Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 18
CHAPITRE XVIII
Au moment même où le roi faisait à sa sœur cette concession très grave de confier son jeune fils à un docteur récemment condamné et poursuivi, il était déjà travaillé par une influence contraire. Sa mère étant toujours malade, et Duprat ayant baissé, les affaires passaient presque toutes par les mains du seul homme laborieux de la cour, Montmorency, qui avait succédé à la faveur de Bonnivet, et qui fut sans doute aidé contre Marguerite par la nouvelle maîtresse, alors dans la première fleur de sa beauté et de son crédit.
L’admiration que le dévouement fraternel de Marguerite avait causée aux Espagnols, tout le monde la partageait, personne plus que le roi d’Angleterre. Ses instructions à ses envoyés (mars 1526) donnent beaucoup à penser : « Ils feront à la duchesse les compliments et félicitations du roi pour les travaux et les peines qu’elle a endurés, pour la dextérité avec laquelle elle a amené la délivrance de son frère. Ils se mettront en rapport avec elle, en parfaite intelligence, s’ouvrant à elle en toute chose que l’occasion pourra requérir. »
Que signifient ces mots obscurs ? S’agit-il de protestantisme ? Non. Henri VIII en est très loin, et les instructions sont écrites par un cardinal. Il s’agit de mariage.
Henri VIII était déjà séparé de fait de la reine, incurablement malade d’une maladie de femme. Il logeait à part. Il lui gardait beaucoup d’estime et d’égards. Mais enfin chacun voyait qu’un homme fort et de son âge ne vivrait pas longtemps ainsi ; que, religieux et austère, il n’aurait pas de maîtresse. Donc, divorce et mariage.
La chance était belle pour François Ier. Donner pour reine à l’Angleterre, à un roi très dominé par le sentiment conjugal, cette sœur qui lui était si parfaitement dévouée, et dont la grâce, la supériorité, auraient subjugué Henri VIII, c’eût été, pour ainsi dire, être roi d’Angleterre soi-même.
C’est avec grand étonnement qu’on voit dans les dépêches anglaises que le roi semble vouloir empêcher l’ambassadeur d’Henri VIII de causer avec Marguerite. Il l’interrompt, l’éloigne de sa sœur, craint de les laisser ensemble. (Avril 1526.)
On doit croire que la coterie cléricale et les partisans de l’Espagne qui se groupaient dès cette époque autour de Montmorency, redoutaient infiniment l’influence qu’une telle reine d’Angleterre, favorable aux idées nouvelles, aurait eue sur les deux pays.
Montmorency avait prise sur le roi par son idée la plus chère, par l’Italie, avec laquelle, à ce moment, il concluait une ligue. Comment s’entendre avec le pape, chef de cette ligue italienne, si l’on prenait décidément parti pour les protestants, si l’on mariait en Angleterre celle qui les protégeait en France, celle qui venait d’obtenir leur triomphant retour et l’humiliation de leurs ennemis ?
De son côté, Wolsey, qui était cardinal, prévoyait, voulait le divorce, mais non au profit d’une princesse tellement redoutée du clergé.
Les lettres de Marguerite au comte de Hohenlohe, l’ardent mystique de Strasbourg, datent avec précision et son espérance et sa chute. En mars, elle lui écrit : « Vous pourrez venir en avril. Le roi vous enverra chercher. » Et elle lui écrit en juillet : « Je ne puis vous dire tout mon chagrin… Le roi ne vous verroit pas volontiers. La cause qui fait qu’on ne s’y accorde, c’est la délivrance des enfants du roi. » Sans doute Montmorency, le parti catholique et espagnol, persuadaient à la grand’mère, au père, que le moyen le plus sûr de recouvrer les enfants était de s’arranger avec l’Espagne, ou, si l’on n’y parvenait, d’agir avec le pape et l’Italie. Dans l’une et dans l’autre hypothèse, il fallait s’éloigner du protestantisme.
