Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 11

Ernest Flammarion (Tome huitième — Réformep. 183-203).

CHAPITRE XI

La défection du connétable. — Invasion. (1523-1524.)

C’est Charles-Quint lui-même qui fit ce récit à Thomas Boleyn. Celui-ci trouvait étonnant que le roi ayant lâché une telle parole, il eût laissé partir le duc. L’empereur ajouta : « Il n’aurait pu l’en empêcher ; tous les grands personnages sont pour lui. »

Bourbon prit pour quitter Paris un prétexte fort populaire, celui de donner la chasse aux bandits du Nord, qui empêchaient les denrées d’arriver. Mais, dans le centre du royaume, en Auvergne, en Poitou, en Bourbonnais, il n’y avait pas moins de brigands, et plus organisés. C’était une armée véritable ; leur chef, le roi Guillot, avait des trésoriers, percevait des impôts. Ce roi était un gentilhomme du Bourbonnais, nommé Montelon (Montholon ?). Il est fort difficile de distinguer si ce chef, sorti des pays de Bourbon, était bien un brigand, ou un de ses partisans qui fit feu avant l’ordre. Quoi qu’il en soit, Bourbon eût aliéné tous les siens (les grands et les parlementaires) s’il n’eût comprimé cette Jacquerie.

À Paris même où le roi était en personne avec la cour, il y avait tumulte, des rixes et des batteries, des gens tués. Le roi fit dresser des potences aux portes de l’hôtel royal, et elles furent enlevées la nuit par des gens armés. Il semble qu’il s’en soit pris au Parlement, qui avait en effet la meilleure partie de la police. Il y tint un lit de justice, parla fort durement, et, rappelant des temps peu honorables au Parlement, dit que, lui vivant, on ne reverrait pas les temps de Charles VII. (30 juin 1523.)

Le roi Guillot étant pris et amené, son procès marqua mieux encore la discorde et l’irritation. Le Parlement ne voulut y voir qu’un bandit et un gentilhomme. La cour aggrava son supplice, comme celui d’un rebelle, coupable de haute trahison. La sentence disait qu’il serait décapité, puis écartelé. Le bourreau, non sans ordre, fit la chose à rebours, l’écartela vivant. (29 juillet.)

Le Parlement mit le bourreau en prison. Le 1er août, où il devait juger le grand procès de la succession de Bourbon, il refusa, se dit incompétent, et renvoya la chose au Conseil, c’est-à-dire au roi ; faisant entendre que, dans ce temps de violence, il n’y avait plus de justice.

Depuis le mois de mai, Bourbon s’était retiré et négociait avec l’Espagne et l’Angleterre. Nous devons aux dépêches anglaises (très bien extraites par Turner) de pouvoir dater avec précision tous les actes de cette négociation souterraine. Trop en vue à Moulins, au milieu de sa cour, il allait souvent en Savoie et en Bresse ; et c’est de là qu’il écrivait, là qu’il recevait les agents étrangers qui n’eussent pu pénétrer en France. La Savoie nous était ennemie, malgré la parenté, le roi l’empêchant de créer des évêchés qui l’auraient affranchie du siège de Lyon. C’est d’Annecy en Savoie que, le 12 mai, Bourbon envoie à Wolsey. C’est à Bourg, sur terre savoyarde, qu’il reçoit, le 31 juillet, Beaurain (de Croy), fils de la dame de Rœulx, agent de l’empereur.

Les difficultés étaient celles-ci. L’empereur et l’Angleterre avaient deux intérêts contraires. Et le parti français qui soutenait Bourbon en avait un troisième. Comment les concilier ?

L’empereur, avec sa sœur, eût donné deux cent mille écus d’or, mais après que Bourbon aurait agi. Sa défiance ajournait, retenait justement ce qui donnait moyen d’agir.

L’Anglais, non moins déraisonnable, eût payé sur-le-champ, mais à condition qu’il le reconnût roi de France, à condition qu’il se brouillât et avec l’empereur et avec la France même.

