Histoire d’une demoiselle de modes
La Revue de Paris (p. 126-180).
◄  03


XXVII


Ce matin-là, Louise reçut deux lettres. L’une venait d’un notaire qui la priait de passer à son étude pour affaire la concernant. L’autre était de Silveira. Silveira suppliait, menaçait, envoyait deux pages de points d’exclamations qui avaient l’air de bondir du papier.

Son plafond devait partir le surlendemain pour le Salon et Louise ne lui avait pas donné la dernière pose. Chaque jour, elle remettait, et maintenant, si elle ne venait pas, elle le réduisait à la honte et au désespoir.

C’est que, chaque jour, regardant le ciel et la terre, et les rangées d’arbres qui commençaient à verdir, elle se disait : « Est-ce aujourd’hui que j’aurai le courage de franchir la barre d’appui de ma fenêtre et de m’abîmer sur le trottoir, inerte, délivrée enfin ? » — Mais elle ne le faisait pas, d’abord par une horreur naturelle, un instinct plus fort que sa souffrance ; ensuite, à cause d’une colère sourde, qui, glissée en elle, l’empêchait de succomber à l’accablement.

Depuis cette nuit où, dans une inconscience traversée de lueurs déchirantes, elle avait senti autour d’elle la protection et le dévouement silencieux et passionnés de Louis Robert, il était venu la voir plusieurs fois. Et elle, feignant un calme qu’elle n’éprouvait pas, lui avait arraché peu à peu les détails de ce drame d’amour qu’elle connaissait mal. Elle voulait savoir quels droits avait eus cette disparue de se lever ainsi, et de venir, toute-puissante, lui prendre son ami presque dans ses bras.

Et ce qu’elle apprit ne lui apporta aucun apaisement. Car, depuis près de douze ans qu’elle avait rompu avec Jacques Lenoël, en sachant qu’elle brisait sa vie, cette femme, loin de celui qu’elle avait aimé, se consacrait à d’autres soins, à des devoirs qu’elle jugeait impérieux ; et maintenant elle l’appelait, se disait mourante. Louise ne croyait pas à cette mort si proche : pour mourir cette malade n’aurait pas eu besoin de lui, et c’était pour vivre qu’elle le demandait si éperdument.

De Lisbonne, avant de s’embarquer, Lenoël avait écrit à Louise une lettre toute palpitante d’inquiétude, de tendresse, de regrets. Mais quoi ! il la quittait.

Le soir de son départ, alors qu’il la tenait défaillante entre ses bras, il n’avait pas dit un mot pour la rassurer, ne lui avait laissé aucun espoir, se gardant de promettre qu’après avoir volé au chevet de cette amie ancienne il reviendrait à elle, l’amie des jours présents. Non, il s’en était allé pour jamais la sacrifiant, la confiant à Robert, comptant qu’il la consolerait, l’épouserait peut-être.

Elle songea : « Il voudrait qu’aucun remords, aucune tristesse ne gâtât le bonheur qu’il a retrouvé. »

Puis elle se souvint de ce qu’un jour lui avait dit sa tante :

— Tu n’es qu’une petite demoiselle de modes, tu ne peux pas lutter avec les femmes de son monde, qui sont de plain-pied avec lui.

Et cependant personne moins que lui n’avait le préjugé du rang social, et jadis en Allemagne il n’hésitait pas à la présenter à une princesse, à un commandant de corps d’armée.

Ce n’était donc pas pour cela, c’est parce qu’il préférait l’autre qu’il était retourné à elle, et cette pensée fut à Louise la plus intolérable de toutes.

À quoi se résoudrait-elle ? Elle ne le savait pas encore. Une ressource restait toujours, et, en attendant, elle tâcherait de ne pas donner le spectacle de l’abattement et du désespoir. Elle se prépara à se rendre chez Silveira.

Le peintre, en la voyant, poussa des cris de joie, eut sa mimique habituelle. Dans son costume de satin noir, il se découpait sur le jour comme une ombre chinoise élégante et absurde.

Il s’approcha d’elle, et, d’une voix faussement émue :

— Pauvre petite ! — dit-il ; — on a eu du chagrin, beaucoup de chagrin ! Mais il ne faut plus. Jolie comme cela, les amis ne manquent pas,

Louise, indignée, voulut répondre ; puis, craignant d’en trop dire, elle feignit de ne pas comprendre.

À sa grande surprise, elle s’aperçut que Silveira recommençait à travailler au portrait. Il y ajoutait des effets de lumière, des reflets, qu’il obtenait au moyen de jeux de rideaux. Après s’y être occupé près de deux heures, il dit :

— Maintenant, vous allez être Venise, je vais vous mettre le manteau et la couronne.

Et il l’attira vers le profond divan que surmontait un dais de soie rose. Alors, faisant le geste de lui attacher le manteau, il lui enlaça la taille, et, de son autre main, essaya de la renverser parmi les coussins. Elle, frémissante, pleine de force, se redressa. Essayant de la ressaisir, il dit :

— Petite chérie, ne te fâche pas : je serai, moi aussi, un ami très gentil, aussi gentil que l’autre.

Elle lui échappa encore, et, passant derrière un chevalet, le fit glisser : une énorme palette, qui s’y trouvait accrochée, vint s’étaler contre Silveira ; sur son costume de satin noir s’écrasèrent les vermillons, les bleus, les chromes et les cinabres, toute la gamme éclatante et chantante d’un coloriste. Et ainsi il ressemblait à quelque pitoyable arlequin, au lendemain du mardi gras.

Au milieu du désarroi, Louise prit son chapeau pour s’enfuir. Arrivée à la porte, elle vit que le verrou avait été tiré : elle le repoussa. À ce moment, un grand coup de sonnette retentit, et, tandis qu’elle descendait, elle rencontra Mrs. Bartlett qui, superbe et altière, montait l’escalier.

Dans la rue, Louise se sentit plus calme. À se défendre contre cette ridicule agression, un peu de la colère amassée en elle pour une bien autre cause s’était dissipée. Elle suivit la ligne des arbres du long boulevard ; mais la douceur des choses ne la pénétrait plus ; elles étaient devenues lointaines, étrangères, hostiles, et la clarté du ciel de printemps tombait sur elle, cruelle et froide. Les regards mêmes, dont l’hommage et la caresse jadis la flattaient, maintenant lui paraissaient irritants.

Elle sauta dans un fiacre, donna au cocher l’adresse du notaire :

— 17 bis, rue Grenier-Saint-Lazare.

Un besoin d’activité, une fièvre la tenait ; elle voulait s’étourdir, s’employer à des besognes fastidieuses, tuer les heures, toutes ennemies.

Et puis, que savait-on ? cette maigre bête qui la traînait pouvait s’emporter, la précipiter sur le pavé. Alors tout serait fini, et lui, là-bas, dans son île fleurie, aurait tout de même, quand il l’apprendrait, une peine cuisante.

Au second étage d’une maison délabrée, elle sonna. Dans l’étude, quatre clercs griffonnaient sous le jour triste que les vitres sales recevaient d’une cour étroite. Des cartonniers grimpaient jusqu’au plafond, bourrés d’actes et de contrats, enregistrant des volontés défuntes qui dormaient sous la poussière.

Les quatre clercs, levant la tête, restèrent éblouis. Un flot de lumière, soudain, éclairait la pièce morne. Aucun n’écrivit plus.

— Monsieur Dumont des Pallières ? — dit Louise. — Veuillez lui annoncer mademoiselle Kérouall.

Quand elle fut introduite, un maigre vieillard s’inclina, lui fît signe de s’asseoir. Il avait un fin profil d’oiseau, des cheveux blancs ramenés en toupet, et son œil tout rond jetait sur le monde un regard d’innocence.

L’austérité du cabinet s’ornait d’un grand portrait du comte de Chambord, au bas duquel apparaissait une dédicace. Tout autour se rangeaient, dans des cadres modestes, les membres de la famille royale. Mais on devinait qu’ils étaient là par déférence pour celui qui reposait enseveli sous les plis du drapeau blanc : de cœur, l’humble officier ministériel ne s’était jamais rallié à la branche cadette.

Maître Dumont des Pallières prit une enveloppe, en tira un papier :

— Voici la lettre que j’ai reçue de mon client le docteur Lenoël, et qui a motivé l’invitation que je vous ai adressée. De Madère, où il réside actuellement, il me fait part de son projet d’offrir en donation à mademoiselle Kérouall une maison sise à Villeneuve-Saint-Georges, avec jardin, dépendances, et tous objets la garnissant. Il désirerait qu’à titre de faveur y soient maintenus, comme gardiens, monsieur et madame Sorbier, qui, depuis longtemps, y sont domiciliés. Ces deux personnes jouissent d’ailleurs d’une pension provenant d’un legs fait par monsieur Lenoël père, chez qui Sorbier fut domestique… Il sera nécessaire, — dit le notaire interrompant cet exposé, — que je sois nanti de quelques pièces pour la rédaction du contrat. J’aurai besoin de votre acte de naissance et de l’autorisation de vos parents, puisque vraisemblablement vous n’êtes pas majeure.

Ces propos, qu’elle avait écoutés en silence, furent pour Louise un subit éclaircissement. Une lettre venue de Madère, l’avant-veille, lui était restée en partie obscure : « Dans mon chagrin profond, — écrivait Lenoël, — je vous supplie de me donner une marque d’amitié qui me sera infiniment précieuse. Vous en aurez l’occasion, cette semaine, ne la repoussez pas… »

Quand le notaire eut cessé de parler, Louise se leva. Elle était très pâle, mais sa voix demeurait ferme.

— Monsieur, — dit-elle, — je suis reconnaissante au docteur Lenoël de son intention généreuse, mais je ne veux rien accepter. Vous aurez la bonté de l’en informer.

Maître Dumont des Pallières regarda cette jeune fille debout devant lui, et sa figure de vieil oiseau polaire se figea de surprise. Puis il demanda :

— Y a-t-il à ce refus quelque motif que je puisse transmettre à mon client ?

— Dites-lui, monsieur, que cette habitation est bien trop luxueuse pour une personne de ma condition. Dites-lui aussi qu’il est possible que d’ici peu de temps je quitte Paris.

Cette seconde raison de son refus lui était venue subitement. et ne répondait à rien qu’à l’idée de faire sentir là-bas que désormais elle se dérobait, devenait insaisissable et mystérieuse. Elle ne prévoyait guère que ces paroles prononcées au hasard auraient un pouvoir singulier de prophétie et d’incantation…

Chez elle, quand elle rentra, Louis Robert l’attendait. Il lui rendait visite une ou deux fois la semaine et gardait toujours tant de mesure et de discrétion que, malgré ce qu’il y avait entre eux de délicat, il ne la choquait jamais. Sa passion, qu’il s’efforçait de cacher, s’adoucissait, se trempait de tendresse.

Louise était vivement touchée, mais c’était tout. À côté de l’incomparable charme de Jacques Lenoël, trop souvent les façons de Louis Robert lui avaient paru primitives et sans grâce.

Ce soir-là, il venait annoncer qu’il s’en allait pour quelques jours. Sa mère le demandait, « s’ennuyait après lui ». Il serait de retour au commencement de mai.

Ils parlèrent de l’absent, comme ils faisaient toujours, puisque aussi bien il était le grand lien qui les unissait. Louise ne montrait pas toute sa souffrance et avidement elle questionnait. Robert aussi recevait des nouvelles de Madère : le docteur avait trouvé madame Darsier dans le plus triste état ; minée de consomption, elle traversait en outre une crise aiguë, luttait contre une pleurésie infectieuse.

De cette Germaine Duchastellier jadis éblouissante de fraîcheur et de santé, il ne subsistait plus qu’une pauvre créature hâve, défaite, héritière lamentable des richesses et des tares physiques de son mari, traînant comme une malédiction le châtiment de ce mariage accompli dans les plus bas calculs de l’avarice.

Auprès de cette femme à laquelle il avait passionnément été attaché, Lenoël restait abîmé de douleur et de pitié. Toutefois Robert n’en doutait pas : il irait jusqu’au bout, ne déserterait pas, serait la proie de cette mourante qui avait déjà tant pesé sur sa vie.

— Je serai absent une semaine au plus, — ajouta-t-il. — Le docteur Lenoël m’a confié une partie de sa clientèle et mon voyage est très inopportun. Mais les souhaits des personnes âgées ont quelque chose de sacré : on se dit que ce sont peut-être les derniers qu’elles forment. De cinq enfants que nous étions, — dit-il avec mélancolie, — il n’y a plus qu’une fille mariée dans le pays, et moi, le plus jeune.

Avant de se retirer, très timidement, il demanda la permission d’envoyer quelques fleurs.

— En ce moment, notre Provence est un jardin : les roses poussent jusque dans le creux des rochers, et vont se mirer dans la mer bleue.

Et ils se quittèrent comme on se quitte sans cesse, — confiant dans les lendemains inconnus et menacés.


XXVIII


Le 30 avril, vers six heures et demie, Louise, dans les salons de modes, chercha sa tante pour rentrer avec elle.

— Elle vient de s’en aller, — dit la caissière, — madame Block l’a fait appeler.

Louise partit seule. Dehors, sur le ciel clair, l’or et les roses du couchant étaient répandus. Elle pensa : « Cette soirée serait charmante, si je n’avais pas envie de mourir. »

Elle tourna à droite dans la rue de la Paix, et rien ne l’avertit que cette porte, sous laquelle elle entrait deux fois par jour depuis près de cinq ans, elle ne la franchirait jamais plus.

Il faisait si beau qu’elle s’en vint par la rue de Rivoli et les Champs-Élysées. Elle marchait, perdue dans un nuage formé par sa tristesse. Au bout de la rue de Castiglione, sur la terrasse des Tuileries, les deux bronzes de Gain se dressaient. Et soudain une vision se leva ; tout un autre passé, oublié, caché depuis longtemps par une vie nouvelle, se montra. Entre les groupes de bêtes féroces, dans une matinée d’un printemps lointain déjà, elle revoyait Fernand Epstein. Elle se revit elle-même, pleine de trouble et d’effroi… Que d’événements depuis, que de misères, que de joies, disparues aussi !

Elle continua sa route.

Avenue de Villiers, sa tante n’était pas revenue, Louise l’attendit plus d’une heure.

Défaite, décomposée, Félicité entra enfin et se laissa tomber dans un fauteuil.

— Il arrive une chose inconcevable, — dit-elle. — Qu’y a-t-il donc eu entre Silveira et toi ?

— Il y a eu qu’à la dernière séance il a été insolent et brutal et que je m’en suis allée aussitôt.

— Et pour ce portrait qu’il faisait de toi, dans quel costume as-tu posé ?

— Il m’avait demandé d’apporter un corsage décolleté que j’ai mis deux fois.

— Eh bien, ma pauvre enfant, tu es au Salon : je viens de l’apprendre par madame Block qui était au vernissage avec son frère. Tu es en nymphe, toute nue, sur un fond de feuillage… Quelle infamie, mon Dieu, quelle infamie !

Et Félicité essuya ses yeux en pleurs.

— On s’écrasait devant le tableau ; beaucoup de femmes te reconnaissaient, on chuchotait, on riait. C’était un scandale, mais c’était aussi un triomphe : car on dit que ce misérable a fait un chef-d’œuvre. Il a donné à la figure une expression si voluptueuse, si provocante, que tous les hommes restaient plantés devant, les regards allumés.