Donc, ils arrachèrent du roi l’exil de sa sœur et son mariage de Navarre. Imprévoyance des hommes ! c’est justement ce mariage qui, dissolvant la cour de Marguerite, sépare d’elle et renvoie à Londres la jeune Anne Boleyn, qui va conquérir Henri VIII et le séparer de Rome.
Marguerite, en pleurs, obéit ; elle épouse le roi de Navarre en janvier 1527. Anne Boleyn, au printemps, rentre en Angleterre. Et c’est au printemps de même qu’un envoyé de la France, par un mot hardi, troubla à fond la conscience déjà ébranlée d’Henri VIII et décida le divorce.
Cet envoyé parlait avec Wolsey d’un mariage entre François Ier et la fille du roi d’Angleterre. Wolsey dit qu’il ne savait si légalement le roi était libre, ayant déjà l’engagement d’épouser la sœur de Charles-Quint. À quoi le Français, piqué, répliqua qu’il voudrait aussi qu’on lui prouvât que la fille d’Angleterre était légitime, sa mère ayant épousé les deux frères, — avec dispense papale ; — « mais ce qui est interdit de droit divin, le pape n’en peut donner dispense. »
Il n’avait pas dit : inceste. Mais Henri VIII se le dit. Le trait lui entra au cœur. Sans nul doute, la reine avait été si bien la femme du frère aîné d’Henri, qu’à la mort de ce frère on la croyait enceinte. Le second mariage n’avait eu, pour bénédiction du ciel, que maladies, deuils et mort ; aucun enfant n’en pouvait vivre, sauf cette triste Marie, maladive comme sa mère, et qui ne rappelait en rien la brillante vigueur d’Henri VIII. Le divorce était naturel, légitime, s’il en fut jamais. Seulement, comment espérer que le pape annulerait une dispense donnée par un pape ? On apprit à ce moment que Clément était prisonnier (mai 1527).
Ceci ouvrait un champ nouveau. Si l’on en croit un bruit alors répandu à la cour d’Espagne, François Ier eût offert à Wolsey le patriarcat de la France, et Charles-Quint celui des Pays-Bas et de Basse-Allemagne.
La délivrance du pape et de Rome fut le texte populaire d’une nouvelle alliance de la France et d’Henri VIII. Wolsey même vint à Compiègne demander pour son maître la belle-sœur du roi, Renée, fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne. Demande grave, insidieuse. La jeune princesse tenait de sa mère un droit ou une prétention d’héritière de la Bretagne, qu’Henri VIII tôt ou tard aurait fait valoir. La mère du roi consentait, mais non pas le roi. Ce refus n’allait-il pas rompre l’alliance ? On l’eût cru, on se fût trompé. Tout était changé à Londres pendant l’absence de Wolsey.
Il était resté trois mois en France, beaucoup trop : « Qui quitte sa place la perd. » Quand il revint, il trouva que son maître avait un maître, et que le roi, jusque-là tout à lui, allait avoir à choisir entre son vieux pédagogue et une femme adorée.
On a discuté si la France, l’ancienne conquérante de l’Angleterre, au lieu de flotte et d’armée, n’imagina pas cette fois de la prendre par une femme. La chose n’est point invraisemblable. Sans cette passion, Henri VIII eût amèrement ressenti le refus qu’on lui faisait de Renée, et nous perdions son alliance.
Thomas Boleyn, vieux diplomate, fin, clairvoyant, intéressé, aura-t-il été sans voir que le roi était excédé de la reine et de toute reine ; qu’il lui fallait une femme, un amour et du bonheur ; que lui, Boleyn, avait en sa fille une personne accomplie, non seulement belle et spirituelle, mais résolue, vive, d’un charme invincible ; qu’elle n’avait qu’à paraître ?
