Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 1
CHAPITRE PREMIER
Le Turc, le Juif, la terreur et la haine, l’attente des armées ottomanes qui avancent dans l’Europe, le déluge des Juifs qui, d’Espagne et de Portugal, inonde l’Italie, l’Allemagne et le Nord, c’est la première préoccupation du seizième siècle, celle qui d’abord absorbe les esprits et domine tout intérêt moral et politique. Non sans causes : sous deux aspects divers, c’est l’Orient, l’Asie, qui, d’un mouvement irrésistible, envahit l’Occident.
Pensée dominante du peuple, discussion éternelle des doctes, énigme insoluble aux penseurs, scandale pour les croyants, épreuve pour la foi. Car, enfin, il est évident que les mécréants engloutissent le monde. Sont-ils de Dieu, sont-ils du Diable, ces Turcs, ces Juifs ? Et leur apparition, est-ce un fléau du ciel, ou une éruption de l’enfer ? Tel y voit le démon, et soupçonne que cette engeance n’est rien « qu’un diable en fourrure d’homme ».
L’invasion des Turcs est comme celle des grands ouragans ; rien ne dure devant elle ; les obstacles lui font plaisir et la rendent plus forte ; États, principautés, royaumes, tout ce qu’il y a de plus enraciné, s’arrache, craque, vole comme une paille. Chose bizarre, l’humble invasion des Juifs n’est pas moins irrésistible. C’est comme cette armée des rats qui, dit-on, au Moyen-âge, s’empara de l’Allemagne, l’envahit, la remplit, occupant tout, mangeant tout, jusqu’aux chats. Ici, arrêtée par la flamme, mais passant à côté. Armée silencieuse ; sauf un immense et léger bruit de mâchoires et de dents rongeuses, rien n’eût accusé sa présence.
Les invasions turques apparaissent comme un élément, une force de la nature. Elles reviennent à temps donnés. On peut les prévoir, les prédire, comme les éclipses ou tout autre phénomène naturel. Charles-Quint dit dans ses dépêches : « Le Turc est venu cette année ; il ne reviendra de trois ans. »
Les sultans mêmes n’y peuvent rien. Bajazet II, ami des Vénitiens, leur fit dire que rien ne pouvait empêcher les invasions du Frioul et le grand mouvement turc vers l’Italie. De même, le vizir de Soliman disait aux ambassadeurs que l’immense piraterie des Barbaresques ne dépendait pas de la Porte.
Les ravages des invasions par terre, qui semblent si furieux, n’en suivent pas moins une marche en quelque façon méthodique. C’est d’abord l’éblouissement d’une multitude innombrable, l’infini du pillage, des courses de tribus inconnues, dont plusieurs, comme les sauterelles, viennent de l’Asie même s’abattre sur le Danube ; effroyable poussière vivante qui suit, précède, entoure les Turcs. Tuez-en tant que vous voudrez, ils ne s’en inquiètent pas ; cela ne fait rien à la masse, au fort noyau compact qui se meut en avant. L’effet cependant est sensible. Ces ondées d’insectes humains, ces ravages assidus, découragent la culture, la rendent impossible, font qu’on n’ose plus cultiver, habiter ; un grand vide se fait de lui-même. La masse y entre d’autant mieux, prend les forts dégarnis, les villes mal approvisionnées, quasi-désertes. Les églises deviennent mosquées. Leurs tours, changées en minarets, cinq fois par jour crient la victoire d’Allah, la défaite du Christ. Plus d’impôt qu’un léger tribut ; mais vaste tribut d’hommes, c’est la condition de la servitude. Ce peuple artificiel, qui à peine est un peuple, se continue par des esclaves, par les enlèvements annuels. L’enfant beau et fort est né Turc, né pour le harem et l’armée.
Le Turc est l’ogre des enfants des raïas. Il y a là des destinées étranges. Ces enfants, que le monstre absorbe, n’en vivent pas moins et gouvernent leurs maîtres. Tel devient pacha ou vizir, et l’effroi des chrétiens.
Dieu sait les récits merveilleux qui se font de toutes ces choses dans les veillées du Nord : martyres, supplices, hommes sciés en deux, filles, enfants volés par les pirates ! et l’on n’a plus su jamais ce qu’ils sont devenus ! La peur croit tout. Les femmes pressent leurs nourrissons contre elles. Les hommes mêmes sont pensifs, et dans une grande attente ; les vieillards ruminent dans leurs barbes les jugements de Dieu.
