Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 15

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 254-270).

CHAPITRE XV

Le sac de Rome. (1527.)

Machiavel, en disant que l’empereur était un imbécile, ajoutait que le roi serait un sot et tiendrait sa parole. Les Italiens en avaient peur et venaient l’observer. C’était lui faire bien tort. Il mit tout son talent à les rassurer sur ce point, jura qu’il s’était parjuré, que, du reste, il ne se souciait plus de Milan, qu’il n’inquiéterait point Francesco Sforza. Les envoyés du pape disent dans leurs dépêches que, quand même il songerait encore aux conquêtes, sa mère ne le permettrait pas.

On a supposé que, par un machiavélisme horrible, il ne songea qu’à compromettre les Italiens, qu’à les mettre en avant, pour améliorer son traité et obtenir de moins dures conditions. Cette profondeur de perfidie n’était pas dans son caractère. L’insuffisance des secours en 1526 fut le résultat naturel du chaos, du désordre, de l’épuisement des finances, du gaspillage des maîtresses, du luxe et des constructions. Il agit pou, parce qu’il n’agissait guère que sous l’impression d’une nécessité, d’un danger immédiat. La distraction et la paresse étaient tout en lui désormais, dominaient tout, entravaient tout.

Les suites en furent épouvantables pour l’Italie. Bourbon, envoyé par l’empereur pour remplacer Poscaire, y trouva une armée étrange, nullement impériale ; c’était plutôt une démagogie militaire, analogue aux horribles bandes des mercenaires antiques sous les successeurs d’Alexandre et sous Carthage. Cette république armée délibérait, jugeait ; elle mit un de ses généraux au ban et le condamna à mort par contumace.

Sous Moncade et Du Guast, deux Borgia, sous l’Espagnol féroce Antonio de Leyve, ce vampire militaire mangeait, suçait Milan. L’Italie, éperdue, s’agitait et armait, ne faisait rien. Elle ne pouvait les tirer de là. Tout le monde avait perdu la tête, même Venise, qui croyait recruter en Suisse, y perdait son argent. Le général de la ligue italienne, le duc d’Urbin, avait pour tactique invariable de ne voir jamais l’ennemi.

Et cependant le vampire suçait toujours. Chaque soldat était logé à discrétion, prenait tout, demandait encore, battait son hôte, se faisait nourrir délicatement et traitait ses amis. Chacun avait deux hôtes au moins, l’un pour nourrir, l’autre pour payer. Nul moyen de s’enfuir. Plusieurs tenaient leur hôte garrotté. On n’entendait que cris de femmes et d’enfants, torturés par ces noirs démons. On ne voyait que gens s’étrangler ou se jeter par la fenêtre ou dans les puits.

Quand Bourbon arriva, il y eut une lueur d’espérance. Ce qui restait de notables vint embrasser ses genoux et demander grâce pour la ville. Il répondit avec douceur que tout cela n’arrivait que par défaut de solde ; que, s’ils pouvaient seulement payer un mois, trente mille ducats, il emmènerait l’armée ; il leur en donna sa parole. Trente mille ducats à trouver dans cette ville ruinée ! On y parvint pourtant. Et les soldats restèrent !…

Bourbon avait sauvé et rançonné ce Morone, confident de Pescaire, le premier intrigant de l’Italie. Morone lui parut si rusé, si pervers, qu’il le prit avec lui, en fit son homme, son conseil. Il ne voyait plus clair dans la situation ; il demanda à Morone où il fallait aller. Il répondit : « À Rome ! »

Rome venait d’être déjà violée. Pompeio Colonna, un de ces Gibelins sauvages de la campagne romaine, bandit, prêtre, soldat, cardinal, s’était jeté un matin sur la ville et avait failli tuer le pape. Cela montra combien il était facile de prendre Rome. Tout ce qu’il y avait de brigands en Italie y songea et joignit Bourbon.

Mais il fallait y arriver. Et ce n’était pas chose simple à travers tant de villes fortes, sans cavalerie et sans canons, ayant en queue une armée italienne appuyée de quelques Français, plus tard de Suisses. Il eût suffi d’une cavalerie nombreuse et bien conduite pour suivre, entourer, affamer cette pesante armée d’infanterie, qui, comme un corps sans bras ni jambes, se traînait, n’ayant jamais que le lieu de son campement, sans pouvoir agir à deux pas.

