Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 13
CHAPITRE XIII
Vaincu je fus rendu prisonnier,
Parmi le camp en tous lieux fut mené,
Pour me montrer, ça et là promené…
(Vers de François Ier.)
Ce traitement barbare s’explique : le prisonnier était le gage de l’armée. Elle s’était battue gratis, dans l’espoir de le prendre et d’avoir sa rançon. Les généraux purent dire : « Voilà votre homme ; vous l’avez maintenant. Dès ce jour, vous êtes payés. »
Des arquebusiers espagnols, qui avaient réellement fait la principale exécution, un rustre s’avança, et familièrement dit au roi de France : « Sire, voici une balle d’or que j’avais faite pour tuer Votre Majesté… Elle servira pour votre rançon. » Le roi sourit, et la reçut.
Mais, le soir ou le lendemain, il arracha de son doigt une bague, seule chose qui lui restât, et, la donnant secrètement à un gentilhomme qu’on lui permit d’envoyer à sa mère, il lui dit : « Porte ceci au Sultan. »
Ainsi la grande question du temps fut tranchée, les scrupules étouffés et les répugnances vaincues.
Événement immense, décidé par le désespoir, qu’il crut lui-même impie sans doute comme un appel au Diable, mais qui réellement fut une chose de Dieu, le premier fondement solide de l’alliance des religions et de la réconciliation des peuples.
Cet homme, étourdi en bataille, fut en captivité plus fin qu’on n’aurait cru. Il ne s’était rendu qu’à Lannoy, l’homme de l’empereur. Cela le servit fort. Il caressa aussi Pescaire. Celui-ci, parfait courtisan autant qu’habile capitaine, se présenta en deuil. François Ier, soit sensibilité, soit flatterie pour les Italiens, qui devinrent en effet l’épine de Charles-Quint, traita Pescaire en roi futur de l’Italie et se jeta dans ses bras.
Sa parfaite dissimulation parut le soir, au moment amer où il lui fallut recevoir le connétable de Bourbon. Celui-ci se montra modeste, présenta ses devoirs et offrit ses services. Le roi l’endura et lui fit bon visage. Un auteur assure même qu’il l’invita à sa table avec les autres généraux.
La fameuse lettre à sa mère, qu’on a toujours défigurée, témoigne assez de son abattement : « De toutes choses, ne m’est demeuré que l’honneur et la vie, qui est sauve. »
Le plus triste, ce sont ses lettres à Charles-Quint. Elles étonnent de la part d’un homme aussi spirituel. Elles sont d’une bassesse impolitique. Il risque d’exciter le dégoût, et de s’ôter toute croyance. Il demande pitié, n’espère que dans la bonté de l’empereur, qui, sans doute, en fera un ami, et non un désespéré, et qui, au lieu d’un prisonnier inutile, rendra un roi à jamais son esclave. Ce triste mot revient trois fois. (Captivité, 131 ; Granvelle, 1, 266, 268, 269.)
Nous ne sommes point partisan du suicide. Et cependant, s’il fut jamais permis, c’est à celui peut-être dont la captivité devient celle d’un peuple, à celui dont la personnalité étourdie met la Patrie sous les verroux. Quoi ! la France était là, dans un petit fort italien, sous l’arquebuse d’un brigand espagnol ! Dans l’hypothèse absurde d’un Dieu mortel en qui une nation incarnée pâtit, s’avilit, qu’il abdique, ce Dieu, ou qu’il meure. Malheur à la mémoire du prisonnier qui s’obstina à vivre, et qui montra la France sous le bâton de l’étranger !
Ce héros de théâtre, dégonflé, aplati, parut ce qu’il était, un gentilhomme poitevin de peu d’étoffe, dévot par désespoir (autant que libertin), rimant son malheur, ses amours, comme eût fait à sa place Saint-Gelais, Joachim Du Bellay, ou tout autre du temps.
D’abord, il se mit à jeûner et faire maigre. Sa tendre sœur, émue outre mesure, tremble qu’il ne se rende malade. Elle lui défend le maigre, et, pour le soutenir, lui envoie l’aliment spirituel, un saint Paul… Une recluse a dit à un saint homme : « Si le roi lit saint Paul, il sera délivré. »
Le livre vint peut-être un peu tard. Au souffle tiède d’un printemps italien, la poésie avait succédé à la dévotion. Le roi, à travers ses barreaux, avait regardé la campagne lombarde, le paysage si frais, si charmant en avril, et sublime, de Pavie aux Alpes, et il s’était mis à rimer une idylle virgilienne. Ces très beaux vers sont de lui ? Ils ne ressemblent guère à sa faible complainte sur la bataille de Pavie. On aura très probablement arrangé, orné, ennobli. L’idée première, fort poétique, peut être du captif, inspirée par ce regard mélancolique sur cette campagne de printemps. Contre la belle Italie qui lui fut si fatale, contre le Pô et le Tésin, gardiens de sa prison, il appelle à lui nos fleuves nationaux, leurs nymphes éplorées. Cette pièce est non seulement d’une grande facture, mais d’un sentiment profond de la France.