Elle se tut, de nouveau gagnée par les larmes.

— Madame Block a été très bien, — fit-elle ensuite. — Elle n’a pas douté un instant que tu ne fusses victime d’une scélératesse, et elle a chargé son frère de voir des membres du jury, afin qu’ils obligent Silveira à retirer la toile ou du moins à atténuer la ressemblance. Mais demain matin le Salon est public, et pourra-t-on agir d’ici là ? Ah ! si monsieur Toussard était à Paris, les choses ne se passeraient pas ainsi, ce drôle trouverait à qui parler.

Elle ne disait rien d’une autre protection, qui, celle-là, eût été toute-puissante, dont l’absence causait en somme tout le mal, mais qu’il eût été trop cruel d’évoquer.

Louise, atterrée gardait le silence, devant cette catastrophe sans nom, et elle songeait :

« Ou me cacher, comment disparaître ? »

La vie devenait vraiment trop terrible.

Très avant dans la soirée, elles se tinrent désolées vis-à-vis l’une de l’autre. Félicité elle-même avait perdu sa vaillance.

Par la fenêtre entr’ouverte, on sentait la nuit très douce, l’air tout chargé des effluves du printemps. Et, voyant fuir ces voûtes d’arbres, le long desquelles jadis elle laissait errer sa rêverie, Louise se disait :

« À présent, je ne désire plus que la fin de tout… »

Au matin, Félicité, la figure meurtrie par le chagrin et l’insomnie, vint auprès du lit où, dans les cauchemars et la fièvre, la jeune fille s’était débattue.

— Je m’en vais là-bas, — dit-elle ; — il faut faire face à l’orage, expliquer, se défendre. Toi, ma pauvre enfant, tâche d’être calme. Les pires ennuis n’ont qu’un temps, tout s’use, tout s’oublie. Mais le coup est dur…

Restée seule, Louise prit Fairy sur ses genoux. Ce petit être innocent, qui palpitait tout contre elle, c’était maintenant son unique joie. Et elle lui disait :

— Tu ne sais pas, toi, ce qui est arrivé, et ton amitié est la seule en qui je puisse m’abandonner sans souffrir.

Elle eut la visite d’Éliane. Hélas ! Poncelet, qui s’était occupé de l’affaire, lui aussi, n’avait rien obtenu. Ce misérable Silveira affirmait que Louise s’était prêtée à poser l’ensemble, puisque d’ailleurs elle ne lui refusait rien… Au reste, il comptait bien lui offrir le beau portrait en buste qu’il venait de terminer ; seul, le cadre qu’il faisait faire en retardait l’envoi.

— Je ne suis pas allée encore au magasin, — dit Éliane ; — je suis bien sûre que tout le monde prendra votre parti, mais que cette histoire est donc pénible pour vous, ma pauvre amie !

Et, tout en se désolant, la petite madame Poncelet avait des airs de matrone sage, à l’abri désormais de pareilles aventures.

Le courrier apporta à Louise tout un paquet de journaux. Elle ne s’étonna pas, — plus rien ne l’étonnait, — mais elle se raidit contre de nouveaux assauts. C’étaient les comptes rendus du Salon, marqués au crayon bleu à l’endroit où il était question de la Nymphe de Silveira.

« Ce tableau est très séduisant, — remarquait un des plus autorisés critiques d’art, — et, cette fois, le peintre a pris son inspiration chez Giorgione, ce maître mystérieux dont les figures chaudes luisent voluptueusement au milieu de bois obscurs… »

Certains reprochaient à l’artiste d’avoir donné à sa nymphe une expression trop hardie. « Je pense qu’elle aura tôt fait de lever un satyre, — affirmait le feuilletoniste d’un journal sérieux ; — j’en prends à témoin tous les messieurs qui se pressaient devant elle. »

Dans une feuille mondaine, Louise lut cet entrefilet :

« Monsieur Silveira a exposé une jeune personne délicieusement jolie, et sans vains atours. On dit que des acheteurs se sont déjà présentés. S’agit-il de l’œuvre ou du modèle ?… »

Une autre :

« Cette nymphe serait un portrait. Diable ! Le renseignement est complet, et l’on écrirait volontiers au bas de cette alléchante image ces trois adverbes, qu’un prince adressait jadis à une comédienne célèbre : Où ? Quand ? Combien ?… On assure qu’il faut chercher du côté de la rue de la Paix. »

Exaspérée, Louise jeta les journaux à terre, les foula aux pieds. Mais, regardant les bandes, elle s’aperçut que toutes portaient la même écriture et qu’elle la reconnaissait.

Au début de sa liaison avec Lenoël, plusieurs lettres de cette main féminine, pleines de haine et de menaces, lui étaient parvenues. Et elle avait été certaine que ni le dépit théâtral de madame Alice Cointel ni les extravagances puériles de madame de Couza ne se seraient exprimées avec cette âpreté furieuse et vengeresse. Elle avait soupçonné une autre femme, obligée sans doute à se dérober dans l’ombre, d’où elle lançait ses traits empoisonnés.

Elle se rappela aussi un propos de Lenoël qui l’avait frappée :

— Les anciens — avait-il dit — étaient de grands symbolistes ; ils ont inventé les femmes à chevelures de serpents.

Et, comme il n’avait rien ajouté, elle supposa qu’il ne pouvait nommer celle qui lui inspirait cette réflexion…

Félicité rentra, s’efforçant de paraître paisible, mais elle avait été au supplice toute la journée, et son visage gardait la trace de son long effort de courage.

— Le magasin a été parfait, — dit-elle ; — toutes ces demoiselles t’ont défendue avec ardeur. Les clientes, c’est autre chose : quelles rosses ! Leur indignation, j’aurais su dans bien des cas la calmer ; cela ne m’eût pas été difficile, tu peux m’en croire. Madame Block s’en est chargée, d’ailleurs, supérieurement. « Monsieur Silveira a commis une infamie, — a-t-elle dit, — mais la vérité se découvrira bientôt. Hier, au Salon, on désignait déjà celle qui a posé cette nymphe dont le visage seul est emprunté à la pauvre Louise… » Et ces paroles en ont fait rougir ou blêmir plus d’une. D’autres étaient stupéfaites ; d’autres souriaient. Ç’a été un défilé sans fin. Il est même venu des hommes qui te cherchaient du regard, curieux et sournois.

Cet incident parisien fut pendant plusieurs jours l’amusement pervers et frivole des âmes désœuvrées. Et cette société, assurément la plus polie et la moins hypocrite qui soit, trouva son divertissement habituel à cette infraction aux lois de pudeur et d’honneur, lentement établies durant des siècles sans nombre, au-dessus des instincts asservis et domptés…

Louise reçut encore beaucoup de journaux et de lettres. Ils étaient remplis d’hommages, d’injures, de déclarations d’amour et d’offres d’argent. Sur une enveloppe elle lut cet en-tête : Folies-Capucines. Elle la déchira : on lui proposait un engagement pour la saison prochaine, à des conditions magnifiques. Elle n’aurait qu’à se montrer dans le personnage de Vénus, une Vénus — « art nouveau » — ornée de perles, de coquillages, de coraux et d’algues, et qui sortirait des flots (de l’eau véritable). Au « deux », Vénus devenait cocotte : les toilettes, somptueuses, seraient fournies par l’administration. Il y aurait dans cet acte un pas de danse à exécuter dans le décor du Moulin-Rouge. Au « trois », Vénus est amoureuse d’un officier français, elle se fait religieuse ambulancière, le suit au Tonkin. Il est blessé, elle le soigne, l’arrache à la mort. Au dernier acte, apothéose : Vénus, en cantinière, enveloppée du drapeau français, chante la Marseillaise avec chœur. « Si nous donnons tous ces détails, — disait en terminant le directeur, — c’est sur la prière de l’auteur du scénario. Il espère que vous serez séduite par sa nouveauté et son intérêt comme nous l’avons été nous-mêmes. »

Louise se prit le front dans les mains, se demandant si elle perdait la raison, ou si c’étaient les autres, tous acharnés à l’assaillir, à l’entraîner en quelque ronde éperdue…

Les choses peu à peu se calmèrent, mais, un soir, revenant du magasin, Félicité dit à Louise :

Nous avons causé de toi, madame Block et moi : nous pensons que tu ferais bien de t’absenter quelques semaines. Va assister au mariage de ta sœur, comme tu le lui as promis.

L’idée de s’en aller là-bas « être de noce », comme on dit dans le Bordelais, remplit Louise d’effroi. Oui, certes, elle avait promis. Mais c’était au temps des jours heureux, alors que tout lui souriait, lui était facile. Maintenant elle n’aurait plus le cœur à se mêler aux fêtes de famille. Et puis elle redoutait que le petit bureau de poste local ne s’encombrât de journaux où des notes encadrées l’insulteraient.

Elle répondit à sa tante qu’elle irait plutôt en Angleterre, où l’invitait depuis plus d’un an une certaine Georgette, mariée là-bas, et qu’elle avait connue au magasin.

Mais, au fond, elle ne songeait qu’au moyen de disparaître tout à fait.

Il arriva encore quelques lettres, et plusieurs feuilles illustrées qui la représentaient en des poses ridicules ou obscènes. En première page d’un journal, elle lut : « Le tableau sensationnel du Salon, la Nymphe de Silveira, a été acquis le jour même de l’ouverture. L’acheteur serait le comte Kowieski, ce riche boyard dont les collections sont célèbres. Le chef-d’œuvre du peintre vénitien irait donc orner en Russie un des châteaux où ce grand seigneur entasse des trésors d’art. »

« Tant mieux ! — se dit Louise ; — du moins ne restera-t-il pas en France. »

Mais le nom aussitôt la fit souvenir de cette comtesse Kowieska, si belle et follement élégante, qui venait au magasin. Depuis l’été, on ne l’avait pas revue, et maintenant Louise se rappela le propos d’une de ces demoiselles :

— Vous savez, la comtesse Kowieska a lâché son mari pour s’en aller avec un ténor… Il n’y a que les femmes du monde pour être aussi bêtes. Nous autres, nous sommes fixées sur ce qu’ils valent, ces beaux grimés !…


XXIX


Depuis près d’une semaine, Louise se tenait enfermée. Du haut de son balcon, elle apercevait la masse sombre des arbres, les lignes des rues et des avenues, et de cette ville immense étendue à ses pieds elle croyait entendre des insultes monter jusqu’à sa pauvre chambre. Elle, qui avait été la fête des yeux, se sentait maintenant en butte au mépris, et cette pensée l’accablait, s’ajoutait à l’autre douleur, plus âpre et poignante, qui déjà lui paraissait insupportable.

Le soir, elle se résolut à sortir. Elle s’en irait par les quartiers populeux jusqu’aux berges où la Seine traverse de lointains faubourgs. Le miroir familier de l’eau, en qui depuis sa petite enfance elle regardait se pencher et trembler la forme des choses, elle s’y pencherait à son tour. Et alors elle verrait. Cette rivière toute claire et luisante, pleine de reflets bleus et de nuages blancs épars comme des vols de colombes, elle y glisserait volontiers avec le fardeau de sa misère.

Par des rues que ne fréquentent pas les équipages, elle atteignit le quai de Passy, et suivit le pavé qui borde le fleuve. L’eau filait rapide, accrue par les pluies d’avril, et la force du courant fatiguait les péniches amarrées à la rive. Au-dessus des pyramides de pierres et de sable, des piles de bois, des sacs de charbon, les grues avançaient leurs becs de fer. Et cet endroit voué aux durs labeurs gardait sous l’éclat riant de la saison un aspect farouche.

Louise eut un frisson d’horreur… Non, jamais elle n’entrerait dans ces flots souillés et grondants. Elle se figura son corps battant les pontons, heurté au passage par les bateaux-mouches, repêché par les mariniers, et venant échouer tout sanglant sur la berge, près des marchandises déchargées.

D’épouvante, elle s’enfuit.

Elle courut jusqu’à la montée du Trocadéro, se laissa tomber sur un banc, parmi les allées en labyrinthe qui s’emmêlent sur la colline.

Et elle songea à ce qu’elle allait devenir. Le courage de mourir et le courage de vivre lui manquaient également.

Une femme prit place à côté d’elle. Sordidement vêtue, elle avait un aspect de lassitude, un visage ravagé. Derrière elle, les grandes statues dorées, de style Louis XIV, couchées autour d’un bassin de marbre, lui faisaient un fond de splendeur.

Louise l’observait, surprise, émue, envieuse presque de voir un être porter si simplement sa détresse. Et de rester si inconsciente de son abjection, de ne pas savoir qu’elle faisait sous la belle lumière une tache sinistre, Louise l’admirait : « De nous deux, — jugeait-elle, — c’est moi la plus à plaindre, car, si elle souffre, c’est de froid ou de faim, et ces maux sont réparables, tandis que moi, je souffre de ne plus connaître cette douceur d’être aimée qui m’était délicieuse, et je me désole parce que je suis à tous un objet de blâme et de raillerie. Ce sont des douleurs que, sans doute, cette pauvresse ne comprendrait pas : elle doit avoir une idée peu compliquée des épreuves auxquelles une femme est soumise. »

— Pourriez-vous me dire l’heure qu’il est ?

Au moment où la pauvre créature prononça ces mots, une toux violente la secoua, lui déchira la poitrine.

— Êtes-vous malade ? — fît Louise avec intérêt.

Et dans sa poche elle chercha son porte-monnaie.

— C’est rien, — fit la femme, — c’est la fin d’une mauvaise bronchite. Voilà deux mois que j’ai quitté l’hôpital.

— Et maintenant — dit Louise — que faites-vous ?

— Autant dire rien : je ne suis plus forte à l’ouvrage. Je raccommode, je rapièce pour les mariniers, ceux qui n’ont pas de femme. J’habite par là, du côté de la rivière.

Et du doigt elle désignait le quai de déchargement, d’où Louise s’était échappée.

Elle recommença :

— Pourriez-vous me dire l’heure, s’il vous plaît ? Mon homme m’attend en bas, au ponton de l’Alma. Il travaille à Bercy.

Louise la contemplait avec étonnement : alors il y avait quelqu’un qui guettait cette miséreuse, un homme qui viendrait à elle ; elle n’était pas seule à plier sous le faix. Louise de nouveau l’envia. Puis, sortant un louis de sa bourse, elle le lui offrit.

La femme, qui s’était levée, s’arrêta, éblouie ; un éclair jaillit de ses yeux ternes. Et cet éclair, sous sa lueur fauve, faisait surgir en foule des rêves et des convoitises, — une boutique de « troquet » brillante de lumière, et le zinc et les verres de vin, et la pâle absinthe, et l’ivresse brutale et bienheureuse…

Louise gravit la côte, prit une avenue et s’en vint lentement, traînant cette vie qu’elle n’avait pas osé quitter.

Le jour finissait. Sous les feux du soleil couchant, la ville embrasée se montrait dans une gloire d’apothéose. Et les êtres se découpaient chétifs et dérisoires sur l’or et la pourpre somptueusement tendus à l’occident.

Presque en face de sa maison, elle traversa.