Qui ne voit en effet que le fléau marche toujours ? Et, si on le retarde, il va ensuite plus vite, arrive à l’heure. C’est comme une funèbre horloge de Dieu qui sonne exactement les morts de peuples et de royaumes. Vainqueur des Grecs, le premier Bajazet est pris par les Tartares, qu’importe ? Constantinople n’en tombe pas moins. Otrante est saccagée et l’Italie ouverte. Rhodes et Belgrade arrêtent Mahomet II ; qu’importe ? Elles vont tomber sous Soliman, et non seulement elles, mais Bude, et voilà les Turcs à deux pas de Vienne. La Valachie est tributaire ; moitié de la Hongrie devient province turque et reste telle. Combien de temps faut-il, si Dieu n’y apporte remède, pour que l’inondation passe par-dessus l’Allemagne ? Vingt ans peut-être ! Et pour qu’elle pénètre en France, pour qu’elle vienne venger à Poitiers la vieille défaite des Sarrasins ? Il ne faut guère plus de trente ans, si le progrès est régulier. Préparez-vous, peuples chrétiens, serrez bien vos coffres et vos caves ; le Turc vous arrive altéré. Mères, gardez bien l’enfant. Et vous, jeunes demoiselles, de bizarres romans vous menacent, de grandes hontes, et qui sait ? de hautes fortunes ! Une Russe gouverna Soliman, une Bretonne enfanta au sérail l’exterminateur des janissaires. Terribles jeux du Diable ! La fille en rêve, et la mère en frémit.
Le fort et fidèle interprète de la pensée du peuple, le consciencieux ouvrier Albert Dürer, qui a mis les récits des rues dans ses cuivres savants, dans ses bois baroques et sublimes, a consacré par une célèbre gravure le canon de Mahomet II, le grand canon aux monstrueux boulets de marbre qui lançait cinq quintaux par coup. On voit au fond d’épaisses et ondoyantes moissons, de riches granges à vastes toits allemands, des fermes et de belles cités avec leurs monuments, des colisées splendides ; enfin toute grandeur, art, richesse, vie, bonheur et paix profonde. Au premier plan, le monstre… Ce n’est pas le canon, c’est l’agent de destruction, en tête de ses insouciants janissaires ; c’est le Turc, sec, hâlé, passé au feu de cent batailles, qui, l’œil posé sur sa machine, le menton jeté en avant, et dans un ferme arrêt, se dit : « Bien ! et très bien !… Dans une heure tout aura péri. »
L’œuvre de Dürer et de ces vieux maîtres, comme Altorfer et le forgeron d’Anvers, est pleine de figures à turban, barbes orientales, turques ou juives ; force imaginations sauvages de supplices ingénieux. Ce sont de mauvais rêves, moins le vague. L’une de ces plus saisissantes effigies est un Christ de Dürer, entre le Turc armé qui le tuera et le Juif enragé qui tient la verge pour le flageller tout le jour.
Une chose étonne chez une génération si fortement préoccupée du Juif, du Musulman ; personne de tant de gens d’esprit (ni Luther, ni Érasme) ne remarque que ces deux races qui crucifient la chrétienté, sont crucifiées par elle pendant des siècles. Le Mahométan fut provoqué par nos longues croisades, le Juif plus de mille ans flagellé, supplicié. Et il l’est encore ; roi ici, là il reste en croix.
Que font Mahomet II, Soliman, en Valachie, Servie, Hongrie ? Précisément ce que les rois d’Espagne font à Cordoue et à Grenade. Et les ravages n’ont pas été plus grands.
Qu’on songe que les gastadores désolèrent, balayèrent, nettoyèrent et déménagèrent si parfaitement le riche royaume de Cordoue, que les colons chrétiens appelés en ce désert n’y trouvèrent pas une paille, et commencèrent par une horrible disette ; il fallut y apporter tout.
Le monde mauresque, réfugié tout entier à Grenade, fit de ce dernier asile le paradis de la terre, sur lequel vint alors camper la dévorante armée de Ferdinand, avec une autre armée d’industrieux gastadores, savants ouvriers de la mort, qui l’avaient mise en art, détruisant, rasant, arrachant métairies, moulins, arbres à fruits, oliviers, vignes, orangers. si bien que le pays ne s’en est jamais relevé.
