juge de la redoutée Ligue de Souabe, il n’y avait, dis-je, qu’un tel homme pour oser souffler un mot contre les dominicains. Encore, quand Reuchlin dit ce mot, ses amis frémirent et le crurent perdu. Oser répondre à Grain-de-Poivre, saisir à travers les ténèbres la main puissante des moines qui le mettaient en avant, c’était empoigner l’épée par la pointe, s’enferrer sur le fer sacré. Érasme éperdu lui cria qu’il allait beaucoup trop loin.

Les dominicains, avec la hauteur et l’assurance de gens qui ont de leur côté le bûcher et le bourreau, se mirent à plaisanter Reuchlin. Leurs hommes, les professeurs de la faculté de Cologne, leur Ortuinus Gratius, décochèrent une satire contre le champion des Juifs. Pesante flèche de bois et de plomb, qui, lancée à grand effort, s’abattit honteusement sans avoir pu prendre son vol, parmi les rires et les sifflets. Alors les moines furieux se rappelèrent qu’après tout ils n’avaient pas besoin de raisons. Ils ne plaidèrent plus, mais jugèrent ; et, sans s’arrêter à l’appel au pape que faisait Reuchlin, ils brûlèrent l’écrit, espérant pouvoir bientôt brûler l’auteur.

Que ferait la cour de Rome ? Sacrifierait-elle les dominicains ? C’était se couper la main droite. Condamnerait-elle Reuchlin ? Il était soutenu plus ou moins ouvertement de l’empereur, des ducs de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg ; trente-cinq villes impériales écrivaient pour lui au pape. Ses adversaires, il est vrai, avaient pour eux la scolastique, l’Université de Paris pâlie et déchue. Mais les juristes, classe si puissante, les humanistes, Érasme en tête, tenaient pour Reuchlin. Chose étonnante, les nobles d’Allemagne, la turbulente démocratie des chevaliers du Rhin et de Souabe, nullement amis des Juifs et fort sujets à les piller, se déclarent ici pour le défenseur des Juifs, jusqu’à chercher querelle sur les places aux moines et menacer les tonsurés.

N’était-ce pas là un surprenant spectacle, un signe, un avertissement du ciel, qui dénonçait le péril des biens ecclésiastiques ? Ces nobles chasseurs, d’odorat subtil, se détournaient d’une proie, parce qu’ils en sentaient une autre que déjà ils flairaient de loin, et dont ils humaient les émanations.

C’est alors en cette mémorable année 1515, que parurent, une à une, timidement et à petit bruit, les Epistolæ obscurorum virorum, drame excellent d’exquise bêtise, par lequel le monde étranger aux couvents et aux écoles fut introduit, initié, aux arcanes des Obscurantins, du peuple des Sots. Ce grand peuple, dont nous avons ailleurs esquissé les origines vénérables et trop oubliées, n’avait pas joui, jusqu’au livre des Epistolæ, d’une publicité suffisante. L’esprit humain, mené ailleurs par l’attrait de la lumière, s’en éloignait de plus en plus, mais en lui laissant toute autorité. Il le trouvait si ennuyeux, qu’il aimait mieux le subir que l’écouter.

Mais ici on écouta. Quoi de plus intéressant ? avec la grâce du jeune âne qui entreprend de lever lourdement sa grosse patte, avec le charme et l’innocence de l’oison qui s’essaye avec le même succès à voler, marcher ou nager, d’aimables séminaristes racontent à leur bon père, maître Ortuinus Gratius, leurs petites aventures, lui exposent leurs idées épaisses, leurs doutes, leurs tentations. Ils ne cachent pas trop leurs chutes, les nudités de leur Adam, les mauvais tours que sur le soir leur ont joués la bière ou l’amour. Mais, comme aussi la confiance autorise quelque hardiesse, ils se hasardent à causer des propres aventures du maître ; s’ils osaient, ils lui conseilleraient de boire avec modération, il en aurait la main moins prompte et ménagerait un peu plus l’objet tendre et potelé de ses scolastiques amours.