Un coupé stationnait devant la porte. Elle en remarqua la caisse peinte en imitation de jonc et elle se souvint de la voiture toute pareille dont se servait jadis Fernand Epstein. Un homme en descendit. Il était grand et pâle, avec des moustaches si claires qu’elles semblaient blanches, et sa mise avait cette élégance négligée que l’on voit aux gens riches. Il fit quelques pas, s’avança tout contre elle, et la regarda avec une attention minutieuse.

Elle, inquiète, se disait :

« Qu’y a-t-il, que va-t-il arriver encore ?… »

Mais rien n’arriva. La jeune fille entendit ce personnage remonter en voiture, refermer la portière et s’éloigner.

Elle s’enfonça sous la voûte de la porte cochère. Dehors, les dernières flammes teignaient d’orange les pierres de la façade et, dans l’ombre où elle pénétra, elle sentit tout à coup la fraîcheur, la nuit d’un caveau. Et cette impression lui fut bienfaisante…

Le lendemain matin, Rosalie présentait une carte :. « William Smith, Esquire. »

— Ce monsieur dit que mademoiselle le connaît et le recevra.

Car, depuis peu, il venait sans cesse des gens que l’on avait tous éconduits. ;

William Smith, Louise se le rappelait bien, c’était le secrétaire du comte Kowieski. Peut-être lui dirait-il que la Nymphe partait pour l’étranger. Elle le fit introduire.

William Smith, Esquire, avait des yeux de jais, les cheveux noir bleu, et le teint bronze de l’extrême Midi. Mais sa raideur, sa tenue irréprochable le proclamaient britannique incontestablement. Il salua d’un geste rapide, en homme d’affaires, et dit :

— J’espère vous êtes bien.

Puis, s’étant assis :

— Voulez-vous venir en Russie ?

— En Russie ! — fit Louise, saisie, comme si déjà lui fussent apparus les glaces du pôle et les ours blancs.

— Précisément !… Ne tremblez pas. Le comte Kowieski a acheté le tableau de Silveira qui vous représente.

— Qui représente ma figure ! — interrompit Louise indignée, — car pour le reste…

— Oh ! je sais, vous êtes très correcte, très comme il faut : je vous connais depuis longtemps… Mais écoutez : le comte a voulu vous voir, et, comme vous n’êtes pas sortie durant plusieurs jours, hier seulement il vous a aperçue. Il m’a chargé d’un message pour vous. Voulez-vous venir faire les honneurs de son château de Ma Folie, en Podolie ? C’est une très splendide demeure. Le comte n’y est pas retourné depuis le départ de la comtesse. Cette dame, vous l’avez appris, sans doute, a eu une conduite très incorrecte, étant partie avec un chanteur… Depuis lors, le comte, cruellement mortifié, est tombé dans un état de grande dépression.

» Mais la surveillance de ses immenses propriétés est devenue nécessaire et il est parti, ce matin, pour un temps qu’il ne peut encore fixer exactement.

» Le comte est un homme paisible et mélancolique ; il a peu de volonté et beaucoup de magnificence.

» Je ne vous parle pas de sa générosité, car, je sais, vous n’êtes pas occupée de votre intérêt, mais je vous dirai qu’en allant là-bas vous ferez une action digne d’une personne de cœur. La société d’une femme distinguée et aimable sera certainement utile pour le tirer de cette tristesse où il est plongé. Et comme sur le tableau votre figure lui plaisait excessivement, je viens, connaissant vos qualités, m’adresser à vous.

De quelque façon que l’on considérât le dessein de William Smith, il ne différait pas beaucoup de celui de Jéhovah, qui, pour qu’Adam n’errât pas solitaire parmi les délices du jardin d’Éden, résolut de lui donner une compagne. Et peut-être Smith, l’avait-il puisé dans sa Bible de poche, qu’il lisait chaque jour.

Il ajouta :

— Vous ferez ce que vous voudrez, et serez en tout votre maîtresse. Vous n’avez rien à craindre de cet homme doux et nonchalant, et comme, je suis sûr, vous êtes bonne, la pensée de le consoler vous sera agréable.

Doué de finesse, William Smith avait certainement choisi tout de suite les arguments les meilleurs pour toucher la pauvre Louise. D’ailleurs il était honnête et parfaitement sincère. Il administrait avec une entière loyauté cette fortune rurale et industrielle, d’une gestion difficile et compliquée, s’attribuant à lui-même des émoluments proportionnés à son zèle, qui était considérable.

Le neuvième des douze enfants du Révérend Walter Smith, pasteur à Gibraltar, il avait été engagé tout jeune par le syndicat des Hôtels Internationaux, ces carrefours du monde, où, de Sidney à Singapour et à Monte-Carlo l’humanité mange les mêmes grillades et les mêmes pickles, dans un décor somptueux, banal, — et monotone à l’égal de ce paradis dont elle ne tenta jamais au cours des siècles de varier le rêve.

Ce fut durant une saison à Rome qu’il rencontra le comte Kowieski. La vigilance, la fermeté, l’incorruptibilité, qu’il montrait dans ses fonctions de directeur-gérant, émurent d’admiration le grand seigneur venu de ces régions boréales où la fraude et l’improbité se glissent sous les façons serviles, où la neige semble s’étendre pour tout étouffer et amortir. Le comte Kowieski, rencontrant un employé scrupuleux, n’en put croire ses yeux. Il fit tout pour se l’attacher et finalement y parvint. William Smith devint son secrétaire, et le comte put vivre désormais, à sa guise, dans l’apathie, la langueur et la négligence de tout…

Louise, muette, attentive, agitée, avait écouté William Smith. Et, tandis qu’il parlait, elle voyait, dans l’infini des steppes mornes se dresser avec ses hautes tours crénelées un château semblable aux burgs du Rhin.

Sans doute, elle avait songé à disparaître, mais, tout à coup, la pensée d’abandonner Paris, la ville riante et fleurie, pour s’en aller en des pays sauvages, la remplissait d’effroi.

Et cependant, ce qui s’offrait à elle, c’était bien la réalisation inattendue et singulière de son secret désir. Elle échappait ainsi à ses persécuteurs, rendait impuissantes leurs attaques ; et, ce qui la touchait bien plus, elle mettait entre elle et celui qui l’avait quittée un abîme devant lequel il resterait dérouté. Elle se figurait sa surprise et sa douleur et elle s’en réjouissait. Ce serait sa seule vengeance. Car elle savait bien que de loin il la suivait toujours avec un souci passionné. Les lettres venues de Madère et demeurées sans réponse, les questions à Robert, l’attestaient suffisamment. Et, dès lors, il la chercherait en vain à travers la terre immense.

Toutes ces idées, tumultueusement, passaient en elle, la jetaient dans un grand trouble.

— Monsieur, — dit-elle enfin, — j’ai traversé de cruelles épreuves, et mon courage n’est pas toujours aussi fort que ma misère. Depuis quelque temps, je vous l’avoue, je désirais, pour sortir de ma vie, m’en aller n’importe où, et voici que maintenant votre projet me glace de crainte.

— Il ne faut pas, — dit Smith ; — ce n’est pas raisonnable. Je vous invite à venir dans un pays charmant, où le climat est délicieux. C’est le jardin de la Russie, plein d’arbres fruitiers et de fleurs. Le château, bâti au xviiie siècle par un architecte français, est un vrai palais. Vous y serez très heureuse… Vous autres Françaises, vous avez peur de tout ! Réfléchissez. Dans cinq jours, vous me direz votre réponse. D’ici là, je vais à Gibraltar.

Cette visite laissa Louise plus calme. Elle n’arrêtait rien encore, mais du moins elle se découvrait une issue, un moyen de fuir autrement que par un coup de désespoir.

Espérant un peu de paix parmi les morts, elle s’en alla au cimetière Montmartre ; comme elle franchissait la grille, madame de Couza, avec une amie, descendait de voiture. Louise n’eut que le temps de se dérober derrière une chapelle.

Alors elle ne bougea plus de chez elle. Par sa fenêtre entrait l’azur profond du ciel, l’aveuglant et la blessant.

Auprès de sa tante, non plus, elle ne trouvait nul réconfort. Lorsque celle-ci rentrait du magasin, Louise cherchait sur le visage de Félicité la trace des affronts subis à cause d’elle. Et, comme chacune croyait avoir causé le malheur de l’autre, elles s’entraînaient mutuellement dans une tristesse sans fond. Elles ne savaient plus que se dire, et le silence devenait entre elles pénible comme des reproches.

Et Louise pensait :

« Monsieur Toussard va revenir ; elle se consolera. Mais, s’il me trouve là, je serai entre eux un sujet de malaise, de dissentiments et de chagrins. »

Enfin, le cinquième jour, celui qui devait ramener Smith, arriva… Émue et tremblante, Louise pourtant n’hésitait plus. Une nouvelle circonstance vint fortifier encore sa résolution. Par le premier courrier, elle eut une lettre de Robert, datée de la veille. Retenu dans son pays par une indisposition grave de sa mère, il ne faisait que d’arriver à Paris et apprenait tout. Et il n’avait plus désormais qu’un désir : relever l’offense mortelle faite à Louise, châtier le misérable. Il serait chez elle vers le soir ; il la conjurait de lui permettre de la venger.

Ce duel, la jeune fille sentit qu’elle devait l’empêcher à tout prix : traître et spadassin, l’indigne Silveira devait connaître des bottes qui abattent l’adversaire sûrement. Dans une vision qui la fit frémir, Robert lui apparut blessé, saignant, mourant. Et elle se figura aussi la vieille mère, là-bas, la paysanne provençale recevant la nouvelle qu’à Paris on lui avait tué son fils. Sans perdre un instant, Louise écrivit à Robert :

Mon ami, votre lettre me touche infiniment, mais je vous défends de vous battre. Je pars, je m’en vais pour longtemps. Conservez-moi un souvenir affectueux, et soyez sûr que le votre me restera toujours cher.

À dix heures, Smith sonna. Quoiqu’elle l’attendit, Louise, en le voyant, fut effrayée : il lui sembla que c’était le destin qui entrait chez elle.

Il la salua, puis il dit :

— C’est bien. Je vois, c’est décidé. Je pars ce soir. Vous aussi.

— Ce soir ! — fit-elle, consternée.

— Oh ! ne soyez pas en peine, je me charge de tout. N’emportez pas de bagages, ce sera plus commode pour vous. Je préparerai ce qu’il faudra. Je vais envoyer un tailleur, une lingère, une couturière prendre vos mesures… Mais, écoutez, votre femme de chambre ne vous accompagnera-t-elle pas ?

— Oh ! non, — fît Louise, — je ne veux avec moi personne de Paris.

— Fort bien. Nous en trouverons une à Vienne… C’est entendu, alors. À six heures, à l’Hôtel Bristol…

Quand elle fut seule, elle s’abandonna à son chagrin, sanglota, blottie dans les coussins du divan ; et Fairy, la petite chienne, à côté d’elle, se mit à gémir aussi.

Louise l’embrassant, lui dit :

— Toi, tu viendras avec moi là-bas, dans l’inconnu.

Et, tandis qu’elle lui parlait, l’idée la frappa que ce petit être serait bientôt tout ce qui lui resterait de son passé, et que dans ses yeux, cachés sous les soies épaisses, elle chercherait sans doute les reflets des images qui s’y étaient formées.

De la visite de Smith, de ce qu’il lui proposait, Louise s’était gardée de rien dire à sa tante, dont elle devinait la désapprobation indignée. Toujours, Félicité avait craint le scandale, s’appliquant à sauver les apparences, tandis que Louise, ainsi qu’en avait bien jugé Toussard, était une imprudente, une romanesque. Et, quoique nulle ambition ne l’entraînât vers un sort dont elle pressentait la mélancolie, ce coup de tête, sans qu’elle s’en doutât peut-être, devait la compromettre irrémédiablement.

Le courage lui manquait d’affronter une explication et de déchirants adieux : elle avait résolu d’écrire à sa tante.

La suppliant de lui pardonner cette fuite, qui en ce moment lui semblait la seule délivrance possible, elle ajoutait :

Ne vous inquiétez pas ; je vous donnerai bientôt de mes nouvelles et vous expliquerai tout. Aujourd’hui je n’en puis écrire davantage. Dites à monsieur Toussard que je songerai toujours à lui avec amitié, avec amertume aussi, car il m’avait tout prédit. Faites pour mes parents comme d’habitude et prenez soin des deux pastels qui sont dans mon petit salon.

Votre malheureuse

louise.

Ayant achevé sa lettre au milieu d’abondantes larmes, elle vint s’accouder au balcon. La ville se répandait au loin, à l’infini, et soudain toutes ces choses, qu’elle aimait, fuyaient, lui échappaient. L’âme de cette ville ne lui était plus de rien, lui devenait aussi étrangère que si tout à coup s’étendait devant elle Ninive ressuscitée.

Son petit sac à la main, Fairy sous le bras, elle monta en voiture.

Sans plus songer, elle s’en allait au hasard, épave emportée sur des flots rapides, et autour d’elle tout semblait mouvant, brisé, comme des objets réfléchis dans une eau courante.

Pourtant, à la rencontre de la rue d’Offémont, elle se pencha hors du fiacre, regarda la maison si connue sur laquelle se dressait la cime verte des arbres. De tant d’heures qu’elle y avait vécues, il ne restait plus en elle qu’une image douloureuse, une flamme éteinte dont la fumée lentement se dissipait.

Hôtel Bristol, à travers un long couloir, on la conduisit dans un grand salon. Là, au-dessus d’une avalanche de chiffons jetés à terre, sur les meubles, parmi les malles béantes, William Smith apparut : il avait l’air de régner sur ce tumulte, de démêler le prodigieux fouillis de mousselines, de gazes, de soieries, jupes, peignoirs, mantelets, aux couleurs tendres d’aurore ou d’azur, garnis de dentelles ou de fleurs, atours de quelque bergère d’une pastorale de Florian. Et, plus loin, les lingeries blanches, rangées en piles, avec les nœuds roses ou bleus qui les attachaient, figuraient les moutons accroupis et dociles de quelque fabuleuse bergerie. Et Smith lui-même était transformé. De la voix et du geste, il animait des hordes de serviteurs, d’emballeurs, de demoiselles de magasin. Sous la froideur anglaise, le sang d’Espagne éclatait, dans son œil, dans sa cravate rouge comme les grenades d’Andalousie.

Mais, en voyant Louise, il se retrouva gentleman correct, William Smith, Esquire.

— Nous faisons les paquets, — dit-il ; — beaucoup d’objets manquent, les robes seront expédiées là-bas. J’attends les chapeaux. Je les ai pris chez Block, comme pour la comtesse…

» Voici, — ajouta-t-il en désignant une jupe et une redingote, — qui sera convenable pour la route. À Vienne, demain soir, vous pourrez mettre un autre costume. Je m’entends en toilette : la comtesse me chargeait de beaucoup d’achats… Et voilà — dit-il avec quelque orgueil — le sac de voyage : je suppose, vous en serez contente.

Sous une housse en drap mastic il découvrit un immense nécessaire de maroquin fauve garni d’innombrables flacons aux bouchons de vermeil.

— Vous trouverez comme parfumerie et eaux de toilette les meilleures marques… Dans cette bouteille, c’est le cognac, si vous en désirez… Et voici un livre de messe, puisque naturellement vous êtes romaine catholique.