En même temps, l’on chassa les Juifs, comme on a vu, et, comme on verra bientôt, les Maures, en 1526, par la plus horrible persécution dont il y ait mémoire. On les chassa, et on les retint, mettant des conditions impossibles au départ. Ces infortunés voulaient se jeter à la mer. Le fameux Barberousse eut la charité d’en passer en Afrique soixante-dix mille en sept voyages, dix mille chaque fois. Ce grand acte religieux commença la réputation de ce roi des pirates.
On peut croire que, des deux côtés, chez les musulmans et les chrétiens, la captivité était cruelle. Les galères, cet enfer commencé par les chevaliers de Rhodes, s’imitent en Espagne et en France, d’autre part chez les Turcs. C’est-à-dire que des deux côtés les prisonniers meurent sous les coups.
Rage de haine et de fanatisme. La barrière déplorable qui sépare l’Europe et l’Asie avait paru vouloir s’abaisser quelque peu vers la fin des croisades, au temps de Saladin. Elle se relève plus terrible. Par quelle audace les libres penseurs, les amis de l’humanité, parviendront-ils à la percer ? On ne peut le deviner. Les tentatives de la diplomatie pour créer l’alliance des Turcs et des chrétiens, celles des humanistes pour relever les Juifs, en dépit d’un si furieux préjugé populaire, ce sont des choses si hardies qu’on n’eût osé les rêver même. Elles se firent à l’improviste, par hasard ou par nécessité. Parlons des Juifs d’abord.
La révolution religieuse fut ouverte par les gens qui en sentaient le moins la portée, par les érudits. Un matin se trouva posée cette question hardie, de savoir si l’Europe chrétienne pouvait amnistier, honorer ceux qu’on appelait les meurtriers du Christ. Si elle pardonnait même aux Juifs, à plus forte raison elle adoptait les infidèles, elle embrassait le genre humain.
Je m’explique. Personne n’eût osé formuler ainsi cette idée. Et pourtant elle était implicitement contenue dans l’opinion des érudits : « Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute sagesse humaine ; que les chefs des écoles grecques étaient les disciples des Juifs. »
Relever les Juifs à ce point, c’était les donner pour maîtres à l’Europe dans les choses de la pensée, comme ils l’étaient déjà certainement dans la médecine et les sciences de la nature.
Le jeune prince italien Pic de La Mirandole, étonnant oracle de l’érudition, qui, vivant, fut une légende, comme mort le fut Albert-le-Grand, avait dit audacieusement de la philosophie juive : « J’y trouve à la fois saint Paul et Platon. »
Ses thèses sur la Kabbale furent imprimées en 1488, avant l’horrible catastrophe d’Espagne, qui brisa les écoles juives et dispersa dans l’Europe, dans l’Afrique, jusque dans l’Asie, la tribu la plus civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné.
C’est au milieu de ce naufrage, en 1494, quand ses lugubres débris apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d’un peuple impitoyable, c’est alors qu’un savant légiste, Reuchlin, publia son livre : De Verbo mirifico, dont le sens était : « Seuls, les Juifs ont connu le nom de Dieu. »
Ces misérables, assis sur la pierre des places publiques, hâves, malades, qui faisaient horreur, qui n’avaient plus figure d’hommes, les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse, reconnus pour les antiques et profonds docteurs du monde, les premiers confidents de Dieu.
Dans leurs livres et dans leur langue Reuchlin montrait les hautes origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes chrétiens.
Le progrès des humanistes avait sans doute amené là. Ils avaient, au quinzième siècle, dans l’Académie florentine, adoré la sagesse grecque et naïvement préféré Platon à Jésus. On pouvait prévoir qu’au seizième la curiosité humaine transporterait son fanatisme à une doctrine plus abstruse, à une langue peu connue encore, et que, de la Grèce, désormais sans mystère, elle remonterait au lointain Orient.
