Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 14
CHAPITRE XIV
La profonde irritation de François Ier, son aigreur et son amertume sont visibles dans les sèches réponses qu’il fit le 10 octobre aux dernières propositions de l’empereur. (Granvelle, I, 270 ; Captivité, 366.) Il dit même, sur un des articles, qu’il aime autant un jamais.
Il fit dire par son médecin que l’empereur ferait beaucoup mieux de prendre l’argent qu’on offrait, avant que son prisonnier ne fût mort.
Il lui fit savoir encore qu’il était déterminé à user ses jours en prison et à faire couronner le dauphin ; qu’il le prierait seulement de lui assigner un lieu où il restât jusqu’à sa mort. (Nég. Autrich., II, 630, 340.)
L’outrageuse ingratitude des impériaux, le mépris qu’ils semblaient faire du frère et de la sœur, les avaient tous deux relevés. Ils prenaient par irritation la mesure forte et décisive qu’il eût fallu prendre dès le premier jour.
Je ne doute pas que ce conseil vigoureux de l’abdication ne soit venu de Marguerite. Elle commença à voir clair, à sentir que cet ami, ce parent auquel tous deux s’étaient offerts et livrés, que l’empereur était l’ennemi, un corsaire et un marchand, que le roi ne pouvait l’amener à rien qu’en lui dépréciant son gage. Il croyait tenir un roi, et il ne tenait qu’un homme qui pouvait au premier moment lui échapper par la mort.
Le roi abdiqua (novembre) ; et sa sœur emporta l’abdication.
Cette vigueur qui étonne dans cet homme sensuel et mou, dans cette femme passionnée qui si énergiquement s’arrachait à son amour, qui délaissait en prison son malade à peine rétabli, tout cela s’explique en partie par les sentiments de mysticité exaltée qu’elle avait apportés en Espagne et qu’elle avait un moment fait partager à son frère. Dès le lendemain de Pavie, elle lui avait envoyé les Épîtres de saint Paul, lui disant, comme on a vu, que saint Paul le délivrerait. Une recluse l’avait assuré « à un saint homme », Briçonnet peut-être, ou plutôt Sigismond de Haute-Flamme (Hohenlohe), grand seigneur d’Alsace et chanoine de Strasbourg. C’était un ardent luthérien qui poussait à la conversion de François Ier, et qui en conserva l’espoir jusqu’en juillet 1526. Ce pieux personnage n’en resta pas moins dévoué au roi et à sa sœur, et nous le voyons peu après employé par François Ier à lever une armée de lansquenets.
Si l’on suit avec attention le fil des événements, on trouve qu’effectivement rien n’agit en faveur du roi plus que saint Paul et Luther. La fermentation protestante dont les Pays-Bas étaient travaillés avait frappé Marguerite d’Autriche d’une telle terreur, que, sans attendre ce qu’on ferait en Espagne, elle signifia en juin aux Anglais qu’on ne pouvait rien et ne ferait rien. Et elle le leur prouva en faisant trêve, dès juillet, pour les Pays-Bas. Les Anglais firent, le 30 août, leur traité avec la France. Charles-Quint au 18 octobre l’apprit, sans pouvoir le croire. Mais les Anglais l’avouèrent, lui disant que c’était sa tante qui leur avait avoué la définitive impuissance et l’épuisement des Pays-Bas, et les avait ainsi jetés dans l’alliance française.
Une chose y fut plus décisive encore, le mariage de Portugal et le peu de cas que Charles-Quint semblait faire de la fille d’Henri VIII. Celui-ci dut le rendre, en dégoût et mauvaise humeur, à sa femme, tante de Charles-Quint, dont il était fort las. Il regarda de plus en plus vers la France, d’où il avait peut-être emporté un regret. Il y parut bientôt, un an après, lorsque de France reparut ce jeune astre, qui éblouit le roi, le fit Français et protestant, et changea la foi de l’Angleterre.
À l’autre bout du monde, en Turquie, la France, secondée par Venise, n’agissait pas moins efficacement. Le vieux doge André Gritti, prudent et énergique, avait mis là son bâtard, Ludovico, homme d’audace et d’intrigue, lié avec le grand vizir, un Grec, né sujet de Venise, qui gouvernait absolument Soliman et l’empire. Les premiers envoyés avaient été assassinés, sans doute par l’Autriche. Mais d’autres, plus heureux, arrivèrent, le Polonais Laski, puis le Hongrois Frangepani. Ils furent reçus comme ils l’auraient été à Paris ou à Venise. Un mouvement commença immense de l’empire turc ; l’Allemagne, qui, à l’ouest, avait justement alors ses jacqueries, vit à l’est s’ébranler les Turcs, comme ennemis de Charles-Quint, et comprit l’extrême danger qu’un empereur autrichien attirait sur elle et sur la Hongrie.
