Histoire d’une montagne/07
CHAPITRE VII
Non seulement la montagne se transforme incessamment en plaine par les érosions que lui font subir les pluies, les gelées, les neiges glissantes, les avalanches, mais encore des fragments considérables s’en déchirent violemment pour s’écrouler tout à coup. Pareille catastrophe est fréquente dans les parties du mont où les strates, redressées ou surplombantes, sont largement séparées les unes des autres par des matières de nature différente que l’eau peut déblayer ou dissoudre. Que ces substances intermédiaires viennent à disparaître, et les assises, dépourvues d’appui, doivent tôt ou tard s’écrouler dans la vallée. À côté des grands escarpements, ces débris tombés forment une butte, un monticule ou même une montagne secondaire.
Une cime, d’ailleurs élevée, que j’aimais à gravir à cause de son isolement et de la fière beauté de ses arêtes, m’avait toujours paru, comme le grand sommet lui-même, être une roche indépendante, tenant par ses assises profondes à la terre sous-jacente ; ce n’était pourtant qu’un pan détaché de la montagne voisine. Je le reconnus un jour à la position des couches et à l’aspect des plans de brisure encore visibles sur les deux parois correspondantes. La masse écroulée qui portait des hameaux et des champs, des bois et des pâturages, n’avait eu, après la rupture, qu’à pivoter sur sa base et à se renverser sur elle-même. Une de ses faces s’était enfoncée dans le sol, tandis que de l’autre côté elle s’était partiellement déracinée. Dans sa chute, elle avait fermé l’issue de toute une vallée, et le torrent qui, jadis, coulait paisiblement dans le fond, avait dû se transformer en lac, pour combler le cirque dans lequel il était enfermé et d’où il redescend aujourd’hui par une succession de rapides et de cascades. Sans doute ces changements se firent avant que le pays fût habité, car la tradition de l’événement ne s’est point conservée. C’est le géologue qui raconte au paysan l’histoire de sa propre montagne.
Quant aux écroulements de moindre importance, à ces chutes de rochers qui, sans changer sensiblement l’aspect de la contrée, n’en ruinent pas moins les pâtures, n’en écrasent pas moins les villages avec leurs habitants, les montagnards n’ont pas besoin qu’on vienne les leur décrire ; ils ont été malheureusement trop souvent les témoins de ces événements terribles. D’ordinaire, ils en sont avertis quelque temps à l’avance. La poussée intérieure de la montagne en travail fait vibrer incessamment la pierre du haut en bas des parois. De petits fragments, à demi descellés, se détachent d’abord et roulent en bondissant le long des pentes. Des masses plus lourdes, entraînées à leur tour, suivent les pierrailles en dessinant comme elles de puissantes courbes dans l’espace. Puis viennent des pans de roche entiers ; tout ce qui doit crouler rompt les attaches qui le retenaient à l’ossature intérieure de la montagne, et d’un coup la grêle effroyable de quartiers de roches s’abat sur la plaine ébranlée. Le fracas est indicible ; on dirait un conflit entre cent ouragans. Même en plein jour, les débris de roches, mêlés à la poussière, à la terre végétale, aux fragments de plantes, obscurcissent complètement le ciel ; parfois de sinistres éclairs, provenant des rochers qui s’entre-choquent, jaillissent de ces ténèbres. Après la tempête, quand la montagne ne secoue plus dans la plaine ses roches disjointes, quand l’atmosphère s’est éclaircie de nouveau, les habitants des campagnes épargnées se rapprochent et viennent contempler le désastre. Chalets et jardins, enclos et pâturages ont disparu sous le hideux chaos de pierres ; des amis, des parents y dorment aussi de leur grand sommeil. Des montagnards m’ont raconté que, dans leur vallée, un village, deux fois détruit par des avalanches de pierres, et été rebâti une troisième fois sur le même emplacement. Les habitants auraient bien voulu s’enfuir et faire choix pour leur demeure de quelque vallée bien large, mais nulle communauté voisine ne voulut les accueillir et leur céder des terres ; ils ont dû rester sous la menace des roches suspendues. Chaque soir, quelques coups de cloche leur rappellent les terreurs du passé et les avertissent du sort qui les atteindra peut-être pendant la nuit.
Nombre de roches tombées, que l’on aperçoit au milieu des champs, ont une terrible légende ; mais on en montre aussi quelques-unes qui ont manqué leur proie. Un de ces blocs énormes surplombant et dont la base était de toutes parts enracinée dans le sol se dresse à côté du chemin. En admirant ses proportions superbes, sa masse puissante, la finesse de son grain, je ne pouvais me défendre d’une sorte d’effroi. Un petit sentier, se détachant de la route, allait droit vers le pied d’une formidable pierre. Prés de là, quelques débris de vaisselle et de charbon étaient entassés à la base ; une barrière de jardin s’arrêtait brusquement au rocher, et des plates-bandes de légumes, à demi envahies par les mauvaises herbes, entouraient tout un côté de l’énorme masse.
Qui avait choisi cet endroit bizarre pour y établir son jardin et pour l’abandonner ensuite ? Je compris peu à peu. Le sentier, l’amas de charbon, le jardin, appartenaient naguère à une maisonnette maintenant écrasée sous la roche. Pendant la nuit de l’écroulement, un homme, je l’ai su plus tard, dormait seul dans cette maison. Réveillé en sursaut, il entendit le fracas de la pierre descendant de pointe en pointe sur le flanc de la montagne, et, dans sa frayeur, il s’élança par la fenêtre pour aller chercher un abri derrière la berge du torrent. À peine avait-il bondi hors de sa demeure que l’énorme projectile s’abattait sur la cabane et l’enfonçait sous elle à quelques mètres dans le sol. Depuis son heureuse escapade, le brave homme a rebâti sa hutte ; il l’a blottie avec confiance à la base d’une autre roche tombée de la formidable paroi.
