Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 16
CHAPITRE XVI
Guerre chrétienne, droit des gens chrétien, modération chrétienne, etc., toutes ces locutions doucereuses ont été biffées de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d’Anvers, par Pizarre et Cortez, par la traite des noirs, l’extermination des Indiens.
Qu’ont fait de plus les Turcs, sous Sélim même ? Sous les autres sultans, spécialement sous Soliman, ils ont enseigné aux chrétiens la modération dans la guerre et la douceur dans la victoire. Soliman fit de grands efforts pour sauver Rhodes du pillage. Il consola le Grand-Maître de sa défaite, lui disant : « C’est chose commune aux princes de perdre des villes et des royaumes. »
Et, se tournant vers Ibrahim, l’intime confident de ses pensées : « Ce n’est pas sans tristesse que je renvoie ce vieux chrétien de sa maison. »
À François Ier prisonnier, il rappelle, par une allusion noble et délicate, son grand-père Bajazet, prisonnier de Timour : « Prends courage. Il n’est pas nouveau que des princes tombent en captivité. Nos glorieux ancêtres n’en ont pas moins été vainqueurs et conquérants. »
L’horreur qu’ont inspirée les Turcs tint surtout à ces nuées immenses de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour de leurs armées. Quant aux armées des Turcs proprement dites, leur ordre merveilleux, leur discipline, fit l’étonnement du seizième siècle. En 1526, deux cent mille hommes traversèrent tout l’Empire, par les routes, évitant tous les champs labourés, et sans prendre un brin d’herbe. Tout pillard pendu à l’instant, même des chefs et des juges d’armées.
En 1532, l’envoyé de François Ier parcourt avec étonnement la prodigieuse armée de Soliman, dont le camp couvrait trente milles. « Ordre étonnant, nulle violence. Les marchands en pleine sûreté, des femmes même allant et venant, comme dans une ville d’Europe. La vie aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est telle, qu’on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant qui sont Turcs, et les Turcs devenus chrétiens. » (Négoc. du Levant, 1,211.)
Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne comprit rien à la question d’Orient.
Luther, sur ce terrain comme sur celui des paysans allemands, ne voit rien, n’entend rien ; son génie l’abandonne. S’il a une lueur, s’il entrevoit d’abord que le vrai Turc est Charles-Quint, il se dédit bien vite, et prêche la soumission à l’empereur, avec ce distinguo : indépendance spirituelle, soumission temporelle. Comme si l’on séparait ces choses ! comme si dans tous les actes humains, l’âme et le corps ne marchaient pas d’ensemble ! Pourquoi ne laisse-t-il pas cette sottise à nos gallicans ?
Aux paysans il dit : « Soyez chrétiens, et restez serfs des princes. » Aux princes, il dit : « Soyez chrétiens, et servez l’empereur contre les infidèles. » Voilà tout le remède que nous offre le christianisme.
Des deux questions brouillées dans ce vertige, l’une, celle du peuple, restera incomprise, enfouie et scellée sous la terre.
L’autre, celle du Turc, n’est entrevue qu’en Italie.
Venise, dès l’autre siècle, trahie du pape, des rois, de tous ses alliés chrétiens, va voir le monstre, et voit que c’est un homme. Les relations s’établissent. Ce que Gênes fut sous les Grecs, Venise l’est sous les sultans. Elle commerce partout chez eux en payant de très légers droits. Elle a ses consuls, sa justice. Mahomet II lui demande son peintre Bellini. Quand Michel-Ange dessine pour Venise le pont du Rialto, Soliman veut en faire un semblable à Péra. Il offre un libre asile au fier génie qui fuyait Rome et la tyrannie de Jules II.
Venise et son illustre doge, André Gritti, voient seuls, après Pavie, la vraie question.
L’ennemi de la chrétienté, c’est l’empereur, le chef nominal de la République chrétienne.
Sans ces embarras pécuniaires, son monstrueux Empire engloutirait l’Europe. Mais voici que Cortez revient précisément en 1525 mettre à ses pieds l’or du Mexique. Chaque année désormais, le revenu des mines, sans contrôle ni discussion d’états ni de cortès, l’aidera de plus en plus.
Il est l’autorité comme empereur. Bien plus, il a en main un instrument de force incalculable, la révolution espagnole, cette compression terrible d’inquisition monacale et royale, contre laquelle l’Espagne n’a d’autre échappatoire que la conquête universelle.
L’Espagne, entrée dans la torture, à chaque tour de vis, s’échappe plus furieusement au dehors.
La France, si peu vivante moralement et qui n’a pas les Indes, ne pourrait tenir contre.
L’Angleterre, lointaine, insulaire, agira peu et par accès. Si Henri VIII divorce avec une Espagnole, Londres n’en reste pas moins mariée avec Anvers.
Luther et l’Allemagne feront-ils mieux ? L’Empire sera-t-il la barrière contre l’empereur ? Les princes catholiques, par cent liens, sont unis à l’Autriche. Les princes protestants, sous la terreur du peuple et des jacqueries de paysans, sont secondairement protestants, mais premièrement princes. Ils n’ont garde d’appeler à leur défense la masse récemment écrasée.
Le sauveur est le Turc.
Venise, à petit bruit, mais énergiquement, efficacement, travailla sur cette idée. C’est elle qui, dix ans durant, et les dix années dangereuses, gouverna l’empire turc. Un examen sérieux, attentif, met la chose en pleine lumière.
Le doge avait quatre-vingts ans ; Venise était caduque. Ni lui ni elle n’y profitèrent. Mais le monde y gagna. En trois coups solennels fut rembarré l’ennemi. Les libertés religieuses de l’Allemagne, jeunes encore et flottantes, furent sauvées par les Turcs, Luther par Mahomet. Et une solide barrière fut élevée, la Hongrie ottomane, à la porte de Vienne. Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France son rôle de médiateur entre les deux religions, d’initiateur des deux mondes, disons le mot, de sauveur de l’Europe.
Acceptons hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que Charles-Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois.
La France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant, défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l’Espagne et du roi de l’Inquisition.
Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d’une part, de Paris, de Venise, d’autre part, de Constantinople, se tendirent la main par dessus l’Europe, et, maudits d’elle, la sauvèrent.