Il la fit recevoir parmi les demoiselles de la reine, qu’elle éclipsa toutes. Henri VIII retrouva (mais tellement embellie) la petite fille du Camp du drap d’or. Tous les jours, il dut la voir parmi ses muettes compagnes, froides et silencieuses fleurs. Seule, la Française avait la voix, une voix douce, modeste et charmante ; elle parlait, riait, chantait ; elle était la joie de la maison.
Moins ambitieuse qu’on ne l’a dit, elle eût d’elle-même détruit sa fortune. À son arrivée, elle avait accueilli un parti très convenable. Wolsey avait grondé le jeune homme, et la reine avait profité de l’occasion pour renvoyer la dangereuse demoiselle. Mais, dans l’absence de Wolsey, son père la fit revenir à la cour. Elle y brilla, donna le ton, la mode. Les femmes la copiaient. Jusque-là, innocemment, les Anglaises découvraient leur sein. Anne Boleyn leur enseigna par son exemple une réserve plus habile.
Elle avait pu entrevoir, avec quelque vanité, qu’elle avait fort troublé le roi. Mais, quand il lui en fit l’aveu, elle en fut épouvantée. Il semble qu’elle ait vu son destin. Henri n’avait jamais aimé. La passion retardée chez un homme si violent, dont la figure assez rude, quoique belle encore, crevait d’orgueil et de sang, était faite pour donner effroi. Elle tomba à genoux et demanda grâce, disant qu’elle ne pouvait être sa maîtresse ; que, d’ailleurs, il était marié… Puis, voyant que rien ne l’arrêterait, qu’il renverserait tout obstacle, plus terrifiée encore, elle lui dit ce mot plein de sens, « que, si elle épousait son lord et seigneur, elle n’aurait pas avec lui la même ouverture de cœur qu’avec un époux de son rang ».
Wolsey s’excusant à son maître de n’avoir pas eu Renée, Henri répondit froidement : « Vous pouvez vous consoler ; j’épouse Anne Boleyn. »
Le cardinal, désespéré, commença dès lors un jeu qui pouvait lui coûter la tête : d’une part, écrivant au pape pour obtenir le divorce ; d’autre part, l’avertissant que la belle était de l’école de la reine de Navarre, hérétique et luthérienne.
Le pape traînait, gagnait du temps, inclinant à droite ou à gauche, selon que l’armée française ou celle de l’empereur avait l’avantage. La cour de France, impatiente et qui devinait Wolsey, avait envoyé à Londres pour éclairer de près le ténébreux cardinal, un jeune diable, plein d’esprit, pénétrant, flatteur, amusant. C’était le troisième des frères Du Bellay, Jean, qui avait pour contenance un évêché de Bayonne qu’il ne vit, je crois, jamais. Ce bon et pieux personnage, le parrain de Gargantua, fut plus tard ministre du roi pour ses petites affaires secrètes du côté des Turcs, le bon ami de Barberousse et le correspondant de Soliman. Évêque de Paris, cardinal, il ne fut pas loin, dit-on, d’être pape. La chose eût été piquante. Rabelais était son évangile. Il a travaillé plus que personne à créer le Collège de France.
Jean Du Bellay, dans ses lettres infiniment amusantes, donne à la fois deux spectacles : celui de la cour de Londres, de la violente et furieuse impatience d’Henri VIII ; celui du sombre grondement du peuple, dérangé par le divorce de son commerce de Flandre. Tout cela écrit à Montmorency, qui ne désire point le divorce ni la rupture avec l’Espagne. Mais Du Bellay pousse l’affaire, qui doit rendre l’ascendant à la sœur du roi, relever le parti anti-espagnol sur les ruines de Montmorency.