Dans mainte vallée de la montagne, ce sont des écroulements de pierres appelés clapiers, lapiaz ou chaos, qui forment les défilés, où torrents et sentiers se frayent difficilement leur passage. Rien de plus curieux que le désordre de ces masses entremêlées en un labyrinthe sans fin. Là-haut, sur le flanc du mont, on distingue encore, à la couleur et à la forme des roches, l’endroit où s’est produit l’effondrement ; mais on se demande avec stupeur comment un espace d’aussi faibles dimensions apparentes a pu vomir dans la vallée un tel déluge de pierres. Au milieu de ces blocs formidables et bizarres, le voyageur se croirait dans un monde à part, où rien ne rappelle la planète connue, à la surface unie ou doucement mouvementée. Des roches, semblables à des monuments fantastiques, se dressent çà et là ; ce sont des tours, des obélisques, des perches crénelés, des fûts de colonnes, des tombeaux renversés ou debout. Des ponts d’un seul bloc cachent le torrent ; on voit les eaux s’engouffrer, disparaître sous l’énorme arcade, et l’on cesse même d’en entendre la voix. Parmi ces monstrueux édifices se montrent des formes gigantesques, comme celles des animaux fossiles dont on retrouve quelquefois les ossements disloqués dans les couches terrestres. Mammouths, mastodontes, tortues géantes, crocodiles ailés, tous ces êtres chimériques grouillent dans l’effrayant chaos. Des milliers de ces pierres sont entassées dans le défilé, et cependant une seule d’entre elles est de dimensions suffisantes pour servir de carrière et fournir à la construction de villages entiers.
Ces clapiers, que je vois avec tant d’étonnement et au milieu desquels je ne m’aventure qu’avec hésitation, sont pourtant peu de chose, en comparaison de quelques écroulements de montagnes dont les débris couvrent des districts d’une grande étendue. Il est des massifs montagneux dont les cimes se composent de roches compactes et pesantes reposant elles-mêmes sur des couches friables, faciles à déblayer par les eaux. Dans ces massifs, les chutes de pierres sont un phénomène normal, comme les avalanches et la pluie. On regarde toujours vers les sommets pour voir si l’écroulement se prépare. Dans une région peu éloignée, qu’on appelle le Pays des Ruines, il est deux montagnes qui, d’après les récits des habitants, auraient jadis engagé la lutte l’une contre l’autre. Les deux géants de pierre, devenus vivants, se seraient armés de leurs propres rochers pour s’entre-ruiner et se démolir. Elles n’ont point réussi, puisqu’elles sont encore debout ; mais on peut s’imaginer les entassements prodigieux de rochers qui, depuis ce combat, jonchent au loin les plaines.
Quelquefois l’homme, en dépit de sa faiblesse, a essayé d’imiter la montagne, et cela pour écraser d’autres hommes comme lui. C’est aux défilés surtout, aux endroits où la gorge est étroite et dominée par des escarpements rapides, que se portaient les montagnards pour faire rouler des blocs sur les têtes de leurs ennemis. Ainsi les Basques, cachés derrière les broussailles sur les pentes de la montagne d’Altabiscar, attendaient l’armée française du paladin Roland qui devait pénétrer dans l’étroit passage de Roncevaux. Lorsque les colonnes des soldats étrangers, semblables à un long serpent qui glisse dans une lézarde, eurent rempli le défilé, un cri se fit entendre, et les roches s’écroulèrent en grêle sur cette foule qui se déroulait en bas. Le ruisseau de la vallée se gonfla du sang qui, des membres écrasés, s’écoulait comme le vin d’un pressoir ; il roula les corps humains et les chairs broyées comme il roulait les pierres en temps d’orage. Tous les guerriers francs périrent, mêlés les uns aux autres en une masse sanglante. On montre encore au pied d’Altabiscar l’endroit où le paladin Roland mourut avec ses compagnons ; mais les pierres sous lesquelles fut écrasée son armée ont depuis longtemps disparu sous le tapis de bruyères et d’ajoncs.
Les résultats de nos petits travaux humains sont peu de chose en comparaison des écroulements naturels qui se produisent sous l’action des météores, ou par suite de la poussée intérieure des monts. Même après de longs siècles, les grandes avalanches de pierres présentent un aspect tellement bouleversé qu’elles laissent dans l’esprit une impression d’horreur et d’effroi. Mais quand la nature a fini par réparer le désastre, les sites les plus gracieux des montagnes sont précisément ceux où les escarpements se sont secoués pour égrener des rochers à leur base. Pendant le cours des âges, les eaux ont fait leur œuvre ; elles ont apporté de l’argile, des sables ténus pour reconstituer leur lit et former aux abords une couche de sol végétal ; les torrents ont peu à peu déblayé leur cours en rongeant ou en déplaçant les pierres qui les gênaient ; l’espèce de pavé monstrueux formé par les roches plus petites s’est recouvert de gazon et s’est changé en un pâturage bosselé, hérissé de pointes ; les grands rochers, eux-mêmes se sont vêtus de mousse, et çà et là se groupent en monticules pittoresques ; des arbres en bouquets croissent à côté de chaque saillie rocheuse et parsèment des massifs les plus charmants le paysage déjà si gracieux. Comme le visage de l’homme, la face de la nature change de physionomie ; à la grimace a succédé le sourire.