La terre eut beau frémir, le ciel eut beau tonner…
Ils n’en firent pas moins, d’une audace impie, l’œuvre
sainte qui, par la réconciliation de l’Europe et de
l’Asie, créa le nouvel équilibre, l’ordre agrandi des
temps modernes, à l’harmonie chrétienne substituant
l’harmonie humaine.
Nommons ces sauveurs, ces grands hommes. Les premiers sont deux Grecs, le vizir de Mahomet II et celui de Soliman.
Les Turcs, qui d’abord furent moins un peuple qu’une machine de guerre, démocratie sauvage, étrangère au génie des musulmans civilisés, n’apparaissaient à l’Europe que comme une épée montrée par la pointe. Ce fut Mahmoud, un Grec illyrien devenu vizir de Mahomet II, qui byzantinisa les Turcs, leur créa des écoles, une hiérarchie d’études et d’enseignement, changea les prêtres fanatiques en professeurs et en juristes, formant ainsi les hommes avec qui allait traiter l’Europe. Mahmoud périt pour son humanité, puni de sa clémence.
Ce fut un autre Grec, Ibrahim de Parga, vizir de Soliman, né sujet de Venise et gouvernant sous l’influence vénitienne, qui créa l’intime alliance des Turcs et de la France, conquit presque toute la Hongrie, lui fit changer de front et regarder contre l’Autriche. Même fin que l’autre, et même crime : sa douceur, sa clémence, sa libéralité d’esprit, l’amour des arts et le mépris de tout préjugé fanatique.
André Gritti fut doge, de 1523 à 1538. Ibrahim fut vizir de 1523 à 1536, et son bras droit fut le bâtard du doge, Aloysio Gritti.
Nous ne savons pas bien quels furent pendant longtemps les ministres français chargés de cette dangereuse et secrète correspondance. Le seul qu’on connaisse bien, c’est le spirituel Jean Du Bellay (cardinal marié à madame de Châtillon, gouvernante de Marguerite), Du Bellay, frère puîné des capitaines et historiens de ce nom, l’ami de Rabelais, son protecteur et l’un des hardis penseurs de l’époque.
Les ministres nommés, rendons hommage aussi aux hommes intrépides qui furent exécuteurs de ce beau crime, se firent entremetteurs de cette fraternité maudite, et réconcilièrent les deux branches de l’humanité divorcée. On n’a pas eu assez d’injures pour eux. Conspués et traqués, tous sont morts du fer, du poison. La dévote maison d’Autriche eut toujours ce principe qu’on pouvait tuer les messagers des Turcs, et de l’ami des Turcs, de François Ier. Ses agents, sur la route, en Italie et jusque dans Venise, en Dalmatie, Croatie et Bosnie, suivaient la piste de nos envoyés, les entouraient d’espionnage jusqu’au lieu d’embuscade où l’on tombait dessus. Les Turcs ont souvent reproché avec horreur à la maison d’Autriche l’habitude de l’assassinat.
Les Autrichiens écrivent (avril 1524) à Madrid qu’un Espagnol au service de France, le sieur Rincon, a été envoyé de Paris en Pologne pour négocier le mariage du second fils de François Ier avec la fille aînée de Sigismond.
Au moment où un mariage ouvrait la Hongrie à l’Autriche, la France voulait se ménager aussi une prise sur les affaires de l’Orient.
Quel était ce Rincon ? Quand se fit-il Français ? Est-ce en 1522, quand l’Espagne désespéra d’elle-même, après la ruine des Communeros et de ses vieilles libertés ? On l’appelle alors capitaine ; plus tard, conseiller et chambellan du roi, seigneur de je ne sais quelle pauvre seigneurie, toujours fort mal payé, mourant de faim, enfin assassiné. Vingt ans durant, ce fut le courageux, l’infatigable agent qui, courant des dangers plus grands que Pizarre ou Cortez, à travers les Barbares, les embuscades, les sauvages forêts, les maladies, les pièges et dangers de toute sorte, fut notre intermédiaire avec l’Orient et rendit des services qui doivent consacrer sa mémoire.
Sa place dangereuse sera remplie plus tard par le savant Laforêt, qui osa signer l’alliance, et de même paya de sa vie.
L’infortuné Rincon, qui, avec les Gritti, agit si énergiquement près de la Porte, paraît avoir conçu avec les Italiens l’idée vaste et hardie, vraiment libératrice pour l’Occident, de former un faisceau de Pologne, Turquie, Hongrie turque. Cette dernière n’eût pas seulement tenu en échec l’Autriche, mais eût, de son épée, aidé la France en Italie.
On a vu que le roi, après Pavie, envoie sa bague à Soliman. Les envoyés qui la portèrent furent dévalisés et tués en Bosnie. Un Polonais, Laski, puis un Hongrois, Frangepani, furent plus heureux. Le vizir Ibrahim fit courir la Bosnie, retrouva la bague, et se fit grand honneur de la mettre à son doigt. Il fit faire par son maître un don considérable à l’envoyé, et écrire une belle lettre consolante et fraternelle.
Ibrahim, fils d’un matelot grec de Parga, était de cette race énergique et rusée qui remplit tout l’Orient de son activité. Enfant, il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie, qui, d’un coup d’œil de femme, vit qu’il était né pour plaire et monter au plus haut. Il apprit le persan, l’italien, plusieurs langues d’Asie et d’Europe, lut les poètes, l’histoire, dévora les vies d’Hannibal, de César, d’Alexandre-le-Grand, qu’il relisait sans cesse. Mais, si le but fut haut, la voie fut basse, celle qui dans l’Orient mène à tout, le sérail. Il y entra par sa figure heureuse et son talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne plus voir que lui ; et, s’il s’absentait quelques heures, il lui écrivait plusieurs fois.
Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange singulier de finesse, d’audace et de grandeur, une royauté naturelle. La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui surprend l’esprit, charme, emporte le cœur. Soliman lui ayant fait épouser sa sœur, il y eut une prodigieuse fête. Le favori dit hardiment qu’il n’y avait jamais eu de noces semblables, pas même celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta : « Celles de Sa Hautesse n’ont pas eu cet honneur d’avoir pour convive le padishah de la Mecque, le Salomon de notre époque. »
Les ambassadeurs de l’empereur sont stupéfaits de la liberté avec laquelle il parle de son maître. Il ouvre ainsi la conférence : « Le lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la nourriture et l’habitude. Le prince, c’est le lion, et le ministre est le gardien. Je garde le sultan, et le mène avec un bâton, qui est la vérité et la justice. Charles est aussi un lion. Que ses ambassadeurs le mènent de la même manière. »
On voit qu’il connaissait parfaitement l’Europe et ses diverses nations. Sur l’Espagne, il fit tout d’abord la question grave et décisive, demandant malicieusement « pourquoi elle était plus mal cultivée que la France ». Les ambassadeurs avouèrent la cause principale, la persécution des Maures et leur expulsion.
Ce terrible événement, qui justifia si bien les représailles musulmanes, avait pris commencement dans la révolution des Communeros. Les Mauresques étant généralement vassaux des nobles, les ennemis des nobles imaginèrent de ruiner ceux-ci en affranchissant les Mauresques du vasselage et les faisant chrétiens ; on les força par le fer et le feu de se faire baptiser. Le roi, l’Inquisition, entrèrent dans cette voie et s’associèrent aux fureurs populaires. Ces infortunés, ainsi écrasés, ne purent plus respirer ni vivre. Ils commencèrent à fuir. Dès 1523, cinq mille maisons désertes, rien qu’à Valence. La loi, violente et folle dans la main de l’Inquisition, va et vient en sens contraires. En 1525, ordre de rester et de se faire chrétiens. En 1526, ordre de partir ; mais en même temps on leur en ôte tous les moyens, on leur défend de rien vendre. On leur ferme leurs propres ports qui regardent l’Afrique ; s’ils s’embarquent, il faut qu’ils passent en Galice, c’est-à-dire qu’ils traversent toute l’Espagne, une population féroce, les insultes et les vols, qu’ils passent à travers les coups et les lapidations.
Alors, désespérés, ils arment, se jettent aux montagnes, où les bandes espagnoles vont à la chasse aux hommes. Il en passe cent mille en Afrique. Le reste, retombé à l’état de bêtes de somme, jardiniers misérables, ânes ou mulets des vieux chrétiens. On leur ôte leur langue, leurs danses nationales, leurs sépultures mauresques, la vie, et la mort même !
En cette année 1526, la maison d’Autriche donne un curieux spectacle de sa parfaite indifférence : en Espagne, cette persécution des Mauresques, l’alliance de l’Inquisition ; en Allemagne, la tolérance donnée aux protestants à la diète de Spire, en vue de l’imminente guerre des Turcs, du mariage de Hongrie.
Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques et faits pour les arts de la paix. L’influence byzantine allait toujours gagnant. Ibrahim, qui avait rouvert l’hippodrome et les jeux antiques, s’était bâti un délicieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à regarder les fêtes que son génie fécond savait varier. On avait vu, aux noces d’Ibrahim, Soliman écouter patiemment les thèses des discoureurs, comme aurait fait un des Paléologues ou des Cantacuzène. Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle broyait qui ne l’employait pas. On n’avait pas organisé en vain ce sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires. Soliman avait été obligé, dès son avènement, de les mener à Rhodes et à Belgrade. Puis il y eut une halte, un repos. Affreuse révolte. Nul remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de Hongrie.
Toutefois, avant d’agir, Ibrahim montra une prudence admirable à tout pacifier, tout assurer au dehors, au dedans. Il parcourut l’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte, réformant partout les abus, donnant de bonnes lois, faisant justice et grâce. Il assura sa droite, la Valachie, la Crimée tributaires, la Pologne surtout, avec qui il fit une trêve de cinq ans. C’est alors seulement que, le 2 février 1526, l’accueil et les présents que reçut l’envoyé de France révélèrent que l’Orient allait envahir l’Occident divisé.
Flottante sous les étrangers et désorganisée de longue date, la Hongrie ne conservait d’elle que l’antique valeur. Les grands, la petite noblesse, le paysan, étaient en pleine lutte. La Transylvanie commençait à agir pour elle-même, à part de la Hongrie. L’unité, au contraire, la sage conduite militaire, la civilisation, étaient du côté des Barbares. Les Turcs avaient beaucoup d’artillerie ; les Hongrois n’en avaient pas. Ne se fiant qu’au cimeterre et à leurs chevaux indomptables, ils opposaient leurs poitrines aux canons. À Peterwaradin, ils purent voir à qui ils avaient affaire. Les ingénieurs des Turcs firent une mine sous la citadelle, qui se hâta de se rendre.
L’armée ottomane arriva aux marais de Mohacz, où étaient les Hongrois, mais non complets encore. Les Transylvains tardaient. À la vue du Croissant, l’ardeur hongroise ne put plus se contenir ni rien attendre. Ils enlevèrent leur roi en avant et tous leurs chefs, plongèrent aveugles dans la masse ennemie.
Les Turcs, plus froidement, avaient prévu l’irrésistible choc. Comptant sur leur grand nombre, ils s’ouvrirent et se refermèrent, enveloppant de toutes parts ces furieux cavaliers. Ceux-ci se divisèrent pour faire face partout à la fois. Mais tel fut leur élan, qu’une bande, le roi en tête, renversant tout, toucha les canons turcs, qui les foudroyèrent à dix pas. Ce qui resta, perçant les batteries, arriva au sultan, et les janissaires ne vinrent à bout de ces hommes terribles qu’en tranchant derrière eux les jarrets aux chevaux.
Nombre d’entre eux, emportés par la course ou poussés par les Turcs, allèrent s’engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume. La Hongrie resta là. C’est le tombeau d’un peuple. La question dès lors commença entre la Turquie et l’Autriche.
Qui avait détruit la Hongrie ? Nul qu’elle-même. La fatale habitude de s’élire un prince étranger avait perverti le sens national. Dans la dernière et suprême élection, le héros hongrois, Batthori, livre sa patrie aux Allemands. En haine du Transylvain Zapoly, il reconnaît l’Autrichien Ferdinand. Les Turcs feront roi Zapoly.