Aussi Bourbon, entre Ferrare et Plaisance, eut voulu rester là. Et plus tard, en Toscane, il eût voulu rester encore. Mais le duc de Ferrare, très impatient de l’éloigner, l’aidait et le payait pour aller en avant, le poussant au Midi, et lui disant : « À Rome ! »

L’Italie se livrait. C’est là le malheur des malheurs, dans ces moments extrêmes. La lumière s’éteint, le cœur baisse. Les plus fiers, les plus grands succombent. Machiavel et Michel-Ange remettent aux Médicis l’espoir de la patrie. Machiavel veut qu’on improvise des légions ; il veut un grand chef militaire, et il croit le voir dans un hardi bâtard, le jeune capitaine des Bandes noires, Jean de Médicis.

Pendant que l’on raisonne, les événements courent, se précipitent. Et déjà il n’est plus besoin que, de Milan ou de Ferrare, un doigt italien montre Rome. Bourbon y va fatalement ; il ne peut plus ne pas y aller. Cette armée décrépite des bourreaux de Milan n’est plus que l’accessoire d’une grande force vive, furieuse avalanche humaine, qui vient de rouler des Alpes, poussée du vent du Nord, et qui, sous forme d’armée, n’est pas moins que la Révolution allemande.

Nous ne pouvons conter la guerre des paysans, le dur et sombre événement qui fut comme un avortement de Luther, le protestantisme princier, aristocratique, officiel, s’enveloppant et repoussant le peuple ; au peuple qui montrait ses plaies, la réponse des théologiens : « C’est l’affaire des juristes. » D’où l’alliance des politiques, sans acception de croyance, et l’essai du tolérantisme à la diète de Spire, la liberté des uns pour la servitude des autres.

De cette grande révolution, mille éléments restaient d’une fermentation indomptable, une flamme qui devait brûler ou se brûler. Le furieux chaos de misères et de haines, d’implacables douleurs, se rallia autour d’un vieux soldat, Georges Frondsberg, figure sanguine, apoplectique, populaire par l’emportement, en qui grondait la colère des foules. Il avait apparu à Worms à côté de Luther, à Pavie pour prendre le roi, ami du pape. Il voulait cette fois faire une bonne fin et aller droit en paradis en étranglant le pape. À cet effet, il portait et montrait une grosse chaîne d’or.

Ce que ne pouvaient ni l’empereur ni son frère, lui, il le fit sans peine. Les Allemands tenaient tant à le suivre, que, pour engagement par homme, il suffit d’un écu. On savait bien d’ailleurs qu’il y aurait de grands coups à faire, beaucoup à prendre et beaucoup à détruire. Le souffle d’Alaric semblait être rentré dans ses fils, et le démon qui lui fit dire : « Je ne sais quoi me mène à Rome. » Les Vandales et les Goths revivaient, mais plus âpres, avec un amour consciencieux de gâter, brûler, ruiner. Les Espagnols étaient trop paresseux, les Allemands ne l’étaient pas. Il ne quittaient pas un gîte sans l’incendier.

Singulière alliance ! Les dévots Espagnols qui, cette année, exécutaient en Espagne l’atroce persécution des Maures, en Italie marchaient du même pas que les brûleurs d’églises. Combien moins de scrupule encore avait la foule des voleurs italiens qui venaient par derrière !

Les Allemands allaient à Rome, non ailleurs. C’est ce qu’on ne comprit pas.

Le pape, qui avait de bonnes et amicales lettres de l’empereur, qui avait une trêve avec le vice-roi de Naples, ne craignit que pour la Toscane, pour le patrimoine des Médicis. Sa grande peur était un petit mouvement républicain qui se fit à Florence. Son homme, Guichardin, froid et avisé politique qui suivait l’armée alliée derrière celle de Bourbon, ne comprenait pas plus. Il croyait que c’était uniquement affaire d’argent et de pillage ; il ne voyait pas la grandeur, la fureur et l’emportement du mouvement fanatique qui emportait le reste.