Puis, tout à coup, il se frappa le front :

— Ah ! c’est le petit chien que j’ai oublié… Vite, garçon, courez au Bazar du Voyage et rapportez un panier.

Et ainsi arriva-t-il que Fairy, griffon d’Écosse, partit pour la Russie dans un panier d’osier.


XXX


William Smith poussa la porte-fenêtre qui ouvrait sur le balcon, et le jardin à la française déroula au loin ses plates-bandes et ses massifs, où, parmi les fleurs, brillaient les statues et les bassins de marbre.

Le château aussi était de style français, datait de cette époque où le goût de France régnait sur le monde. Du côté de la cour d’honneur, une grille en demi-cercle aboutissait au portail, — œuvre achevée de cette ferronnerie qui eut sous Louis XV une si élégante floraison. — La façade principale donnait sur les parterres et les allées. Son entablement reposait sur des colonnes aux chapiteaux ioniques ; une balustrade à l’italienne la couronnait, ornée de groupes d’enfants et de trophées.

Devant cette demeure somptueuse et charmante, sorte de Trianon égaré en ces solitudes, on se prenait à songer à l’architecte venu de nos pays, cent cinquante ans auparavant, avec ses dessins et ses épures. Et l’on se demandait par quel sortilège il avait fait jaillir de ces terres sauvages cet aimable palais.

— Cela ressemble à Versailles, — dit Smith.

— Versailles ! — fit Louise.

Et ce nom, qu’elle répéta machinalement, lui donna tout à coup le sentiment prodigieux de la distance : telle une pierre tombant dans un abîme et dont le son ne remonte pas.

Versailles !… Elle revoyait le château, la petite chambre… Puis, très nettement, elle crut entendre ces mots dits par Lenoël : « On ne vit pas du passé. »

Sur les massifs et les marbres, le jour déclinant jetait des roses.

William Smith ajouta :

— Vous n’occuperez cet appartement que juste le temps de réparer celui de la comtesse. Le comte désire que vous l’habitiez afin que ne reste aucune trace de celle qui l’a déserté. Le château est plein de meubles anciens et très beaux. Un aïeul du comte les a achetés en France durant la grande Révolution. Des tapissiers viendront de Komenetz et tout sera prêt bientôt.

El il la quitta en disant que le comte rentrerait vers huit heures et qu’on dînerait un peu tard, en demi-toilette.

Depuis qu’elle voyageait, tant de paysages, tant de villes avaient fui sous son regard lassé, que Louise se croyait toujours emportée dans l’espace. À Vienne, elle s’était arrêtée un jour pour choisir la femme de chambre qu’elle n’avait pas voulu emmener de Paris, et elle avait engagé Magda, cette jolie brune aux épais cheveux frisés dont, en cet instant, s’agitait la vague silhouette, inconsistante comme le reste. Seule Fairy gardait sa réalité, parmi toutes ces apparences. Inquiète, désemparée, la petite chienne tendait le nez vers les senteurs inconnues, appliquant et haussant sa sagesse à cette nouvelle et démesurée conception de l’univers qui lui était révélée.

Louise la prit sur ses genoux et lui parla. Maintenant, d’ailleurs, à qui aurait-elle parlé ?

— Nous sommes aux confins de la terre, — lui dit-elle, — je ne sais plus bien pourquoi, et voici que toutes les deux nous avons très peur. Qu’en penses-tu, ma pauvre Fairy ?

Fairy eut un grognement léger qui semblait un blâme, puis, abaissant la tête entre ses pattes, elle s’endormit. Et Louise, à travers la fatigue qui lui faisait si incertains les contours des choses, continua de réfléchir.

Oui, pourquoi était-elle venue ? Car, de tout ce qui l’avait tant fait souffrir, rien ne se montrait plus à elle distinctement. Dans le crépuscule qui descendait, le passé, le présent se diluaient. Une forme cependant, confuse comme les autres, se levait et venait à elle : c’était le comte Kowieski. Qu’était-il, cet homme qu’elle avait entrevu à peine, dans une avenue que dorait le soleil couchant ? Elle se le rappelait long et frêle, avec des moustaches d’un blond si pâle qu’elles semblaient blanches. Il n’avait pas l’air méchant, mais si étrange et spectral qu’il l’effrayait.

Tandis que le froid peu à peu se glissait ou elle, la chaleur de sa petite chienne lui était douce.

Une voix rompit le silence :

— J’ai déballé toutes les robes, — disait la femme de chambre. — Madame choisira celle qu’elle veut mettre.

On l’appelait « madame » maintenant, « madame de Kérouall ». Cela s’était fait sans qu’elle s’en aperçût : l’impeccable Smith avait tout réglé. Mais ce que cette désignation apportait dans sa vie de nouveau et de définitif, elle n’en pouvait guère douter.

Parmi les chiffons et les parures étalés, Magda se mouvait, accorte et vive. Elle savait les manier avec le respect, le souci et la tendresse que l’on doit à ces choses augustes. Agréable de sa personne elle était de plus, « une perle », coiffant en perfection et ayant appris la couture et le français à Vienne chez une grande couturière de Paris.

Louise désigna au hasard un fourreau de dentelle doublé de soie. Tandis qu’on l’habillait, elle se sentait tremblante, prête à défaillir. La toilette achevée, la femme de chambre piqua une rose au corsage de sa maîtresse, toute blanche et fluide, et mortellement pâle sous l’or de ses cheveux, avec sa fleur sanglante au côté.

On frappa. Smith parut :

— Voici le comte. Peut-il vous saluer.

Par la porte demeurée ouverte, le comte entra.

Il était grand, légèrement voûté ; comme ébloui par la clarté, il fermait à demi les paupières. Il s’approcha, presque avec crainte, et cette allure était singulière et faite pour surprendre chez ce puissant seigneur.

Il regarda la jeune fille longtemps, puis il dit :

— Vous êtes belle. Je vous remercie d’être venue.

Et, s’inclinant non sans grâce, il lui baisa la main. Puis, assis en face d’elle, il continua :

— Je vous remercie, mais sans doute vous ne saviez pas ce que vous faisiez et vous ne voudrez pas rester ici : c’est trop solitaire et trop maussade pour vous, qui êtes habituée à Paris, cette ville joyeuse. Moi, j’aime ce pays où l’on est comme perdu.

Louise l’écoutait, envahie d’une tristesse qui se dégageait de lui et de tout l’inconnu qui l’entourait, de ces jardins, de ces forêts qu’enveloppait la nuit.

— Ce qui me touche le plus en vous, — dit-il, — c’est l’infini qui est dans vos yeux. Je n’en ai vu de pareils à aucune Française… Elles ont des yeux rieurs et spirituels qui reflètent la vie, mais les vôtres emportent au delà de tout… De quelle partie de la France êtes-vous ?

— Mon père est Breton, — fit Louise, — et je lui ressemble.

— Ah ! oui, je comprends : — toute la mer est dans votre regard… la mer et le ciel aussi.

Puis il ne dit plus rien, s’absorba dans une rêverie profonde. Une sonnerie brusquement l’en arracha.

— Il n’y aura qu’un coup de cloche ce soir, — dit-il, — à cause de l’heure tardive. Je suis allé très loin aujourd’hui visiter des fermiers. Il y a si longtemps que je négligeais tout !

Côte à côte, ils descendirent. L’escalier était de marbre blanc à rampe très large. Des enfants ailés, toute une bande d’amours, décoration conçue en une époque galante, se jouaient sur cette rampe, couchés, assis ou prêts à s’envoler, tandis que passaient ce gentilhomme mélancolique et cette jeune fille craintive qui n’étaient point de ce temps-là.

La salle à manger, revêtue de brèche d’Alep, se divisait en panneaux entre lesquels des colonnes engagées s’ornaient aux chapiteaux de ciselures de bronze. Un surtout d’argent, œuvre de Germain, était posé sur la table, autour de laquelle des laquais à la livrée bleu et orange des Kowieski étaient rangés.

Le comte plaça Louise vis-à-vis de lui. Fine et fière, elle s’harmonisait avec cette demeure aux airs de palais. Il la considérait, et un sourire singulier, rapide, traversa son visage morne. Il lui plaisait qu’elle fût là, au lieu de l’autre, de celle qui maintenant sans doute courait les grands chemins, s’avilissait aux grossiers contacts… Cette vengeance convenait à ce méditatif, dont les bonheurs et les peines étaient silencieux et secrets, et il jouissait âprement d’asseoir, à l’endroit où jadis l’altière comtesse trônait dans son orgueil et son ennui, cette petite fille de rien, cueillie sur une avenue de Paris.

Le service se faisait avec une gravité solennelle. Le comte ne parlait pas et ce repas était imposant comme la célébration d’un rite.

— Vous ne touchez à rien, — dit-il tout à coup. — Cependant la cuisine ici est française : mon chef vient du Café Anglais.

Louise répondit que la fatigue l’empêchait de prendre la moindre chose. Il insista pour qu’elle goûtât au moins d’un plat et acceptât quelques fruits, qui étaient très beaux.

Ce qui, plus que la fatigue, la tenait immobile et effarée, c’était la stupeur d’être là, et l’impression, que tout, autour d’elle, était illusion et mirage, que ce château, ces serviteurs, le comte lui-même allaient s’abîmer et disparaître.

Le dîner achevé, ils se rendirent dans un salon, lambrissé de blanc et tendu de tapisseries qui représentaient l’histoire de Psyché. Il était garni de meubles de l’époque Louis XVI, consoles et bahuts d’un prix inestimable et ressemblant à ceux dont la richesse excessive fut reprochée à la reine de France.

Comme la jeune fille les admirait, le comte dit qu’ils provenaient de cette vente qui eut lieu, durant plus d’une année, sur la place du château, à Versailles, et au cours de laquelle tous les meubles royaux furent mis à l’encan et dispersés.

— Ceci, — dit-il en désignant un pupitre où s’encastraient des plaques de Sèvres, — c’est la liseuse dont se servit la reine Marie-Antoinette.

Ils s’approchèrent de la cheminée, où, malgré la saison, le feu brûlait et s’assirent en face l’un de l’autre.

— J’aime tant le feu que j’en fais allumer presque tout l’été. Depuis mon enfance, je n’ai jamais pu me réchauffer tout à fait. À travers mes souvenirs les plus lointains, c’est un vent glacé qui souffle et me transit. Jusqu’à l’âge de vingt ans, je passais une partie de l’année dans le nord de la Russie, et toute cette époque de ma vie est comme pénétrée de froid… Chez vous, la température est douce.

— Nous avons aussi des froids et de la neige, — répondit-elle, — mais qui ne durent pas. Je me rappelle qu’au mariage d’une amie les voitures et les chevaux étaient couverts de flocons blancs. Nous trouvions cela très joli et même un peu féerique.

Il la regarda longtemps avec sympathie.

— Vous aussi, — dit-il, — vous mettez un peu de joie en moi. J’en ai eu si peu dans la vie ! Mon père était un homme très dur, devant qui je tremblais, et ma mère n’aimait que mon frère aîné. Lui et moi, nous fûmes projetés, un jour, hors du traîneau, sur la Néva gelée. Mon frère se tua ; moi, je demeurai d’abord presque stupide, et ma mère ne voulut plus me voir, ne pardonnant pas que ce fût moi qui eusse survécu. Depuis lors, nul être ne m’a jamais témoigné quelque sollicitude, excepté Smith, mon secrétaire.

Louise écoutait cette voix lasse exhalant sa plainte au milieu de la profusion des richesses, de tout l’appareil de l’immense fortune. Ensuite le comte tisonna nerveusement. Tout à coup, se levant, il marcha jusqu’au fond du salon, puis revint :

— Et vous n’ignorez pas, personne n’ignore comment j’ai été quitté.

— Moi aussi, je l’ai été ! — fit Louise tristement.

— Vous ! — dit-il, surpris, — vous !… D’ailleurs, que vous importe ? Vous aurez à vos pieds ceux que vous voudrez… Mais laissons ces sujets, ou bien, dès le premier soir, je vais vous ennuyer tellement que vous voudrez partir… Dites-moi, savez-vous jouer aux échecs ?

Elle ne savait pas. Tout de suite il voulut lui donner une leçon. Il prépara lui-même la table et l’échiquier, disposa les pièces, et se mit à lui expliquer les règles du jeu. Elle suivait, attentive, comprenant vite. Lui soudain s’était animé. Penché sur le damier, il réglait avec soin la place des combattants. Cet homme, que toute action effrayait, se complaisait à la lutte idéale de ces figures d’ivoire, et les combinaisons mathématiques de l’échiquier lui valaient des plaisirs abstraits, où toute son ardeur était intéressée, où se dérivait un instant son inguérissable mélancolie.

— Aujourd’hui, — dit-il, — ce sont des semblants de jeux, comme les manœuvres qu’on fait faire aux soldats pour les instruire. Mais, si vous m’écoutez, vous deviendrez une grande joueuse d’échecs.

En des simulacres de parties elle gagnait et perdait tour à tour. Vers onze heures, il eut pitié d’elle, lui dit qu’elle ferait bien de se retirer. Près de la porte, il lui baisa la main.

— Merci encore, — dit-il, — merci d’être venue. Depuis que vous êtes là, il me semble que l’air est rempli de fleurs, de parfums, de musique… Ne repartez pas tout de suite !

Précédée de deux laquais tenant des flambeaux, Louise gravit l’escalier où, sur la rampe, se dispersait une bande d’amours.


XXXI


Louise était arrivée depuis près d’une semaine, et le comte Kowieski la traitait avec une grâce courtoise et attendrie. Il avait secoué un peu son apathie, ne demeurait plus des journées entières à fumer, dans la pénombre, des cigarettes mélangées d’opium. Et vraiment quelque joie était entrée avec elle dans ce château où elle passait claire et blonde et toute semblable aux déesses tissées sur les tapisseries. Car, ainsi que l’observait jadis Jacques Lenoël, sa beauté était allégorique.

Le comte l’avait promenée dans les salons sans nombre, lui faisant remarquer surtout les objets de provenance française ; puis ils s’étaient attardés dans la longue galerie consacrée aux portraits de famille. C’étaient d’abord les premiers comtes lithuaniens, farouches sous leurs armures ; ensuite, à partir du xviie siècle, les courtisans, les ministres, les ambassadeurs, vêtus somptueusement à l’imitation de la cour de Louis XIV. Des comtesses aux types russes, polonais ou allemands, avaient été peintes un peu hâtivement par des artistes venus d’Italie. Les comtes du xviie siècle portaient la poudre et l’habit brodé ; parmi eux, ce Stanislas Kowieski, grand capitaine, qui battit les armées russes, et, plus loin, le comte Jean, qui, ne résistant pas aux avances de l’impératrice Catherine, fut traître à sa patrie. Une comtesse Kowieska, très belle, avait, au commencement du xixe siècle, posé devant Madame Vigée-Lebrun. Enfin le comte s’arrêta, et, désignant deux portraits par Angely, le peintre viennois :

— Voici mon père et ma mère.

— Sont-ils morts tous deux ? — interrogea Louise.

— Non : ma mère vit encore. Elle avait divorcé et s’était remariée avec le prince Giustiniani. Elle habite Naples. Nous ne nous voyons plus.

Sans doute, cette dame aussi avait eu la nostalgie du soleil et s’était enfuie.

