Histoire d’un pauvre homme
◄  VII
IX  ►


VIII


Vers minuit, les ouvriers du marchand et Polikei furent réveillés par des coups violents à la porte.

C’étaient les trois conscrits venus de Pokrofsky, Kourachkine, Mitiouchkine et Ilia (le neveu de Doutlof), accompagnés du bailli et de leurs parents.

Une veilleuse brûlait dans la cuisine. La cuisinière dormait sur le banc placé sous les Images. Elle se leva en hâte et alluma une chandelle. Polikei se réveilla aussi et examina les nouveaux arrivés du haut de son poêle.

À mesure qu’ils entraient, ils faisaient le signe de la croix et s’installaient sur le large banc sous les Images.

Tous calmes et tranquilles ; ils causaient de choses indifférentes et, au premier coup d’œil, on avait de la peine à distinguer quels étaient les conscrits.

— Eh ben, mes enfants, soupons-nous, ou bien nous couchons-nous à jeun ?

— Nous soupons, dit Ilia, d’une voix avinée ; envoie chercher de l’eau-de-vie.

— Tu as déjà assez bu, lui répondit le bailli, et s’adressant aux autres :

— Mangeons du pain sec pour ne déranger personne.

— Donne-nous de l’eau-de-vie, insista Ilia sans regarder personne. Les paysans sortirent de leur bissac du pain qu’ils avaient, apporté avec eux ; ils le mangèrent, burent quelques gorgées d’eau et se couchèrent les uns sur le poêle, les autres par terre.

Ilia répétait de temps en temps :

— Veux-tu me donner de l’eau-de-vie ?

Il aperçut tout à coup la tête de Polikei.

— Illitch ! eh ! Illitch, tu es ici ; cher ami ? Je suis l’un des conscrits, le sais-tu ? j’ai fait mes adieux à ma pauvre vieille mère et à ma femme. Ce qu’elles ont hurlé… Oui, me voilà soldat ; veux-tu m’offrir de l’eau-de-vie ?

— Je n’ai pas d’argent, répondit Polikei. Espère en Dieu, peut-être te réformera-t-on ? continua-t-il pour le consoler.

— Non frère, je suis comme un jeune sapin, jamais je n’ai été malade. On ne peut souhaiter un meilleur soldat que moi.

Polilcei raconta comment un paysan avait donné un papier bleu (billet de cinq roubles) au médecin qui le libéra… Ilia s’approcha du fourneau et bavarda.

— Non, Illitch, tout est fini. Je ne veux pas rester moi-même. Mon oncle m’a sacrifié. Crois-tu que nous n’aurions pu acheter un remplaçant, mais non, il n’a pas voulu, il a plaint l’argent. Moi, on me sacrifie, je ne suis qu’un neveu… Ce qui me fend le cœur, c’est la douleur de ma mère ! Ma pauvre femme ! Elle ne démenait, la pauvrette : la voilà femme de soldat !… pourquoi nous avoir mariés ?… Elles viendront toutes les deux demain.

— Mais pourquoi vous a-t-on déjà amenés ? il n’en était même pas question et tout à coup…

— Ils ont peur que je me tue, répondit Ilia en souriant… Il n’y a pas de danger. Je saurai toujours me tirer d’affaire, même étant soldat. La seule chose qui m’afflige, c’est de penser à la douleur de ma pauvre mère et de ma femme… Pourquoi m’ont-ils marié ? continua-t-il d’une voix triste et mélancolique.

La porte s’ouvrit, puis se referma sans bruit. C’était le vieux Doutlof qui entrait, secouant ses habits, son chapeau couvert de neige, les pieds chaussés de laptis[1].

— Afonassi, dit-il en s’adressant au portier, avez-vous une lanterne ? je voudrais donner de l’avoine aux chevaux.

Doutlof jeta un regard sur Ilia et allume un petit reste de chandelle. Ses gants et son fouet étaient enfoncés derrière sa ceinture, sa figure paisible et tranquille comme s’il ne s’agissait que d’une simple commission qu’il venait de faire en ville.

Ilia, en voyant son oncle, se tut instantanément, puis s’adressant au bailli, il lui dit d’une voix sombre :

— Ermile, donne-moi de l’eau-de-vie ?

— De l’eau-de-vie ! Ce n’est pas le moment ; tout le monde est déjà couché. Toi seul, tu es turbulent.