Qu’on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie des Juifs, on ne devait pas oublier le titre immense qu’ils ont acquis pendant le Moyen-âge à la reconnaissance universelle. Ils ont été très longtemps le seul anneau qui rattacha l’Orient à l’Occident, qui, dans ce divorce impie de l’humanité, trompant les deux fanatismes, chrétien, musulman, conserva d’un monde à l’autre une communication permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues, leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d’une même vie intellectuelle. Ce n’est pas tout : il fut une heure où toute la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes d’Espagne eux-mêmes, s’accordèrent sans se concerter pour faire la guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors ? Dans l’humble asile que lui donnèrent les Juifs. Seuls, ils s’obstinèrent à penser et restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de la terre obscurcie.
Les Arabes prirent d’eux le flambeau, et des Arabes les chrétiens. Primés par les uns et les autres, les Juifs subirent, au quatorzième et au quinzième siècle, une cruelle décadence. Néanmoins ils restaient en Espagne (autant et plus que les Maures) le peuple civilisé. Leur dispersion dans l’Europe fut, pour ainsi dire, l’invasion d’une civilisation nouvelle. Tout subit l’influence occulte et d’autant plus puissante des Juifs espagnols et portugais.
L’année même de la catastrophe, en 1492, Reuchlin se trouvant à Vienne près de l’empereur Maximilien, dont il était fort aimé, un Juif, médecin de l’empereur, lui fit un cadeau splendide, celui d’un précieux manuscrit de la Bible, s’adressant ainsi à son cœur, lui disant : « Lisez et jugez. »
À l’avènement des papes, la pauvre petite Jérusalem cachée dans le Ghetto de Rome apparaissait, son livre en main, et, sans mot dire, se présentant sur la route du cortège, elle se tenait là avec la Bible. Muette réclamation, noble reproche de la vieille mère, la loi juive, à sa fille, la loi chrétienne, qui l’a traitée si durement.
Ici, dans ce don du Juif à Reuchlin, nous revoyons la Bible encore se présentant au grand légiste, à la science, à la Renaissance, demandant et implorant d’elle l’équitable interprétation.
Et dans quel moment solennel ? Lorsque les terribles persécutions du siècle aboutissaient à leur terme, la proscription générale des Juifs. Nul doute que l’habile médecin, habitué à juger sur leurs pronostics ces étranges épidémies, n’ait deviné la recrudescence de la fureur populaire, la ruine imminente des siens, et ne leur ait cherché un bienveillant défenseur.
Il n’y a rien de comparable à cet événement, des Albigeois aux Dragonnades. Les Saint-Barthélemi de Charles IX et du duc d’Albe, qui furent plus sanglantes peut-être, n’ont pourtant pas ce caractère de la destruction générale d’un peuple.
Nos protestants, fuyant la France, furent reçus avec compassion en Angleterre, en Hollande, en Prusse, et partout. Mais les Juifs, fuyant l’Espagne en 1492, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux qu’ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les éventrait pour chercher l’or dans leurs entrailles. Plusieurs échappèrent dans l’Atlas, où ils furent dévorés des lions. D’autres, ballottés ainsi d’Europe en Afrique, d’Afrique en Europe, trouvèrent dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux la rage du peuple et des moines, que les mesures cruelles des rois ne suffisaient pas à la satisfaire. Non seulement on les fit tout d’abord opter entre la conversion et la mort ; mais, en sacrifiant leur foi, ils ne sauvaient pas leurs familles ; on leur arrachait leurs enfants. Le roi prit les petits qui avaient moins de quatorze ans pour les envoyer aux îles. Ils mouraient avant d’arriver. Il y eut des scènes effroyables. Une mère de sept enfants, qui se roulait aux pieds du roi, faillit être mise en pièces par le peuple. Le roi n’osa rien accorder et ne la sauva pas sans peine des ongles de ces cannibales.
Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n’achetant leur vie jour par jour que par l’abjection et l’hypocrisie. Au moindre soupçon, massacre. Il y en eut un terrible en 1506 à Lisbonne.
En Allemagne Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon marché en accordant aux marchands indigènes qui craignaient la concurrence l’expulsion des Juifs émigrés qui affluaient dans le Nord. Venise et Florence, quelques villes d’Allemagne, montrèrent plus d’humanité. Cependant là même et partout leur condition était cruellement incertaine, variable. À chaque instant, des histoires d’hosties outragées, d’enfants crucifiés et autres fables semblables ; parfois la simple rhétorique d’un moine prêchant la Passion pouvait ameuter la foule, et, de l’église, la lancer au pillage des maisons des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces accès de rage infernale.