Il est évident que les Anglais se croyaient encore en 1400, qu’ils ignoraient la haine qu’ils inspiraient depuis les guerres de Charles VI, et la force nouvelle du sentiment français, la vive personnalité de la France, son horreur du joug étranger.

Bourbon, pour n’avoir pas de maître, s’en fût volontiers donné deux. Il semble qu’il ait cru faire deux dupes qui feraient la dépense, pour qu’il eût le profit. Le roi détrôné ou tué, le Parlement eût déclaré sans doute que la France voulait un roi français.

Le traité, rédigé à Bourg entre Beaurain et Bourbon (Négoc. Autr., II, 589), est bien des gens qui veulent se tromper les uns les autres.

L’empereur donne sa sœur, et la retient, ajoutant prudemment : « Si elle y veut entendre », ce qui le laisse maître de faire ce qu’il voudra. Cette sœur, veuve du roi de Portugal, du maître des Indes, avait, outre sa dot, six cent mille écus de joyaux.

La France serait-elle démembrée ? Oui, eût dit Charles-Quint. Non, eût dit Henri VIII, qui voulait le tout.

L’Espagnol semble accepter Bourbon pour allié. L’Anglais le veut vassal, exige son serment. Là-dessus, Bourbon s’en remet « à ce que décidera l’empereur ».

Les deux rois entreront par le midi et l’ouest, Bourbon par l’est avec des Allemands. Où ira-t-il ? « Au lieu le plus propice pour mieux besogner. » Mais l’Anglais exige qu’en cas de bataille il lui amène ses troupes et celles de l’empereur.

Bourbon, avec l’argent des rois, lèvera dix mille Allemands pour guerroyer avec eux et autres gens de guerre.

Ces autres, ce sont ses vassaux, c’est le ban et l’arrière-ban qu’il pouvait lever dans ses fiefs (jusqu’à quarante mille hommes).

Ces autres, ce sont les mécontents innombrables, qui ne manqueront pas de se joindre à lui pour renverser François Ier. Enfin, c’est la France elle-même, lasse décidément des Valois, qui passera aux Bourbons, menée à eux par ses Parlements.

Mais pour cela il fallait rester libre, surtout ne pas se faire Anglais. Bourbon voulait éluder le serment qu’exigeait Henri VIII. Il refusa la Toison d’or, que Charles-Quint voulait lui imposer, et qui impliquait le serment à l’Espagne.

Les Anglais n’en démordirent pas, et tirèrent de lui une promesse verbale. On s’arrangea. Les rois brûlaient d’agir. Le moment semblait admirable. Les envoyés anglais écrivaient à Wolsey : « Il n’y a jamais eu de roi si haï que celui-ci. Il est dans la dernière pauvreté et la plus grande alarme. Il ne peut emprunter. Et il a tant tiré d’argent que, s’il en lève encore, il met tout contre lui. »

On promit à Bourbon qu’avant le 1er septembre on agirait de tous les côtés à la fois.

Marguerite d’Autriche ne pouvait le croire. Elle pensait que le temps manquerait, que Bourbon éclaterait trop tôt et se perdrait. Ce fut tout le contraire. D’Espagne et d’Angleterre la passion fut telle, que tout fut prêt avant l’heure dite.

L’argent anglais était déjà à Bâle, ou plutôt le crédit anglais. La banque seule dut encore accomplir ce singulier miracle d’envelopper la France d’armées improvisées.

Les lansquenets, levés par cet argent, passent le Rhin le 26 août, traversent la Franche-Comté, touchent la Lorraine (1er septembre), vont entrer en Champagne.

Du 23 au 30 août, les Anglais débarquent à Calais, et le 4 septembre s’entendent avec les Flamands pour leur invasion commune.

Le 6 septembre, les Espagnols entrent en France.

Ponctualité admirable, excessive. Bourbon écrivait, le 20 août, qu’on n’allât pas trop vite, qu’il n’éclaterait que dans dix jours au plus. Les Anglais, à Calais, restent donc inactifs. Les Allemands, déjà loin vers l’ouest, rétrogradent un moment vers l’est pour n’agir pas trop tôt.