Après le parc, aux nobles avenues, aux massifs s’allongeant comme des tapis fleuris, ils avaient visité l’orangerie et les écuries, superbe construction où chaque stalle s’ornait d’une tête de cheval sculptée dans la pierre ; le centre formait un vaste manège.

— Si vous ne savez pas monter à cheval, mon piqueur, qui est un fameux écuyer, vous servira de professeur. Dans les écuries se trouvent plusieurs chevaux dressés pour dames… J’ai aimé le cheval. On est ravi dans l’espace, on s’oublie, on oublie tout… Il y a quelque temps que je n’ai fait d’équitation, mais avec vous je m’y remettrai volontiers…

Depuis lors Louise prenait des leçons. Elle n’avait aucune peur, montrait d’étonnantes dispositions, et Smith avait écrit à Vienne pour commander une amazone.

Des jours s’écoulèrent, limpides et monotones, où, sous l’azur du ciel, volaient les brises chargées des parfums âcres de la terre.

Le comte faisait avec Smith de longues courses à travers ses domaines. La vigne, le mûrier, le chanvre et le lin s’y cultivaient ; mais c’était du blé que les Kowieski tiraient des revenus considérables. Smith en avait organisé l’expédition par bateau sur le Bug et le Dniester jusqu’à Odessa, le marché européen des céréales.

Et Louise allait se promener avec Fairy, celle-ci désormais rassurée, puisque partout c’étaient des brins d’herbe, du sable, des cailloux et qu’au regard d’un chien la constitution du globe ne diffère pas visiblement d’un lieu à l’autre.

Au delà des plates-bandes, des allées en quinconces coupées çà et là de bassins, où dans l’eau verdie s’ouvraient des lis d’eau, elle atteignait la lisière des forêts. Elles étaient formées de chênes dont les masses puissantes s’étendaient au loin. Plongeant dans ces terres noires, toutes traversées du sel qui filtrait des soubassements glaciaires, ils y puisaient leur force abondante et magnifique. Le printemps, dans ces régions, se pare d’une pompe sauvage. Des touffes d’absinthe et d’immortelles jaunes jaillissaient du sol, et l’odeur des roseaux aromatiques se répandait dans l’air. Au fond, sur la gauche, s’élevaient les premières collines d’Ouratinsk, découpées çà et là en escarpements, et recouvertes de la sombre parure des bois.

Et, dans l’émoi persistant de sa nouvelle destinée, Louise ne reconnaissait plus son âme de jadis. Tout son passé, ses souvenirs, qui s’enchaînaient depuis sa petite enfance, lui devenaient comme étrangers depuis le moment où ce singulier Smith lui avait remis à Paris, sur le quai de la gare de l’Est, un billet pour des régions inconnues. Parfois elle en venait presque à se demander si cet homme n’était pas sorcier, s’il ne l’avait pas transportée dans la lune, dont les paysages argentés luisaient à l’horizon dans le ciel pâle.

Un jour, Louise accompagna le comte en voiture. La route devait traverser un pays pittoresque et varié. Elle côtoya d’abord de riantes habitations peintes de tons vifs, entourées de jardins fruitiers ; puis des champs de blé se déployèrent comme un océan couleur d’or, où le vent creusait les vagues d’une mer houleuse. Les épis et les fleurs s’élançaient d’une telle vigueur qu’ils montaient plus haut que la tête des hommes. Au retour, dans un village juif encombré d’enfants en guenilles, de hâves visages aux prunelles luisantes se levèrent furtivement sur eux.

Ce soir-là, le comte négligea l’échiquier et se mit au piano. Distraitement, il laissa errer les doigts sur les touches, fit naître des airs anciens, des chants russes âpres et farouches. Peu à peu les sons s’adoucirent, glissèrent en mélodies rêveuses et formèrent ce Gondolier de Rubinstein, où la rame frappe d’une cadence endormeuse l’eau des lagunes… Et Venise et ses dômes et ses campaniles se mirèrent dans l’eau…

L’image s’effaça et ce fut Chopin qui régna seul. Kowieski aimait particulièrement la musique du maître polonais. Pathétique et fiévreuse, elle disait toute sa misère à lui, coulant au long des notes, s’égrenant ainsi que des larmes. Ses douleurs, ses secrets désirs, tout le tumulte de son cœur s’y répandaient.

Lorsqu’il se tut, il vit les joues de Louise toutes baignées de pleurs. Il pensa qu’elle exprimait divinement la tristesse.

Car, si, à son premier amant, le vaniteux et malheureux Fernand Epstein, elle avait paru éclatante et rare et de luxe suprême, si Jacques Lenoël la tenait pour une réalisation harmonieuse et sereine de parfaite beauté, aux yeux de ce dernier venu, à l’âme troublée, elle était la figure de la mélancolie, charme douloureux du monde.

Puis Kowieski vint s’asseoir sur un tabouret, aux pieds de Louise.

— Je crains — dit-il — de vous aimer, parce que comme les autres vous fuirez… Et vous me ferez souffrir… D’ailleurs, de toute manière, on souffre : la source de toute souffrance est en nous, et, si notre âme s’aventure au dehors, elle revient meurtrie et déchirée… Vous êtes belle et douce et redoutable, et vous m’effrayez.

Et, posant le front sur les genoux de la jeune fille, il pleura.

Quelques jours plus tard, Louise reçut une réponse à la lettre que, dès son arrivée en Pologne, elle avait écrite à sa tante. Félicité se faisait d’amers reproches, se disait qu’elle aurait dû deviner, empêcher ce coup de tête déplorable. Elle songeait avec angoisse à la façon dont M. Toussard accueillerait cette nouvelle folie. Et même elle demeurait insensible à tout ce qui aurait pu l’émouvoir ou la flatter. L’opulence du comte Kowieski la touchait bien moins que ne la désolait le scandale probable. Et, la chose n’étant pas ébruitée encore, elle suppliait sa nièce de rentrer à Paris.

Mais cette lettre, loin d’ébranler Louise, ne fit que raviver ses peines récentes. Elle n’était pas, comme sa tante, soucieuse de correction, et elle avait appris à ses dépens ce qu’il entre de frivolité cruelle dans ce qu’on appelle l’opinion…

Une après-midi, à sa leçon d’équitation, le piqueur lui dit qu’il la trouvait si bien en selle qu’il ne verrait aucun danger à ce qu’elle s’en allât en promenade.

Le lendemain, avec le comte Kowieski, ils sortirent aux approches du soir, alors que s’apaisait la chaleur de la journée.

En l’amazone expédiée de Vienne, Louise apparaissait, fine et fière silhouette noire sur le ciel clair. Souple et bien campée, elle maniait son cheval avec aisance et sûreté, et son port et son air rappelaient ces écuyères de l’époque romantique qui, dans les tableaux d’Alfred de Dreux, montent des coursiers alezans ou gris pommelé, au col de cygne.

Ils partirent au trot modéré, puis, en rase campagne, prirent le galop. Ils filaient, rapides ; les épis, se courbant, les saluaient au passage.

Le professeur encourageait son élève du geste et du regard. Précédant d’une demi-longueur, il réglait l’allure. Et le comte Kowieski suivait, libre, heureux, comme affranchi tout à coup de ses pensées mornes et de sa tristesse. Ayant atteint les coteaux d’Ouratinsk, ils s’en revinrent plus lentement. Autour d’eux les brises volaient caressantes, parfumées. Dans la forêt, un rossignol jetait ses trilles d’une voix si éclatante qu’ils s’arrêtèrent pour écouter.

Ils pénétrèrent dans la cour d’honneur, firent halte devant le perron, et, lorsque Louise se laissa glisser à bas du cheval, ce fut le comte Kowieski qui la reçut dans ses bras.

Le visage animé, l’œil brillant, il n’était plus le même, et, tandis qu’il la tenait contre lui, elle s’aperçut qu’il tremblait.

Elle alla à sa chambre, et, quittant l’amazone, posa sur ses épaules un peignoir flottant. Le jour déclinait ; sur le parc et les bois, descendaient les voiles blancs du crépuscule ; enfin la nuit, ainsi qu’une berceuse, se pencha sur le monde endormi.

Tout à coup, dans la pièce presque obscure, sans qu’elle l’eût entendu ou vu entrer, le comte se trouva tout près d’elle. Il tâchait de la saisir, et ses bras étendus étaient comme les ailes éployées d’un grand oiseau nocturne.

Elle eut peur, poussa un faible cri. Mais la frayeur, la pitié, la lassitude et le dégoût d’elle-même lui ôtaient toute force. Elle lutta à peine. Des soupirs s’achevèrent en un sanglot et ce fut tout…

Comme elle restait anéantie sur la chaise longue, un bruit la fit tressaillir : c’était une chauve-souris qui battait les murs de son aile lourde.

Elle fit prier le comte de l’excuser si elle ne descendait pas dîner avec lui, la promenade à cheval l’ayant brisée. Les heures de nuit sonnèrent tour à tour à la petite pendule ancienne. Blottie dans son lit, Louise ne dormait pas, et, se rappelant ces jours si proches où l’amour était pour elle l’abandon délicieux et consenti, longtemps, amèrement, désespérément, elle pleura.

Vers le matin, elle glissa dans un sommeil plein de rêves. Elle fuyait à travers une forêt toute noyée d’ombre. Un grand oiseau la poursuivait. Haletante, éperdue, elle arriva devant une grille. L’ayant ouverte, elle se trouva au milieu d’une allée dont les arbres étaient garnis de feuilles jaunes et elle reconnut Villeneuve-Saint-Georges. Lenoël venait à sa rencontre, mais, au moment où il allait la joindre, une femme vêtue d’un linceul se dressa et, lui saisissant la main, l’entraîna avec elle… Alors, demeurée seule, Louise poussa une plainte et se réveilla. Par les lames des persiennes, le soleil répandait dans la chambre ses rayons comme des brassées de fleurs d’or.

Au cours de la matinée, William Smith la pria de le recevoir.

— Je viens — dit-il — prendre les mesures de votre cou et de vos bras : le comte m’envoie à Vienne acheter un collier de perles et d’autres bijoux. Si je ne puis me procurer ce qu’il faut, on écrira à Paris. Il veut que le collier soit aussi beau que celui de la comtesse.


XXXII


La bibliothèque était un des endroits les plus agréables du château de Ma Folie. De forme ovale, elle s’éclairait au moyen d’un plafond vitré ; sur les hautes armoires peintes en gris et fermées de grillages dorés, qui l’entouraient toute, étaient posés les bustes en bronze des philosophes grecs. Majestueuse et sereine, cette pièce semblait faite pour les méditations qu’au xviiie siècle des esprits sceptiques, élégants et préoccupés de problèmes scientifiques ou sociaux, poursuivaient parmi des décors et des emblèmes galants.

Louise d’abord avait traversé cette bibliothèque, et maintenant elle n’en sortait quasi plus qu’au moment des repas et des promenades.

Dépourvue d’instruction, nourrie, au hasard, de quelques lectures faciles, elle avait puisé dans l’intimité de deux hommes d’inégale mais réelle valeur des notions qui avaient fleuri çà et là dans son esprit. Tant qu’elle était demeurée auprès de son ami Toussard et de Jacques Lenoël, elle pensait être à la source de toute science, et apprendre en vivant. Maintenant, livrée à elle-même, réduite à une destinée fastueuse et sans joie, elle voulut demander aux livres l’oubli et la distraction. Peu à peu elle découvrait le passé si profond et encombré qu’elle se trouva comme perdue parmi les lointaines avenues où se déroulaient les histoires des peuples.

Bientôt, s’efforçant de procéder avec ordre et méthode, et s’aidant des catalogues, elle tenta de se renseigner sur l’antiquité. La bibliothèque, commencée à l’époque où la gloire des lettres françaises emplissait le monde, leur avait fait une belle place. Les noms de Voltaire et de Rousseau, de Montesquieu et de Buffon luisaient sur les dos de veau fauve et de maroquin des livres alignés au long des tablettes. Mais ce fut le bon Rollin qui fournit à Louise ses premiers enseignements. Les récits bien conduits, et d’une solennité naïve, du recteur de l’Université de Paris, intéressèrent la jeune fille. Par instants, elle se prenait la tête, craignant qu’elle n’éclatât, dans l’effort pour loger tant de noms, tant d’événements, une telle succession vertigineuse de grandeurs, de décadences et de morts.

Son illusion et sa hantise devenaient parfois si fortes qu’elle croyait voir, par delà les murs, des armées en campagne et des contrées sans fin, formant d’immenses empires prêts à disparaître dans la ruine et la fuite de tout.

À sa petite chienne posée sur ses genoux et ruminant un rêve innocent, elle disait :

— Nous nous croyons importantes, ma pauvre Fairy, et nous attachons du prix à nos tristesses et à nos colères, mais elles sont chétives et ridicules et d’une insignifiance que tu ne peux te figurer…

C’est ainsi qu’en étudiant l’histoire elle acquérait, par surcroît, quelque teinte de philosophie.

Elle s’intéressa surtout aux Grecs, dont elle savait qu’ils révélèrent la beauté, et, se souvenant qu’elle avait tenu entre les mains quelques fragments où leur génie s’attestait encore, elle en conçut une fierté mélancolique.

Après l’histoire ancienne, dont elle avait désormais une idée légère et supérieure à celle qu’en a d’ordinaire la belle société, elle se résolut à lire l’histoire de France. — Outre le xviiie siècle, la bibliothèque contenait les principaux écrivains du xixe, jusqu’en 1850 environ. Depuis lors, les achats avaient été peu nombreux, les voyages ou d’autres plaisirs absorbant sans doute les comtes et les comtesses. Les œuvres françaises les plus récentes étaient celles d’Octave Feuillet, quelques pièces de Dumas fils et divers romans, dont un exemplaire de Madame Bovary, assez délabré. Tous ces volumes portaient le chiffre de la mère du comte actuel.

L’histoire que le hasard mit sous les yeux de Louise fut celle de Michelet. Ces récits puissants, colorés et si évocateurs, lui causèrent une bien autre émotion que les fresques correctes et pâles du pauvre Rollin. Le drame de la Révolution la captiva tellement qu’elle en vint à encourir le blâme discret de sa femme de chambre, la jolie Magda, qui la vit avec chagrin négliger de changer sa toilette pour le repas du soir.

Le comte, étonné de cette folle ardeur, venait de temps en temps trouver Louise dans la salle silencieuse dont les parois s’éclairaient des lueurs d’or qu’y jetait sa chevelure blonde.

— Comme vous vous plaisez à la lecture ! — disait-il avec surprise. — Moi, cela me donne toujours une grande tristesse qu’il se soit passé tant de choses… Les œuvres d’imagination ne me délectent pas plus que les ouvrages d’histoire. Nos grands romanciers ont failli me rendre fou : ils inspirent l’épouvante de la vie, qui est déjà assez fâcheuse. Je sens bien plus de poésie dans la musique que dans les livres. Et, du reste, les correspondances de mes paysans et de mes fermiers, et les autres lettres d’affaires que souvent Smith s’obstine à me communiquer, me cassent la tête suffisamment.

Louise expliqua qu’elle lisait pour s’occuper et s’instruire.