Ainsi il semblait que toute la terre, de l’Irlande à l’Arabie, s’émût pour François Ier. De l’Asie, de l’Arabie, de l’Égypte, cent tribus barbares venaient à l’appel du Sultan, qui, disait-il, allait marcher à la délivrance de son frère, le roi des Francs.
Mais nul pays ne se déclarait pour lui plus vivement que l’Espagne. Dès son arrivée, en juin, tout le pays de Valence s’était précipité pour le voir. Le peuple du Cid et d’Amadis courait avidement voir un héros vivant. Les femmes en raffolaient. Une fille du duc de l’Infantado, doña Ximena, déclara que, ne pouvant épouser le roi de France, elle n’aurait jamais d’autre époux, et se fit religieuse.
Le caractère espagnol, d’une ardente générosité, se révéla mieux encore quand la princesse suppliante fut si durement traitée. Ce fut comme si la France était venue en confiance s’asseoir au foyer de l’Espagne et qu’on l’en eût repoussée. Tout le monde s’efforça d’expier près de Marguerite la froide et brutale politique du gouvernement flamand. Elle fut tendrement reçue de la sœur de Charles-Quint, enveloppée, adoptée, honorée de toutes manières dans l’aimable et noble famille du vieux duc de l’Infantado. Qu’on eût pu pour un intérêt, je ne sais quelle pauvreté de province ou de royaume, refuser la main de ce roi, miroir de toute chevalerie, refuser l’adorable sœur dont un regard valait un monde, c’était pour ces vrais Espagnols un sujet d’étonnement. Un grand d’Espagne, le vieux duc peut-être, dans sa galanterie héroïque, alla jusqu’à dire à Marguerite que, si l’empereur partait pour l’Italie, il ne manquerait pas d’Espagnols pour ouvrir la porte à François Ier.
La perfidie de Bourbon, qui avait eu l’affreux succès de faire son maître prisonnier, les mettait hors de toute mesure. Quand il arriva en Espagne, il se fit autour de lui un désert. Pas un homme ne lui dit un mot. Et l’empereur ayant prié un des grands de l’héberger : « Je ne puis refuser, dit-il, ma maison à Votre Majesté. J’en serai quitte pour la brûler le lendemain. »
Ces dispositions admirables, si touchantes, du peuple espagnol, étaient bien propres à soutenir le courage du roi. Cependant, sa sœur partie, les jours traînant, la saison attristée ne montrant plus au prisonnier que la plaine grise de Madrid, il commença à se trouver moins bien et à retomber. Sa sœur essayait de le soutenir par ses lettres. Mais elle-même en s’éloignant de lui, elle s’attendrissait de plus en plus. Elle écrit à Montmorency : « Toute la nuit, j’ai cru tenir le roi par la main, et ne me voulois éveiller pour le tenir plus longuement. » Elle lui écrit à lui-même qu’il s’en faut peu qu’elle ne revienne, qu’elle voudrait lui ramener une litière qui le portât chez lui en songe, etc., etc. Enfin, après Saragosse, dans l’inquiétude où elle est qu’il ne soit malade, il semble qu’elle perde courage : une lettre de sa mère l’achève, elle succombe, écrit à son frère : « Si les honnêtes offres que vous avez faites ne les font parler autrement, je vous supplie qu’il vous plaise de venir, comment que ce soit. » (Marg., II, 62, mi-décembre.)
Ce dernier mot veut-il dire en abandonnant la Bourgogne, ou en abandonnant l’honneur et trompant par un faux serment ? Ce qui nous tenterait de pencher pour le premier sens, c’est que la mère de Marguerite, dans ses dernières instructions (fin novembre), dit qu’il faut examiner « si l’on doit s’arrêter à cette Bourgogne, qui a été jadis hors des mains du roi, et y est revenue, comme elle pourroit encore faire. »
Marguerite n’était pas loin de sortir d’Espagne quand elle reçut de son frère l’avis de faire diligence. Bourbon, arrivé le 15 novembre, insista très probablement avec l’ardent Gattinara pour qu’on ne laissât pas la princesse emporter l’abdication. On aurait pu la chicaner sur les termes de son sauf-conduit ou le prétendre expiré, l’arrêter et s’assurer un précieux otage de plus. Mais elle doubla le pas, et arriva heureusement.