Choix difficile !… Le Turc, c’est le caprice, l’avanie, l’inconnu. L’Autriche, c’est l’impôt et la bureaucratie de plomb.
On a calculé que les Turcs demandaient à leurs tributaires cinquante fois moins d’argent que l’Autriche ou tout gouvernement chrétien. Mais la vieille haine religieuse, les églises changées en mosquées, les ravages de la populace guerrière qui traînait derrière eux, maintenaient l’horreur du nom turc. La guerre orientale a cela aussi de terrible qu’elle est payée en hommes. Chacun ramène des esclaves. On assure que cent mille familles, trois cent mille âmes, furent traînées en Turquie. Ils passèrent sous les yeux de Zapoly, qui salua de larmes amères ces prémices affreuses de son règne.
Se voyant presque seul, sauf deux agents de France qui étaient près de lui, il envoie l’un à Soliman, l’autre à François Ier. Le premier, qui était le Polonais Laski, appuyé à Constantinople par Gritti, le bâtard du doge, eut sans difficulté d’Ibrahim promesse d’un secours efficace. L’autre, qui était Rincon, négocia en France et en Pologne, offrant au roi de France la succession de Zapoly pour son second fils qui eût épousé une princesse polonaise. François Ier promit un grand secours d’argent qu’il ne paya jamais.
Sa situation était fausse, bizarre. Il s’était ligué avec Henri VIII pour délivrer le pape, qui n’était plus prisonnier. Il vivait en partie de décimes levées sur le clergé, sous prétexte de la guerre des Turcs, qui étaient ses amis.
Son armée, menée par Lautrec, sans résultat se consume à Naples. L’empereur, mortellement irrité de rester dupe du traité de Madrid, envenime la guerre par des injures, auxquelles le roi, non moins ridiculement, répond par un défi. Le duel étant réglé, convenu, le roi sent un peu tard que de tels intérêts ne s’éclaircissent pas par un coup d’épée. Il tergiverse, il équivoque, se moque ainsi de l’empereur. « Il dit m’avoir pris en bataille. Je ne me souviens pas de l’y avoir jamais rencontré. »
La rage de Charles-Quint alla si loin, qu’il se vengea sur les fils de François Ier. Il fit prendre leurs domestiques et les envoya aux galères ; traitement inouï, qui eût été barbare pour des prisonniers de guerre, et ils ne l’étaient pas. Bien plus, des galères espagnoles, on les vendit en Barbarie, pour les perdre définitivement, à ne les retrouver jamais.
Les deux enfants, tenus dans une étroite et sombre prison, n’ayant plus un Français, ne voyant de visage que celui des geôliers, perdirent jusqu’à leur langue, changèrent de caractère. L’atteinte de ces traitements fut si profonde, que l’un d’eux mourut jeune ; l’autre, notre Henri II, resta tout Espagnol, faible et sombre, violent, triste visage (si contraire à celui de son père !), qui ne rappelait que la prison. Charles-Quint put avoir la joie d’avoir tué en germe le futur roi de France.
La France tarissait visiblement. Après le malheur de Lautrec, le roi essaya par une petite armée ce que n’avait pu une grande ; son général fut pris. Son ami, Henri VIII, forcé par la clameur des commerçants anglais qui ne pouvaient se passer des Pays-Bas, fit trêve avec l’empereur. Et le roi fut trop heureux d’y accéder. Les protestants d’Allemagne, qui avaient cru à son appui, reçurent la loi en mars (1529). Ce qu’une diète de Spire avait fait, une autre le défit. Menacés dans leur foi, cinq princes, quatorze villes, protestèrent. Origine du mot protestants.
La protestation efficace, la seule, était l’épée. François Ier et Henri VIII l’avaient mise au fourreau. Le sabre turc y suppléa.
Et, cette fois, ce ne fut pas une guerre seulement, mais une fondation durable.
Regardez sur les cartes qui donnent l’Europe et ses variations de siècle en siècle (Voyez Kruse). Au quinzième, la Hongrie, libre, vous apparaît entière, arrondie au compas. Entière, elle reparaîtra au dix-septième sous l’Autriche. Au seizième, elle est double : aux trois quarts sous les Turcs et comme un prolongement de la Turquie ; une bande étroite, au nord, reste autrichienne.
L’anxiété de l’empereur et de Ferdinand avait été très grande. Ils n’avaient pu rien opposer aux Turcs. C’est dans Vienne seulement qu’ils commencèrent à résister. La partie semblait belle pour le roi de France. Le pape le quittait, il est vrai, perte légère devant cette puissante assistance que lui donnait un tel succès des Turcs. Que fit-il ? Il traita.
Nulle circonstance plus favorable peut-être, nulle plus honteuse. C’était trahir à la fois les Turcs et les chrétiens. Le roi était, il est vrai, battu en Italie, très affaibli sur mer par la défection de Doria et de Gênes, épuisé de moyens, sans argent, sans crédit. Mais les impériaux n’étaient guère moins malades. Lannoy l’avoue ; il dit qu’il n’y a plus rien à faire en Italie ; le peuple est ruiné, l’armée désespérée. Un retard eût porté au comble les embarras de Charles-Quint.
L’affaire fut habilement brusquée par Marguerite dans une courte négociation avec la mère du roi (7 juillet — 5 août 1529). Cette promptitude assomma l’Italie ; elle fortifia l’Autriche dans sa grande lutte ; elle dut décourager les Turcs, et peut-être plus qu’aucune chose les fit échouer devant Vienne (14 octobre 1529).
L’œuvre de honte fut faite en grand mystère, et n’eut que deux agents. Il fallait tromper les plus clairvoyants des hommes, les Italiens, qui étaient là, tremblants, tâchant de deviner leur sort. Les dames se logèrent à Cambrai, dans deux maisons voisines dont on perça le mur pour qu’elles pussent se voir à toute heure sans rencontrer d’œil indiscret.
Les impériaux n’espéraient pas un tel traité. Ils purent à peine y croire. Un d’eux écrit à Granvelle : « Les conditions nous sont si avantageuses que plusieurs doutent qu’il n’y ait tromperie. » (Granv., I, 693.)