Bien entendu que ces bons jeunes gens pensent tous admirablement, sont tous implacables ennemis des nouveautés et des novateurs. Ils ne parlent qu’avec horreur de Reuchlin et des humanistes, du nouveau latin, imité d’un quidam nommé Virgile, tandis que le bon latin scolastique languit négligé. À la théorie ils joignent l’exemple. Jamais dans la rue du Fouarre, aux antres de la rue Saint-Jacques ou de la place Maubert, les Cappets ne baragouinèrent un meilleur latin de cuisine. Parfois ils entrent en verve (on n’est pas jeune impunément), ils s’agitent, trépignent, mordent leurs doigts et dirigent au plafond un œil hébété ; leurs pesantes pensées s’alignent et retombent en marteaux de forge… Ils ont rimé… Alors, ils épanouissent un rire tout à fait bestial… La Sottise reconnaît ses fils, elle tressaille de joie maternelle, elle bat de ses ailes d’oie, élance son vol et reste à terre.

Nul objet de la nature n’est parfaitement connu qu’autant qu’un art habile en a fait l’imitation. La chose se voit moins bien en elle-même qu’en son miroir. Ce grand royaume des Sots qui est partout, restait pourtant une terre nouvelle à découvrir, tant que la charitable industrie de son peintre merveilleux ne l’avait pas décrit, dépeint, donné et livré à tous dans ce surprenant portrait.

Et notez que le grand artiste qui en poursuit le détail avec la patience des maîtres de Hollande, en donne en même temps la haute formule. Là surtout il est terrible, vrai vainqueur et conquérant, ayant fait sien ce royaume pour y appliquer son droit souverain de flagellation éternelle.

Et d’abord la perfection de l’imitation était telle, que les simples prirent le livre pour un recueil de lettres familières et pieuses, naïves, sinon édifiantes. Le style est mauvais, disaient-ils, mais pourtant le fonds est bon. Les dominicains le trouvèrent si bon, qu’ils en achetèrent beaucoup pour donner aux leurs. Rome approuva les yeux fermés, n’examinant pas de trop près un livre qui semblait favorable à ses amis de Cologne. De sorte que le pamphlet parut en 1515 chez les Alde, à Venise, muni d’un beau privilège de Léon X pour dix ans et d’un brevet contre la contrefaçon.

« Pourquoi ce grand maître Ortuin a-t-il intitulé son recueil : Lettres des hommes obscurs ? — Il l’a fait par humilité, dit un docteur de Paris. Il s’est souvenu du Psalmiste : Misit tenebras, et obscuravit. — Moi, dit un carme du Brabant, je crois qu’il a eu en cela une raison plus mystique. Job a dit : Dieu ne révèle sa profondeur qu’aux ténèbres. Et Virgile : Il enveloppait le vrai dans l’obscur (Obscuris vera involvens). »

Sous cette forme ironique, la question n’en est pas moins posée ici dans sa grandeur. Les deux partis sont nommés dès ce jour, le parti des ténèbres et celui de la lumière. Les Obscuri viri sont les hommes des ténèbres aux deux sens, actif et passif, la gent des limaçons qui traînent leur ventre à terre dans la fangeuse obscurité, et les artisans de ténèbres, les mauvaises chauves-souris qui voudraient de leur vol sinistre nous voiler la clarté du jour.

Obscurantistes, obscurantins, saluez votre bon parrain qui vous a trouvé votre nom, le franc, le véridique Hutten. Le chevalier Ulrich Hutten est en effet le principal auteur des Epistolæ, le vainqueur des dominicains, intrépide héros de la Presse qui brisa l’inquisition allemande, désarma Rome, la veille du jour où Luther devait l’attaquer.

En 1513, avant la publication des Epistolæ, la simple robe de drap blanc était un objet de terreur. En 1515, après la publication, on en riait, on s’en moquait, enfants et chiens couraient après. On se demandait, même à Rome, pourquoi ces ignorantes bêtes avaient imposé si longtemps. On s’en voulait d’avoir eu peur. L’effrayant fantôme, empoigné par le courageux chevalier, secoué de sa main de fer, avait paru ce qu’il était, une guenille, un blanc chiffon à épouvanter les oiseaux.