La conduite de François Ier est étonnante. Dans un si grand danger, il regardait vers l’Italie. Il y appelait sa noblesse.

Il se fiait à trois choses peu sûres. D’une part, il préparait une flotte au duc d’Albany pour passer en Écosse, entraîner l’Écosse sur l’Angleterre, détrôner Henri VIII. Mais, la chose eût-elle réussi, elle eût eu lieu trop tard. Les Anglais détruisirent la flotte.

En même temps, il avait à Londres un très secret agent par lequel il tâchait de regagner Wolsey.

On dira qu’il ignorait l’immensité de son péril, l’attaque universelle. Mais il voyait du moins l’imminente descente anglaise.

Quoi qu’il en soit, sa folie même lui tourna bien. En appelant ce qu’il avait de forces vers les Alpes, il traversait le Bourbonnais. Dans ce passage continuel de la gendarmerie française, Bourbon ne pouvait éclater. Il lui fallait attendre que le roi eût passé les monts pour se lever derrière, lui couper le retour, le tenir, l’écraser, entre la révolte et l’ennemi.

Autre chose qui servit le roi. Il n’avait pas d’armée soldée. Il avait envoyé faire des levées en Suisse. Il fallait bien attendre. Donc, il allait à petites journées, et, sans le savoir, par cette lenteur, il désolait Bourbon, qui avait cru le voir partir en août. Cela obligeait celui-ci à jouer la plus triste comédie : il s’alita, contrefit le malade.

Le roi voulait à tout prix l’emmener, et, le voyant d’ailleurs tellement appuyé et fort, il penchait vers un accommodement. Il paraît qu’il lui eût laissé la jouissance viagère de ses fiefs, s’il eût épousé la sœur de Louise de Savoie et se fût ainsi remis dans leurs mains. Il avait annoncé au Parlement qu’il laissait sa mère régente, et que le connétable serait lieutenant du royaume ; titre d’honneur et nominal, puisqu’il l’emmenait en Italie.

Le roi n’était encore qu’en Nivernais, quand il reçut de sa mère la lettre la plus effrayante : « Un des plus gros personnages et du sang royal vouloit livrer l’Estat ; et même il y avoit dessein sur la vie du roi. » La reine avait dans ses mains deux gentilshommes normands, nourris dans la maison de Bourbon, qu’un agent de la conspiration y avait engagés. Épouvantés des maux qui pouvaient frapper le royaume, ils s’en étaient confessés, en autorisant le prêtre à avertir Brezé, le sénéchal de Normandie. Brezé était le gendre de Saint-Vallier, l’un des plus compromis. Cependant il envoya les deux hommes à la reine.

Le roi n’avait que quelques cavaliers, et justement une compagnie très suspecte. Il attendit pour avancer qu’on lui eût amené des lansquenets. Il entra alors à Moulins, mit ses soldats aux portes et alla loger chez le duc.

Le faux malade, interrogé, n’osa nier cette fois. Il avoua que l’empereur lui avait fait des ouvertures, et dit qu’il n’avait rien voulu écrire, mais attendre le roi pour révéler tout.

Le roi fit semblant de le croire, le rassura, lui dit qu’il n’avait rien à craindre du procès ; que, gagnant, perdant, on trouverait moyen qu’il n’y eût point dommage. Il ajouta gaiement : « Je vous emmène en Italie, et vous y aurez l’avant-garde, comme à Marignan. » Le malade demanda quelques jours, ne pouvant supporter encore le mouvement de la litière. Le roi partit, emportant une vaine promesse écrite, et lui laissant un écuyer « pour l’informer de sa santé ».

Ce surveillant l’incommodait. Il l’écarta en se mettant en route, et l’envoyant au roi. Le roi renvoya l’écuyer. À La Palisse, le malade fit le mourant ; les cris, les pleurs des serviteurs, rien n’y fut épargné. L’écuyer, réveillé la nuit par cette musique lamentable, se laisse encore tromper, et part pour avertir le roi. Bourbon, du lit, saute à cheval, et court, bride abattue, à son château de Chantelle. Il apprenait que le Parlement, ayant la main forcée par la dénonciation, ordonnait de saisir ses fiefs.