Qu’avait à faire l’empereur ? Toute l’Europe se le demandait. Machiavel ne peut croire qu’il relâche jamais le roi. Praët, l’ambassadeur de Charles-Quint en France, lui écrit sagement qu’il faut faire de deux choses l’une : ou mettre lui et son royaume si bas qu’il ne puisse nuire, ou le traiter si bien et se l’attacher si étroitement, qu’il ne veuille jamais mal faire. Si le premier parti est impossible, il vaut mieux retenir le roi que de le laisser aller à demi content. Peut-être, avec le temps, quelque dissension naîtra en France, qui profitera à l’empereur.
Ces dissensions étaient possibles. Le Parlement de Paris avait montré une extrême mauvaise humeur. Une grande partie de la noblesse tenait fortement pour Bourbon. Praët, très bon observateur, en fut frappé. À son arrivée sur le Rhône, plusieurs gentilshommes vinrent à lui, lui firent cortège, se montrèrent impudemment les courtisans de l’étranger.
Il est vrai que le peuple avait des sentiments contraires. La bravoure et le malheur de François Ier l’avaient ramené. Sauf Paris, fort hostile, la France fut émue. Elle se crut prisonnière en lui, et quand madame d’Alençon arriva en Languedoc, elle fut entourée, de ville en ville, par la foule des bonnes gens qui demandaient des nouvelles du roi et l’écoutaient en pleurant.
L’objet de ce culte pieux jouait alors un rôle étrange. Il avait pris son parti d’en sortir par un parjure. Il commençait à jouer la farce du traité de Madrid.
Voyons ce qu’était ce traité. Le roi renonçait à l’Italie, donnait la Bourgogne, épousait la sœur, rétablissait Bourbon, abandonnait ses alliés. Il livrait ses fils en otage, et, si le traité n’était exécuté, il rentrait en prison.
Le matin du 14 janvier, où il devait signer et jurer, il protesta secrètement par-devant notaire, établit par acte authentique qu’il allait faire un faux serment.
Le plus avilissant, c’est qu’il lui fallut soutenir la comédie pendant trois mois (du 15 décembre au 15 mars). L’empereur l’étudia, l’observa. Sans le lâcher, et le menant toujours entre des gens armés, il le mit en rapport avec ses dames et sa famille. Il lui fit voir la veuve de Portugal, sa future femme, fort brune, bonne personne, à grosses lippes autrichiennes ; et, pour développer ses grâces, il lui fit danser devant le prisonnier une sarabande mauresque. Le roi riait de la sœur et du frère, faisait le galant, l’amoureux.
Machiavel ici décerne à Charles-Quint un brevet d’imbécillité. Et, en effet, que voulait-il ? Pouvait-il croire que le mariage forcé d’un homme tenu sous l’escopette, d’un amoureux gardé à vue qui faisait ses déclarations entre des soldats, serait un lien sérieux ? Ignorait-il son temps ? Et ne savait-il pas que le pape était là pour délier le roi et le blanchir ?
Il est croyable qu’il crut l’avoir brisé, que sa faiblesse et son désespoir en prison firent croire à Charles-Quint que l’homme était fini de cœur et de courage. Avec la furieuse jalousie qu’il avait (de naissance et d’éducation), il trouvait dans l’affaire bien autre chose que la Bourgogne et bien autrement importante, à savoir l’avilissement de ce fameux vainqueur de Marignan, le déshonneur du paladin. Aux Espagnols infatués du roi l’empereur allait le montrer, ou comme un idiot et un lâche s’il accomplissait le traité et trahissait ses alliés, ou comme un déloyal s’il refusait de l’accomplir, un parjure, un menteur, un misérable acteur qui avait pu, trois mois durant, jouer ce jeu. À cela il gagnait bien plus qu’une province. La France, avilie en son roi, allait devenir tôt ou tard le satellite de l’Espagne, tourner dans son orbite. Ce roi, s’il était brave encore, l’empereur se chargeait de l’employer comme soldat, de s’en servir (François l’avait offert lui-même) contre les alliés de la France. Par cette honte de Madrid, il devenait Samson l’aveugle, qui désormais travaille au profit de son maître, pousse la meule et tourne sous le fouet.