Elle semblait inextinguible. Même au dix-septième siècle, une Française, madame d’Aulnoy, vit en Espagne, dans un auto-da-fé, les moines qui menaient des Juifs au supplice anticiper sur la charrette l’office des bourreaux. Ils les brûlaient par derrière pour en tirer quelques paroles d’abjuration, ou du moins des cris. Arrivés sur la place, les assistants perdirent la tête ; le peuple, ne se connaissant plus, commença à les lapider ; des seigneurs tirèrent leurs épées et lardèrent les patients pendant qu’ils montaient au bûcher.
On leur reprochait souvent, non seulement d’avoir tué le Christ, mais de tuer les chrétiens par l’usure. Ceux-ci les accusaient là d’un crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l’usure quand on leur permettait de faire autre chose. Ils vivaient de commerce, d’industrie, de petits métiers. En leur défendant ces métiers, en confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien saisissable, on ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou du moins facile à cacher, l’or et la lettre de change. On les haïssait comme usuriers ; mais qui les avait faits tels ?
Ces mystérieuses maisons, si on eût pu les bien voir, eussent réhabilité dans le cœur du peuple ceux qu’il haïssait à l’aveugle. La famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant très charitable pour les frères pauvres. Implacable pour les chrétiens et se vengeant d’eux par la ruse, le Juif était généralement admirable pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison. Rien n’égalait l’excellence de la femme juive, la pureté de la fille juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de cette perle d’Orient était le plus grand souci de la famille. Morne famille, sombre, tremblante, toujours dans l’attente des plus grands malheurs.
Toutes les fois qu’au Moyen-âge l’excès des maux jeta les populations dans le désespoir, toutes les fois que l’esprit humain s’avisa de demander comment ce paradis idéal du monde asservi à l’Église n’avait réalisé ici-bas que l’enfer, l’Église, voyant l’objection, s’était hâtée de l’étouffer, disant : « C’est le courroux de Dieu !… c’est la faute de Mahomet !… c’est le crime des Juifs ! Les meurtriers de Notre-Seigneur sont impunis encore ! » On se jetait sur les Juifs ; on égorgeait, on rôtissait ; les âmes furieuses et malades se soûlaient de tortures, de douleurs, de supplices. Puis venait l’hébétement qui suit ces orgies de la mort. Tout rentrait dans l’ordre sombre, dans la misère et le servage.
En 1348, par exemple, quand la grande peste sévit en Europe, quand les foules fanatiques des Flagellants couraient toutes les routes en se déchirant de coups pour apaiser la colère de Dieu, ils criaient : « Le mal vient des prêtres ! » Et l’on commençait à les massacrer. Le peuple, du fond de la Hollande jusqu’aux Alpes, s’ébranlait ; on craignait un carnage universel du clergé, lorsque le coup fut habilement détourné sur les Juifs. Il fallait du sang ; on donna le leur.
Au seizième siècle, on pouvait prévoir sans peine un mouvement analogue à celui du quatorzième. Les prêtres avaient tout à craindre. Les paysans se révoltaient partout, spécialement contre les seigneurs ecclésiastiques. Les seigneurs laïques enviaient, accusaient l’énormité de la fortune de l’Église. Menacés par les paysans, ils ne demandaient pas mieux que de détourner leur fureur sur le clergé ; et celui-ci, à son tour, devait recourir à l’expédient qui lui réussissait le mieux, de la détourner sur les Juifs.
Il y avait à Cologne, dans la main et sous l’influence du grand ordre inquisitorial des dominicains, un Juif converti, nommé Grain-de-Poivre (Pfeffercorn). Ce dangereux intrigant, voulant se faire jour à tout prix, avait essayé de se faire accepter pour Messie aux Juifs, qui s’étaient moqués de lui. De rage, il s’était donné, âme et corps, aux dominicains, se mettant au service des terribles projets de l’ordre. Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l’être en Allemagne. Il n’y avait pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers, les Juifs. Toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse, nouvelle encore, mais déjà arme terrible dans la main de la tyrannie, multipliait les légendes nouvelles, les livres de prières, les pamphlets sanglants des dominicains. Mysticisme et fanatisme. Vierge et Diable, roses et sang humain, tout roulait mêlé au torrent. L’inventeur du Rosaire, Sprenger, publiait en même temps l’horrible Marteau des sorcières.