Nymphes, qui le pays gracieux habitez
Où court ma belle Loire, arrosant la contrée…
Rhône, Seine, Garonne, et vous, Marne et Charente,
… Fleuves qu’alentour environne
L’Océan et le Rhin, l’Alpe et les Pyrénées,
Où est votre seigneur que tant fort vous aimez ? etc.
(Captivité, 227.)
S’il eût eu d’autres yeux, si, au lieu de cette vague sensibilité poétique, il eût eu un cœur d’homme, ou du moins le tact de sa situation, il aurait vu par la fenêtre tout autre chose : l’Italie frémissante, épouvantée d’être, par sa défaite, livrée à l’armée des brigands. Car, qui avait vaincu ? L’empereur ? Non, mais ce monstre sans nom, trois bandes en une, et point de chef. Valets, tremblants flatteurs de leurs soldats, quel crime pouvaient empêcher ou défendre ces misérables généraux ? Venise supplia le pape de former une ligue armée. Le pape y entre en mars, et en sort en avril. Et pourtant il n’eût pas coûté, pour détruire ces brigands, moitié de l’argent qu’ils volèrent.
Ce que François Ier eût vu encore, s’il n’eût été myope, c’était l’impuissance et la pauvreté de l’empereur, la jalousie de l’Angleterre, la fermentation des Pays-Bas, les ressources faciles qu’avait la France en elle et dans ses alliés. Demain Soliman, Henri VIII, allaient armer. Mais le jour même, une amitié plus prompte, une épée plus rapide se déclara pour lui. Le petit duc de Gueldre ramassa six mille hommes et se jeta sur les Pays-Bas ; Marguerite d’Autriche, qui ne pouvait lever un sou, et se mourait de peur entre l’invasion et la révolution, agit fortement à Madrid et arracha de Charles-Quint l’autorisation d’une trêve.
Le roi voyait du moins de près les discordes et les disputes de ceux qui le gardaient, les demandes de solde, les cris, les fureurs des soldats. Les généraux se haïssaient à mort.
Bourbon, en haine de Pescaire, eût volontiers tourné le dos à Charles-Quint. Il s’offrait aux Anglais. Pour un secours d’argent, rien que la solde d’un mois, il levait une bande, fondait en France, emportait tout, faisait roi Henri VIII.
Pescaire, vrai vainqueur de Pavie, traitait avec son maître. Si l’empereur était ingrat, il avait une chance, s’il pouvait espérer au désespoir de l’Italie. Elle s’était donnée presque à César Borgia ; pourquoi pas à Pescaire ?
Quant à Lannoy, il s’était fait le confident de François Ier. Il avait sa sœur mariée en France, et, comme Flamand, il était au point de vue de Marguerite d’Autriche, craignant fort pour la Flandre, voyant les Pays-Bas en pleine révolution, et très impatient de réconcilier les deux rois.
La chose n’était pas facile. Le jeune empereur, qui en public avait affiché une modération toute chrétienne et défendu même les réjouissances, dans une lettre à Lannoy, écrite de sa main, montre à quel degré d’infatuation ce bonheur inouï avait mis son esprit : « Puisque vous m’avez pris le roi de France, dit-il, je vois que je ne me saurais où employer, si ce n’est contre les infidèles. »
S’il pouvait faire un peu d’argent, il comptait en avril entrer en France, non par Bourbon, mais lui-même et de sa personne. Aussi, laissant là Henri VIII et sa fille, il se tournait vers une riche dot, celle de Portugal ; l’Anglaise ne lui apportait qu’une quittance de ses dettes, et la Portugaise donnait du comptant.
Ses demandes à François Ier étaient exorbitantes, rédigées d’une manière insultante, odieuse, par le haineux Gattinara.
D’abord le pape Boniface VIII donna jadis toute la France à la maison d’Autriche. Mais l’empereur est si modéré, qu’il se contentera d’en prendre la moitié, sans parler de Milan et de Naples. Il veut : 1o les provinces du Nord, la Picardie, la Somme, avec la suzeraineté d’Artois et de Flandre ; 2o l’Est, la Bourgogne ; 3o le Midi, la Provence pour Bourbon, qui reprendra de plus ses fiefs du centre, Auvergne, Bourbonnais, etc. Est-ce tout ? Non. On fera droit aux prétentions d’Henri VIII, il est vrai, et réduites : la Normandie, la Gascogne et la Guyenne, — plus l’Anjou, province centrale, qui disjoindra la Bretagne et la France.