C’est au milieu de ce malentendu, de ce vertige, que la Nécessité, de sa chaîne d’airain et de sa main de fer, les étrangla. Leur Jean de Médicis, à sa première rencontre avec les Allemands, alla de sa personne bravement les regarder de près ; il les croyait sans artillerie, ne sachant pas que le duc de Ferrare leur avait donné quatre fauconneaux. Le premier coup fut pour lui et lui cassa la cuisse ; on le rapporte, il meurt à Mantoue dans les bras de l’Arétin, son commensal, son compagnon de lit.

Un boulet italien avait tué l’espoir de l’Italie. Le jeune ami de l’Arétin, que Machiavel eût pris pour Messie, le voilà mort. On regarde de tous côtés, on cherche, et l’on ne voit personne.

Il avance cependant, ce Bourbon, volontairement ou non, on ne sait, mais il avance avec son immense cohue, dispersée pour les vivres sur un vaste pays. Nul n’ose en profiter. Le duc d’Urbin, qui le suit avec des Italiens, attend les Suisses pour combattre ; puis, quand il a les Suisses, il attend autre chose.

Henri VIII fait aumône au pape. La France donne à peine le quart de l’argent promis, quelque cent lances, des galères percées qui ne naviguent pas. Le pape se rassure par la trêve, par la présence du vice-roi Lannoy qu’il fait venir, par les lettres respectueuses qu’il reçoit de Bourbon lui-même.

Bourbon trompe le pape, et le vice-roi, et tout le monde. Il assigne rendez-vous au vice-roi, qui va l’attendre. Il donne ainsi le change, franchit brusquement l’Apennin. Le voici en Toscane. Les pluies, les neiges de printemps, ne l’ont pas arrêté. Les révoltes même ne l’arrêtent pas. Sa vie est en péril ; mort ou vif, il ira : il est comme une pierre lancée par la fatalité. Il voit les Espagnols tuer un de ses lieutenants. Une autre fois, ce sont les Allemands ; il est réduit à se cacher. Frondsberg leur parle et les gourmande ; en vain : sa face, respectée jusque-là, n’impose plus ; le vieillard colérique, indigné, s’emporte, rougit ; son front s’empourpre, il tombe à la renverse ; on le relève ; il était mort.

Le prudent vice-roi se garde bien d’aller en lieu si dangereux. Il se tient à Florence, ménage un traité pour la ville. Mais ces barbares étaient si furieux, qu’ils furent tout près de tuer l’entremetteur de ce traité d’argent.

Jamais la dualité du caractère de pape, la discordance du prêtre-roi et du pontife armé, ne ressortit plus forte, par une hésitation plus folle. Tout à l’heure, Clément VII était un conquérant, il voulait prendre à Charles-Quint le royaume de Naples. Maintenant que le danger approche vraiment grand et terrible, il se ressouvient qu’il est pape, inviolable ; il se rassure et licencie ses troupes.

Ce grand tableau du vertige du pape et de l’approche des Barbares a été fait par une main non récusable, par la plume solennelle du Florentin Guichardin, l’homme de Clément VII, écrit d’une encre froide à geler le mercure. Et il n’en fait que plus d’impression. Si le fatum, le sort aveugle et sourd, se mêlait de conter, il ne le ferait pas d’une manière plus froide, plus grande et plus terrible.

Tout à coup, Bourbon, jusque-là assez lent, prend sa course, laisse tout, bagages, artillerie. Son infanterie marche sur Rome plus vite que la cavalerie alliée qui veut le suivre. Rome est le prix de la course. Mais la fureur, la haine, l’attente du pillage donnent des ailes aux gens de Bourbon. Les Allemands vont donc entrer dans Babylone, mettre la main sur l’Anti-Christ ! les Espagnols ravir un trésor de mille ans, saisir la dépouille du monde !

Le pape quelque peu effrayé, essaye de réarmer. La jeunesse romaine, les domestiques des prélats, les palefreniers des cardinaux, les peintres et artistes, reçoivent des armes. Cellini, le bravache, prépare son arquebuse. Mais de l’argent, où en trouver ? Les riches cachent le leur, au moment de tout perdre. L’un d’eux ne rougit pas d’offrir quelques ducats. Il en pleura bientôt ; s’il ne paya, ses filles payèrent, de leur corps, de leur honte et du plus indigne supplice.