Pour commencer un feu, il faut trouver une étincelle. Pour cela s’offrit Grain-de-Poivre. Il surprit l’empereur à son camp de Padoue et tira du prince étourdi un ordre général pour ramasser et brûler les livres des Juifs. Ces bûchers une fois allumés sur les places, les têtes devaient s’exalter, et bientôt les hommes, pêle-mêle avec les livres, auraient été jetés au feu.
Les Juifs avaient en cour des amis, un entre autres, ce Juif médecin de l’empereur dont on a parlé plus haut ; ils obtinrent un sursis et un examen de leurs livres. Parmi ces examinateurs était précisément Hochstraten, l’intime ami de Grain-de-Poivre, le chef des dominicains de Cologne, furieux fanatique, qui très certainement avait tramé l’affaire. Heureusement il y avait aussi le légiste Reuchlin, qui, depuis longues années, s’occupait d’études hébraïques, avait publié une grammaire, un lexique de cette langue, un livre sur le nom de Dieu. Reuchlin était cruellement haï des moines pour avoir écrit une satire de leurs sottes prédications, de plus une farce imitée de notre Avocat Pathelin, dont le héros était un moine. Il l’avait fait jouer par les étudiants, qui la représentaient par toute l’Allemagne. Lorsqu’on lança, cette pierre aux livres hébraïques, il ne se méprit nullement, il sentit qu’elle l’atteignait. Nommé examinateur, on comptait qu’il n’oserait donner son avis, qu’il signerait en tremblant celui du dominicain. Grain-de-Poivre eut l’effronterie de venir le trouver lui-même, et de le sommer de le suivre dans cette razzia de livres qu’il allait faire par toute l’Allemagne.
Reuchlin, ainsi poussé et forcé en réalité de combattre pour lui-même, montra une extrême prudence. Il dit que, parmi les livres des Juifs, il y en avait de très coupables, injurieux pour le Sauveur et pour sa très sainte Mère ; il en cita deux nommément. Ceux-là il fallait les détruire, aux termes de la loi Cornelia, De famosis Libellis. En invoquant la loi romaine, il remettait la chose aux tribunaux laïques. La part faite ainsi au feu, il essayait de défendre les autres, dont les uns étaient, disait-il, des commentaires de l’Écriture, des livres de grammaire et autres sciences, des allégories et des apologues, un corps de droit appelé Talmud, enfin des livres de philosophie et de théologie spécialement appelés Kabbale. Il y avait, disait-il, beaucoup de choses ridicules, mais d’autant plus devait-on les conserver, pour y trouver les moyens de réfuter les Juifs et de vaincre leur obstination.
Reuchlin s’était bien gardé d’avouer l’admiration profonde qu’il avait pour la Kabbale. À quelle source la puisa-t-il ? et comment ce grand humaniste, déjà suspect d’hérésie pour ses études grecques, avait-il eu le courage de plonger plus loin que la Grèce dans cette mécréante antiquité ?
Né sur le Rhin, Reuchlin avait été d’abord, pour sa belle voix, enfant de chœur de la chapelle du margrave de Bade, puis camarade de son fils aux écoles de France, élève de Paris, d’Orléans, de Poitiers, puis copiste de manuscrits grecs, et correcteur dans la libre imprimerie des Amerbach, à Bâle. Là vint se réfugier le grand théologien des Pays-Bas, l’un des précurseurs de Luther, Wessel, qui prit plaisir à lui enseigner l’hébreu. De Bâle, Reuchlin alla en Italie, vit l’académie florentine, ce vieux Gemistus Plétho qui promettait un nouveau Dieu, et ce jeune et étonnant Pic de La Mirandole, qui sut toutes choses, et, entre toutes, préféra la Kabbale juive.
L’empereur Maximilien, charmé du génie de Reuchlin et de son zèle érudit pour les droits de l’Empire, lui avait donné la noblesse et le titre de comte palatin.