Il entrait dans Chantelle, quand l’inévitable écuyer, que le roi avait fort grondé, entra sur ses talons. Le connétable lui dit qu’il n’irait pas à Lyon, que, de chez lui, plus à son aise, il saurait se justifier. L’écuyer avouant qu’il avait ordre de ne pas le perdre de vue, il le vit si irrité et ses gens prêts à le pendre aux créneaux, qu’il fut trop heureux de partir.

C’était le 7 septembre ; les Espagnols entraient en Gascogne, les Allemands en Champagne. Il ne désespéra pas d’amuser encore le roi, lui envoya un homme grave, l’évêque d’Autun, Chiverny, avec une lettre où il promettait sur l’honneur de le servir, si on lui rendait seulement les biens propres de Bourbon. C’était abandonner le douaire d’Anne de Beaujeu.

L’évêque rencontra une forte gendarmerie qui l’arrêta. Quatre mille hommes marchaient vers Chantelle. Bourbon s’enfuit dans la nuit du 9 au 10, galopa au midi, prit l’habit d’un varlet, ferra ses chevaux à rebours, n’emmenant avec lui qu’un homme, Pompéran. vêtu en archer. Ils gagnèrent Brioude, le Puy, d’où, par les chaînes désertes du Vivarais, ils arrivèrent au Rhône, en face de Vienne en Dauphiné. Au pont de Vienne, le prétendu archer demande à un boucher si les archers, ses camarades, gardaient le passage. — « Non. » Rassurés, ils passèrent, non le pont, mais un bac qui était plus bas.

Dans ce bac, des soldats reconnurent Pompéran. Alarmés, ils gagnèrent les bois, puis logèrent chez une vieille veuve qui leur donna nouvelle alerte. Elle dit à Pompéran : « Ne seriez-vous pas de ceux qui ont fait les fous avec M. de Bourbon ? » Le prévôt de l’hôtel n’était qu’à une lieue qui les cherchait. Ils en firent six jusqu’au fond des montagnes. Ils voulaient gagner la Savoie, joindre Suse, Gênes, s’embarquer pour l’Espagne. Mais tout était plein de cavaliers. Rejetés encore vers le Rhône, à grand’peine ils parvinrent à toucher la Franche-Comté.

Ce qui étonne, c’est qu’il n’en bougea point. On comprend qu’il n’ait pas voulu se faire tort près de son parti en s’allant joindre au roi d’Espagne, encore moins aux Anglais. Mais comment ne joignit-il pas en toute hâte ses Allemands que son secrétaire même avait levés pour lui, et qui, par la Franche-Comté, avaient marché vers la Champagne ? Là était le grand coup, et rapide ; en deux enjambées on était à Paris. Coup perfide, ils étaient entrés par la Comté, la province paisible pour qui la bonne Marguerite obtenait toujours neutralité, paix et libre commerce au milieu de la guerre. Là la France se croyait couverte, et là elle était vulnérable. Cette perfidie et ce calcul, Bourbon en perdait tout le prix.

Il reste en Comté près de trois mois : septembre, octobre, novembre. On le voit par ses lettres. Personne ne s’en doutait. Ses amis le cherchaient partout, jusqu’à la Corogne en Espagne.

Qu’attendait-il ?

Que la France vînt à lui. Elle ne bougeait pas.

Nous le voyons le 21 octobre encore là, qui rassemble quelques cavaliers pour envoyer à ses Allemands. Et nous l’y voyons en novembre, envoyant aux Anglais un officier d’artillerie, La Fayette, qui avait défendu Boulogne autrefois, et qui, cette fois, devait aider les Anglais à la prendre.

Les alliés avaient cru sottement n’attaquer qu’un roi. Ils trouvèrent une nation.