Ni le roi, ni sa mère, ne firent de réponse officielle. Le roi mit quelques notes, toutes conformes aux instructions que la régente donne à ses envoyés. Ni Somme, ni Bourgogne, ni Provence, — mais l’offre d’épouser la sœur de Charles-Quint, et de se faire soldat pour l’aider à prendre sa couronne impériale en Italie. Ce que la mère explique, offrant impudemment l’Italie et d’aider à prendre Venise. Cette femme éhontée ajoutait un appoint, sa fille, qu’elle jetait à l’empereur. (Captivité, 174, 194).
Une affaire préalable, c’était d’avoir vraiment le prisonnier, de le tirer des mains de l’armée, de le mettre dans celles de Charles-Quint, en le transportant en Espagne. François Ier avait l’espoir de se faire enlever dans le trajet. Mais Lannoy habilement fit prévaloir en lui une autre idée, un roman qui justement, comme tel, lui alla à merveille. Ce fut d’arranger tout par un mariage, de jouer à Bourbon le tour de lui prendre sa femme, Éléonore, cette sœur de Charles-Quint, qui lui était promise. Elle était veuve, point du tout agréable. Le roi dit et fit dire que, dès longtemps, il y avait pensé. Il en était amoureux sans la voir. S’il passait en Espagne, il était sûr de conquérir et cette sœur et toute la famille de Charles-Quint, de mettre tout le monde pour lui ; l’empereur, son futur beau-frère, avait la main forcée, et ne pourrait s’empêcher de traiter.
Cela était absurde. Et cela se réalisa à la lettre. François Ier paraît avoir compris qu’à sa folie répondrait parfaitement celle des Espagnols, qu’ils raffoleraient du roi soldat pris en bataille, qu’ils le compareraient à leur roi, jusque-là si peu pressé de voir l’ennemi.
Le gardien et le prisonnier conspirent ensemble. Le roi prête même ses galères au transport. On part pour Naples, on arrive en Espagne (23 juin 1525). Bourbon, Pescaire, sont furieux ; Bourbon reste tout seul à Gênes, n’ayant aucun secours, ni d’Espagne, ni d’Angleterre, pas même de vaisseau pour passer, voyant le temps se perdre, la saison s’écouler.
Lannoy et les Croy, tout en flattant les idées guerrières du jeune maître, lui avaient fait entendre qu’il devait faire seul la conquête. L’empereur ne pouvait entrer avec une petite bande, faire une pointe aventureuse, désespérée, comme aurait fait Bourbon. Il fallait une armée, et nouvelle, celle d’Italie étant si peu à lui. L’argent des Pays-Bas était fort nécessaire, et leur exemple pour avoir l’argent de l’Espagne. En mai, Marguerite d’Autriche convoque les États de Hollande et de Flandre, les priant de contribuer au moins pour leur sûreté, pour faire face aux brigands de Gueldre. Refus net, positif, violente accusation du système d’impôts suivi depuis cent ans. Le Luxembourg, le Hainaut et l’Artois, ruinés par la guerre, n’avaient rien et ne donnèrent rien. Le Brabant accorda, mais à une étrange et dangereuse condition. Pourvu que Bois-le-Duc y consentît. Or, il se trouvait justement que Bois-le-Duc était en pleine révolution luthérienne, forçant les cloîtres et rançonnant les moines. Anvers, Delft, Amsterdam, d’autres villes, remuaient de même. Aux lettres effrayées de Marguerite l’empereur ne voit d’autre remède « que d’attirer en trahison les magistrats de Bois-le-Duc, et d’en faire un exemple ». Au reste, si Rome lui concède l’argent qu’on lève sur les prêtres pour réprimer les luthériens, il prendra l’affaire pour son compte, se chargera d’être bourreau. (Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 16-26.)
Tel était l’aspect redoutable de cette année 1525. Une révolution immense semblait éclater en Europe. Une ? Non ; mais vingt, de causes différentes, de caractères plus différents encore.
En Allemagne, c’est la sauvage révolte des paysans de Souabe et du Rhin. Ils prennent la Réforme au sérieux, et veulent réformer le servage, établir sur la terre le royaume de Dieu.