— C’est singulier, — fit Kowieski, — cette activité qu’ont les Français. Elle n’est pas méthodique et réglée comme celle des Anglais, elle est souvent sans but… C’est peut-être ce qui les rend aimables…

Ce fut un matin d’août, sous un ciel bleu et frémissant de chaleur, que Louise eut pour la troisième fois des nouvelles de Félicité. Dans sa deuxième lettre sa tante lui avait annoncé le retour de M. Toussard : « Son chagrin et sa colère, disait-elle, ont dépassé tout ce que j’avais redouté. Il a déclaré qu’il ne te reverrait jamais… »

Elle ajoutait que, pour des raisons qu’elle donnerait prochainement, M. Toussard voulait qu’elle-même se retirât du magasin de modes.

Or, dans la lettre qui arrivait en ce matin d’août, il n’était question ni de M. Toussard ni des propres affaires de Félicité, mais d’une chose qui devait troubler Louise de façon autrement vive et poignante :

Hier, j’ai reçu la visite du docteur Lenoël. J’ai été saisie à un tel point que je n’ai pas d’abord trouvé de paroles. Lui-même n’avait plus sa parfaite aisance, mais il s’est vite remis et m’a dit : « Vous n’ignorez pas, madame, l’affection profonde que je porte à votre nièce ; je viens vous supplier de me dire où elle est. »

Je lui ai dit qu’après son départ tu avais été en butte à tant et à de si cruelles épreuves que tu t’étais décidée à quitter Paris, en me défendant de faire connaître le lieu de ta retraite. Il a violemment insisté, m’assurant que cette précaution ne pouvait s’appliquer à lui, et que j’agissais avec une cruauté qu’il ne méritait pas. Il m’a demandé enfin si je voudrais bien te faire parvenir une lettre de lui. J’ai dit que je me conformerais à ta décision, et je dois la lui transmettre. Il est parti en me laissant voir son dépit amer. Je crois bien qu’il t’aime toujours. Depuis, j’ai su qu’il avait ramené madame Darsier, encore dolente, mais sauvée pour l’instant. Il paraît qu’il va l’épouser. Dans ces conditions, ma pauvre enfant, tu feras bien de ne plus songer à lui, et je lui répondrai en conséquence, si tel est ton avis…

— Tenant entre les doigts la feuille de papier qui lui apportait ces lointaines nouvelles, Louise resta longtemps accablée. L’air brûlait comme des flammes, semblait sa propre douleur qui la consumait. Elle se dit : « Il se marie. Alors, que me veut-il ? Et si je suis ici, c’est surtout par sa faute : qu’il m’y laisse donc en paix !… » Et, du fond de sa détresse, quelque ressentiment lui vint, qui lui redonna un peu de force.

Comme elle n’était pas descendue de toute la journée, le comte, vers le soir, se rendit auprès d’elle dans sa chambre.

Il la vit pâle et brisée et il s’en inquiéta :

— Cette chaleur est écrasante, — dit-il, — et puis toutes ces lectures vous auront fatiguée. Il faudra recommencer nos promenades à cheval, qui vous faisaient du bien. Si la chaleur continue, nous sortirons de grand matin.

Après un silence, il reprit :

— C’est peut-être d’ennui et d’isolement que vous êtes malade : vous regrettez Paris, et tous les amis et les amusements que vous y aviez. Patientez un peu : dans deux ou trois mois, nous voyagerons. Je vous conduirai dans de beaux pays. Mon yacht est mouillé à Odessa ; c’est un bateau magnifique, on y est très heureux : on oublie tout, quand on n’aperçoit plus que le ciel et l’eau… D’ici là, nous aurons quelques visiteurs ; entre autres, un cousin à moi, un garçon charmant, qui est attaché à notre ambassade chez vous.

Louise le remercia, le rassura : son malaise n’était rien, elle en était déjà remise. Alors lui, la voyant si délicieuse et désirable dans sa langueur, s’enhardit, tenta de glisser le bras, au long du divan, parmi les mèches blondes répandues. Mais elle, émue, palpitante encore à la pensée de l’autre, dont elle avait senti tout proches le désir et le souffle, eut un grand frisson, se déroba. Et le comte Kowieski, timide, méfiant de lui-même, n’insista pas.

Dès le lendemain, Louise écrivit à sa tante :

Dites-lui de ma part que, puisqu’il a refait sa vie à sa guise, je le prie de ne plus se mêler de la mienne.

Elle retourna à ses lectures, mais elle n’avait plus son calme. Elle s’adonna de préférence à des livres d’imagination, qui traitaient d’amour : car ces livres, pensait-elle, s’efforcent de peindre les douleurs et les joies auxquelles sont soumis les hommes. Elle espérait ainsi se retrouver elle-même, entendre l’écho de ses tristesses renvoyé par d’autres voix. Elle lut quelques volumes de Balzac, de George Sand, des poèmes en prose de Chateaubriand ; mais rien dans ces écrivains illustres ne sut la toucher, ne fut en harmonie secrète avec sa propre âme. « D’ailleurs, — se disait-elle, — tout y est réglé, arrêté et ne change plus, tandis que la vie fuit sans trêve, transformant, emportant tout. Dans les livres seulement, le bonheur peut se fixer en un décor immuable, se découper à jamais sur un fond d’or, comme une image de piété… »

Elle se faisait ainsi un ensemble d’idées qui, empreintes d’un amer pessimisme, contrastaient singulièrement avec sa jeunesse, son inexpérience et sa beauté. Et cette sensation de l’écoulement, qu’elle gardait toujours présente, datait peut-être de son enfance, et du spectacle de cette rivière qui roulait au loin ses flots sans cesse renouvelés.

Dès lors, elle ne demanda plus aux livres que de l’instruire ou de l’amuser. Elle prenait de toutes parts, et son esprit devint comme ces forêts touffues qui se sont développées au hasard des germes déposés par les oiseaux. Un jour, elle ouvrit cette Madame Bovary dont tant de mains fébriles ou négligentes avaient déjà froissé les pages. Cette aventure vulgaire et tragique, raccourci pitoyable et sublime d’illusions, d’orgueil et de misère, l’étonna, mais ne l’émut pas. Elle plaignit Emma sans pouvoir l’aimer, la jugeant d’une ardeur trop âpre et sèche. Elle lui reprocha aussi le choix médiocre de ses amants, se refusant encore à concevoir que l’on pût aimer des hommes qui ne fussent pas à la ressemblance de Jacques Lenoël.

Et quelques semaines passèrent, monotones et paisibles. Mais un matin, Smith entra chez Louise :

— Vous ne verrez pas le comte, en ce moment : il a sa crise. Ces troubles, auxquels il est sujet depuis le terrible accident, surviennent quand il a de vives contrariétés. Tout à l’heure, il s’est mis dans une colère effroyable à cause de la comtesse : ayant agi très grandement avec elle, à condition qu’elle ne porte pas son nom et ne fasse pas de scandale, il a appris des détails déplorables que je voulais lui cacher. Cette dame devrait être enfermée, ce serait mieux pour tout le monde.

Puis Smith parla de sa propre famille, de ses filles, qu’il destinait à l’enseignement, de son fils aîné, midshipman.

— Voyez-vous, mademoiselle Louise, — car il continuait à la nommer ainsi quand ils étaient seuls, en souvenir de leurs relations au magasin de modes, — pour se tirer d’affaire, il n’y a que la bonne conduite et l’activité : j’ai élevé mes enfants dans ces principes, je veux qu’ils travaillent. Si plus tard il leur vient par moi quelque bien, ils en seront plus dignes. D’ailleurs vous connaissez, dans l’Évangile, la parabole des deniers et de celui qui ne sut pas les faire fructifier. Toute la prospérité de l’Angleterre est expliquée par cette parabole.

Le comte ne quittait pas encore ses appartements, lorsque arriva au château son jeune parent, le prince Daltroff.

Louise redoutait cette visite : dans la fausseté de sa nouvelle condition, il lui était très cruel de se trouver en face d’un Parisien. Elle songeait à la résistance qu’en ses jours de jeune et farouche fierté elle avait opposée aux vœux et aux projets du pauvre Fernand Epstein. Certes elle n’ignorait pas avec quelle frivolité et quelle injustice se perpétuent souvent les préjugés ; mais elle-même était sans force contre des scrupules naturels, qu’elle avait vu les magasins de modes partager avec les classes bourgeoises.

Ce fut dans ces dispositions qu’elle apprit, un matin, que le prince Daltroff était au château depuis la veille. Décidée à ne pas se montrer avant que le comte eût reparu, elle restait à l’écart, lorsque, aux aboiements furieux poussés par Fairy, elle entre-bâilla sa porte. Sur le palier, à l’endroit où aboutissait l’escalier, un homme jeune, mince, élégant, subissait en souriant les assauts de la petite chienne, qui, hors d’elle, les soies hérissées, les yeux fous, jetait du fond de son menu gosier, contre cet étranger, des sons éperdus et stridents. Et rien n’était comique et plaisant comme cet être minuscule s’efforçant de répandre la terreur, dont il croyait posséder l’appareil redoutable.

Louise, un peu interdite, appela Fairy avec sévérité.

— Je vous remercie, madame, de venir à mon secours, — fit en s’inclinant avec grâce l’étranger ; — mais, comme j’ai chassé le tigre aux Indes, j’avais conservé tout mon sang-froid.

C’est ainsi que Louise et le prince Daltroff firent connaissance.

À l’heure du dîner, le comte allant mieux, ils se retrouvèrent dans la salle à manger. Et la jeune fille, qui avait tant craint cette rencontre, fut rassurée tout de suite par l’aisance noble et charmante du jeune diplomate. Il causait avec agrément et vivacité, et, quand il s’adressait à Louise, c’était avec une courtoisie empressée qui semblait un discret et délicat hommage.

Fils de l’ambassadeur et Français par sa mère, ayant séjourné longtemps en Italie et ensuite à Paris, le prince Daltroff était à peine Russe. Tout au plus gardait-il en parlant ce chantonnement léger qui donne au français un air d’être en fête. Grand amateur d’art, familier de tous les musées, il avait tout vu, tout lu, et sa nonchalance était comme une coquetterie.

— Voici une jeune dame avec laquelle vous vous entendrez, — dit le comte Kowieski à son cousin, — car elle passe une partie de sa vie dans la bibliothèque… Cette bibliothèque, depuis des années, on n’en avait ouvert aucune armoire et les livres qui sommeillaient sous la poussière ont dû être bien surpris d’être ainsi dérangés.

Daltroff regarda Louise avec intérêt, lui demandant quel choix guidait ses lectures.

— En ce moment, — dit-elle, — je tache d’apprendre, et je sais trop peu pour m’être créé un goût ou une préférence.

— Aimez-vous les vers ? — reprit-il. — Il faut les aimer : ils sont comme les fleurs, inutiles et délicieux. Si vous le permettez, je vous présenterai mes poètes de prédilection. J’en ai de plusieurs sortes.

Il se tut quelques instants, puis continua :

— Je ne prétends pas que ce soit toujours une beauté d’être inutile… Ainsi, la diplomatie, quoique purement ornementale, n’a plus ni beauté ni raison d’être depuis que les questions internationales sont réglées par les banquiers.

Et, comme le comte Kowieski laissait voir son étonnement, Daltroff ajouta :

— Oh ! je m’en doute bien, vous me désapprouvez de m’exprimer si librement. C’est que, mon cher, j’en sais long sur ce qui se prépare chez nous, et il y a des jours où j’ai honte de ma vaine, de ma puérile carrière… Les idées là-bas marchent plus vite qu’on ne croit, ailées, armées, terribles. Mes sympathies, mes vœux secrets sont avec elles ; mais ne craignez rien, je suis un allié, un ami, je ne suis pas encore un conspirateur.

On tint des propos moins graves. Daltroff raconta qu’Alice Cointel s’était aperçue que, d’être si distinguée et raisonnable, maintenant qu’elle était moins jeune, aurait le tort de la vieillir avant l’âge :

— Il paraît qu’elle va quitter la Comédie-Française à la suite de caprices divers. Il est question d’aventures romanesques. Comme l’Aurore, elle aurait fait choix d’un très jeune amant : cela lui crée un renouveau opportun.

Le prince savait en perfection la chronique galante de la rampe. Il la disait gaiement, en camarade de toutes ces héroïnes qui, menant à la fois tant d’existences imaginaires ou réelles, sont bien excusables de s’y égarer parfois. Il connaissait aussi tous les auteurs dramatiques et les autres, et ceux qui ne faisaient que des chroniques, et même les moindres, qui, ne glissant que des entrefilets, essayaient d’être les plus tapageurs. À quelques illustres exceptions près, il était sans enthousiasme pour le monde des lettres :

— L’époque est ingrate, — dit-il, — et l’on supplée au talent, comme les femmes à la fraîcheur, par le maquillage. Cela fait des succès factices et qui durent peu. D’ailleurs, si cela vous amusait, je vous amènerais quelques littérateurs quand vous viendrez à Paris avec Kowieski.

La sympathie qui, dès le premier soir, s’était formée entre Louise et Daltroff s’accrut encore. La bibliothèque les réunissait chaque jour, et, d’une voix sonore et bien timbrée, le prince lisait des vers. S’abandonnant à l’enchantement des images et des mots, Louise l’écoutait. Et la vaste pièce, si longtemps sans écho, s’emplissait de l’harmonie du langage rythmé.

Un jour, comme il avait récité Néère, d’André Chénier, Daltroff dit soudain :

— Vous ne vous doutez pas combien j’ai déjà entendu parler de vous. C’était par deux bien jeunes adorateurs, encore lycéens, le fils et le neveu de la comtesse de Sauvignac… Et ces messieurs ne plaisantaient pas : l’un d’eux voulait se tuer, l’autre se proposait de vous enlever.

— Je sais, — fit Louise en souriant. — Classe de rhétorique, division C. Ces jeunes gens m’ont envoyé des fleurs. Il y a déjà longtemps de cela !

Et le souvenir de tout ce qui était advenu depuis, lui revint tout à coup, sembla pleuvoir sur elle comme des feuilles mortes.

Le prince reprit :

— À présent, je vous connais, et je ne m’étonne pas du trouble que vous jetez dans les âmes. Et sans doute resterai-je un des rares qui, vous ayant approchée, n’auront pas tenté de vous faire la cour. Mais vous m’avez conquis tout de même et je serai toujours heureux de vous donner des preuves de mon amitié, de mon dévouement.

— Pour une femme qui est jeune, l’amitié est plus difficile à rencontrer que les hommages, — dit Louise, — et je vous remercie de m’accorder la vôtre. J’ai eu quelques amis et je les ai perdus, par la faute des circonstances plus que par la mienne. Et maintenant je suis presque isolée dans la vie.

Daltroff répliqua :

— Je suis sûr que Kowieski vous est vraiment attaché. C’est un homme qui a souffert par lui-même et par les autres. Il n’a pas les dons brillants qui séduisent, mais c’est un être excellent, et une femme de cœur peut s’intéresser à lui, et lui offrir des joies qui lui ont toujours manqué.

— Je suis réellement touchée de sa bonté pour moi, — répondit Louise, — et je tâcherai de lui montrer ma gratitude. D’ailleurs, à mon âge, j’ai été en butte à tant d’épreuves que je ne souhaite plus maintenant que la paix. Et peut-être l’ai-je rencontrée.