On assure que ni Marguerite d’Autriche ni le chancelier Gattinara n’approuvèrent le traité. Les garanties matérielles y manquaient certainement. Mais Charles-Quint, c’est la seule excuse politique qu’on puisse lui trouver, en attendait un résultat moral, très important, s’il eût été atteint : l’avilissement durable du roi et de la France, placés dans ce honteux dilemme de sottise ou de déshonneur.
Gattinara jura qu’il ne signerait pas. Charles-Quint prit la plume, signa lui-même.
L’échange eut lieu à La Bidassoa, dans une barque, au milieu de la rivière. Le roi y sauta, mit ses deux enfants à sa place, et, sur le bord français, monta un cheval turc, plein de feu, qui, d’un tourbillon, le porta à Bayonne.
L’Espagne, qu’il fuyait, l’attendait encore là. Les envoyés de l’empereur y étaient pour le prier de ratifier. Il les paya « en monnaie de singe », d’une farce, d’un sourire, disant en substance : Vous avez vos Cortès, moi mes États ; je dois les consulter.
Un homme de la fin du siècle, des temps sérieux et fanatiques, Tavannes, a supposé que lui-même jugea son acte infâme, se méprisa, se condamna, et passa outre. Il le qualifie un désespéré.
C’est lui attribuer plus qu’il n’eut, la conscience, le remords et l’obstination contre le remords.
Le Titien en sait davantage. Dans sa peinture profonde, puissamment lumineuse, et qui éclaire le fond du fond, la créature légère est si naturellement menteuse, qu’en elle le mensonge est moins un acte que l’efflorescence instinctive d’un caractère tout à fait faux. C’est la menterie vivante, comédie, farce, conte et fable. Le hâbleur espagnol ne dit pas encore bien cela. J’aime mieux le vanus des Latins. Il est vanus et vanitas.
Je suis même porté à croire que la chose la plus solide qu’il ait apportée en naissant, son vice, avait faibli après Madrid. Sa longue prison avait fait impression sur son tempérament. Il était revenu un peu lourd. Quand il voulut faire le jeune homme dans une chasse, il tomba de cheval et faillit se tuer. Nous le verrons errer de femme en femme et chercher sa jeunesse. En vain. Elle est partie ; et il devient de plus en plus homme de conversation.
Il rapportait d’Espagne une favorite qui chaque jour passait une heure ou deux dans son lit le matin. C’était une petite chienne noire que Brion lui avait achetée, et qui fut sa compagne de captivité. Marguerite en plaisante, s’en dit jalouse, et, dans une pièce de vers assez jolie, attaque cette noire qui a fait oublier la blanche.
Sa mère, à Mont-de-Marsan, lui amenait un monde de femmes, entre autres la triste Chateaubriant, à laquelle il tourna le dos. Disgrâce irrévocable. La mère, d’un tact parfait, avait deviné et trouvé la vraie maîtresse du moment : une blanche de blancheur éblouissante, en haine de l’Espagne et de la brune Léonore, une demoiselle savante et bien disante, une parleuse pour un roi parleur, très fatigué déjà, qu’il fallait amuser : Anne de Pisseleu, jeune Picarde, charmante et hardie.
Le moment était décisif pour Marguerite. Et ce qui lui fait honneur, c’est qu’elle ne sut en profiter. Son dévouement, sa passion contagieuse, qui, plus qu’aucune chose, avait tourné la tête aux Espagnols et préparé le traité, cet immense service, n’eût pas suffi pour lui faire exercer un ascendant durable. Il eût fallu le talent de sa mère, talent dont la maîtresse imita, suivit la leçon, et qui la maintint vingt années : avoir une belle cour, un cercle de femmes agréables et faciles, qui, sans aspirer au pouvoir, amusaient des goûts éphémères.
La maîtresse trôna, et la sœur fut destituée. Pour garder l’une, éloigner l’autre, on les maria toutes deux.
Pour marier, titrer la maîtresse, il y eut peu à chercher. Ce La Brosse ou Penthièvre, qui avait suivi Bourbon et rentrait gracié, fut trop heureux de cet excès d’honneur. Il épousa, partit, vécut seul en Bretagne, redevint un très grand seigneur.