C’est la première victoire de la Presse, et certes une des plus grandes. C’est la première fois que le vrai glaive spirituel triompha du glaive, de la matière des sots.

La noble armée de la lumière, des amis de l’humanité, apparut dans toute l’Europe marchant une et majestueuse, sous le drapeau de la Renaissance. En Allemagne, Suisse et Pays-Bas, les fondateurs de la critique, Érasme, Reuchlin, Mélanchton, les illustres imprimeurs, les Amerbach et les Froben, les poètes des villes impériales, l’âpre Murner, le bon Hans Sachs, le cordonnier de Nuremberg, le dictateur de l’art allemand, le grand Albert Dürer. En Angleterre, les juristes Latimer, et Thomas Morus, qui prépare son Utopie. En France, le grave Budé, qui va fonder le Collège de France, le jeune médecin Rabelais et l’école pantagruéliste, le vénérable Lefèvre qui, six ans avant Luther, enseigne le luthéranisme.

Variété infinie d’écoles et d’esprits divers, qui s’accordent pourtant, qui tous sont chers à deux titres. Tous voulurent le libre examen, tous eurent horreur de la violence, de la cruauté, du sang, tous eurent un tendre respect de la vie humaine.

Parti sacré de la lumière, de l’humanité courageuse ! philosophes, voilà nos ancêtres, les pères vénérables du dix-huitième siècle, les légitimes aïeux de celui qui devait défendre Calas et Sirven, briser la torture dans toute l’Europe et l’échafaud des protestants.

Il faut faire connaître ce chevalier Hutten, qui, malgré le pape et l’empereur qui ordonnent le silence, vient d’ébranler toute la terre de ce terrible éclat de rire. L’empereur passe au parti d’Hutten, le nomme son poète lauréat, et le front du bon chevalier est décoré du laurier virgilien par la main d’une belle demoiselle allemande, fille du savant Peutinger, conseiller de Maximilien.

Hutten, né en 1488, mort en 1525, dans sa très courte vie, fut une guerre, un combat.

Et cet homme de combat fut, comme il arrive aux vrais braves, un homme de douceur pourtant, un cœur bon et pacifique. C’est le jugement qu’en portait le meilleur juge des braves, l’intrépide et clairvoyant Zwingli, quand il le reçut à Zurich : « Le voilà donc, ce destructeur, ce terrible Hutten ! lui que nous voyons si affable pour le peuple et pour les enfants. Cette bouche d’où souffla sur le pape ce terrible orage, elle ne respire que douceur et bonté. »

« Grand patriote ! dit Herder ; hardi penseur ! enthousiaste apôtre du vrai ! Il était de force à soulever la moitié d’un monde ! »

L’Allemagne du seizième siècle, qui formulait profondément, lui a trouvé son vrai nom : L’éveilleur du genre humain.

Il y a du coq dans Hutten, de cet amant de la lumière qui la chante en pleine nuit ; dès deux heures, trois heures, longtemps avant l’aube, il l’appelle, quand nul œil ne la voit encore, il la pressent dans les ténèbres d’un perçant regard de désir.

Il chanta pour la Renaissance, pour les libertés de la pensée. Il chanta pour la patrie allemande et la résurrection de l’Empire. Il chanta pour les conquêtes de la Justice future, pour le triomphe du droit et de la Révolution.

Fils du Rhin, comme Reuchlin, Mélanchton (et Luther même l’est par sa mère), Hutten eut dans le sang la vive et mâle hilarité de ce vin généreux, loyal, qui pousse l’homme aux choses héroïques.

Mais celui-ci est tout du Rhin, toute lumière et sans mysticisme. Sa réforme n’est point spéciale, exclusivement religieuse. Elle embrasse toute vie allemande, tout point de vue national ; elle veut une autre société ; elle s’allie au peuple, à la foule. Elle ne s’enferme point dans la Bible juive.