Wolsey, qui, comme un homme près de tomber, allait de sottise en sottise, décida la victoire d’Anne Boleyn en croyant la perdre. Le roi faisait alors chercher, poursuivre en Allemagne un des Anglais protestants qui traduisaient les livres saints et les écrits de Luther. Wolsey parvint à avoir un de ces livres, surpris chez Anne Boleyn. Celle-ci, sans s’effrayer, court se jeter aux pieds d’Henri VIII. À temps. Car Wolsey arrivait avec le volume. Mais la théologie eut tort. Le roi prit froidement la chose. Wolsey dès lors était perdu. Sa lettre secrète au pape pour empêcher le divorce fut trouvée, et l’ordre donné de le mener à la Tour. Le chagrin, la maladie, la mort, qui lui vint à point, lui épargnèrent l’échafaud.
Les idées nouvelles ayant grande chance de triompher en Angleterre, on peut croire que le roi de France était fort porté à les ménager. Ce qu’il y eut de persécutions, de supplices, à cette époque, et même beaucoup plus tard, à Meaux, Toulouse, etc., doit s’attribuer à une influence contraire à celle de la cour, aux Parlements et au clergé. François Ier, quoi qu’on ait dit, n’était pas Louis XIV. Il avait la force sans doute, mais bien moins l’autorité. Ces grands corps procédaient sans lui. On a vu qu’il n’avait sauvé Berquin que par un coup de violence, en le faisant enlever par les archers de sa garde.
La seule manière de changer les dispositions du roi, c’était de lui faire craindre des troubles dans Paris. Il avait extrêmement le souvenir et la crainte « de l’anarchie de Charles VI ». Il l’avait dit au Parlement lorsqu’on osa enlever la nuit les potences royales. Le 30 mai 1528, une Vierge de la rue des Rosiers se trouve un matin mutilée. Le protestantisme, comme toute grande révolution, avait toutes sortes d’hommes, des violents, des fanatiques. D’autre part, les catholiques étaient servis si admirablement par cette mutilation, qu’un des leurs avait fort bien pu faire ce pieux sacrilège, si utile à leur parti. La Sorbonne et son syndic, Bédier ou Béda, venaient de recevoir du roi la plus dure mortification. Ils avaient besoin d’un événement qui brouillât tout, émût le peuple, la cour même, changeât la face des choses.
Le roi, qui avait appelé le premier artiste du temps, Léonard de Vinci, eût voulu attirer aussi le premier écrivain, Érasme. Mais il avait refusé. Il n’avait garde de venir, étant violemment poursuivi par Béda et la Sorbonne. Ce Béda, supérieur de Montaigu, chef des étudiants sans étude, qu’on nommait Cappets, tribun de la gueuserie pieuse et de la république ignorantine, était roi sur sa montagne, et difficilement permettait à l’autre roi, le roi de France, de rien usurper chez lui.
Érasme avait indiqué, dans un pamphlet de Béda, quatre-vingts mensonges, trois cents calomnies, quarante-sept blasphèmes. L’ami d’Érasme, Berquin, suivit cette voie, et, d’accusé se faisant accusateur, se chargea de prouver, par l’Évangile, que Béda n’était pas chrétien. L’affaire amusa le roi, qui crut l’occasion venue de détrôner son adversaire, le redoutable syndic. Il écrivit à l’Université que, comme la Faculté de théologie avait l’habitude de calomnier, il défendait qu’elle imprimât rien sur l’accusation avant que l’affaire ait été examinée par l’Université et le Parlement (1527).
En 1528, la mutilation de la Vierge venait à point pour Béda. La masse générale du peuple tenait fort à ses images, était encore parfaitement idolâtre et fétichiste.
Dans cette longue décadence de l’ancienne foi, ce qu’elle gardait de plus vivace, c’était l’idolâtrie de la Vierge, plus tard complétée par le Sacré-Cœur. Les confréries de la Vierge étaient innombrables, de toutes classes, de prêtres et d’étudiants, de marchands, de femmes et de filles. Pour ces confréries, un tel acte était plus qu’un sacrilège, c’était comme un outrage personnel. Elles allaient remuer ciel et terre, agiter, soulever le peuple, accuser surtout le roi de protéger les luthériens.