Nos ouvriers de Meaux sont entrés ardemment dans la révolution religieuse. Un des leurs, intrépide apôtre, le cardeur de laine Leclerc, se fait brûler à Metz. Et il se trouvait au moment que des bandes de paysans d’Allemagne tombaient sur la Lorraine. Malheur à la noblesse si le serf d’Allemagne et le serf de France s’étaient entendus ! Le duc de Guise les prit au passage, et les tailla en pièces.
Les ouvriers en laine d’Angleterre se révoltent en même temps, mais sans lever encore le drapeau de la Réforme. Ils accusent seulement les impôts écrasants qui obligent le fabricant de les jeter sur le pavé.
La plus étrange révolution est celle qui couve en Italie, non des villes, non des campagnes, mais une révolution de princes, celle des souverains ruinés, désespérés, contre le brigandage des impériaux.
Même en Turquie, révolte. Et c’est ce qui retarde la diversion de Soliman en faveur de François Ier. Les Janissaires, ces misérables moines de la guerre, la plupart enfants grecs, sans patrie, sans foyer, déchirent par moments leurs drapeaux ; par moments arrachant à leurs maîtres des augmentations de solde que l’enchérissement subit de toutes choses doit rendre en effet nécessaires.
Charles-Quint, à lui seul, se trouvait avoir sous les pieds trois ou quatre révolutions : celle d’Espagne à peine éteinte, celle d’Allemagne en plein incendie (mais les princes, la noblesse, y couraient comme au feu), celle d’Italie, muette et sombre, très imminente. Mais la plus grave pour lui, la plus immédiate, celle qui le paralysa, et qui réellement aida d’abord à nous sauver, c’était celle des Pays-Bas. Révolution financière et religieuse, où ces peuples, sacrifiés depuis cent ans à la politique étrangère, recouvraient leur sens propre, s’éveillaient, réclamaient liberté d’industrie et de conscience.
Là fut notre salut. Ce mouvement des Pays-Bas se prononce au printemps, en mai. Celui d’Italie, plus tardif, avortera. L’assistance de Soliman est ajournée. Celle même d’Henri VIII n’est déclarée que tard, et dans l’automne.
Un des confidents de Charles-Quint lui écrivait après Pavie : « Dieu donne à chaque homme son août et sa récolte ; à lui de moissonner. » Il avait eu cet août en mars. Bourbon pouvait alors, avec une bande quelconque, et sans argent, subsistant de pillage, entrer en France, percer sans peine jusqu’à Lyon, jusqu’en Bourbonnais. Les Parlements l’eussent probablement accueilli.
Charles-Quint manqua ce moment et attendit… quoi ? Une dispense du pape pour épouser sa cousine de Portugal, qui devait, par une dot énorme de neuf cent mille ducats, rendre l’essor à l’aigle de l’Empire.
Ne pouvant faire la guerre à la France, il la faisait au prisonnier. Il ne faut pas croire là-dessus les historiens espagnols. Il suffit de voir les affreux logis où le roi fut claquemuré. À Madrid, c’était une chambre dans une tour des fortifications. Petite, horrible cage, avec une seule porte, une seule fenêtre à double grille de fer, scellée au mur des quatre côtés. La fenêtre étant haute du côté de la chambre, il fallait monter pour voir le paysage, l’aride bord du Mançanarez ; sous la fenêtre un abîme de cent pieds, au fond duquel deux bataillons faisaient la garde jour et nuit.
Cela était atroce, mais logique. Tenant la France dans cet homme qui régnait encore, qu’avait à faire son maître, sinon de le désespérer, de faire qu’il se trahît lui-même et ouvrît le royaume ? Le tempérament de l’homme était fort propre à donner cet espoir. Jeune, fort et sanguin, chasseur infatigable et toujours à cheval dans nos forêts de France, le voilà tout à coup assis et cul-de-jatte. Cinq pas en long, cinq pas en large. Cet homme insatiable de femmes, le voilà moine, et tenu presque un an en parfaite abstinence. Ajoutez le climat d’Espagne, ardent, sec, aigre, la poussière salée de Castille dans cette fenêtre, pour tout air respirable. Enfin la perte de toute illusion, l’évanouissement du roman dont Lannoy l’avait amusé, l’espoir étroit comme ces murs où il heurtait à chaque pas. Vivre là, mourir là ; être enterré d’avance, se sentir clos et déjà dans la pierre !
Cet état fut au comble lorsqu’il sut la réponse qu’un confident de l’empereur avait faite à sa mère, officieusement, doucereusement, réponse dure au fond, impitoyable, qui plaquait au visage le plus dur des refus. Le sens était qu’on n’avait que faire d’elle pour s’emparer de l’Italie, ni de François Ier pour épouser la sœur de Charles-Quint. Et pour l’offre qu’elle fait de sa fille, on ne daigne même en parler.