Reuchlin eut l’occasion nouvelle d’aller en Italie pour une affaire politique et de parler à Alexandre VI. C’était justement en août 1498, trois mois après la mort de Savonarole. La cendre du prophète était tiède encore ; tout était plein de lui en Italie, plein de sa parole biblique, comme si Isaïe, Jérémie, avaient péri la veille. Qu’on juge du souffle qu’en rapporta Reuchlin dans ses études hébraïques. C’est alors qu’il publia ses livres contre les moines et ses travaux en faveur de l’érudition juive.
La superstition des nombres ne pouvait faire tort à la Kabbale dans un esprit qui la retrouvait chez Pythagore et chez Platon. L’importance mystérieuse attribuée aux signes du langage, aux lettres de l’alphabet, nous l’avons revue de nos jours chez de Maistre et de Bonald. Parmi ces folies, l’antique Kabbale a des traits surprenants de raison, de bon sens, entre autres l’adoption du vrai système du monde, si longtemps avant Copernik.
Le Zohar, livre principal de la Kabbale, a trouvé en 1815 la preuve incontestable de sa très haute antiquité. Le code des Nazaréens, découvert et publié alors, dont la doctrine est celle du Zohar, est, de l’aveu des Pères de l’Église, du temps de Jésus-Christ. Donc cette doctrine n’est pas copiée des néo-platoniciens. Le serait-elle de Platon ? Mais elle lui est positivement contraire, elle est anti-platonicienne. Sa parenté la plus proche, comme l’a si bien démontré M. Franck, est avec les anciennes traditions de la Perse, où les Juifs puisèrent si largement dans la captivité.
Sublime métaphysique, si antique et si moderne ! qui, par un côté, est l’écho de la parole d’Ormuzd, de l’autre, l’étonnant précurseur de la doctrine d’Hegel !
Il y a dans cette grandeur des choses d’une tendresse profonde, qui ne pouvaient être inspirées que par cet étonnant destin d’une nation unique en douleur. « L’Éternel, ayant fait les âmes, les regarda une à une… Chacune, son temps venu, comparaît. Et il lui dit : Va !… Mais l’âme répond alors : Ô maître ! je suis heureuse ici. Pourquoi m’en irai-je serve, et sujette à toute souillure : — Alors le Saint (béni soit-il !) reprend : Tu naquis pour cela… — Elle s’en va donc, la pauvre, et descend bien à regret. Mais elle remontera un jour… La mort est un baiser de Dieu. »
La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par l’Italien Pic de La Mirandole, l’Allemand Reuchlin, le Français Postel, c’est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de voir, du jour qui a réhabilité l’Asie et préparé la réconciliation du genre humain. Félicitons-nous d’avoir vécu en ce temps où deux Français avancèrent cette œuvre de religion. Pour ma part, en remerciant Reuchlin et les vénérables initiateurs qui ouvrirent la porte du temple, je ne puis comprimer ma reconnaissance pour ceux qui nous ont mis au sanctuaire. Un héros nous ouvrit la Perse, un grand génie critique nous révéla le christianisme indien. Le héros, c’est Anquetil-Duperron ; le génie, c’est Burnouf.
Le premier, à travers les mers, les climats meurtriers, affrontant, pauvre pèlerin, les effrayantes forêts qu’habitent le tigre et l’éléphant sauvage, ravit au fond de l’Orient le trésor éternel qui a changé la science et la religion. Quel trésor ? la preuve de la moralité de l’Asie, la preuve que l’Orient est saint tout aussi bien que l’Occident, et l’humanité identique.
L’autre (je le vois encore, dans sa douce figure de brahme occidental, dans sa limpide parole où coulait la lumière), l’autre a dévoilé le bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde.
Nos hommes de la Renaissance ne voyaient pas encore l’ensemble. Il leur advint comme au voyageur qui gravit dans un temps sombre l’amphithéâtre colossal des Alpes ou des Pyrénées. Dans sa mobile admiration, chaque sommet découvert lui semble le principal, celui qui domine tout. Au quinzième siècle, ils virent la Grèce planant sur l’humanité, jurèrent que toutes les eaux vives descendaient des sources d’Homère. Au seizième, même cri de joie, même exclamation enfantine. Reuchlin voit toute philosophie procéder de la Kabbale ; Luther toute théologie émaner des livres bibliques ; Postel voit toutes les langues sortir de la langue hébraïque ; l’idiome humain, c’est l’hébreu.