Calmann Lévy (p. 240-248).
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XV


M. de Monthélin, — est-il nécessaire de le dire ? — se voyant débarrassé de la rivalité du comte de Lerne, avait repris tout doucement auprès de madame de Maurescamp son ancien rôle de soupirant et de consolateur. Vers ce temps-là, il crut se sentir sérieusement encouragé, et il commençait à nourrir des espérances qui ne laissaient pas de paraître assez légitimes, quand un événement inattendu vint de nouveau jeter le trouble dans ses opérations.

Outre les hôtes familiers du château et les voisins, M. de Maurescamp invitait de temps à autre aux chasses de la Vénerie quelques officiers de la garnison de Compiègne qu’il avait connus à Paris ou rencontrés dans les chasses à courre de la forêt. Parmi ces officiers, qui étaient pour la plupart des hommes du monde d’une parfaite tenue, il y en avait un qui faisait exception et qu’on était un peu surpris de voir accueilli à la Vénerie. C’était un jeune capitaine de chasseurs, nommé de Sontis, bien né, mais mal élevé, d’un libertinage insolent et de mœurs grossières. Sa personne physique ne compensait nullement ce qui lui manquait du côté de la distinction sociale et morale. Il était petit, laid, blême, fort maigre, avec de rares cheveux d’un blond pâle et des yeux gris, d’une expression dure et cyniquement railleuse. Mais c’était un sportsman accompli : en matière d’équitation, de courses, de chasses, et généralement dans toutes les choses du sport, c’était non seulement un connaisseur des plus compétents, mais un exécutant d’une habileté supérieure. C’était par ces qualités spéciales qu’il avait captivé M. de Maurescamp, qui s’était mis en tête depuis quelque temps de faire de l’élevage et de se monter une écurie de courses ; il ne cessait de conférer sur ces importants sujets avec le capitaine de Sontis et se louait fort de ses précieux conseils.

En revanche, madame de Maurescamp avait conçu à première vue pour ce jeune homme de mauvaise mine et de mauvais ton une antipathie qu’elle ne se donnait pas la peine de lui dissimuler. Ce fut donc avec ennui qu’elle le vit, dans les premiers jours de novembre, s’établir à la Vénerie pour trois semaines, sur l’invitation de M. de Maurescamp, car jusqu’alors il n’avait fait qu’y déjeuner ou y dîner de temps à autre, à l’occasion d’une chasse.

Dès la première matinée qu’il passa au château, M. de Sontis fut engagé courtoisement à accompagner M. de Maurescamp et deux ou trois de ses hôtes à la sellerie pour y faire un peu d’escrime, si le cœur lui en disait. M. de Sontis dit qu’il serait enchanté de se dérouiller le poignet, attendu qu’il y avait très longtemps qu’il n’avait tiré. Après avoir espadonné contre le mur pendant quelques minutes, il accepta un petit assaut anodin avec le maître de la maison. Ils se mirent donc en présence, et M. de Maurescamp ne fut pas peu surpris de trouver dans ce chétif personnage un adversaire des plus sérieux. Ce petit homme frêle avait un coup d’œil, une souplesse et des allonges de tigre. Un peu étonné d’abord par la vigueur du jeu de M. de Maurescamp, il se remit vite et prit un avantage absolu dans la seconde partie de l’assaut. M. de Maurescamp, piqué, dit en riant qu’il espérait avoir sa revanche le lendemain.

— Soit ! dit M. de Sontis, tout à vos ordres ; mais je vous avertis que maintenant je vous tiens et que vous me toucherez quand ça me fera plaisir.

— Nous verrons ça ! dit M. de Maurescamp très sèchement.

Jeanne avait assisté ce matin-là, comme de coutume, à la séance d’escrime. Elle en sortit avec un air de gravité et de méditation qui ne lui était pas habituel depuis qu’elle était entrée dans sa seconde manière ; elle fut rêveuse tout le jour.

Elle ne manqua pas de se rendre à la séance du lendemain.

M. de Maurescamp et le capitaine de Sontis engagèrent un assaut auquel la petite scène de la veille prêtait un intérêt exceptionnel. La curiosité de tous les spectateurs était manifestement surexcitée ; mais celle de madame de Maurescamp était portée au dernier degré, et ses traits tendus exprimaient, pendant qu’elle suivait les phases et les péripéties de la lutte, un intérêt ou plutôt une anxiété tout à fait hors de mesure avec les circonstances.

Cet assaut fut un désastre pour le baron de Maurescamp. Le jeune officier de chasseurs, quoique très inégal à son hôte en force musculaire, n’en était pas moins, sous sa frêle apparence, d’une trempe d’acier. Il était dès longtemps passé maître en fait d’escrime, et il s’était vite rendu compte des faiblesses et des lacunes du jeu, d’ailleurs très redoutable, de M. de Maurescamp. Il avait reconnu qu’il avait sous les armes le défaut habituel des hommes très vigoureux et très sanguins, c’est-à-dire la tendance à trop compter sur leur vigueur et à abuser même inconsciemment des effets de force. Doué lui-même d’une légèreté et d’une précision de main incomparables, et aussi sûr de son œil que de sa main, M. de Sontis ne laissait aucune prise à son adversaire : il le troublait et l’éblouissait par des feintes rapides, profitant des écarts auxquels se livrent toujours dans la parade les épées violentes, pour lancer des dégagements d’une vitesse foudroyante. M. de Maurescamp avait devant lui une épée invisible et intangible ; il ne la sentait pour ainsi dire que quand elle touchait sa poitrine. En résumé, il reçut dans cet assaut cinq ou six coups de bouton et n’en donna pas un seul.

L’amour-propre très irritable de M. de Maurescamp ne lui permit pas d’avouer son infériorité décisive. Il convint seulement qu’il n’était pas en train ce jour-là. Il voulut renouveler l’épreuve les jours suivants ; mais elle ne lui réussit pas davantage, et s’il parvint deux ou trois fois dans autant d’assauts successifs à faire sentir le bouton de son fleuret à M. de Sontis, il parut évident à tout le monde que celui-ci y avait mis de la politesse. — Bref, ennuyé et dépité, M. de Maurescamp s’abstint dès ce moment sous différents prétextes de faire des armes le matin.