Ces confréries avaient leur centre dans le clergé de Paris, leurs assemblées dans les églises, leurs orateurs dans les gens du pays latin, docteurs, maîtres, étudiants. La Sorbonne donnait le mot d’une part aux confréries, d’autre part aux séminaires, qu’on appelait alors collèges, à un peuple d’écoliers robustes dont beaucoup avaient trente ans.
On croit que l’esprit de la Ligue n’apparaît qu’à la fin du siècle. Grande erreur. Cette fausse démocratie, ennemie de la liberté, ce peuple fatal au peuple, sur lequel on a fait dans les derniers temps force sots systèmes, tout cela existe déjà dans les Cappets de Béda, dans la vermine scolastique. Forts de leur nombre, ivres de cris, étalant superbement la crasse de leurs toges habitées, l’armée des séminaristes battait de sa vague noire les deux murs de la rue Saint-Jacques, venait heurter au Palais fièrement, impérieusement ; et par derrière, fort serviles, dociles au moindre signal de Nos Maîtres de Sorbonne, qui les faisaient arriver aux cures et autres bénéfices.
Il y avait, parmi les serviles, des hommes plus dangereux, fanatiques visionnaires, des fous de toute nation. L’Université de Paris, étant une des dernières qui tînt pour la scolastique et toutes les vieilles sottises, était leur école de prédilection.
Les esprits militants aussi sentaient d’instinct que Paris était le vrai champ de bataille où devait se débattre à mort la lutte des deux esprits.
De l’université d’Alcala, le chevalier de la Vierge, Ignace de Loyola, un capitaine émérite, blessé, âgé de trente-sept ans, venait d’arriver aux écoles de Paris (février 1528), et il y resta sept années.
De l’université de Bourges, vouée aux idées nouvelles et protégée par Marguerite, un écolier de dix-huit ans venait souvent à Paris, le sombre et violent, le savant, l’éloquent Calvin.
De l’université de Montpellier vint aussi, par occasion, un médecin, un hardi critique, Rabelais, qui en emporta une vive antipathie, un mépris magnifique des uns et des autres.
Un mot de plus sur Loyola, qui dut être certainement acteur, et très ardent acteur dans cette affaire populaire. Né en 1491, il avait, en 1528, trente-sept ans. Il s’était voué à la Vierge depuis six années, et avait traversé toutes les phases du mysticisme. Ermite, mendiant volontaire, pèlerin à Jérusalem, étudiant à Alcala, il y avait formé une association d’étudiants. De même que son compatriote Raymond Lulle imagina la fameuse machine à penser, Ignace avait imaginé une machine d’éducation, une discipline automatique, quasi-militaire, un cours d’exercices qui, des actes corporels menant aux spirituels, dresserait l’homme le moins préparé à devenir soldat de Jésus. La matérialité de cette méthode faisait justement sa force. Loyola, dit son biographe, quand il était tenté du diable, chassait les idées avec un bâton.
C’était un Basque de Biscaye, un Don Quichotte très rusé, mettant un grand sens pratique au service de ses visions. Les dominicains d’Espagne ne le comprirent pas, censurèrent son livre des Exercices et l’emprisonnèrent. Mais l’archevêque de Tolède, qui sentit mieux que les moines toute la portée d’un tel homme, lui enjoignit « d’acheter robe et bonnet d’étudiant » et d’aller s’établir aux écoles. Il dut être d’autant mieux reçu à Paris que Béda, le chef réel de l’Université, était intime avec les Espagnols.
Un noble capitaine, brave, glorieusement blessé, un pèlerin de Jérusalem, qui avait vu l’Europe et l’Asie, dut prendre aisément ascendant sur les écoliers. Sa figure eût suffi pour le désigner. Il était chauve, dit son premier biographe ; il avait le nez fort bossu d’en haut, large, aplati par en bas, des yeux battus, déprimés à force de pleurer. Personne n’eut plus le don des larmes ; à chaque instant il pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce portrait des paupières contractées et basses, pleines de rides et de plis, où logeaient, cachés à l’aise, la passion et le calcul, la force d’une idée fixe.