Le 5 mai, Bourbon, campé dans les prés de Rome, envoyait un message dérisoire pour demander à traverser la ville ; il allait, disait-il, à Naples. Le 6, un brouillard favorise l’approche ; il donne l’assaut. Les Allemands y allaient mollement. Lui, qui dans un tel crime doit réussir au moins, il saisit une échelle et monte. Une balle l’atteint, il se sent mort : « Couvre-moi », dit-il à Jonas, un Auvergnat qui ne l’a pas quitté. L’homme lui jette son manteau.

La ville n’en fut pas moins emportée, et avec un grand massacre de la jeunesse romaine. Guillaume Du Bellay, notre envoyé à Florence, qui était venu en poste pour avertir le pape, se mit l’épée à la main au pont Saint-Ange avec Renzo de Cere, arrêta les brigands, et donna à Clément VII le temps de s’enfuir du Vatican dans le château. Du long corridor suspendu qui faisait la communication, il vit l’affreuse exécution, sept ou huit mille Romains tués à coups de pique et de hallebarde.

Il n’y eut jamais une scène plus atroce, un plus épouvantable carnaval de la mort. Les femmes, les tableaux, les étoles, traînés, tirés pêle-mêle, déchirés, souillés, violés. Des cardinaux à l’estrapade, des princesses aux bras des soldats ; un chaos, un bizarre mélange d’obscénités sanglantes, d’horribles comédies.

Les Allemands, qui tuèrent beaucoup d’abord, et firent des Saint-Barthélemi d’images de saints, de Vierges, furent peu à peu engloutis dans les caves, pacifiés. Les Espagnols, réfléchis, sobres, d’horrible expérience après Milan, savourèrent Rome, comme torture et supplice. Les montagnards d’Abruzze furent de même exécrables. Le pis était que les trois nations ne communiquaient pas. Ruiné et rançonné par l’une, on tombait dans les mains de l’autre.

Ce fut une tragédie, comme l’incendie de Moscou ou le renversement de Lisbonne. Chaque fois qu’une de ces grandes capitales, qui concentrent un monde de civilisation, est ainsi frappée de ruine, on rêve la mort universelle qui attend les empires, les futurs cataclysmes par lesquels disparaîtra la terre elle-même vieillie.

Mais, chose étrange, inattendue ! L’Europe est médiocrement émue du sac de Rome. Loin de là, de plusieurs côtés s’élève un rire sauvage.

L’Allemagne rit. C’est fait du pouvoir spirituel, du mystère de terreur. Le Christ est délivré par la captivité de l’Anti-Christ.

L’empereur même, le roi catholique, en rit sous cape. Il désavoue le fait, mais sa joie perce ; il continue les fêtes pour la naissance de son fils. Le pape, brisé comme prince, abaissé et maté, n’en reviendra jamais ; c’est maintenant le jouet des rois.

Ceux de France et d’Angleterre sont charmés de la chose. Superbe occasion de faire contribuer le clergé, de sanctifier la guerre, d’accuser Charles-Quint.

Ainsi cette chose inouïe et terrible, qui devait effrayer la terre et faire crouler le ciel, elle fait à peine sensation. Qu’est-ce donc ? Ce sanctuaire est-il comme les redoutés vases d’Éleusis qu’on n’osait regarder, mais, si l’on regardait, on ne découvrait que le vide ?

Le vieil oracle virgilien : « À Rome, un Dieu réside », s’est trouvé démenti. Le monde a eu la curiosité d’y aller voir ; il demande : Où donc est ce Dieu ?

Et la peinture récente de Raphaël, la flamboyante épée de saint Pierre et saint Paul, qui fait reculer Attila, elle n’a pas fait peur aux soldats de Frondsberg. Des salles de conclave, de concile, ils font écurie. S’ils ont peur, c’est tout au contraire d’habiter ces voûtes païennes, de loger, eux chrétiens, pêle-mêle avec des idoles, dangereuse œuvre du Démon.