Le traité était tel : La France gardait la Bourgogne, mais elle s’anéantissait moralement en Europe, abandonnant ses alliés et s’engageant même à agir contre eux.
Le roi, qui n’avait pas trouvé d’argent pour la guerre, en trouvait pour son ennemi. On lui rendait ses enfants pour la somme de deux millions d’écus d’or (soixante-huit millions d’aujourd’hui).
Il ne se mêlait plus de l’Italie ni de l’Allemagne. Il ne stipulait rien pour l’Angleterre, son alliée.
Il menaçait les luthériens et Soliman, « le traité n’étant fait qu’en considération des progrès du Turc et des troubles schismatiques qui pullulent par la tolérance ». (Nég. Autrich., II, 681.)
Il disait à l’Italie l’adieu définitif, non plus une simple parole de renonciation pour Naples et pour Milan. Il en rendait la clef, les places que jamais on n’avait lâchées, Barlette en Pouille, Asti, patrimoine de sa maison.
Loin de rien stipuler pour Florence et Venise, il promettait que l’une se soumettrait avant quatre mois, et que l’autre rendrait les places qu’elle avait depuis soixante ans dans la Pouille. Il prêtait sa marine, et donnait cent mille écus à l’empereur « pour le passage d’Italie ».
Pas un mot pour Sforza ni pour les barons de Naples, récemment compromis pour nous. Les Espagnols furent implacables pour ces Napolitains. Ils les ruinèrent, les décapitèrent, coupant cette fois pour toujours et déracinant le vieux parti d’Anjou.
Pas un mot pour Renée, fille de Louis XII, qui venait d’épouser le duc de Ferrare, et qui dut implorer la clémence de Charles-Quint.
Pas un mot pour sa propre sœur, ni pour la question de Navarre, si grave pour la France.
Mais il y avait une chose plus sacrée que la famille. C’étaient les vaillants hommes qui, de père en fils, se faisaient tuer pour nous : le vieux Robert de La Marck, son fils Fleuranges. Ruinés par l’empereur, ils restaient ruinés. Le roi s’engagea à ne rien faire pour eux.
Un homme, un petit prince, sans consulter ses forces, avait le premier, en 1525, avant les rois et les sultans, tiré l’épée pour le prisonnier de Pavie. Le duc de Gueldre, avec ses lansquenets, entra aux Pays-Bas, effraya Marguerite, qui négocia en hâte, comme on a vu. Service immense. Dette d’honneur, s’il en fut, qu’on devait d’autant plus acquitter que ce grand recruteur du Nord était au fond le chef de tous les gens de guerre de la Basse-Allemagne, qui nous donnaient la grosse infanterie. Ennemi de la maison d’Autriche depuis un demi-siècle, allié de la France, il lui fallut, à ce vieux Hannibal, plier sous le destin, se faire vassal de l’empereur.
Comment, dans un seul crime, tant de crimes à la fois ? et comment la mère ne sentait-elle pas qu’elle perdait le fils ? qu’en le rendant ainsi méprisable, exécrable, elle l’isolait pour toujours, que Cambrai le faisait plus faible que Pavie ?
Cette fois encore Charles-Quint triomphait d’une femme par les terreurs de la prison. Ses petits-fils y étaient malades, l’aîné surtout, qui en resta faible, et qui mourut à dix-huit ans. Lannoy lui-même avait dit au roi inquiet « que l’air de l’Espagne ne valait rien à M. le Dauphin, et qu’il ferait bien de traiter ».
L’acte sauvage d’envoyer aux galères les serviteurs de ces enfants et de les vendre en Barbarie donnait sans doute une idée bien sinistre de ce qu’on avait à attendre. La famille faiblit.
Marguerite d’Autriche, qui voyait Louise mollir, l’amusa de paroles, lui dit que l’affaire de Milan n’était pas pour brouiller de bons parents ; qu’il était bien aisé de l’arranger en famille ; qu’on en ferait la dot d’une Autrichienne qu’épouserait le petit duc d’Orléans, ou la dot de la femme du roi, ou celle enfin d’une fille du roi qui épouserait l’infant (Philippe II). Beau mariage qu’Anne de Bretagne avait tant désiré.
Sur l’entrefaite, arriva, le 23 juillet, la nouvelle que le pape avait pris les devants, traité avec l’empereur. Petit, minime événement, devant l’invasion des deux cent mille Turcs en Autriche ! N’importe, cela vint à point pour aider la bassesse, pour lui fournir ce mot : « Les Italiens nous ont trahis. »
On signa le 7 août. Mais, bien avant la signature, Marguerite avait envoyé le traité à Anvers et autres villes pour l’imprimer, en divulguer toutes les clauses publiques ou secrètes, pour que l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre et le monde sussent que la France avait trahi tous ses amis, les avait compromis, exploités et livrés.
Le roi, sous ce coup de tonnerre, rentra en terre. Il se cacha aux Italiens, fuyant leur douleur, leurs regards. Guetté et pris, il ne sut que leur dire : « J’ai voulu ravoir mes enfants. » Il assura, du reste, qu’il était toujours digne de lui-même, et conséquent, parjure comme à Madrid ; que, cette fois encore, c’était une farce pour attraper l’empereur ; que, ses fils revenus, il enverrait secours à l’Italie ; qu’en attendant ils auraient de l’argent. Ils n’eurent pas un écu.
Dans cette profonde boue où il nageait, il se fiait à une chose : c’est que, de deux côtés, il avait deux alliés forcés qui pouvaient le mépriser, mais ne pouvaient ne pas l’aider, Soliman, Henri VIII.
Henri VIII divorçait avec la tante de l’empereur pour épouser Anne Boleyn. Cela l’enchaînait à la France.
Soliman, dans sa conquête de Hongrie et son invasion d’Allemagne, suivait une double impulsion, le grand mouvement turc qui avait toujours entraîné les sultans, et l’intrigue vénitienne, qui, par Ibrahim et le bâtard Gritti, l’avait lancé au nord, allié nécessaire, fatal, de François Ier, même ingrat.