Voilà l’homme et sa grandeur. Maintenant, mettons à côté toutes les misères de l’étudiant allemand, tous ses ridicules. Hutten, c’est l’étudiant, de la naissance à la mort.

Il naît au point le plus guerrier de l’Allemagne, dans les forêts qui séparent la Franconie de la Hesse. Son père, noble chevalier, décide que la frêle créature ne pourrait porter la lance ; il sera prêtre. Mais Hutten décide autrement. Dès quinze ans, il saute les murs, et se met en possession du vaste monde, en possession du hasard, de la faim et de la misère. Le voilà étudiant.

Le malheur, c’est que les études de ce temps lui font horreur. Entre les deux scolastiques de la théologie et du droit, il choisit la poésie. Aux menaces de sa famille il répond en vers charmants qu’il a pour but de n’être rien. Mon nom, dit-il, sera Personne. Il n’est rien et il est tout ; personne, c’est dire tout le monde, la voix impersonnelle des foules.

Sur toute grande route d’Allemagne, en toute ville impériale, aux places, aux académies, vous auriez eu l’avantage de rencontrer noblement déguenillé avec sa longue rapière le chevalier poète Hutten. Il vivait de dons, de hasards, couchait trop souvent à la belle étoile. Deux choses mettaient à l’épreuve sa délicate complexion, les duels, les galanteries. Celles-ci, dès le premier pas, coûtèrent cher à sa santé, comme il l’explique lui-même.

Sauf ces échappées fâcheuses aux pays maudits de Cythère, c’était l’autre amour qui possédait son cœur, l’amour de la mère Allemagne et du Saint-Empire germanique. Quiconque souriait à ce mot était sûr d’avoir affaire à l’épée d’Hutten. Et non seulement l’Empire, mais l’empereur Maximilien ne pouvait être nommé devant lui qu’avec le plus profond respect. Des Français s’en moquaient à Rome. Hutten, sans faire attention qu’ils étaient sept contre lui seul, les chargea, et il assure qu’il les mit en fuite. Lui qui véritablement ne hait jamais personne, il croyait haïr la France. C’est un des premiers types de nos amusants Teutomanes, des étudiants chevelus, que nous voyons représenter Siegfried, Gunther et Hildebrand. Race innocente de bons et véritables patriotes ! Ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux ! combien nous leur savons gré de ce grand cœur pour leur pays ! Vaines barrières ! Eh ! croient-ils donc que Molière, Voltaire ou Rousseau nous soient plus chers que Beethoven ? Pour moi, lorsqu’en Février je vis sur nos boulevards se déployer au vent de la Révolution le saint drapeau de l’Allemagne, quand sur nos quais je vis passer leur héroïque légion, et que tout mon cœur m’échappait avec tant de vœux (hélas ! inutiles), étais-je Français ou Allemand ? Ce jour, je n’eusse pas su le dire.

Hutten, après sa victoire, alla voir de près les vaincus. Il repassa en Italie, vit Rome attentivement, et, sa vue s’agrandissant, il conçut enfin le pape comme ennemi de la chrétienté. Il écrivit tout un volume d’épigrammes sur la ville « où l’on fait commerce de Dieu, où Simon-le-Magicien donne la chasse à l’apôtre Pierre, où les Caton, les Curius ont pour successeurs des Romaines ; je ne dis pas des Romains. »

La meilleure satire, sans nulle doute, fut la publication qu’il fit du livre de Laurent Valla sur la fausse donation de Constantin au pape, ce faux solennel de la papauté, hardiment soutenu, défendu, tant qu’on put le faire dans l’ombre, avant la lumière de l’imprimerie.

À qui l’éditeur dédie-t-il cette publication mortelle à la cour de Rome, qui fut le plus grand encouragement de Luther (celui-ci l’avoue) ? À un philosophe sans doute, à un libre esprit, dégagé de tout préjugé, à un de ces humanistes à moitié païens, à ces cardinaux idolâtres, comme Bembo ou Sadolet, qui ne jurent que par Jupiter ? Bien mieux, à Léon X.