Le cercle est fermé, sans espoir. Le roi restera là, ou satisfera l’empereur, Henri VIII et Bourbon ; il partagera la France.
François ne trouva aucune force contre son malheur. Il tomba malade et appela sa mère pour la voir encore.
Elle ne pouvait quitter. Elle envoya sa fille.
Charles-Quint ne se souciait aucunement de cette visite. Il comprenait fort bien que, si les Espagnols s’intéressaient déjà au prisonnier, le dévouement de sa sœur, son adresse, allaient augmenter infiniment cet intérêt. Jusque-là, il tenait son homme, pouvait le resserrer dans l’ombre, exploiter son captif. Mais, si elle arrivait, la lumière se faisait, tout éclatait, les cœurs émus allaient se soulever, et l’Espagne elle-même arracher la clef du cachot.
D’autre part, l’homme était malade. S’il mourait, tout était perdu. On tira donc de son geôlier un sauf-conduit, mais vague, peu rassurant pour la personne qui le visiterait. Et encore on ne l’obtint que par une promesse que fit Montmorency, qu’à ce prix on pourrait recevoir comme ambassadeur le connétable de Bourbon. Charles-Quint l’avait craint comme conquérant de la France ; il le désirait, au contraire, comme perturbateur et brouilleur, chef de factions, étincelle d’anarchie et de guerre civile. Ce que Philippe II eut en Guise, son père l’eût voulu en Bourbon.
Avec cette promesse qu’on ne tint pas, bien entendu, on hasarda d’envoyer Marguerite. Elle partait un peu à la légère, sans autre garantie qu’un mot obscur qui, rétracté, interprété, la faisait prisonnière. Elle allait, par un long voyage, aux mois ardents, fiévreux d’Espagne, chercher un jeune prince fort dur, à qui sa mère l’offrait à la légère, et qui n’avait daigné lui répondre. On la sacrifia (comme toujours). Et elle-même le voulait ainsi. Sa tendresse pour son frère, accrue par le malheur, éclate, dès Pavie, dans ses lettres et ses vers mystiques d’une passion exaltée. Passion, du reste, si naturelle en elle qu’elle n’est pas troublée, et garde une grande lucidité d’esprit.
Ces lettres vaudraient qu’on les citât. Elles sont fort touchantes. Elle mêle, associe la nature à son entreprise ; le paysage y apparaît à travers ce prisme de cœur : « Madame me conduit quelques jours sur le Rhône. Que ne peut-elle laisser aller son corps ! La mer l’aurait bientôt portée là où je vais ! »
Et plus loin, en Espagne, traversant les grandes plaines poudreuses et brûlées de la Castille, elle écrit à son frère : « Croyez que, pour vous faire service, en quoi que ce puisse être, rien ne me sera étrange, tout me sera repos, honneur, consolation… jusqu’à y mettre au vent la cendre de mes os. » (Septembre 1525.)
Tout porte à croire qu’elle y mit davantage, qu’elle y fut l’instrument docile, aveuglément passionné, de la politique de Duprat et de la régente ; en d’autres termes, que, ne voyant qu’un but, sauver son frère mourant, elle porta pour rançon au geôlier le secret qu’avait confié à l’honneur de la France le désespoir de l’Italie.
La mère, la sœur, craignaient infiniment pour le cher prisonnier. Le 18 septembre, quand Marguerite arriva, on désespérait de lui. On tremblait que Charles-Quint ne le laissât dans son cachot, violemment irrité qu’il allait être de l’abandon d’Henri VIII et de sa ligue avec la France.
Donc il fallait, à tout prix, l’apaiser.
L’Italie, même impériale, avait appelé la France ; non seulement le pape et Venise, mais Francesco Sforza, la créature de Charles-Quint, avaient crié à l’aide, sous les outrages et les supplices. On commençait à croire qu’il voulait dépouiller Sforza. Il lui montrait l’investiture, ne la lui donnait pas, la mettant au prix monstrueux de 1,200,000 ducats. Plusieurs croyaient qu’il donnerait Milan au connétable de Bourbon.
Les Allemands étaient partis. Les Espagnols restaient. Les Italiens, pour s’en débarrasser, avaient mis leur espoir dans l’homme même de Pavie.
Pescaire avait vaincu, et Lannoy avait profité. Aux termes de la parabole qui paye le fainéant pour le laborieux, l’empereur récompensait le Flamand pour la victoire de l’Italien.