Le doge de Venise, le vieil André Gritti, homme de quatre-vingts ans, reçut l’épouvantable coup, comme il avait reçu, tant d’années auparavant ceux de Fornoue ou d’Agnadel. Il sourit, dit que Venise, pour s’être alliée aux empereurs et rois, avait gagné ce purgatoire qu’ils lui faisaient endurer à Cambrai.
Purgatoire, non enfer. Il se fiait de sa rédemption au messie turc, qui, à ce moment même, maître de la Hongrie et près d’envahir l’Allemagne, allait forcer l’empereur à la modération. Et, en effet, Venise, rançonnée, eut du moins ce bonheur de garantir ses alliés, d’assurer le pardon de tous ceux qui l’avaient servie.
Rien n’avait arrêté la marche de Soliman. Il avait dans les mains la couronne de saint Étienne, le puissant talisman auquel les Hongrois ont attaché la magie de la royauté. Nombre de magnats la suivirent, se rallièrent aux Turcs en haine de l’Autriche. Soliman leur donna pour roi un des leurs, le Transylvain Zapoly. Ibrahim et Gritti l’intronisèrent. L’adversaire de l’Autriche fut couronné de la main de Venise.
Le but était atteint, la saison avancée. Une Hongrie nouvelle était fondée qui désormais faisait front à l’Autriche. Septembre finissait. Charles-Quint, rassuré par le traité de Cambrai dès le 5 août, avait pu envoyer à Vienne une élite espagnole. L’Empire, uni sous son drapeau par sa victoire diplomatique et par la peur des Turcs, mit toute une armée dans les murs de la capitale autrichienne. Vienne, comme on sait, immense par ses faubourgs, est en elle-même une petite ville, d’autant plus facile à défendre. Les murs ne valaient guère. Mais les troupes qui y entrèrent eurent le temps d’en faire d’autres, qui, les premiers abattus, devaient arrêter l’ennemi. Du reste, Soliman n’avait point d’artillerie de siège, et n’eût pu faire venir de grosses pièces à travers la grande plaine hongroise sans route, et déjà défoncée, gâtée des pluies d’automne.
Tout le pays était nu et sans vivres. Les bandes irrégulières des Turcs achevèrent de le ruiner. Quand Soliman vint devant Vienne le 27 septembre, il y trouva tous les obstacles, la famine : le froid et la pluie, intolérables à ses Asiatiques ; l’aigreur des janissaires, qui déjà s’étaient révoltés à Bude, qu’Ibrahim voulait sauver du pillage. Le sultan essaya des mines, mais le secret en fut livré par un transfuge. Les Turcs, lancés à l’assaut, se trouvèrent en face d’une arme nouvelle, la longue arquebuse, perfectionnée en Allemagne, dont les effets furent effrayants. Repoussés plusieurs fois, ils n’étaient ramenés à la charge qu’à coups de bâton. Ils finirent par dire qu’ils aimaient mieux mourir du sabre de leurs chefs que de l’arquebuse allemande. On céda le 14 octobre, et on leva le camp.
Ce fut le terme extrême des succès de Soliman au nord. Le climat fut l’obstacle, autant que la bravoure allemande. Ajoutez la distance, la fatigue de traverser les steppes, demi-désertes, de Hongrie. Les Turcs n’arrivaient qu’épuisés. Charles-Quint juge ainsi lui-même le siège de Vienne : « Le Turc s’est retiré plus par nécessité que par aucun secours qu’il pensât pouvoir venir contre lui. » (Négoc. du Levant, I, 179.)
L’échec n’était pas humiliant, mais c’était le premier échec. Il y avait danger pour le vizir. Il sut en faire une victoire ; il jura que son maître n’avait voulu que chercher Charles-Quint, l’attirer au combat. Il l’entoura de fêtes, où le doge de Venise fut solennellement invité. Les ambassadeurs vénitiens, hongrois, polonais, russes, entouraient le sultan. La France était absente. François Ier n’osait ni envoyer d’agent public, ni recevoir d’envoyés turcs.
Les fruits du traité de Cambrai commençaient d’apparaître.
Charles-Quint, débarqué le 12 août à Gênes, un mois juste après le traité, voit toute l’Italie à ses pieds. Tous les États demandent grâce. Florence seule essaye encore de résister. Ô clémence ! Il fait grâce à tous. Il ne prend rien pour lui. Il laisse Milan à Sforza, donne Florence aux Médicis. Un système nouveau commence de prétendue protection, de terreur, d’immenses contributions de guerre, la ruine, l’amaigrissement et la phtisie, la mort aménagée de manière à durer des siècles.
Le Charles-Quint d’alors n’est plus celui du véhément Gattinara. Son conseiller, modeste secrétaire, est l’avisé Granvelle, le Franc-Comtois Granvelle, homme de Marguerite d’Autriche, le verbeux rédacteur de la diplomatie impériale pendant trente années. Quiconque est, comme moi, obligé de subir ses interminables dépêches, déplore sa baveuse faconde. Mais cette diffusion, cette lenteur et ce génie de plomb furent ses moyens de gouverner. Très absolu, sous formes hésitantes et dubitatives, il discutait à l’infini devant le maître et le noyait d’arguments pour et contre. Charles-Quint, patient, mais véhément, nerveux et maladif, à la longue croyait choisir, décider de lui-même, et ne résolvait guère que ce que Granvelle avait résolu.
Cet esprit bas, fort et rusé, doit être l’auteur véritable du système que Charles-Quint essaye alors, et qui se dit d’un mot : Discipliner l’Europe.
Pourquoi pas ? Le pape annulé, et le roi de France annulé, l’autorité, c’est l’empereur.
Discipliner l’Italie, la rendre obéissante, souple instrument, l’organiser en une ligue, dont chaque membre fournit de l’argent et des hommes, de quoi tenir l’Italie même dans un constant étouffement.
Discipliner le roi de France, le faire soldat de l’empereur contre le Turc et les luthériens, l’employer à détruire ceux qui peuvent le sauver encore.
Discipliner l’Église, par un concile que Charles-Quint tiendra au nom du pape, se faisant juge entre le pape et Luther, se constituant pape aussi bien qu’empereur, unissant les deux glaives.