Ce mot « turbulent » lui inspira l’idée de l’être.

— Bailli, si tu ne me donnes pas de l’eau-de-vie, je ferai du scandale.

— Cesse, Ilia, cesse donc, lui répondit le bailli avec douceur.

Il n’avait pas fini, qu’Ilia se leva précipitamment, s’approcha de la fenêtre, et, la brisant d’un coup de poing, s’écria :

— Ah ! si vous ne voulez pas faire ce que je vous demande, eh bien ! tenez, je vais briser l’autre.

Polikei, en un clin d’œil, se cacha au fond du poêle. Le bailli jeta son morceau de pain et accourut vers la fenêtre. Doutlof mit sa lanterne par terre, ôta sa ceinture et s’approcha d’Ilia qui se débattait entre les bras du bailli et du portier. Ils le tenaient déjà, lorsqu’il aperçut son oncle qui s’approchait, la ceinture en main, et fut pris d’un accès de rage. Il se débarrassa de ses deux adversaires et les yeux injectés de sang s’avança vers Doutlof.

— Je te tuerai, ne t’approche pas, être barbare ! tu m’as perdu. Toi et tes brigands de fils, vous m’avez perdu ! Pourquoi m’avez-vous marié ? N’approche pas, te dis-je, ou je ne réponds pas de moi.

Iliouchka était effrayant à voir, tout son jeune corps tremblant, la figure bleue, les yeux lui sortant de l’orbite. Il semblait capable de tuer les trois paysans qui cherchaient à le terrasser.

— Tu bois le sang de ton frère. Buveur de sang.

Un éclair passa sur la figure du vieux Doutlof. Il fit un pas en avant.

— Tu ne veux pas écouter ? je me vois obligé d’employer la force.

D’un mouvement rapide, il terrassa son neveu, le jeta pas terre, et, à l’aide des deux paysans, lui retourna les mains derrière le dos et les attacha.

— Je t’avais bien prévenu qu’il ne fallait pas faire de bruit. Te voilà bien avancé. Mettez-lui sa pelisse sur la tête, dit-il en l’étendant sur le banc.

Ilia, les cheveux en désordre, pâle, regardait de tous côtés comme s’il cherchait à se rappeler où il était et ce qu’il lui était arrivé.

Le bailli reprit son morceau de pain.

— Mon pauvre Ilia, je te plains de tout mon cœur, mais que veux-tu faire ? Kourachkine aussi est marié ; il ne dit rien cependant.

— Je suis la victime de mon oncle, de mon monstre d’oncle… C’est un ladre qui regrette son argent. Maman m’a dit que l’intendant lui proposait un remplaçant. Il n’a pas voulu, disant qu’il n’avait pas les moyens. Et pourtant, je lui ai rapporté bien de l’argent depuis que je suis venu m’installer chez lui… C’est un monstre.

Le vieux Doutlof revint avec sa lanterne qu’il posa par terre. Il fit le signe de la croix et s’assit à côté du bailli.

Ilia se tut, ferma les yeux et leur tourna le dos. Du doigt, le bailli le montra à Doutlof.

— Crois-tu que cela ne me fait pas de la peine ? lui dit Doutlof. C’est le fils de mon frère, on lui a persuadé que j’étais un monstre. Est-ce sa femme qui lui a persuadé que j’avais de l’argent pour acheter un remplaçant ? Est-ce quelque autre ? je n’en sais rien. Le fait est qu’il m’en veut et que cela me fend le cœur.

— C’est un bien brave garçon !

— Je ne me sens pas le courage de voir son désespoir ! Demain, sa femme et mon fils viendront. Moi, je m’en retourne.

— Envoie tes enfants et va-t’en en paix, lui répondit le bailli en grimpant sur le poêle.

— Si l’on avait de l’argent, on n’aurait certainement pas hésité à acheter un remplaçant, dit l’un des ouvriers du marchand.

— Oh ! l’argent, l’argent, que de crimes ont été commis en son nom ! l’Écriture nous enseigne à le mépriser et à le craindre.

Quand il eut fait des prières, le vieux Doutlof jeta un regard sur son neveu. Il dormait paisiblement ; alors il s’approcha de lui, relâcha ses mains, et se coucha à son tour.



  1. Espèce de sabot.