N’est-ce pas ce que tant de martyrs du Libre Esprit avaient dit au bûcher contre la Babel du pape ?

N’est-ce pas ce que les vrais patriotes italiens (d’Arnoldo de Brescia jusqu’à Machiavel) ont annoncé à l’Italie : qu’elle mettait sa vie dans la mort et que la mort l’entraînerait ?

« Rome a mangé le monde », disait le vieil adage. Cette fois, le monde a mangé Rome.

Le génie italien, si longtemps captif et malade dans cette fatale fiction d’un faux empire du monde qui annula sa vitalité propre et fit avorter la patrie, le génie italien pourrait remercier cette grande calamité qui le délivre, repousser et nier cette communauté de la mort. Rome est morte ; vive l’Italie !

Il n’en est pas ainsi. Ce n’est pas impunément que, toute une longue vie, l’esprit a endossé le corps, traîné cette chair de tentations, de péchés, de souillures. Quand il faut la jeter, et, libre, déployer ses ailes, nous hésitons toujours. Telle l’Italie, qui si longtemps vivait dans cette forme, dans cette condition d’existence, fut accablée du coup, et il lui fallut des siècles pour s’en relever.

Voyons comment les deux grands Italiens ont pris la chose. Regardons un moment Michel-Ange et Machiavel.

Tous deux avaient erré. Tous deux, dans les illusions qui entourent des moments si sombres, avaient cherché l’espérance dans le désespoir, cru que l’on pourrait sauver le pays par les Médicis, faire la force avec la bassesse ; mais non, il n’en est pas ainsi. Et Dieu punit de telles pensées.

D’abord le pape, qui était Médicis, accepta sa sentence, se mit plus bas encore que ne l’avait mis son malheur, montra que, pour être sorti de captivité, il n’était pas plus libre. Traité outrageusement comme un petit prince italien, il prouva qu’il n’était rien autre chose. Florence lui tenait au cœur bien plus que Rome. Et, pour ravoir Florence, il s’humilia devant l’empereur. Il y fut ramené par le prince d’Orange, le chef des brigands italiens qui, derrière les Barbares, traîtreusement, avaient pillé Rome.

Dans le moment si court de la lutte suprême de Florence, d’une ville contre le monde, ni Machiavel ni Michel-Ange ne manquèrent à la patrie.

Machiavel y trouva appliqué son Arte di guerra, toute la jeunesse levée en légions, dans la forme qu’il avait tracée. On prenait le système, mais on repoussait l’homme. Négligé, oublié, pas même persécuté.

L’indomptable vigueur de son esprit paraît encore dans l’étrange description qu’il a faite de la peste de Florence un mois avant sa mort, un mois après le sac de Rome.

Cet homme, d’un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé, savez-vous ce qu’il fait ? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de sa fosse, il écrit une espèce de Pervigilium Veneris du mois de mai. C’est l’idylle de la peste.

Dans la ville, il est fort à l’aise : il va en long, en large, au milieu des fossoyeurs qui crient : « Vive la mort ! » comme c’était l’usage de chanter Mai et le printemps. À travers les ténèbres, il croit voir passer la peste dans une litière. C’était une jeune morte, traînée par des chevaux blancs.

Il s’en va sur la place où l’on élit les magistrats. Il n’y a plus de peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu’on porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.

Étonnant aspect des églises ! Le clergé est mort, les moines sont morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux pieds, aux mains, pour empêcher qu’il ne les touche. Songez-y, dans ce temps de mort, c’est tout d’être vivant. Trois dévots en béquilles, qui circulent dans l’église, lancent un regard d’amour à trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans, est sûr de plaire et de trouver fortune.

Sur les tombes qui entourent l’église, il trouve une jeune femme échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte ; il console, interroge. Elle répond, s’épanche, elle conte en paroles hardies (les morts n’ont peur de rien), en lamentations effrénées, les joies conjugales qu’elle n’aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle morte ? Pestiférée ou non, Machiavel la délace et desserre, « quoiqu’elle ne fût pas très serrée ». Elle revient alors, et jure qu’elle n’a plus souci d’elle, de mœurs ni de pudeur. Là-dessus, un sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs secrets.