S’il en vient là, que fera l’Allemagne ? Atteinte en sa conscience même et dans les libertés de l’âme, comment sauvera-t-elle ses faibles libertés politiques ?
Dans ce plan, où était l’obstacle ? Y plier l’Italie n’était que trop facile. Le difficile était la France. Ses résistances, dans l’isolement du traité de Cambrai, pouvaient-elles être sérieuses ? L’empereur (les dépêches le prouvent) agissait très directement par la famille et les amis du roi, par sa sœur, la bonne reine Léonore, qui aurait voulu les unir. Il travaillait Montmorency, Chabot. Il ne demandait pas qu’ils trahissent leur maître. Au contraire, qu’ils fissent sa fortune. Qu’était-ce qu’un duché de Milan ? L’empereur, au nom du pape, lui offrait la couronne d’Angleterre. Henri VIII allait être condamné, dépouillé, pour son divorce. Il ne s’agissait que d’exécuter la sentence, de réaliser la saisie. Lançant François Ier dans cette périlleuse aventure, le faisant le soldat du pape, il le brouillait à mort avec l’Allemagne luthérienne.
François Ier, tenté, ébranlé par les siens, flottait entre deux influences. Sa mère, sa femme, Montmorency, le rapprochaient de Charles-Quint. Marguerite, sa sœur, qui vint le consoler à la mort de sa mère, le rapprochait des protestants. Elle était secondée par les frères Du Bellay, spécialement par Jean, qu’elle lui fit faire évêque de Paris (1532).
De là des mouvements contraires en apparence. D’une part, il envoie Guillaume Du Bellay encourager la ligue protestante de Smalkade. D’autre part, il charge Rincon d’intervenir près de Soliman et d’arrêter le progrès de ses armées.
L’opinion était absolument dévoyée, pervertie sur ces questions. Les protestants même d’Allemagne, qui comprirent à la longue que le Turc faisait leurs affaires (Négoc., 1,646, ann. 1547), les protestants alors, en 1532, partageaient l’effroi populaire et maudissaient leur défenseur. Le roi, comme ami du sultan, était gourmandé à la fois par le pape et les luthériens. Son refus obstiné d’agir sous Charles-Quint contre les Turcs, la part qu’on supposait qu’il avait à l’affaire d’Angleterre, lui valaient de la part de Rome de violentes attaques, auxquelles il répondait en menaçant lui-même de se séparer du Saint-Siège (23 avril 1532).
Son envoyé Rincon trouva le sultan déjà en marche avec un peuple immense, qu’on portait à cinq cent mille hommes. C’était comme l’expédition de Xerxès. Il fut reçu, ce pauvre Espagnol, venu tout seul à travers les dangers, comme l’eût été le roi de France. Il arriva le soir, au milieu d’une prodigieuse fête de nuit qui l’attendait ; toute cette multitude de soldats, rangés en silence, tous portant des flambeaux : « Qu’est-ce, au prix d’une telle fête, que les fameuses illuminations de Rome et du château Saint-Ange ? » Il n’y avait peut-être jamais eu rien de semblable sur la terre. Et nul événement plus grand en effet. C’était la première fois que les deux religions, si longtemps ennemies, venaient publiquement s’embrasser.
Ibrahim dit à l’envoyé que l’ancienne amitié du sultan pour la maison de France aurait pu décider Soliman à faire ce que voulait son frère François Ier ; mais qu’il était trop tard ; que, s’il reculait, on dirait qu’il avait peur de l’Espagnol ; qu’il s’étonnait que le roi fît cette requête pour un homme « qui n’était pas chrétien, puisqu’il avait saccagé Rome, rançonné le vicaire du Christ, et qui tous les ans plumait et pillait les chrétiens, sous prétexte de la guerre des Turcs. »
Soliman espérait qu’il y aurait bataille. L’empereur avait devant Vienne une force énorme d’infanterie, cent mille Allemands, Hongrois, Bohêmes, Esclavons, Espagnols, Italiens, Bourguignons ; il n’était faible qu’en cavalerie. Soliman avait cent mille cavaliers, et, comme fantassins, surtout son noyau invincible de janissaires. Les deux princes en personne. Charles-Quint, tout armé, essayant des chevaux qu’on lui avait donnés, dit : « Rien ne pourra m’empêcher d’être moi-même à la bataille. » Et encore : « Je tuerai ce chien turc », mots dits en espagnol, et qui, d’une bouche si grave, d’un homme qui parlait très peu, ne laissèrent plus douter d’un duel homérique.
Cependant le souvenir de Mohacz agissait. Si le Turc n’allait pas à Vienne, si cet orage immense se dissipait sans éclater, pourquoi combattre ? L’empereur maladif se sentit d’un ulcère à la jambe, ne parut plus, alla prendre les eaux. La grande armée impériale, européenne, s’en tint à couvrir l’Allemagne, livrant, comme toujours, la Hongrie. Cette fois, de nouvelles provinces (Styrie, etc.), ravagées et pillées, fournirent le grand tribut de filles et de garçons que ramenait toute armée turque. On donna le change à l’Europe en répandant l’histoire, héroïque en effet, d’un Juritzi, qui, dans le château fort de Güns, avait arrêté Soliman. Ce qui n’est pas vrai de tout point. Car Juritzi, blessé, réduit à deux cent cinquante hommes, traita et reçut le Croissant.
Pour la troisième fois, Soliman avait sauvé l’Allemagne protestante. Au bruit de son approche, dès le 23 juillet, Charles-Quint, repentant de son intolérance, avait déclaré suspendue toute procédure de la chambre impériale contre les luthériens, promis que personne ne serait plus inquiété pour sa religion, et que le grand débat serait soumis à un libre concile de toute l’Église. Cette convention de Nuremberg, ratifiée en août à Ratisbonne, lui permit de couvrir l’Autriche de l’armée formidable qui imposa à Soliman.