Pescaire, le lendemain de la bataille, avait pris pour lui un comté. L’empereur le lui ôte, disant que, depuis deux ans, il l’a promis aux Colonna : mortelle injure. Pescaire cria si haut que les Italiens prirent confiance en lui, lui dirent tout, tramèrent avec lui pour massacrer les Espagnols.
Alonso d’Avalos, marquis de Pescaire, était, comme César Borgia, un Italien d’origine espagnole. Entre tous ces damnés qui se dirent les disciples de Borgia, lui seul eut du génie. Né près de Naples, doué des fées, heureux dès le berceau, il eut, à quatre ans, la singulière faveur de fiancer la reine d’Italie, celle qui fut le centre des penseurs italiens, la poésie de Michel-Ange et son sublime amour, Victoria Colonna. Elle était d’une part Colonna, de ces fameux Romains, des héros de Pétrarque, d’autre part des Montefeltro, ducs d’Urbin, illustres généraux des siècles militaires de l’Italie. À cette dame il fallait un trône, et c’est peut-être ce qui alluma d’abord l’ambition de Pescaire. Ce simple gentilhomme eût voulu une souveraineté pour cette fille des souverains. Ils étaient du même âge, et tous deux poètes. Il l’épousa à dix-sept ans. Il eut d’abord des succès étonnants ; ses années marquent nos défaites. En 1521, il prend Milan malgré Lautrec. L’année suivante, il tue Bayard, bat Bonnivet à La Bicoque ; en 1525, Pavie !
À un tel homme, si hardi, si prudent, « exquis en paix, en guerre » (c’est le mot de François Ier), la fortune offrait tout. La misérable impuissance des rois, épuisés dès l’entrée des guerres, ouvrait les plus hautes espérances aux aventuriers héroïques. N’avait-on pas vu, au quinzième siècle, le grand Huniade faire souche de rois, et les Sforza de ducs ? L’intrigant César Borgia avait failli faire un royaume. Pourquoi un Seckingen, un Bourbon, un Pescaire, n’auraient-ils pas ceint la couronne ?
Les Italiens offraient à Pescaire celle de Naples ; le pape lui en aurait donné l’investiture. L’âme de l’entreprise était Morone, le chancelier de Francesco Sforza. L’affaire était conclue avec la France, qui renonçait au Milanais, promettait une armée (24 juin 1525).
Le désespoir du roi dans sa prison d’Espagne, son appel à sa mère, à sa sœur, sa maladie en août et les craintes de sa famille dérangèrent tout. Les Italiens, qui ne voyaient rien faire pour eux et soupçonnaient qu’on allait les trahir, commencèrent à se troubler. L’empereur avait déjà conclu avec la France une trêve de juillet en janvier. Pescaire joua un double jeu. Il dit à ses complices que, pour endormir l’empereur, il fallait lui mander quelques mots de la chose, et lui faire croire qu’on la ferait avorter. Ayant ainsi obtenu des Italiens la permission de les trahir, il le fit en effet, et plus qu’il n’était convenu.
Plusieurs assurent que ce fut la pieuse, la vertueuse Victoria Colonna, qui lui fit livrer ses amis : il était très perplexe ; elle le décida par la considération du serment qu’il avait prêté à l’empereur, dont il était l’homme de confiance, par l’obéissance qu’on devait à l’autorité légitime, par le loyalisme espagnol, qui jamais ne trahit son maître ; enfin par la vertu chrétienne, le pardon des injures, le sacrifice de sa jalousie et de sa haine contre les Colonna, auxquels l’avait sacrifié l’empereur.
Cela le toucha fort, et il réfléchit sans doute aussi qu’après tout l’empereur pouvait d’un mot le faire très grand en Italie, tandis que la Ligue ne lui donnait qu’une promesse, une douteuse éventualité, rien que la guerre. Il allait servir les Français, qu’il venait de battre, contre les Espagnols qui l’aimaient, l’admiraient comme un des leurs, et qui avaient fait sa victoire.
Et il poussa si loin cette vertu sublime de servir un maître ingrat, qu’il se fît espion pour lui, agent provocateur, compromettant habilement ses amis et les enfonçant dans le piège. En attendant, il gagnait du temps, disant que sa conscience n’était pas rassurée encore, et faisant consulter (sans doute par sa femme) les plus profonds casuistes de Rome.
Mais revenons à Marguerite, qui arrive à Madrid, et trouve son frère malade à la mort dans ce misérable galetas. Sa vue seule, son embrassement, son étreinte, l’eût ressuscité. La France tout entière et la patrie entra avec elle dans cette chambre, le charme de la famille, de l’enfance et des souvenirs. Elle ne craignit pas pour le roi une émotion religieuse ; elle fit dresser un autel, dire la messe, et communia avec lui de la même hostie.