Du moins, la France féodale, la France communale, s’unirent et s’accordèrent pour repousser l’ennemi. Des armées régulières, pourvues de tout, furent arrêtées ou retardées par ces résistances unanimes. À Bayonne, tous, hommes, femmes, enfants, s’armèrent contre les Espagnols, « et les poltrons devinrent hardis ». À l’est, les Allemands pénétrèrent en Champagne ; mais, n’ayant pas un cavalier pour courir le pays, ne trouvant pas un homme qui leur fournît des vivres, ils mouraient de faim. Le duc de Guise les coupa sur la Meuse, en tua bon nombre, au grand amusement des dames lorraines qui, d’un château, en eurent le spectacle et battaient des mains.

Le grand danger était au nord, où 15,000 Anglais étaient aidés de 20,000 impériaux. À cette masse énorme, La Trémouille opposa la valeur des Créqui et autres gentilshommes, la furieuse et désespérée résistance des pauvres communes, suffisamment instruites de ce qu’elles avaient à attendre par les atroces ravages de Nassau en 1521.

Tout cela n’eût pas suffi sans les dissentiments des alliés. Mais Wolsey et son maître voulaient des choses différentes. Henri ne voulait pas qu’en plein automne, et les routes déjà gâtées, on pénétrât en France. Il voulait un second Calais, prendre Boulogne, rien de plus. Mais ce n’était pas là l’intérêt des impériaux ; Marguerite d’Autriche voulait les places de la Somme, la Picardie. Wolsey était de ce parti, étant à ce moment l’homme des impériaux et leur dévoué serviteur.

Le pape Adrien VI était mort le 14 septembre ; Wolsey innocemment croyait qu’ils travaillaient le conclave pour lui. L’empereur, qui avait vu l’insistance des Anglais à stipuler la royauté de France, n’eut garde de faire un pape anglais qui eût employé son pouvoir à replacer son roi au Louvre. Il fit nommer un Médicis, bâtard ; on lui donna dispense. Élection irrégulière et litigieuse, qui le laissait d’autant plus dépendant. (19 novembre 1523.)

Cette nouvelle tomba sur Wolsey au moment où, malgré son maître, il suivait les impériaux et faisait leurs affaires en France, prenant pour eux la Picardie. L’hiver était épouvantable ; les hommes gelaient, perdaient les pieds, les mains ; mais on allait toujours. Pour les encourager, Wolsey, dans cette rude campagne, leur donnait le pillage. On brûlait avec soin ce qu’on ne prenait pas. On arriva ainsi à onze lieues de Paris.

Paris se fût-il défendu ? Le Parlement semblait n’y pas tenir. Il reçut assez mal ceux que le roi envoya pour organiser la défense. Tout à coup, chose inattendue, les Anglais tournent bride et partent. « Il fait trop froid, écrit Wolsey à l’empereur ; ni homme ni bête n’y tiendrait. Et vos Allemands, qui venaient du Rhin, sont maintenant dispersés. »

Bourbon et son parti s’étaient mutuellement attendus. De septembre en décembre, il était resté immobile à croire que la noblesse de France allait venir le joindre. Soit loyauté, soit intérêt, elle s’attacha au sol, ne remua point. Le roi (25 septembre) lui avait donné, il est vrai, une preuve inattendue de confiance ; il rendit aux seigneurs le pouvoir de juger à mort les vagabonds, aventuriers, pillards, que les prévôts royaux leur livreraient. L’homme du roi n’était que gendarme, le seigneur était juge. Si la chose eût duré, c’eût été l’abandon de tout l’ordre nouveau, une abdication de la royauté.

Cela pour la noblesse. Le clergé eut sa part. Le roi lui avait pris le tiers du revenu. Il adopta dès lors la méthode, toujours suivie depuis, de dédommager le clergé avec du sang hérétique. L’empereur et Marguerite d’Autriche faisaient de même ; ils venaient de brûler trois luthériens en Flandre. On brûla à Paris un ermite qui osait dire que la Vierge avait conçu comme une femme. Un gentilhomme même, Berquin, aurait été brûlé par l’évêque et le Parlement, si la sœur du roi n’eût agi pour lui. La chose ne se fit pourtant que par la force ; il fallut que le roi l’enlevât de prison par les propres archers de sa garde.