Sa réputation de piété était si grande, que deux de ses compatriotes, Lainez et Salmeron, firent ce long voyage uniquement pour le voir. Ses maîtres devinrent ses disciples ; son répétiteur, le Savoyard Le Febvre, un professeur de philosophie, François Xavier, de Pampelune, se donnèrent à lui, avec d’autres, Espagnols, Français, et, sous ce grand capitaine commençant leurs exercices, devinrent les premiers soldats de la redoutable armée de la Vierge et de Jésus.
L’historiette d’après laquelle on aurait voulu fouetter ce saint, cet homme exemplaire, ce militaire de quarante ans, ne mérite pas qu’on en parle. Je croirais tout au contraire que, dans cette campagne ardente que firent les étudiants pour l’honneur de la Vierge, Ignace figura honorablement et comme un des capitaines. Et, si l’on voulait supposer que ce vaillant homme, si passionné, ce chevalier de la Vierge, s’enferma dans de tels jours avec sa grammaire, restant neutre et s’abstenant, je ne le croirai jamais et dirai hardiment : Non.
La question était posée sur le pavé de Paris d’une manière redoutable. La masse était pour les images, et, sous la bannière du clergé, des Cappets, des confréries, marchait contre les protestants. Le roi ne pouvait manquer de suivre ce mouvement. Faisant la guerre pour le pape, il avait à cœur de prouver qu’il était bon catholique. Il était d’ailleurs irrité de voir compromettre l’ordre et mépriser l’autorité. L’occasion était dramatique. On était sûr qu’il voudrait paraître, figurer en public, montrer en cérémonie ce beau roi, ce pompeux acteur.
Pendant toute une semaine, il y eut des processions expiatoires ; toutes les rues étaient tendues. Procession grave et nombreuse du clergé de Paris. Procession infinie, bruyante, du noir peuple universitaire, de la Sorbonne surtout et du victorieux Béda, de ses effrénés Cappets, des quatre ordres mendiants. La procession enfin, éblouissante et splendide, du roi, des grands, de la noblesse. Le roi ayant à sa droite le cardinal de Lorraine, alla le premier jour demander pardon à l’image. Le lendemain, il y retourne, descend la Vierge mutilée, et à la place en met une d’argent. Tout cela avec une piété, une tendresse, une émotion, qui lui gagnèrent le cœur du peuple. Quand il eut placé la statue et redescendit, il avait les yeux pleins de larmes.
Mais ce n’était rien encore. Il n’y avait pas eu de supplices. Quoique l’image mutilée eût été en grande pompe déposée dans Saint-Gervais, elle ne se tint pas tranquille : elle opéra des miracles, ressuscita des enfants.
Ces choses contre la nature n’arrivaient guère qu’il n’en sortît des événements réellement dénaturés et horribles. On devait en attendre quelque affreuse tragédie. Il fallait seulement trouver un gibier sur qui lâcher la meute, une victime, si l’on pouvait, distinguée par la fortune, le rang et l’esprit ; on était sûr que la chasse serait populaire. Les protestants malheureusement, sauf deux ou trois bien connus, étaient presque tous pauvres diables, ouvriers ; il y avait quelques marchands. De nobles, il n’y en avait pas, sauf Farel et un autre, qui avaient passé en Suisse. Il ne restait que Berquin.
La chose était fort scabreuse. Il s’agissait d’un homme certainement aimé du roi, autorisé par lui dans son accusation récente contre la Sorbonne. Le Parlement hésitait. Un miracle fit encore l’affaire. Un serviteur de Berquin, qui, dit-on, allait brûler des livres qui le compromettaient, passe devant une image de la Vierge, est frappé, s’évanouit. On trouve justement sur lui les preuves dont on avait besoin. Un dominicain les saisit et les porte au Parlement.