Il était beaucoup moins malade qu’on ne croyait. Sa vigueur de jeunesse se réveilla par le bonheur. De corps, de cœur, il s’était vu lié, serré, et, dans cette constriction, il avait cru mourir. Une véhémente expansion, et morale, et physique, eut lieu dans tous les sens. Sa sœur, en quinze jours, fit ce miracle de le si bien remettre, « qu’il eût couru le cerf ». Elle donne plusieurs détails naïfs de cette résurrection, et plus naïfs que poétiques, comme une mère parle d’un enfant.
M. de Sismondi, avec un grand sens historique, avait jugé, sur les dépêches des envoyés du pape, que la régente trahissait ; qu’après avoir en juin promis secours aux Italiens, en août, voyant le roi désespéré, malade, elle avait brusquement changé de politique, demandé grâce à l’empereur en dénonçant ses alliés. Au milieu de septembre, on sut à Rome que Charles-Quint était instruit et des offres faites à Pescaire, et des négociations avec la France.
L’hypothèse est si vraisemblable, que celui qui ne veut pas l’admettre doit oublier l’histoire des monarchies, méconnaître spécialement ce moment de l’histoire où le gouvernement tout personnel ne fut que la famille, le sang, la chair et l’amour éperdu d’une mère capable de tout, mère jusqu’au crime, asservie à l’instinct de la femelle pour sa progéniture.
Une seule raison militait contre cette hypothèse : c’est que Marguerite ait été le dénonciateur. La passion l’expliquerait cependant ; elle voyait son frère à la mort ; pour le sauver, elle eût livré un monde.
Au reste, la dénonciation avait précédé son voyage. Elle n’arrive à Madrid que le 18 septembre. Le 19, on savait à Rome que l’empereur était instruit. Donc, il le fut au moins quinze jours avant qu’elle arrivât.
Marguerite le trouva à Madrid, qui sans doute pensait tirer d’elle de plus amples révélations. Comme il tenait le frère, comme il pouvait d’un mot adoucir sa situation et lui donner la vie peut-être, il ne lui était que trop aisé de faire parler sa sœur. La chose, en général, était connue. Mais les circonstances précises qui permirent d’agir à coup sûr ne le furent qu’à ce moment, du 18 au 20 septembre. Pescaire avait flotté jusque-là. Mettez une vingtaine de jours pour le message de Madrid à Barcelone, à Gênes et à Milan, vous arrivez au 10 octobre, au jour où Pescaire vit sa situation, se sentit dans la main de l’empereur, où le preneur, se trouvant pris, trama la trahison qu’il accomplit le 14, jour où il livra ses amis.
Ce qui fut conjecture pour Sismondi est à peu près certain, maintenant qu’on a publié les actes et les lettres. (Marguerite, 1841 ; Charles-Quint, éd. Lanz, 1844 ; Négoc. Autrich., 1845 ; Captivité, 1847.)
La chose, bien entendu, n’y est nulle part. Mais plusieurs mots restent inintelligibles, inexplicables, si l’on n’admet que Marguerite s’était acquis un titre à la reconnaissance des impériaux, et fut étonnée, indignée, de leur ingratitude.
Ce titre n’était pas une offre nouvelle qu’elle eût faite aux dépens de la France. Qu’offrait-elle ? Que le roi cédât la Bourgogne, en la gardant comme dot de la sœur de l’empereur. Elle offrait Naples, elle offrait la Catalogne, l’Aragon et Valence ! je ne sais quels droits de nos rois sur ces provinces espagnoles !
Certes, de pareilles offres n’expliqueraient nullement l’étonnement qu’elle montre et son désappointement en voyant la dureté immuable des impériaux.
Elle reproche à Lannoy d’avoir manqué d’honneur. (Captivité, 354.) Que signifie ce mot ?
Il est visible qu’à Madrid, pour tirer d’elle des lumières, des renseignements sur les secrets alliés de la France, on l’avait leurrée d’espérances qui s’évanouirent, lorsqu’à Tolède elle se trouva devant le conseil d’Espagne et le violent Gattinara.
L’empereur, très probablement, ne voulut rien devoir, et dit : « Je savais tout. »
Du reste, pensant bien que, dans les épanchements de sa douleur auprès de sa sœur Léonore et de la famille impériale, elle pourrait en dire encore plus, il crut utile de l’amuser, de lui dire qu’elle serait contente, qu’il ferait les choses si bien, qu’elle serait surprise (3 et 8 octobre). Il écrivait aussi de bonnes paroles au roi.