Sa femme, devenue madame la duchesse d’Étampes et maîtresse du terrain, paraît avoir exigé qu’on mariât et éloignât Marguerite. Elle en pleura « à creuser le caillou », comme elle le dit. Elle épousait l’exil, la pauvreté et la ruine, Jean d’Albret, un roi sans royaume. Elle vécut à Pau, à Nérac, surtout d’une pension du roi. De vraie reine de France, elle fut pauvre solliciteuse, courtisant de loin les ministres sur l’espoir que son frère la remettrait dans la Navarre. Si l’on songe que cette petite cour de Pau devint l’asile des grands esprits, des plus glorieux proscrits de la pensée, on regrettera d’autant plus l’exil de Marguerite, comme le plus fatal obstacle qu’ait rencontré la Renaissance.
Que le roi ait rapporté d’Espagne le Saint Paul de sa sœur, j’en doute. Ce qui est sûr, c’est qu’il rapporta Amadis. Il aimait la lecture des romans de chevalerie. Dans les longs jours, les lentes heures de sa réclusion, le prisonnier nonchalamment feuilleta l’ennuyeuse et mélancolique épopée. Cette poésie du vide lui allait à merveille ; il ne tenait qu’à lui de se croire le Beau Ténébreux. Amadis est l’écho d’un écho, pâle et faible copie des vieux poèmes, plus propre à amuser l’inaction qu’à provoquer les actes héroïques. Du fier Roland au triste Lancelot, de celui-ci à Amadis, la sève va diminuant. Sous l’exagération des exploits improbables, on sent l’esprit de cour et le bavardage oisif, la vie paresseusement monacale que l’on menait dans les châteaux.
À la scolastique d’amour, perdue dans les brouillards, se mêlaient volontiers les contes, tout autrement positifs, de Boccace, les Cent Nouvelles de Louis XI, celles de Marguerite. Ces récits éternels de galantes aventures, au fond peu variés, s’accordaient à sa vie nouvelle d’inaction. Il avait été prisonnier. Tel il resta, je veux dire, sédentaire.
Son plus grand amusement, dès lors, fut de bâtir. Il se bâtit des demeures conformes à cet état d’esprit. Vers 1523, après son étrange aventure avec sa sœur, il était en galanterie avec deux dames mariées du voisinage de Blois. Les rendez-vous étaient dans les forêts d’en face, à un petit château des anciens comtes. Blois, devenu le centre financier de la France, était trop fréquenté. Au retour de Madrid, plus ami encore du repos, il s’y fit faire un parc, très grand, fermé de murs, qu’on put remplir de bêtes, s’épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes forêts. La Bicoque ne suffisait plus. Il fallut un château ; non un vieux château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa cuirasse ; non le donjon sauvage, inhospitalier, d’où la châtelaine, à son plaisir, chasse les dames, la société, le charme de la vie. Tout au contraire, moins un château qu’un grand couvent, qui, de ses tours, de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres, de charmants cabinets, des cellules mystérieuses. C’est l’idée de Chambord.
Ce n’est ni le donjon gothique, ni la villa, le palais italien, qui a plus de salles que de chambres, beaucoup de place avec peu de logements. La société ici est l’essentiel, on le sent bien, une société intriguée et mobile. Beaucoup d’aise. Des appartements isolés comme un cloître, qui ne se commandent point, ne se lient point par enfilades. Même des escaliers à double vis, qui permettent de monter ou descendre de deux côtés sans se rencontrer ni se voir.
Au dehors, l’unité, l’harmonie solennelle des tours, avec leurs clochetons et cheminées en minarets orientaux, sous un majestueux donjon central. Au dedans, la diversité, toutes les circulations faciles, et les réunions, et les apartés, toutes les libertés du plaisir. Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours, et peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit le plan de cette construction originale. Rien ne coûta pour une œuvre si utile et si nécessaire. À travers les malheurs publics et dans les plus excessives détresses financières, dix-huit cents ouvriers y travaillèrent pendant douze ans. Les saintes de l’endroit, les maîtresses du règne, la brune du Midi et la blanche du Nord, mesdames de Chateaubriant et d’Étampes, y figurent solennellement en cariatides. Le chiffre de François Ier y est partout, avec le D de Diane, mis par le père ? ou par le fils ?
Cette édifiante retraite était toute la pensée du roi. De Tours, de Blois, sans cesse il y venait et la regardait s’élever. Les affaires de l’Europe venaient bien loin après. De Blois, où était le trésor, l’argent, de sa pente naturelle, allait droit à Chambord, aux constructions, aux dépenses de la cour. Parfois il s’en échappait quelque peu du côté des affaires pour la guerre d’Italie, peu, à regret, toujours trop tard.