Il revenait de l’Italie qui, sur ses ruines et son tombeau, venait de donner le chant de l’Arioste. Vieux avant l’âge, de fatigue, de misère et de maladies, il était rentré à son misérable donjon de Steckelberg, dans la forêt Noire, noble petit manoir sans terre qui ne nourrissait pas son maître. Il vivait d’esprit, de satire, du bonheur de s’imprimer lui-même, de sa presse, de ses caractères. Chaque jour, il écoutait mieux les conseils des amis sages, hommes pratiques, expérimentés, qui vous conseillent toujours de suivre lâchement le torrent et de faire comme les autres. Le Léon X de l’Allemagne, le jeune archevêque Albert de Brandebourg, Électeur de Mayence, l’appelait comme son hôte, son conseiller et son ami. C’est pour lui qu’Hutten a écrit son traité fort curieux sur la grande maladie du temps, dont lui-même avait tant souffert, et dont le gaïac l’avait, dit-il, assez bien guéri. Mais nulle maladie, nulle gangrène, nul ulcère pestilentiel, ne pouvait se comparer à cette cour de Mayence. Nous en parlons aujourd’hui savamment, ayant le détail de la sale cuisine où ce digne archevêque marmitonna l’Allemagne pour l’élection de Charles-Quint. J’avais deviné ce honteux et malpropre personnage sur le désolant portrait qu’en a tracé Albert Dürer dans ses cuivres véridiques, terribles comme le destin.

Ce brocanteur de l’Empire avait alors entrepris deux affaires de banque : la vente des indulgences et celle de la couronne impériale, que la mort probable de Maximilien allait bientôt mettre à l’encan. Il trouva piquant, utile, d’attirer chez lui le malade, pauvre affamé, oiseau plumé, qui, l’aile à moitié brisée, avait besoin d’un refuge, et qui, tel quel, n’en était pas moins encore l’éveilleur du monde et la grande voix de la Révolution.

Le prélat machiavéliste calculait parfaitement qu’un tel hôte allait le couvrir des attaques de l’opinion. Contre l’indignation publique il allait avoir réponse contre toute injure méritée. « Voleur, vendeur d’orviétan. » Oui, mais protecteur d’Hutten. « Associé des usuriers et chef du grand maquerelage. » D’accord, mais hôte d’Hutten, ami des Muses, patron des libres penseurs, des savants.

Hutten lui-même, qu’en disait-il ? Le pauvre diable n’avait pas l’esprit tout à fait en repos ; on le sent par la longue, très longue, interminable lettre qu’il écrit pour s’excuser à un ami de Nuremberg. Il lui prouve facilement que sa situation est intolérable, que la pire vie est celle du chevalier de la faim dans un manoir désert de la forêt Noire. Mais il prouve beaucoup moins bien que de la cour de Mayence il agira mieux sur l’opinion, qu’il va gagner à la bonne cause les princes, les nobles, etc. Il tâche de tromper et de se tromper. « Ah ! si je pouvais, dit-il, parler, vous tout dire !… »

Ce qui reste net, c’est qu’Hutten, ayant tué le mauvais latin et la scolastique, ayant estropié pour jamais les dominicains et rendu l’Inquisition impossible en Allemagne, avait fait beaucoup ; il lui fallait une halte pour se reconnaître. Il s’arrangeait avec lui-même et se donnait des prétextes pour faire comme François Ier, pour faire aussi son concordat avec ce pape de Mayence. De quoi celui-ci riait dans sa barbe, croyant avoir confisqué l’aigle dans son poulailler.

À tort. Un tel patriote avait le cœur trop allemand pour rester sur cette boue. Au premier cri de Luther, il s’éveilla brusquement, et, sans s’allier autrement avec le pieux docteur, il alla prendre asile chez le chevalier Seckingen, vengeur des opprimés et défenseur des faibles, dont on appelait le château l’hôtellerie de la justice.