Le 5 octobre, elle parut devant le conseil impérial avec les envoyés de France. Gattinara y perdit toute mesure. Sans égard à la situation de la princesse et des Français, le furieux Savoyard parla comme jamais n’eût osé l’empereur. Il cria, menaça. Marguerite s’en alla pleurer chez la reine de Portugal.
Il voulait d’abord avoir la Bourgogne, la tenir, avant tout examen de la question. De plus, il lui fallait la Picardie, la Somme. Il ne voulait point de mariage du roi ou de sa sœur, mais un futur mariage entre deux enfants. Enfin, il fallait que le roi aidât l’empereur ; en troupes ? non, en argent, c’est-à-dire qu’il fût tributaire, et payât l’armée ennemie.
Tel fut le fruit de la faiblesse, de la déloyauté. Voyant l’affaire italienne éventée, Pescaire anéanti, enfin la France elle-même qui se livrait et brisait son épée, Gattinara nous mit le genou sur la gorge, et traita sans ménagement la femme faible et passionnée qui avait cru sauver ce qu’elle aimait.
Dans les lettres de Marguerite à son frère convalescent, on sent qu’elle craint extrêmement de lui faire mal et qu’elle parvient à se contenir. Et cependant son cœur déborde d’amertume et de douleur.
Elle n’ose plus parler, sentant qu’elle n’a que trop parlé, et qu’on profitera âprement des moindres paroles. (Captivité, 357.)
Lannoy, assez embarrassé, lui conseille doucement d’aller voir l’empereur. Elle répond qu’elle n’ira pas sans y être invitée ; que, si l’empereur veut lui parler, on la trouvera dans tel couvent. Elle y attend depuis une heure après midi. À cinq heures, elle attend encore. On la laisse se morfondre là. L’empereur va et vient, à la chasse, en pèlerinage, et que sais-je ? Partout. Elle, fort délaissée, elle tue les journées à errer de couvent en couvent.
Que se passait-il cependant en Italie ? Le 14 octobre, Pescaire accomplit son forfait.
Il l’accomplit, de concert avec son ennemi contre ses amis, avec Antonio de Leyve, le bourreau espagnol, qu’il avait promis d’égorger, contre ceux qui voulaient lui mettre sur la tête la couronne d’Italie.
Il crevait de douleur, d’ambition rentrée, peut-être de remords ; il était alité à Novare. Cela l’aida au crime. Il tira parti de sa maladie pour attirer ses amis au piège. Il pria le chef du complot, le chancelier de Milan, de venir voir ce pauvre malade. Et celui-ci, qui le connaissait bien, y vint pourtant.
Il vint. Et le malade le fit parler, parler bien haut et longuement, tout expliquer. Antonio entendait tout, caché derrière une tapisserie. L’épanchement fini, on saisit l’homme. Et Pescaire, se levant, passa dans une salle pour interroger comme juge son complice, qu’il avait perdu.
Il avait reçu d’Espagne l’ordre de pousser Sforza, de le dépouiller peu à peu, de le désespérer afin qu’il éclatât, et donnât occasion à l’empereur de le déclarer déchu de son fief.
Pescaire, qui tenait déjà Lodi et Pavie, demanda à Sforza de lui ouvrir Crémone ; il n’osa refuser. Alors il occupa Milan, tenant le duc dans le château, lui demandant seulement de se laisser entourer de tranchées. Il le priait aussi de lui livrer son secrétaire intime. Sforza résista alors, et, ne prenant conseil que de son désespoir, fit tirer sur les Espagnols.
Cette perfidie du fort contre le faible tourna mal au premier. Les Vénitiens, qui, dans leur peur, allaient se racheter avec une grosse somme, réfléchirent qu’après tout, puisque l’empereur prenait le Milanais, il en viendrait à eux, et que leur propre argent allait servir à payer l’invasion. Ils le remirent en poche. Au lieu d’argent, ils donnèrent un conseil à l’empereur, celui de ne pas prendre Milan, ce qui allait mettre le monde contre lui. L’empereur, sans argent, fut bien obligé de les croire.
Pescaire se mourait cependant (30 novembre). Né pour la gloire, pour l’immortalité, il avait su s’attacher au poteau de l’infamie éternelle.
Sa femme, à qui sans doute il avait caché l’extrémité où il était, fut avertie trop tard. Elle accourut du fond du royaume de Naples. À Viterbe, elle apprit sa mort. Elle resta inconsolable, et le pleura toute sa vie. Combien dut-elle aussi pleurer sur elle-même, si, par scrupule de religion et de chevalerie, elle lui donna le fatal conseil qui fit de lui un traître, et tua son âme et sa mémoire !