Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 12

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 204-214).

CHAPITRE XII

La bataille de Pavie. (1525.)

Cette retraite faisait au roi une situation admirable. De roi haï, impopulaire, il se retrouvait l’épée de la France, le défenseur du sol, le protecteur des pays ravagés par l’invasion barbare de cette affreuse armée de mendiants. Toute la noblesse de France était venue comme à un rendez-vous d’honneur, pour témoigner sa loyauté ; elle était enivrée, fière, de se voir si grande, et (chose rare) complète. Une formidable infanterie suisse avait rejoint le roi. Jamais si belle armée, ni si ardente. Il y eût eu sottise à laisser perdre un si grand mouvement, comme voulaient les vieux généraux ; et sottise ruineuse ; comment nourrir tout cela, sinon en Lombardie ! Les Anglais ne menaçaient pas. Le roi alla donc en avant, sans attendre sa mère, qui venait pour le retenir.

Il passa sur trois points ; en dix jours, cette armée énorme se trouva de l’autre côté. Là, toute la difficulté fut de découvrir les impériaux ; ils s’étaient dispersés, cachés dans les places fortes. Le roi arriva à Milan. Les Milanais, qui n’étaient pas d’accord entre eux, avaient appelé à la fois le roi et les impériaux. Le roi ne les traita pas moins bien. Il arrêta toute l’armée aux portes, et d’abord ne laissa pas entrer un seul soldat, sauvant ainsi la ville. Ce ne fut que le lendemain que, refroidies, calmées, sous la ferme conduite du vieux et respecté La Trémouille, les troupes entrèrent en grand ordre.

L’effet moral de la prise de Milan était très grand. Venise, le pape et les petits États devaient dès lors compter avec le roi. Restait à trouver les débris de l’armée impériale, à les forcer de place en place. La bande la plus forte, sous Antonio de Leyve, était enfermée dans Pavie. Le roi alla l’y assiéger (28 octobre 1524).

Cette conduite était-elle absurde ? Nullement. Les Italiens, qui avaient tant souffert de la mobilité des Français, de leurs capricieuses expéditions, les virent pour la première fois persévérants et persistants, enracinés dans l’Italie et décidés à ne pas lâcher prise. Grand motif de se joindre à eux.

Que voulait le roi ? 1o se faire nourrir, solder par les petits États ; 2o diviser les impériaux, en leur donnant des craintes pour Naples, d’où leur venait le peu que donnait l’empereur. La partie paraissait gagnée par celui qui saurait faire contribuer l’Italie. Une bande de dix mille hommes qu’il envoya vers le Midi lui rallia les volontés douteuses. Les villes de Toscane commencèrent à payer. Ferrare paya, et, de plus, fournit des munitions. Pour les impériaux épuisés, leur dispersion paraissait infaillible. Pavie même était pleine de trouble et de murmures. Cinq mille Allemands qui y étaient, avec cinq cents Espagnols qui ne les contenaient nullement, furent plusieurs fois au point de se livrer au roi avec la ville.

Il resta là quatre mois, amusé par les ingénieurs, qui tantôt canonnaient, tantôt piochaient pour détourner le fleuve, voulant prendre la ville par le côté où les eaux la gardent. Rien ne réussissait. Ce roi, vif et impatient de sa nature, cette fois paraissait peu pressé. Cette si longue campagne d’hiver, « où son armée logeait à l’auberge de l’étoile », c’est-à-dire sous le ciel, il s’y résigna merveilleusement. Pourquoi ? Il s’amusait (Guichardin nous l’a dit), donnant tout au plaisir, rien aux affaires. Un hiver d’Italie, passé ainsi, lui semblait assez doux.

L’intérêt était grand pour les hommes de François Ier de faire que leur maître fût bien. Ils gagnaient gros à cette guerre oisive, comptant au roi une infinité de soldats qui n’existaient qu’en chiffres, des Suisses, des Allemands de papier, qui n’en mangeaient pas moins, n’étaient pas moins payés. Ses généraux étaient gens très avides ; tous suivaient leur exemple. Le roi, qui s’amusait, dormait, faisait l’amour, sur la foi de ces chers amis, était rongé et dévoré sans s’en apercevoir, en danger même ; il y parut bientôt.

Il logeait agréablement dans une bonne abbaye lombarde. Luther, dans son voyage à Rome, fut effrayé, scandalisé du luxe de ces abbayes, de la chère délicate, de l’éternelle mangerie, des vins, pour ne parler du reste. Il s’enfuit indigné. Le roi ne s’enfuit point. Au contraire, il s’établit là quatre mois en grande patience, tantôt à l’abbaye, tantôt à Mirabella, ancienne villa des ducs de Milan, au milieu d’un grand parc.