Grand scandale pour le clergé, qu’un tel acte arbitraire empêchât la justice ! Le roi le consola en faisant partir de Paris douze religieux Mendiants qui, par toute la France, prêcheraient contre les luthériens.

Et le peuple, que fit-on pour lui ? On supprima dans Paris le monopole des boulangers. On fit quelques réformes dans les dépenses. On essaya d’établir un contrôle contre les gens des finances, de les centraliser. Tous fonds perçus durent être dirigés sur un point, sur Blois.

Le roi, en ce moment critique, était très affaibli. Il demandait justice au Parlement qui fermait l’oreille. On n’osait dire que les complices de Bourbon fussent innocents ; mais l’on ne trouvait pas et l’on ne voulait pas trouver de preuves. Des députés des Parlements de Rouen, Dijon, Toulouse et Bordeaux furent mandés, pour revoir la procédure, et n’eurent garde de parler autrement que ceux de Paris. Toute la robe était liguée.

La seule justice qu’il y eut, ce fut la sentence de Saint-Vallier, et le roi paraît ne l’avoir obtenue qu’en promettant qu’il ferait grâce sur l’échafaud.

Lui-même s’était montré flottant dans cette affaire. D’abord il mit à prix la tête de Bourbon, puis s’adoucit sur une visite que lui fît la sœur de Bourbon, duchesse de Lorraine ; il négocia avec lui, l’engageant à venir, lui promettant de l’écouter.

Pour Saint-Vallier, de même, il varia. D’abord il s’emporta, dit qu’il tuerait ce traître, homme de confiance et de sa garde même, qui voulait le livrer. Puis il le fit juger, et se contenta d’un simulacre de supplice. Mille bruits coururent. On disait que Saint-Vallier n’avait conspiré que pour venger sa fille, déshonorée par le roi. Il n’avait de fille que madame de Brezé, mariée depuis dix ans. Ce qu’on a dit aussi et qui est plus probable, c’est que la dame, qui avait vint-cinq ans, beaucoup d’éclat, de grâce, avec un esprit très viril, alla tout droit au roi, fit marché avec lui ; tout en sauvant son père, elle fit ses affaires personnelles, acquit une prise solide et la position politique d’amie du roi. Un volume de lettres témoigne de cette amitié.

Mais, pendant ces intrigues, que devient l’armée d’Italie ? Elle passa six mois sous le ciel au pied des Alpes, consumée de misère, usée de maladies, refaite par de petits renforts. Elle se soutenait par nos réfugiés italiens ; nous en avions beaucoup, Pisans, Florentins, Bolonais, Génois, Napolitains, d’autres de Rome et de Pérouse. Le chef était un Orsini, le Romain Renzo de Cere, vaillant soldat, qui tout l’hiver assiégea Arona. Au printemps, l’ennemi se trouva fortifié de six mille Allemands que Bourbon était allé chercher, avec l’argent de Florence et du pape. À l’arrière-garde, Bonnivet combattit bravement jusqu’à ce qu’il fût blessé. Le pauvre chevalier Bayard, malade de ce cruel hiver, soutenait le poids du combat, quand une balle lui cassa les reins. « Jésus ! dit-il, je suis mort… miserere mei, Domine ! » On le descendit sous un arbre, et personne ne voulait le quitter. « Allez-vous-en, dit-il, messieurs, vous vous ferez prendre. » Un moment après passa le vainqueur, le connétable, qui dit « que c’était grand’pitié d’un si brave homme ». À quoi le mourant répliqua ces propres paroles : « Monseigneur, il n’y a point de pitié en moy ; car je meurs en homme de bien. Mais j’ay pitié de vous, de vous voir servir contre vostre prince et vostre patrie et vostre serment. »

Bourbon goûtait déjà les fruits amers de sa défection. Son maître, l’empereur, à qui, sans argent, sans secours, il venait de faire une armée, et une armée victorieuse, venait de le récompenser à sa manière en le subordonnant à un de ses valets, Lannoy, l’un des Croy, le vice-roi de Naples, un Flamand sans talent.