Tout en disant partout que le Turc avait eu peur de lui, il conseilla à son frère de traiter à tout prix. L’alliance de François Ier et d’Henri VIII contre le Turc (18 octobre 1532) lui fit croire, non sans vraisemblance, qu’ils agiraient pour Soliman. Les conditions les plus humiliantes furent imposées par le sultan et acceptées, le partage subi entre Ferdinand et Zapoly. Ferdinand, pour garder le peu qu’il avait de Hongrie, se déclara fils du sultan, frère d’Ibrahim, vassal et tributaire. Tout étonne dans cette transaction, surtout le lieu des conférences. Le traité se fît chez le bâtard Gritti, où Ibrahim venait le soir, amenant le sultan lui-même. Grand scandale pour les Turcs, indignés de voir Sa Hautesse descendre tellement, et la main vénitienne si puissante chez eux. Beaucoup croyaient qu’Ibrahim ou Gritti voulait se faire roi de Hongrie.
Dans ces conférences, Ibrahim se livrait à toute sa vivacité grecque. C’était, disent les ambassadeurs, un petit homme brun, à dents aiguës. Il mordait Charles-Quint : « Il n’a pas de bonheur, disait-il. Il commence toujours, et ne finit jamais. Il veut un concile, et ne peut. Il assiège Bude, et la manque. Moi, si je voulais aujourd’hui, avec mon maître, je ferais un concile, j’amènerais Luther d’un côté, le pape de l’autre ; je saurais bien leur faire rétablir l’unité de l’Église. »
Tout cela patiemment écouté. L’humble ténacité de l’Autriche fut là dans tout son lustre. Et aussi son indifférence parfaite sur le choix des moyens. Le bâtard Gritti l’avait dit dans une lettre à l’empereur : qu’il savait bien que Zapoly et lui seraient assassinés. On manqua Zapoly, mais on tua Gritti. Nul scrupule, tués comme rebelles (rei læsæ Majestatis), ou comme amis des Turcs. Les Hongrois dissidents, les envoyés français, pendant dix ans, furent tous épiés, arrêtés, poignardés ou empoisonnés. (Nég. du Levant, I, 181, 213, 237, 278, 279, 315 ; Hammer, trad., VI, 154, 278.)
Ibrahim eût péri tôt ou tard de cette main si elle n’eût été prévenue par celle de son ami, de son frère, Soliman, dont il faisait la gloire, de celui qui, depuis onze ans, le faisait manger avec lui, coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et pensait.
Il avait deux rivaux, deux ennemis qui pouvaient contre lui s’unir au parti des vieux Turcs. L’un, le trésorier de l’Empire, avait organisé un sérail, une école de jeunes esclaves, très choisis, très heureusement nés, pour devenir les confidents, les fils du cœur, comme ils disent, et les dignitaires du sultan. Contre Ibrahim, il préparait, élevait cent nouveaux Ibrahim, qui auraient pour eux la jeunesse, l’audace de l’âge et la culture. Auraient-ils le génie ? C’était la question. Le favori prévint la chose, perdit le trésorier, et lui-même donna les dangereux esclaves à Soliman.
L’autre ennemi, c’était une femme infiniment rusée, Roxelane, c’est-à-dire la Russe. Son nom de guerre était la joyeuse, la rieuse. Dans l’ennui du harem, où tout est pétrifié, celle-ci eut l’art de rire toujours. Elle rit, et perdit Ibrahim. Elle rit, et fît étrangler le fils de Soliman. Rien ne lui résista. Elle tua ses ennemis, gouverna le sultan, l’Empire, régla, de son divan, l’Asie, l’Europe. Seulement tout déchut. Elle put tout, sauf refaire Ibrahim.
La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la bataille de Mohacz, il rapporta de Bude la fameuse bibliothèque de Mathias Corvin, et trois statues de bronze, Hercule, Apollon et Diane, qu’il dressa hardiment sur l’hippodrome, devant son palais même. Grave insulte au Coran. On dit d’ailleurs qu’il se contraignait peu, et qu’il avait le tort d’avouer le mépris qu’il faisait du livre sacré.
Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père Sélim l’horreur des Persans hérétiques, qu’il manifesta en tuant tous ceux qu’il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva réellement Bagdad du massacre. Acte admirable, et difficile dans sa situation. Le salut de cette ville immense contrasta avec le carnage que l’empereur ne put empêcher à Tunis, où l’on tua trente mille hommes.
Le fanatisme turc s’était détourné de l’Europe et des grands intérêts du monde pour cette guerre de Perse, si peu grave en comparaison, où d’ailleurs les conquêtes faites par Ibrahim furent peu après perdues par Soliman.
Là fut porté le coup décisif. On l’accusa surtout près de son maître pour une cause futile. En Perse, où le moindre bey prend le nom de sultan, Ibrahim avait suivi l’usage dans ses proclamations. On dit à Soliman que manifestement son vizir usurpait, qu’il avait tout à craindre.
En janvier 1536, Ibrahim, bien près de sa fin, consomma l’œuvre de sa vie, le traité d’alliance entre la Porte Ottomane et la France. Traité commercial, qui couvrait une ligue politique. François Ier, du reste, ne la cacha plus comme telle. Il dit aux Vénitiens : Je ne puis le dissimuler. Je souhaite que les Turcs soient forts sur mer ; ils occupent l’empereur et font la sûreté de tous les princes.
Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail, comme à l’ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et son repos. Il y trouva la mort. Le lendemain, on le vit étranglé. L’état du cadavre montrait qu’il s’était défendu en lion. La chambre du sultan portait aux murs des mains sanglantes qu’il y avait imprimées dans la lutte. Terrible accusation d’une perfidie si barbare ! Cent ans encore après, on les voyait avec horreur.
« Des deux cents vizirs qui ont gouverné l’empire Ottoman, il n’y a eu, ni avant, ni après, un tel vizir. »
Il reste grand, moins pour avoir donné à cet Empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié la Turquie et la France, sauvé trois fois l’Europe, commencé la réconciliation des religions ennemies. En son humanité, il eut celle qui les comprend toutes.
Dans le récit de cette longue et souterraine négociation, tissue des mensonges de France et des assassinats d’Autriche, ce pauvre esclave grec, ingénieux, héroïque et clément, nous a soutenu le cœur, et, comme il n’a pas de monument à Galata, où fut jeté son corps, nous avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le consacrera dans la reconnaissance de l’avenir.