Entre le roi et la Sorbonne, entre l’enclume et le marteau, le Parlement crut prendre un terme moyen. Il condamna Berquin, mais non pas à mort, seulement à finir ses jours dans un in pace au pain et à l’eau. Appel au roi. Mais il était à Blois. Le Parlement, mécontent de l’appel, étourdi des cris, entraîné, enveloppé, rendit cette sentence atroce, que Berquin mourrait dans deux heures. Il était dix heures du matin. Il fut étranglé, brûlé à midi.
Pendant que le roi s’étonne, s’indigne de tant d’audace, Béda lui fait une guerre plus directe et plus personnelle.
Notre ambassadeur à Londres, Jean Du Bellay, était revenu à Paris pour obtenir de la Faculté une décision favorable au divorce. Affaire véritablement grave, où Henri VIII jouait sa couronne. Londres et le commerce anglais étaient furieux de la rupture avec la Flandre. Le chancelier d’Espagne, Gattinara, avait dit : « Il sera chassé dans trois mois. » La femme répudiée, Catherine d’Aragon, une sainte Espagnole, douée de toute l’opiniâtreté aragonaise, devenait le centre des résistances. Elle envoya à Henri VIII une prophétesse épileptique pour le menacer. Les ardents champions de la reine, les moines, en présence d’Henri, prêchèrent que son sang, comme celui d’Achab, serait léché par les chiens.
La décision des universités du continent pour ou contre le divorce devait avoir un grand poids près du peuple d’Angleterre. Il ne tint pas à Béda que la Faculté de Paris ne fût contre. Il s’entendait publiquement avec les docteurs espagnols que Charles-Quint avait envoyés, et travaillait bravement avec eux pour l’empereur.
Au premier mot que Du Bellay dit à la Sorbonne, Béda l’arrêta, disant : « On sait que le roi veut complaire au roi d’Angleterre. »
François Ier essaya d’influencer la Sorbonne par le Parlement. Mais ce corps, souvent servile pour le roi, l’était bien plus pour le clergé. Il fit le mort. Béda, vainqueur, fit décider par la Sorbonne qu’elle ne ferait rien que par ordre du roi, lui renvoyant ainsi toute la responsabilité de la chose, le forçant de se déclarer nettement pour Henri VIII, de briser avec Charles-Quint. Le roi sollicita, négocia, et ne l’emporta qu’à une faible majorité.
Il eût voulu une enquête sur les manœuvres de Béda. À la première séance, comme on recueillait les votes, les partisans de ce dernier avaient arraché les pièces au bedeau et empêché de voter. Ce bedeau, gardien des registres, avouait qu’on l’avait forcé de faire un faux dans le procès-verbal. Le Parlement éluda, ajourna l’enquête, disant qu’elle nuirait plutôt au roi d’Angleterre, c’est-à-dire irriterait la Sorbonne contre les deux rois.
François Ier était d’autant plus ulcéré de l’entente de Béda avec les Espagnols, qu’à ce moment il venait de recouvrer ses enfants, et trouvait sur leur visage, changé et méconnaissable, la trace de leur captivité. Béda, dans ce moment d’humeur, pouvait payer pour Charles-Quint. Le roi parlait de le faire enlever. C’eût été le faire adorer. Les sots l’auraient canonisé.
Le mieux était certainement, sans frapper la vieille Sorbonne, de lui élever en face une vraie école de science, école laïque, gratuite, qui enseignât pour tous, librement, en pleine lumière, à portes ouvertes, et fit déserter peu à peu le nid des chauves-souris.
Rien n’indique que le roi ait bien vu ni bien compris un but tellement élevé. L’idée, très probablement, n’appartient qu’à trois personnes, Budé, Jean Du Bellay et la reine de Navarre.