— Ah ! ma pauvre enfant, — s’écria Daltroff, — quelle illusion est la vôtre ! Vous êtes à la merci des autres et de vous-même : vous parlez de paix, et vous êtes à l’image de celles pour qui, aux temps héroïques, les guerriers s’exterminaient… Enfin, quoi qu’il arrive, comptez que je suis votre ami… D’après ce que m’a dit mon cousin, nous nous reverrons à Paris, au printemps, et peut-être, vers février, à Nice, à Monte-Carlo.

Au bout de quelques jours, le charmant prince s’en alla.

— Je le regrette, — dit Kowieski, — autant pour vous que pour moi. Il est un compagnon exquis. Mais on ne le garde jamais longtemps. Il appartient tout entier à une femme, la comtesse de Sauvignac, plus âgée que lui de dix ans. Cette liaison est déjà ancienne, il lui a sacrifié les plus beaux mariages…

Des semaines se succédèrent, août glissa en septembre, le ciel pâlit encore, et la pourpre et l’or de l’automne s’étendirent sur les forêts comme des flammes qui bientôt allaient les flétrir toutes. Ce fut alors qu’une activité subite régna dans le château, d’ordinaire si calme. Sur l’aile gauche close, jusqu’alors, on vit s’ouvrir toutes grandes les fenêtres et s’envoler la poussière qui semblait celle de tant d’heures endormies là.

Les écuries, les selleries aussi s’agitaient, se préparaient à quelque événement.

— Il va nous venir toute une bande de chasseurs, — dit le comte à Louise, — tandis qu’ils dînaient tous deux dans la salle de marbre. Je me dispenserais bien de les accueillir, surtout présentement, mais c’est un vieil usage de famille, et difficile à supprimer… Nous aurons plusieurs officiers supérieurs de Komenetz, et des propriétaires de la province. Parfois il me vient de loin des visiteurs… Quant à moi je ne trouve aucun plaisir à la chasse, je l’estime un divertissement cruel… La maison va être remplie de bruit et de monde, et ce sera fini de vous voir à mon gré.

De plus en plus, il s’accoutumait et prenait goût à elle. Sans effort et sans artifice, elle était de douceur si souple qu’elle se façonnait aux autres insensiblement. D’ailleurs elle était quelque peu changée : plus lente, plus languissante, elle semblait traîner derrière elle les voiles invisibles d’un deuil secret. Et cette tristesse qui l’enveloppait la parait, aux yeux de ce seigneur mélancolique, d’une grâce singulière. Sa coiffure non plus n’était pas la même qu’aux temps heureux où on la comparait à la Psyché de Naples. Magda maintenant disposait à sa fantaisie la chevelure magnifique qu’on lui confiait. Elle était fort habile à en varier la disposition, ayant servi deux ans une cantatrice en renom. Et Louise apparaissait tantôt avec des mèches éparses et fleuries comme Ophélie, tantôt avec des nattes relevées et ornées de perles et de brillants, à la façon de Desdémone, patricienne de Venise…

Le jour où devaient arriver les invités, William Smith se présenta chez madame de Kérouall :

— Je veux vous dire un mot seulement, car je suis très affairé… Ces gens, évitez-les le plus possible. Quoique de haute naissance, ils sont tout le contraire de ce que nous appelons des gentlemen, Et je les considère plutôt comme des sauvages, des idolâtres et des ivrognes… Sans doute, les Anglais boivent aussi quelquefois, mais jamais ils ne perdent le respect de la morale et de la religion… Je vous dis cela, parce que le comte est si distrait qu’il n’y songerait que trop tard…

Vers le soir, les coups de fouet et les grelots des postiers résonnèrent dans les avenues, atteignirent le perron, et bientôt des cris et des jurons retentirent dans le château.

Suivant l’avis de Smith, Louise ne bougea pas de chez elle, et le comte Kowieski, étant allé la voir, n’insista pas pour qu’elle revint sur cette décision. Toute la nuit, les lourdes bottes frappèrent les dalles de marbre, et des salles basses s’élevaient des clameurs, des chants et, parfois, un vacarme de querelles.

Lasse enfin de sa captivité, elle s’en alla, un matin, en promenade avec le piqueur. Au retour, comme elle remontait l’escalier, vêtue de son amazone, trois hommes dressés sur la dernière marche lui barrèrent l’accès du palier. Ils avaient la tenue de chasse, et, secoués de rires énormes, les habits en désordre, le regard allumé de vin, ils figuraient la troupe de quelque Bacchus tartare. Appuyés sur la rampe, — incertains et chancelants, ils paraissaient gigantesques et redoutables encore. Louise eut peur d’abord, voulut s’enfuir ; puis une audace lui vint, elle se résolut à passer en les bravant. Sous leur souffle chaud, sous leurs jurons, elle avança tranquille, hautaine. Une main se tendit pour la saisir, un visage frôla le sien : d’un coup de cravache elle cingla si rudement le gentilhomme qu’il recula, étourdi.

Alors ce fut la lutte et la mêlée ; tous, se poussant, essayant de s’emparer d’elle, patinaient sur le marbre poli : elle put s’échapper.

Ils s’écroulèrent sur les marches, restèrent vautrés, abîmés dans l’ivresse. Au-dessus d’eux se jouait la bande légère des amours ailés.

Tremblante encore de cette aventure, elle eut dans la journée la visite de Smith.

— Vous avez été splendide ! — s’écria-t-il ; — d’en bas, je vous admirais. Je pensais au berger David, si frêle et jeune, qui, avec l’aide de Dieu, terrassa Goliath, le géant blasphémateur. Celui que vous avez châtié est le fils du grand-duc Vasili. Parfois le Seigneur se sert des faibles pour abattre les forts et les puissants…

Les chasseurs s’en retournèrent comme ils étaient venus, parmi les grelots et les claquements de fouet, et de nouveau le silence régna dans le château. Au dehors, l’automne, précoce en ces régions, avait fait son œuvre. Le vent âpre et sec, précurseur de la dure saison, balayait les nuages en tumulte et le tourbillon des feuilles mortes, et, la nuit, au long des couloirs et dans les hautes cheminées, on l’entendait siffler et gémir. Le comte décida que l’on partirait. Déjà, à Odessa, le yacht était tout armé, n’attendait plus que les passagers.

Presque à la veille du départ, Louise apprit une grande nouvelle. Sa tante lui annonça qu’elle allait épouser M. Toussard :

Maintenant que ses deux nièces, dont il était tuteur, sont mariées en province, je n’ai plus aucun motif pour me refuser à ce qu’il souhaitait depuis longtemps, car il souffrait de l’incorrection de notre vie. D’ailleurs, sa belle-sœur accepte avec bonne grâce notre résolution. Nous habiterons, dans la banlieue de Paris, une maison agréable, au milieu d’un beau jardin. De là il se rendra à ses affaires…

Ma pauvre enfant, je ne puis me défendre d’une sincère tristesse en t’annonçant une chose dont je devrais me réjouir absolument. Il m’est plus douloureux en cet instant de te sentir si loin de moi et je me reproche amèrement de n’avoir pas su te conduire avec plus de sagesse et d’énergie. C’est lui, c’est monsieur Toussard qui avait raison contre toi, contre moi…

En post-scriptum, elle ajoutait :

Figure-toi que le docteur Lenoël est revenu me voir : « Louise n’est pas retournée dans sa famille, — m’a-t-il dit, — je veux savoir ce qu’elle est devenue. » Je lui ai répondu ; « Elle était libre, elle a disposé d’elle-même. » Il a pâli au point qu’il m’a fait peur : Puis il s’est retiré. J’aime à croire qu’il en restera là.

Un matin de novembre, Louise monta en voiture pour s’éloigner de ces lieux où, pendant plus de six mois, elle avait langui doucement. Elle dit adieu à ce château, à ces allées profondes, à ces bois maintenant dépouillés. L’air était paisible, et la brume drapait de ses voiles toutes ces choses qui semblaient disparues, englouties déjà dans le passé !


XXXIII


Au milieu de la salle, où, comme pour les grands enterrements, les lumières brillaient dans l’obscurité factice, la petite roue de la fortune tournait. Et, distinctement, à travers tous les bruits épars, se percevait le tintement des pièces d’or qui se heurtaient sur la table de jeu. C’était le salon de roulette, à Monte-Carlo.

Serrés en triple rang, assis, debout, les joueurs immobiles suivaient de l’œil la boule qui fuyait, puis s’arrêtait, tandis que le croupier, impassible, grandiose et fatal, ramassait avec le râteau la moisson répandue sur le tapis vert. Et cela recommençait toujours. Toujours de nouveau les espoirs s’enflaient, s’envolaient derrière cette roue qui, inconsciente et terrible, tournait.

Dérangeant quelques groupes qui firent place en s’écartant, Louise, le comte Kowieski et le prince Daltroff entrèrent dans le salon de jeu : on voulait montrer la roulette à madame de Kérouall. Auparavant, le prince avait expliqué les combinaisons, les martingales, les chances et les superstitions des joueurs.

— Et tenez, — affirmait-il, au moment où ils franchissaient la porte, — j’ai entendu dire que la première fois qu’on se risque, on est sûr de gagner sur le chiffre de son âge. C’est le cas d’essayer, d’autant que vous n’avez pas à craindre de l’avouer.

Le comte Kowieski s’approcha de la table et, par-dessus les épaules, fit glisser vingt-cinq louis sur le 25. Louise souriait, indifférente, incrédule. La petite boule s’élança, sauta, courut follement. Enfin elle se ralentit, hésitante, puis se fixa, marqua 25.

— 25, rouge, impair, passe ! — dit le banquier.

Et il compta douze mille cinq cents francs. Il y eut un léger émoi : des têtes se dressèrent cherchant qui, par une audace heureuse, venait de gagner en jouant le numéro.

Alors, parmi les regards, Louise en sentit un qui la glaça.

À peine put-elle reconnaître que c’était Louis Robert qui avait posé sur elle des yeux d’angoisse, et déjà il était noyé dans la foule. Mais la douleur et le mépris de cet honnête homme la laissèrent tremblante et défaillante : elle demanda à quitter le salon. Dans une des hautes glaces qui le décoraient, elle eut la vision d’une femme que d’abord elle ne reconnut pas. Cette figure de luxe et d’orgueil, parée de velours, de fourrures, de tulles nuageux, avec, au long du corsage, ces perles sans prix, était-ce bien elle, Louise Kérouall ? Et, songeant à celles qui au magasin venaient étaler leur insolence et leur faste, elle se dit qu’elle était maintenant toute pareille à l’une d’elles.

Au dehors, le ciel, la mer rayonnaient, et, sur ce fond étincelant, Monte-Carlo élevait ses pavillons, ses hôtels, ses frêles architectures mauresques de café-concert.

En ce début de mars, la colline s’ornait déjà de fleurs qui mêlaient leur grâce à cette végétation tropicale, aux contours rigides et métalliques. Sur la droite, les terrasses de Monaco venaient tremper jusque dans le flot, coulaient vers l’onde bleue en cascades de roses.

Louise remonta seule dans l’appartement qu’elle occupait depuis la veille, avec le comte, à l’Hôtel de Paris.

Accoudée à son balcon, elle croyait être encore portée sur ces vagues où durant plusieurs mois elle avait erré. Au delà de cette ligne qui formait l’horizon, s’étendaient les terres qui tour à tour s’étaient déroulées devant elle. Rochers pourpres et violets des promontoires d’Ionie, sables dorés d’Afrique, rives parfumées d’Asie, villes blanches, au creux des golfes, montrant leurs minarets clairs et leurs coupoles argentées, bois d’orangers et de lauriers-roses aux flancs des collines, douceur des nuits bleues d’Orient, pâleur des matins où les îles sortent de l’onde en soulevant leurs voiles, — elle revivait ces heures où lui étaient apparues l’Asie Mineure, l’Égypte et cette Grèce qu’on lui avait jadis vantée, puis Corfou, avec ses vallées sombres et délicieuses, et cette Sicile éclatante et fière, mouillée à l’entrée du monde d’Occident… Si loin de tout ce qu’elle connaissait, son âme éparse et comme aliénée d’elle-même était charmée par tant de spectacles. Et, gardant les instincts qui lui venaient d’une longue suite d’ancêtres, elle se disait qu’elle vivrait volontiers au hasard des routes, tandis que les pays naîtraient et s’évanouiraient comme des mirages…

Le comte lui avait été un compagnon discret, taciturne, mélancolique, dont l’attachement se trahissait en élans brusques, que sa timidité rendait parfois gauches. Sans l’aimer, elle le considérait avec sympathie.

Vers le commencement de mars, sous les vents d’équinoxe, la mer devint dure et houleuse. Des orages traversaient l’atmosphère. On avait résolu de cesser la croisière. Et Louise avait abandonné avec regret sa demeure flottante.

Elle et le comte ne faisaient que passer à Monte-Carlo : ils devaient s’installer à Cannes, dans la villa des Palmiers, louée pour eux par Smith.

Tout de suite, Louise avait détesté Monte-Carlo, cette ville-casino, où, même avant sa rencontre avec Robert, les regards la suivaient, obstinés, acharnés comme des mouches…

Elle fut heureuse, le surlendemain au soir, de se retirer dans la paix de la villa. Le ciel et la mer luisaient entre les feuilles comme des vitraux d’église sertis de plomb. Elle se dit qu’elle goûterait peut-être, dans cette retraite, des jours tranquilles.

À peine arrivés, ils eurent la visite du prince Daltroff.

— Eh bien, — dit-il, dès qu’il eut pris place sous la véranda où le déjeuner était servi, — vous pouvez vous vanter, madame, d’avoir soulevé derrière vous une belle traînée de poussière. Monte-Carlo en a plein les yeux et en reste ébloui. Ce que j’ai subi, à cause de vous, de questions et même d’interviews n’est pas croyable !… Tous les reporters des feuilles mondaines du littoral sont venus avec des crayons et des calepins. Et je leur en ai fourni pour leur peine. J’ai conté que vous descendiez de lady Ellenborough et d’un khan de Tartarie : de là votre remarquable distinction et votre type anglais. J’ai dit aussi que vous possédiez dans l’Asie centrale d’immenses domaines peuplés de nègres blancs… Ils ont été ravis.

— Mon Dieu ! — fit Louise, agacée, — comme je souhaiterais qu’on me laissât tranquille !

— Cela, — riposta Daltroff, — c’est impossible… Shakespeare a dit que la vie est semblable aux planches d’un théâtre. Quelques-uns y ont de beaux rôles ; les autres, la foule, les admirent, et madame de Kérouall sera toujours admirée… Ici, pourtant, vous serez plus tranquille. Cannes est un endroit très select, où de petites chapelles voisinent aristocratiquement. Un lien les unit, un lien sonore comme une corde de harpe : c’est leur culte pour le poète mystique et symbolique Pierre Gardanne… Je l’ai connu autrefois, quand il donnait des répétitions à quelques-uns de mes camarades. Il était pauvre alors, cynique et mal nippé. Aujourd’hui, il habite près de chez vous un délicieux cottage, et quand, le monocle à l’œil, le gardénia à la boutonnière, il récite avec une fatuité suprême les litanies de la Vierge, arrangées en vers blancs, on voit se pâmer les grandes dames. On dirait qu’il est familier de la Reine des Cieux et que c’est par délicatesse pure qu’il s’abstient de compromettre tout à fait cette dame céleste… Si cela vous amuse, je vous le présenterai.