La Lombardie n’était plus ce qu’elle avait été. Elle avait cruellement souffert, infiniment perdu. Mais, comme il arrive dans ces grands naufrages, les lieux élus où l’on concentre les débris semblent d’autant plus riches. Je croirais donc sans peine que l’abbaye et la villa, arrangées pour le roi de France, rappelaient, soit les Granges de Sforza, soit la Pouzzole du roi de Naples, et autres lieux de volupté que les descriptions nous font connaître. Ces villas étaient ravissantes par le mélange d’art et de nature, de ménage champêtre, qu’aiment les Italiens. Nos châteaux encore militaires, dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la campagne et le travail des champs, la terre des serfs. Noblement ennuyeux, ils offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien supérieures par l’art, et vrais musées, n’en admettaient pas moins familièrement les jardinages, s’étendant librement tout autour en parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII, qui les virent les premiers, en ont fait des tableaux émus.

Gardées au vestibule par un peuple muet d’albâtre ou de porphyre, entourées de portiques « à mignons fenestrages », ces charmantes demeures recelaient au dedans non seulement un luxe éblouissant d’étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs, mais d’exquises recherches de jouissances d’agrément et d’utilité, où tout était prévu : caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits profonds de duvet, et jusqu’à des tapis de Flandre, où, garanti du marbre, pût, au lever, se poser un petit pied nu.

Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus variées. Tout près, l’idylle du ménage des champs. Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf, avec la vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en liberté, la fenaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre ou des Alpes aux neiges éternelles.

L’hiver n’ôte rien à ces paysages. L’abandon même et les ruines y ajoutent un charme nouveau. Dans les jardins où cesse la culture, dans les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses semblent se plaire à l’absence de l’homme. Elles sont maîtresses du logis, s’emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et caressent les statues veuves. Tout cela très sauvage et très doux, d’un soave austero dont on se défie peu, mais trop puissant sur l’âme, l’endormant, la berçant d’amour et de vains rêves.

Dans les vers qu’il écrit plus tard dans sa captivité, François Ier se montre très sensible à ce paysage italien. Il s’y oublia fort. Mais on peut soupçonner, sans calomnier sa mémoire, que le charme des lieux n’y fut pas tout. Quatre mois sans amours ? Cela serait une grande singularité dans une telle vie. On a cherché à tort quelles grandes dames purent faire oublier les Françaises. Mais tout est dame en Italie. Celles qu’a tant copiées le Corrège, de formes parfois un peu pauvres, mal nourries et trop sveltes, n’en sont que plus charmantes. Leur grâce est tout esprit.

C’était le moment d’une grande révélation pour l’Italie. Aux pures madones florentines que déjà Raphaël anime, l’étincelle pourtant manque encore. Mais voici une race nouvelle, arrivée de souffrance, qui grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant, le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas pleurer. Qui saisira ce trait ? Celui qui l’eut lui-même et qui en meurt : le paysan lombard du village de Correggio, l’artiste famélique qui ne peut nourrir sa famille : il saisit ce qu’il voit, cette Italie nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C’est la petite sainte Catherine du Mariage mystique (Voy. au Louvre), pauvre petite personne qui ne vivra pas, ou restera petite. Plus que maladive est celle-ci ; elle n’est pas bien saine, on le voit aux attaches irrégulières des bras, qu’il a strictement copiées. Et, avec tout cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du cœur qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d’un contagieux frémissement.

Telle était l’Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n’eut qu’à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre la souffrance et la grâce (Prudhon l’a eu seul après lui). Heureusement pour l’Italien, si la race changeait, le ciel était le même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s’envolait dans la lumière.

François Ier ne vit pas le Corrège, peintre de campagne, et qui meurt bientôt peu connu (1529). Mais il vit et goûta l’Italie du Corrège. Et je ne fais pas doute que ce soit le secret de sa longue inaction.

Ne serait-ce pas aussi à cette époque que le Titien a fait de lui le solennel portrait que nous avons au Louvre ? Titien ne vint jamais en France. François Ier alla deux fois en Italie, à vingt-cinq ans et à trente et un ans. C’est évidemment au second voyage que se rapporte le portrait, avant ou après la bataille. S’il accuse plus de trente-six ans, si des plis (je ne dis des rides) se forment déjà au coin des yeux, accusez-en, si vous voulez, les soucis de la royauté, les travaux et les veilles de ce prince si laborieux.

Je ne m’étonne pas s’il resta là si longtemps sans s’en apercevoir. Tout y venait heurter, et il ne le sentait pas. Il était trop avant au fond de ce rêve. Ses Italiens partaient, dès janvier ; Corses la plupart, ils étaient rappelés par les Génois leurs maîtres. L’armée fondait, sans qu’il le vît. Les hommes mouraient de froid et de faim. Une poule coûtait dix francs d’aujourd’hui. Les seigneurs, sans feu ni abri, venaient à ses cuisines. Il apprit coup sur coup que quatre corps avaient été surpris et enlevés, et cela ne l’éveilla pas. Quelques milliers de Suisses allaient venir, et il les attendait, sans même rappeler ses dix mille hommes envoyés au midi.

Ses ennemis faisaient un grand contraste.