Le roi, blessé en 1521, avait fait le vœu de bâtir une église et un vaste collège, établissement magnifique, mais par l’édifice et l’emplacement, qui eût été celui de l’hôtel de Nesle en face du Louvre, magnifique par le nombre des écoliers, qui eussent été six cents pensionnaires et des enfants de quinze ans. Il fallut beaucoup de temps pour que Budé, son bibliothécaire, lui transformât son idée et l’élevât jusqu’à celle d’une haute école publique, libre, grande par la science.
Heureusement François Ier, qui avait longtemps rêvé de croisade, de Constantinople, etc., aimait le grec, qu’il ne savait point, et voulait l’introduire en France. Il aimait la longue barbe du bon vieux Jean Lascaris, quasi-centenaire, qui avait enseigné déjà à Paris sous Louis XI. Mais le grec, pour la Sorbonne, c’était déjà une hérésie. Budé écrit à Rabelais l’obstacle invincible que mettaient les théologiens à l’enseignement de la langue d’Homère.
On profita, en 1529, de l’irritation de François Ier contre la Sorbonne. À ce moment où, rassuré par le traité de Cambrai, il se mit à bâtir de tous côtés, Budé obtint, non pas qu’il bâtît le Collège de France, mais qu’il fondât seulement deux chaires (de grec et d’hébreu). En attendant que ce collège eût sa maison à lui, on professa modestement dans un petit collège universitaire. La nouvelle école enseigna d’abord chez ses ennemis.
Les chaires, en 1530, furent portées de deux à cinq. Deux de grec furent données à Toussain, ami d’Érasme, et à Danès, noble de Paris ; deux d’hébreu à deux réfugiés italiens, juifs convertis de Venise, que protégeait Marguerite. L’un d’eux eut pour successeur le savant Français Vatable.
Mais ce qui fut admirable, comme première porte ouverte à l’enseignement encyclopédique, c’est qu’aux chaires de langues sacrées on en joignit une de mathématiques. On pouvait prévoir que peu à peu toutes les sciences forceraient l’entrée, se feraient place, formeraient par leur réunion l’école universelle de la libre critique et de la rénovation de l’esprit humain.
La médecine y professe, dès 1542, avec la philosophie. Au latin, enseigné dès 1534, se joignent l’arabe et le syriaque, le droit, etc.
Glorieuse école qui attend encore son histoire. Elle rompit la dernière chaîne qui attachait l’homme au passé, quand Ramus en immola la plus respectable idole, Aristote, et scella la révolution de son sang.
Elle a eu deux gloires immenses, enseignant surtout deux choses, l’Orient et la Nature.
Là, les rabbins vinrent apprendre l’hébreu aux leçons de Vatable. Là, les Parses vinrent de l’Inde redemander à Burnouf leur langue oubliée.
Champollion et Letronne y ont exhumé l’Égypte. Cuvier, Ampère, Savart et autres grands inventeurs y ont renouvelé les sciences naturelles.
Celles de l’homme non plus n’y ont pas été stériles, quand trois amis, d’une parole émue et sincère, suscitèrent, dans un temps d’abjection, une étincelle morale, et, dans un temps de discorde, enseignèrent la grande amitié.
Mot saint qui, pour toute âme vraiment vivante et humaine, veut dire l’harmonie des cœurs qui fait celle de l’esprit et féconde l’invention.
Mot sacré, antique, par lequel l’instinct prophétique de nos pères avait désigné la Patrie.
Était-ce en vain ? Étions-nous abusés ? Fut-ce une illusion, quand la flamme morale, tombée sur cette foule ardente, nous revenait plus vive et plus profonde ? quand les yeux répondaient des cœurs, quand l’éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour jamais fondée là ?
Non, rien n’est effacé, et ce ne fut pas une erreur. Nous nous obstinons à le croire. Les murs même paraissaient émus, et tels ils sont restés, qu’on y regarde bien. Les voûtes frémissantes n’ont pas désappris cet écho.