Le voilà, cet homme si fier, attelé sous Lannoy à deux bêtes de proie, le féroce Espagnol Antonio de Leyve, ex-palefrenier, et l’intrigant Pescaire, espion et dénonciateur de tous les généraux, Italien traître à l’Italie, cherchant de tous côtés à pêcher en eau trouble. Rivé ainsi entre ces gardiens, envieux, désireux de le perdre, il regardait vers l’Angleterre. Mais Wolsey, refroidi, disait qu’il n’aurait pas un sou s’il ne jurait fidélité au roi d’Angleterre et de France, c’est-à-dire s’il ne se perdait auprès de l’empereur, auprès de la France même, et n’y détruisait son parti.

Étrange situation. Il entre en France, menant l’armée impériale, exige des Provençaux qu’ils fassent serment à Charles-Quint, et lui-même en secret il fait serment à Henri VIII. (Voy. les dépêches mss. dans Turner.)

Il eût été roi de Provence, sous la suzeraineté des deux rois. Il comptait sur l’ancienne chimère des Provençaux d’être un royaume à part, royaume conquérant, qui eut jadis les Deux-Siciles. Le Parlement d’Aix n’était peut-être pas loin de cette idée. Quand Bourbon eut sommé Marseille de lui donner des vivres, elle consulta le Parlement, qui, sans répondre, envoya un de ses membres. Le conseil de ville, sous cette influence, mollit, promit des vivres, mais en petite quantité. (Capt. de Fr. Ier, p. 341.)

Tout paraissait favoriser l’invasion. Bourbon ne rencontrait personne. Le 9 août, il entra dans Aix. De là il eût voulu aller directement en Dauphiné, prendre Lyon et le Bourbonnais. Une fois là, il était chez lui, il y frappait la terre en maître, la soulevait, entraînait ses vassaux et la France centrale pour emporter Paris.

Qui empêcha la chose ? François Ier ? Non, Charles-Quint.

Le roi, jusqu’en septembre, ne parvint pas à former une armée. Bourbon avait tout le mois d’août pour avancer en France.

Le conseil de Madrid avait une telle défiance, tant d’envie et de peur du dangereux aventurier, qu’il craignit de trop réussir, de vaincre par lui, mais pour lui. Au moment où il s’élançait de toute sa passion et de toute sa fureur, on le rattrapa par sa chaîne et on le tira en arrière. Pescaire, les Espagnols, lui signifièrent froidement qu’il ne s’agissait pas d’avancer, que l’empereur voulait Marseille, port excellent, commode, entre l’Espagne et l’Italie. Ils le retinrent frémissant sur la grève.

Comment aller plus loin ? L’Espagne ne payait pas et l’Angleterre ne payait plus. Comment entraîner le soldat ? À cela Bourbon eut une réponse. Il avait déjà pris, du Diable et de son désespoir, un talisman horrible dont il usa jusqu’à sa mort. Irrésistiblement, le soldat le suivait. Et que faisait-il pour cela ? Rien du tout, au contraire. Il fallait ne rien faire, rien qu’être aveugle et sourd, ne voir ni meurtre, ni pillage, ni viol, fermer, briser son cœur, ne garder rien d’humain. Le soldat l’eût suivi pour avoir Lyon, comme plus tard pour avoir Rome. Et cela sans promesse, par un traité tacite où tout était compris, tout argent, toute femme et tout crime.

Les impériaux promirent Marseille à leurs soldats, leur montrant que toute la Provence s’y était réfugiée, qu’un immense butin y était entassé. Bourbon, comme on a vu, y avait intelligence dans les notables, et y comptait. Mais le peuple gardait une haine énergique aux Espagnols ; au bout d’un siècle, il conservait présent le sac de la ville, surprise alors, pillée par les Aragonais. Il se forma en compagnies, se retrancha, combattit vaillamment. Il était soutenu et par des gentilshommes que le roi envoya, et par les proscrits italiens, sous Renzo (Orsini), vaillante légion, déjà vieille dans l’exil, endurcie dans nos camps, et plus sûre que les nôtres mêmes. Contre un Français la France fut défendue par l’Italie.