Pescaire montra une vigueur extraordinaire. Il contint tout à la fois généraux et soldats. D’une part, il releva Lannoy, qui mollissait, voulait traiter ou partir et secourir Naples. D’autre part, il paya le soldat de paroles. Il enjôlait les Espagnols surtout, disant qu’ils étaient bien heureux d’une telle occasion, qui allait les enrichir à jamais, le roi étant là en personne avec tant de grands seigneurs. Quels prisonniers à faire ! et quelles riches rançons !

Aux Allemands, il dit qu’il s’agissait de sauver leurs frères allemands enfermés à Pavie. Le fils du vieux Frondsberg, leur général, y était ; il fit parler le bon vieux père. Pour les gens d’armes, qu’il trouva insensibles, il fallut financer ; Pescaire donna et fit donner par les chefs ce qu’ils avaient d’argent.

L’embarras n’était pas moindre dans la ville. Antonio de Leyve, peu sûr de ses Allemands, qui criaient : Geld ! Geld ! et voulaient le livrer, n’y trouva de remède qu’en tuant leur chef par le poison et leur persuadant que l’argent était là dehors tout prêt pour les payer ; il en fit venir quelque peu et leur donna patience.

Bourbon arrivait d’Allemagne. Sa rage et sa fureur pour sa fuite de Provence lui avaient fait des ailes. Plus dur au brigandage que les vieux brigands italiens, il sut faire de l’argent. Une razzia sur Florence l’avait alimenté l’autre année. Celle-ci, ce fut le tour de la Savoie. Faute d’argent, il prit les bijoux ; il porta l’écrin de la duchesse aux usuriers d’Allemagne. Avec quoi, il trouva sans peine la quantité de chair humaine qui était nécessaire. L’archiduc donna quelque chose ; et, par une diabolique hypocrisie, Bourbon trouva moyen de tirer aussi des villes impériales. Il exploita l’affaire du jour, la querelle religieuse, dit que le pape était l’allié de François Ier (mensonge, Clément trompait les deux), et il ne manqua pas de lansquenets qui se crurent luthériens pour aller boire en Italie.

Pescaire cependant, avec ses agents italiens, travaillait habilement l’armée du roi, attirait des transfuges, décidait des défections. La plus terrible eut lieu cinq jours juste avant la bataille. Les Grisons, effrayés d’un coup frappé près d’eux, ou peut-être gagnés, rappelèrent cinq mille des leurs qui étaient devant Pavie. Événement tout semblable au rappel des Allemands la veille de la bataille de Ravenne. Mais, cette fois, il n’y eut pas là un Bayard pour les retenir.

Enfin, un peu alarmé, le roi unit son camp, jusque-là divisé, et se fortifia. Il se croyait couvert par les faibles murailles du grand parc de Mirabella. La nuit du 8 février, Pescaire y envoie des maçons qui, en une heure, en abattent trente brasses. En avant, son neveu Du Guast et six mille fantassins, mêlés des trois nations, marchaient droit sur Mirabella. Après venait Pescaire, qui s’était réservé la masse des Espagnols pour le principal coup. Il avait donné l’arrière-garde aux Allemands, conduits par Lannoy et Bourbon.

Ceux qui marchaient en avant, passant sous les boulets français, doublèrent le pas. Le roi crut les voir fuir, il s’élança avec la gendarmerie, et se mit devant ses canons ; ils ne purent plus tirer sans tirer sur lui-même.

Pescaire le vit passer, et d’un millier d’arquebuses espagnoles bien tirées, presque à bout portant, il lui mit sur le dos grand nombre de ses meilleurs gens d’armes.

Le roi, dans son aveugle élan, tomba du premier coup sur un brillant cavalier, et le tua, dit-on, de sa main. Coup superbe pour un héros de roman ; c’était le dernier descendant du fameux Scanderbeg.

Pendant cette belle prouesse, la bande noire de nos lansquenets eut quelques moments d’avantage. Ils furent peu imités des Suisses, qui, ce jour, se montrèrent tout différents de leurs aïeux.

Le roi, avec ses grands seigneurs, soutint quelque temps la bataille avec une vaillance qu’admirèrent les ennemis. Il y eut là un grand massacre des premiers hommes de France : La Trémouille, La Palice, Suffolk, prétendant d’Angleterre, furent tués, et Bonnivet se fit tuer, courant à l’ennemi la visière haute et le visage découvert.

Le roi, deux fois blessé, au visage, à la cuisse, et la face pleine de sang, sur un cheval percé de coups, voulait gagner un pont. Le cheval s’abattit, il tomba dessous, et deux Espagnols arrivaient dessus pour le prendre ou le tuer. Mais à l’instant il y eut là à point un groupe de Français, dont l’un mit l’épée à la main pour le garder des Espagnols. C’était justement Pompéran, ce douteux personnage qui avait mené Bourbon hors de France, s’était ensuite rallié au roi (Captivité, 58) pour rejoindre ensuite Bourbon. Un autre était son secrétaire même et très intime agent, La Mothe-Hennuyer. Ils lui dirent de se rendre au connétable, ce qu’il refusa. On appela Lannoy, qui accourut, et qui, lui donnant son épée, reçut celle du roi à genoux.