C’est l’horreur sur l’horreur ! la mort entremetteuse !… Ailleurs, à Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle, il trouve, sous de longs vêtements, une admirable veuve. Suit la description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau sensuel, triste, qui sent le vieillard et l’effort. Cupidon, Vénus, les Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre funéraire où siège cette idole de mort.

Machiavel près d’elle essaye son éloquence. Il n’en faut pas beaucoup. Elle est tout d’abord consolée. La différence d’âge qu’il avoue ne l’arrête guère. La fortune qu’il prétend avoir, les soins et l’amitié, c’est tout ce qu’il faut à la belle. Elle se laisse tout doucement ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait : « Mon cœur, dit Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ses noirs vêtements. »

Sa vie y reste aussi, un mois ou deux après il meurt.

Le plus dur, c’est de vivre et de rester dans la contradiction. Michel-Ange avait commencé le tombeau de Laurent et de Julien de Médicis. Il l’achevait pendant qu’il défendait la ville contre les Médicis.

Tout le monde a pu voir à Florence (où à Paris, École des Beaux-Arts) les sublimes figures du Jour et de la Nuit, du Crépuscule et de l’Aurore, ce monument qui devint, sous la main du grand citoyen, le tombeau de la Patrie même. La Nuit roule en son rêve une mer de honte et de misère. Mais l’Aurore ! c’est bien pis ; on sent qu’elle maudit son réveil et qu’elle a à la bouche un dégoût si amer, un fiel si déplaisant, qu’elle voudrait n’être jamais née.

Ce qui fut plus tragique que le tragique monument, c’est que, quand il fut découvert, il n’eut personne pour le comprendre. Plus de Florence, plus de peuple, plus d’Italie. L’Académie est née. Un poète académique (nouveau fléau de ce pays) lance un madrigal à la Nuit :

« Dans sa douce attitude, elle dort ; ne la réveillez pas. »

Cette insigne sottise, qui semblait démontrer qu’en effet l’Italie était chose inhumée, à ne ressusciter jamais, fit bondir Michel-Ange. Il se retrouva l’homme de la chapelle Sixtine, il eut un réveil de fureur. Ne songeant plus aux Médicis, ne ménageant plus rien, comme en pleine liberté, il fit la sanglante épigramme.

« Il m’est doux de dormir, et doux d’être de marbre, tant que durent l’opprobre et la calamité. Ne voir, ne sentir rien, c’est un bonheur pour moi… Ne me réveille pas, de grâce, parle bas. »

Le Jour n’est pas fini. Ce rude forgeron, de force colossale, couché sur son marteau, tournant le dos au monde indigne de le voir, devait jeter par-dessus l’épaule un superbe regard. Il était, dans ce deuil, le côté de l’espoir, de l’art, de l’action, de la rénovation future. Mais l’homme était brisé. Michel-Ange laissa ce travail. Et il reste inachevé.

Il avait perdu terre, et, depuis, il erra comme une ombre. Il était condamné à vivre encore trente ans, travaillant et ramant péniblement, soit dans l’œuvre imposée du Jugement dernier, soit dans Saint-Pierre, où il chercha en vain son idéal, soit dans ses laborieux sonnets à Vittoria Colonna. Il y professe cet espoir que la nature, ce grand artiste, ayant fait en Vittoria l’œuvre achevée où elle tendait depuis la création, est maintenant libre de mourir, et il salue la fin du monde.

Lui-même, il finissait. Parmi de sublimes éclairs, il reste un ouvrier terrible, d’un magnanime effort. On admire en souffrant ; on partage sa fatigue ; on loue, la sueur au front.

L’effort est-il heureux ? Dans les voûtes écrasées, dans l’architecture sénile et froide du Capitole et de la chapelle où il emprisonna ses sublimes colosses du Jour et de la Nuit, on trouve déjà, s’il faut le dire, le triste dix-septième siècle.

De quoi vivra encore l’Italie dans ce temps ? De la grâce et de la lumière, du coloris de Titien, du ciel et de Corrège. Que dis-je ? Corrège est déjà mort.