Quand Bourbon vid Marseille,
Il a dit à ses gens :
Vray Dieu ! quel capitaine
Trouverons-nous dedans ?
Il ne m’en chaut d’un blanc
D’homme qui soit en France,
Mais que ne soit dedans
Le capitaine Rance.

Cette vieille chanson de nos pauvres piétons contre leurs capitaines et à la gloire de l’Italien reste la couronne civique de ce fils adoptif de la France, couronne tressée des mains du peuple.

Le siège traîna. Et la population inflammable de Marseille prit un ardent élan de guerre, les femmes comme les hommes. Si elles ne combattirent, elles travaillèrent aux retranchements. L’unanimité de la ville imposa aux défections. Et pendant que Bourbon attendait des parlementaires, des propositions, des paroles, il ne reçut que des boulets. À une messe des Espagnols, un boulet tua le prêtre à l’autel et deux hommes. Pescaire dit à Bourbon qui accourait : « Ce sont vos Marseillais qui viennent, la corde au cou, vous apporter les clefs. » Et, après une reconnaissance meurtrière où on vit le fossé bordé d’arquebuses, Pescaire disait : « La table est mise pour vous bien recevoir. Courez-y ; vous souperez ce soir en paradis… »

Tout ce que Bourbon obtint fut qu’on essayerait encore un assaut. Il manqua, et l’on sut que la très forte armée du roi était arrivée tout près, à Salon. Pescaire déclara qu’on ne pouvait risquer d’être écrasé entre une telle armée et la ville. Bourbon s’arracha de Marseille (20 septembre 1524). On partit, mais déjà serré en queue par les Français qui, au Var, atteignirent, détruisirent l’arrière-garde. L’armée n’arrêta pas. Ces graves Espagnols, ces pesants lansquenets, devinrent tout à coup de vrais Basques. Cette retraite semblait un carnaval de bohèmes déguenillés. À pied, à mulet ou à âne, ils filèrent lestement par le chemin de la Corniche, si vite que, vers Albenga, ils firent quarante milles en un jour.

Charles-Quint avait bien mérité son revers. Il avait à la fois lancé et retenu Bourbon, le faisant combattre lié, entravé, à la chaîne. La terrible réputation de ses armées, plus redoutées qu’aucun brigand, avait fait la résistance obstinée, désespérée de Marseille. Sa dureté personnelle, éprouvée par l’Espagne même, imposait aux proscrits étrangers enfermés dans Marseille la loi de vaincre ou de mourir. Dans l’affaire toute récente des Communeros, il ne confirma pas une seule des grâces promises par ceux qui l’avaient fait vainqueur. Il envoya à la potence des hommes à qui les royalistes garantissaient la vie sur leur honneur. Cruel renversement des idées espagnoles, et qui accusait hautement un gouvernement étranger ! Le roi, source sacrée de l’honneur et de la grâce, tache l’honneur des siens, ne fait grâce à personne ; il survient après la victoire et pour se montrer seul cruel ! « Il y eut, dit-on, peu d’arrêts de mort. » C’est vrai (damnable hypocrisie !) ; on ne commença à juger qu’après avoir exécuté longtemps sans jugement.

Les cortès témoignèrent gravement leur indignation en refusant l’argent à Charles-Quint. Et c’est ce qui, plus que tout le reste, lui fit manquer son siège de Marseille.

Les grands de son parti étaient plus irrités que d’autres. Il laissait à leur charge ce qu’ils avaient avancé pour lui dans la guerre des Communeros. Le connétable de Castille lui disait : « Pour vous avoir gagné deux batailles en deux mois, payerai-je les dépens ? » Cette risée sortit le jeune empereur de sa réserve habituelle. Il lui échappa de dire : « Mais si je te jetais du balcon ? — Je suis trop lourd ; vous y regarderiez », dit en riant le vieux soldat.