Louise et le comte répondirent que, pour le moment, ils ne voulaient fréquenter personne.

Quand le prince Daltroff les quitta, ce soir-là, il fut convenu que l’on se retrouverait à Paris, vers le début de mai…

Pendant près de quatre semaines, Louise et le comte Kowieski séjournèrent à l’ombre des palmiers. À peine les voyait-on, mais, tout de même, les curiosités grouillaient autour d’eux. Après s’en être beaucoup tourmentée, Louise se résolut à ignorer tout, à traverser le monde comme s’il n’était pas, ou comme s’il n’était qu’un bocal peuplé de poissons rouges.

Un soir qu’elle rentrait d’une promenade en voiture, on lui présenta une dépêche. Durant ses voyages, elle avait toujours soin d’indiquer des étapes, pour que des nouvelles de sa famille pussent facilement lui parvenir. D’ailleurs, tous ses déplacements n’étaient pas pour surprendre, dans une région où le tiers de la population voyage commercialement.

Ayant déchiré le pli bleu, Louise lut :

Père gravement malade, viens. — marie kérouall.

Un nuage passa devant ses yeux, lui cacha les palmiers, la mer, tout l’horizon : elle ne vit plus que la modeste chambre, où là-bas, au bord de l’eau, son père se mourait.

Elle se mit en route la nuit même, laissant le comte désolé, malgré la promesse qu’elle lui fit de le rejoindre dès qu’elle le pourrait. Il n’eut pas le courage de l’accompagner, à la gare, et ce fut Smith qui remit à Louise, avec son billet, un portefeuille :

— Le comte désire que vous ayez de quoi être utile à votre famille, si c’est nécessaire.

Après vingt heures de route, Louise atteignit Port-Saint-Pierre. Du pont, en passant la rivière, la maisonnette lui apparut toute riante et fleurie, sous le ciel printanier. Un instant, elle en conçut un espoir meilleur ; mais, quand elle sonna à la porte, elle pensa que les forces lui manqueraient.

Ce fut sa mère qui vint ouvrir. Elle pleurait. Et toutes deux, sans rien se dire, s’embrassèrent, mêlèrent leurs larmes.

Louise monta l’escalier étroit, où jadis ses pieds d’enfant avaient trébuché. Elle entendait le tic tac de l’horloge de bois dans la cuisine et l’illusion lui vint qu’elle était retournée à ses jeunes années.

Dans son lit de noyer, aux rideaux de toile peinte, les yeux grands ouverts, hébété, hagard, Louise vit son père qui agonisait.

Car cette figure hâve et blême et qui semblait de pierre, c’était Jean Kérouall, le beau marin, venu de Bretagne en Gironde, il y avait vingt-sept ans. Comme s’il eût reconnu sa fille préférée, une lueur brilla dans son regard morne, puis s’éteignit, et ce regard, dont jadis, en mer, il interrogeait la distance, se perdit dans les plaines sans bornes du pays des ombres. Frappé, trente-six heures auparavant, d’une congestion au cerveau, on le jugea tout de suite perdu : on l’avait administré sans qu’il reprît connaissance. Louise, secouée de sanglots, tomba à genoux, à côté de ses sœurs, au pied du lit.

Vers le soir, le docteur vint, par amitié : car il ne gardait aucun espoir. De temps en temps, on humectait les lèvres sèches du mourant, on lui faisait respirer de l’éther, pour faciliter le dur passage. Alors que le petit jour filtrait par les fenêtres, Jean Kérouall rendit le dernier soupir.

Plus tard, le soleil vint couler ses rayons sur le visage du mort, redevenu serein et beau, puis se joua autour de ces trois jeunes têtes, serrées l’une contre l’autre en un commun désastre, ainsi qu’elles se serraient jadis, quand, toutes fillettes, leur père les emmenait sur la rivière, dans un canot de pêche.

L’enterrement eut lieu le surlendemain. Recouvert d’un drap noir bordé d’argent, le cercueil, porté à bras d’hommes, traversa le village matinal avant d’aller reposer dans la nuit comme une barque sombrée. Derrière le corps, marchaient la famille et des amis. En face de l’église, l’humble convoi tourna à droite, pour pénétrer sous le porche.

À ce moment, un homme de haute taille et de belle mine croisa le cortège, salua respectueusement. C’était le comte de Leuze.

Louise ne l’aperçut pas, mais lui la reconnut, resta longtemps arrêté, la suivant des yeux.


XXXIV


Paris !… Depuis hier elle était à Paris, et ces deux syllabes, qu’elle se répétait, tintaient en elle comme des grelots d’argent. De cette ville, qu’elle avait fui, elle ne se rappelait plus maintenant que les grâces, le ciel charmant, et les longues avenues donnant sur de nobles échappées, et toute cette vie éparse, souriante, aimable.

La veille, malgré la fatigue du voyage, vêtue d’une petite robe de deuil faite à Bordeaux, grisée, légère, elle avait couru par les rues et le long des quais, fine et longue silhouette toute noire dans la lumière rosée du soir. Et les hommages des passants lui plaisaient.

Puis elle était rentrée dans l’appartement qu’elle occupait, avenue des Champs-Élysées, jusqu’à ce que fût prêt l’hôtel que l’on disposait pour elle à deux pas du Bois, près de la Muette.

Dans sa première et rapide promenade, elle s’était tenue loin des endroits où elle craignait de retrouver son passé vivant encore : — la rue de la Paix, l’avenue de Villiers, que d’ailleurs Félicité n’habitait plus, et surtout cette rue d’Offémont où gisaient, comme en une tombe toujours fleurie, ses plus chers, ses plus cuisants, ses plus douloureux souvenirs. Mais aujourd’hui une fièvre, une audace nouvelle lui venait. Et, tandis que défilaient les charrettes et les buggies et toute la carrosserie printanière, une pensée se glissait en elle, la dominait bientôt entièrement : ne fût-ce qu’un instant, il fallait qu’elle le vît ! Ce jour même, elle irait à sa consultation… Et, dès lors, elle fut certaine que rien au monde ne l’empêcherait de réaliser son projet.

Ce qui la poussait à retourner chez Jacques Lenoël, elle n’aurait pu l’expliquer. Elle n’ignorait pas que depuis plusieurs mois il était marié, que la présence de sa femme rue d’Offémont était probable. Certes le dessein de renouer avec lui était loin d’elle et même l’aurait révoltée.

Peut-être obéissait-elle à ce goût du danger, propre aux âmes inquiètes et ardentes, peut-être voulait-elle braver son ami, le faire souffrir, mesurer ce qu’elle gardait sur lui d’empire, peut-être espérait-elle échapper à ce charme, à cet envoûtement, qu’elle n’avait pu secouer encore ; peut-être simplement était-elle attirée de façon invincible…

Dans sa voiture, attelée de deux grands carrossiers, elle se rendit vers quatre heures chez le docteur Lenoël. Sa toilette de deuil, souple et transparente, flottait autour d’elle en vapeurs sombres d’où elle émergeait, blonde, lumineuse.

Rue d’Offémont, dès le seuil, une déception cruelle l’attendait. Cette maison si connue, elle la reconnaissait à peine : sur l’emplacement du jardin, une aile avait été bâtie pour madame Lenoël, le docteur s’étant refusé à demeurer dans une des maisons qui appartenaient à sa femme.

De ce pauvre jardin où, si souvent, dans les nuits chaudes d’été, ils s’attardaient, de ce bosquet tant aimé que les oiseaux remplissaient de chants, rien n’existait plus. Il sembla à Louise que la cognée meurtrière qui avait abattu ces arbres la frappait elle-même. Elle franchit la porte. Le vestibule, par ce temps ensoleillé, lui parut plus froid et plus obscur qu’autrefois. Elle tâta le mur, pour être certaine qu’elle ne rêvait pas.

— Dans le salon, elle se dissimula de façon à n’être pas remarquée par lui avant son tour d’être admise. Et, fermant les yeux, elle n’entendit plus que les coups de son cœur dans sa poitrine, si courts et si pressés qu’elle en perdait le souffle.

Une heure, deux peut-être, s’étaient écoulées, quand le battant s’ouvrit de nouveau ; c’était à elle d’entrer.

En l’apercevant, Lenoël eut un cri aussitôt étouffé ; la portière retomba. Alors, de stupeur, d’émoi, ils se tinrent quelques secondes en face l’un de l’autre. Puis il la prit, l’enveloppa de ses bras, la serra d’une étreinte où palpitaient tous ses poignants regrets, tous ses vains désirs.

— Louise, — dit-il enfin, — pourquoi ce départ insensé ? Tu savais bien que je devais revenir.

Levant les yeux vers lui, elle le vit changé. Des traces de lassitude se montraient sur ce visage, jadis si calme, si beau. Et son regard même n’avait plus cet éclat paisible, cette sérénité pleine de force où elle-même puisait autrefois la confiance et la joie. Alors, songeant au jardin rasé, elle se dit : « Tout est détruit, saccagé… »

Assis contre elle, il la caressait, comme il faisait quand il était, pour elle, tout l’univers. Elle songeait : « Que peut-il, à présent ? »

Au milieu de toutes ces choses, qui si longtemps lui avaient été familières, elle se sentait plus loin de lui que naguère, en Russie, lorsqu’elle évoquait son image. Une tristesse mortelle lui venait.

De nouveau il la saisit, lui brûlant les lèvres de ses baisers. Elle demeurait inerte et comme étrangère.

Il dit :

— Louise, je t’ai retrouvée, je t’aime, je le veux. (Sa voix était rauque.) Il ne faut pas que tu retournes à une liaison indigne de toi. Dès ce soir, j’aurai un coin où te cacher.

« Voilà — pensa-t-elle — ce qu’il me propose !… »

Sur la table, à côté du faune dansant, un portrait se dressait dans un cadre doré. Cette femme posée là, parmi les objets intimes, c’était le fantôme de Villeneuve, celle qui lui avait volé son bonheur. Fine et frêle, elle avait l’air de fixer sur Louise son regard aigu, inquiet, profond. Et ce fut sous ce regard que Louise répondit :

— Après ce qui a été, rien n’est plus possible entre nous. Ce serait manquer à ce qui me reste de plus précieux au monde, à l’amour que j’ai eu pour vous… J’étais à vous absolument ; l’idée que vous pourriez me quitter, je ne l’avais plus. J’aurais voulu vieillir, afin de descendre la vie avec vous, côte à côte. Vous êtes parti, et ce que vous m’offrez maintenant est d’une cruauté vraiment dérisoire après ce que vous m’aviez accordé. Je venais chez vous librement, fièrement, et voici que vous me demandez d’être à vous dans l’ombre, comme une coupable.

Il la suivait des yeux, moins troublé par ce qu’elle disait que par elle-même, regardant les lignes charmantes de son corps qui frémissait, pendant qu’elle prononçait ces paroles désolées.

Elle continua :

— Vous jugez que j’ai formé des liens méprisables : c’est votre droit, et vous êtes en ceci de l’avis commun. Mais je ne me méprise pas moi-même, c’est l’essentiel. Je n’ai aucune bassesse, et je suis sûre que vous le savez bien. Aux heures les plus misérables que j’ai traversées, le comte Kowieski m’a offert un asile. Il a été très bon pour moi ; je ne puis l’oublier. Que l’on me croie cupide et vile, soucieuse seulement de briller par mon luxe, peu m’importe… D’ailleurs, rien n’importe, et le sort de Louise Kérouall est insignifiant auprès du tumulte de l’univers. À mesure que nous parlons, les minutes s’écoulent, se perdent dans l’écoulement de tout…

Subitement, il devint attentif, tandis que sur la bouche en fleur de la jeune fille flottaient si étrangement ces mots de sagesse désespérée.

Elle dit, essayant de sourire :

— Je vous étonne… J’ai appris beaucoup, là-bas, de l’histoire, de la philosophie… Cela m’a fait connaître la mesure des choses et leur néant.

Il la considérait avec une surprise mêlée d’effroi. Elle n’était donc plus à lui, son jouet complaisant et délicieux ? C’en était donc fait de ce pouvoir, de cette magie qui livrait toutes les femmes, charmées, dociles, vaincues, à sa merci ? Irritée par l’obstacle, sa passion s’éveillait d’une ardeur sourde. Oubliant de quel respect, de quelle tendresse délicate il l’entourait jadis, il voulut la saisir. Elle se leva, toute blanche, droite, se protégea de ses bras étendus.

Il recula, sa violence disparue, noyée dans une immense détresse. Il murmura :

— C’est horrible, la vie est horrible. Je suis un malheureux !

Alors il rappela le temps où il l’avait connue, où elle s’était donnée à lui, dans l’abandon généreux de ses vingt ans. Il avait d’abord lutté, elle devait s’en souvenir, essayant en vain de se dérober à l’attrait redoutable qu’il lui voyait, mais sa passion avait été plus forte, faisant taire ses scrupules, ses remords. Et, en échange des rêves qu’elle mettait en lui, de sa foi, de sa jeunesse radieuse, il avait apporté, lui, son passé si lourd, sa vie entamée, engagée de toutes parts. Et, un jour, en une revanche implacable, l’épreuve était venue qu’il aurait dû prévoir, qu’il n’avait pu conjurer, qui le laissait désarmé, brisé.

Le front dans les mains, courbé, sans courage, il était là, pris au piège cruel qu’il s’était tendu à lui-même.

Louise s’était rapprochée, pour assoupir cette douleur au son doux et caressant et vain de ses paroles.

Lentement, comme sous une brise bienfaisante, Jacques Lenoël sembla renaître. Il découvrit son visage, qui apparut transfiguré, une flamme allumée au fond de ses prunelles.

D’une voix frémissante, il dit :

— Louise, je ne peux vivre sans toi ; fuyons je ne sais où, pourvu que je t’aie !

Dans ce lieu, témoin de tout son effort, de sa carrière glorieuse, monta ce cri de folie.

Émue, touchée, Louise resta muette, un instant, puis, avec une infinie tristesse, elle lui montra le portrait de cette dame souffrante, qui semblait veiller là, attentive, anxieuse.

— Vous l’avez disputée à la mort, — dit-elle, — vous l’avez sauvée : voulez-vous la tuer maintenant ?

Il ne dit plus rien, et, sur la poitrine de Louise, il pleura…

L’horloge sonna : il y avait près d’une heure que Louise était là, que couraient les minutes désolées de leur rencontre.

Elle dit :

— Il faut que je parte.

Elle lui mit sur le front un baiser, grave comme un baiser funèbre.

Il tressaillit, demanda :

— Vous reverrai-je ?

Et elle s’en alla, dans ses voiles de deuil, Némésis inconsciente, qui en vengeait d’autres, tant d’autres sacrifiées, dès longtemps tombées à l’oubli…

Le soir, sur le balcon de leur appartement des Champs-Élysées, Louise et le comte Kowieski regardaient les feux errants fuir et s’entre-croiser au long de l’avenue.

— Vous êtes mélancolique, Louise, — dit-il ; — je croyais que vous auriez tant de joie à revoir votre ville ?

— Je suis allée aujourd’hui, — fit-elle, — porter des fleurs au cimetière, à une amie morte pendant mon absence. Et cela m’a rendue triste.


philippe lautrey