Histoire d’un casse-noisette/Chapitre 7

Michel Lévy Frères (p. 92-171).


HISTOIRE DE LA NOISETTE KRAKATUK
ET DE LA PRINCESSE PIRLIPATE.




Comment naquit la princesse Pirlipate,
et quelle grande joie cette naissance donna à ses illustres parents.


Il y avait, dans les environs de Nuremberg, un petit royaume qui n’était ni la Prusse, ni la Pologne, ni la Bavière, ni le Palatinat, et qui était gouverné par un roi.

La femme de ce roi, qui, par conséquent, se trouvait être une reine, mit un jour au monde une petite fille, qui se trouva, par conséquent, princesse de naissance, et qui reçut le nom gracieux et distingué de Pirlipate.

On fit aussitôt prévenir le roi de cet heureux événement. Il accourut tout essoufflé, et, en voyant cette jolie petite fille couchée dans son berceau, la satisfaction qu’il ressentit d’être père d’une si charmante enfant le poussa tellement hors de lui, qu’il jeta d’abord de grands cris de joie, puis se prit à danser en rond, puis enfin à sauter à cloche-pied, en disant :

— Ah ! grand Dieu ! vous qui voyez tous les jours les anges, avez-vous jamais rien vu de plus beau que ma Pirlipatine ?

Alors, comme, derrière le roi, étaient entrés les ministres, les généraux, les grands officiers, les présidents, les conseillers et les juges ; tous, voyant le roi danser à cloche-pied, se mirent à danser comme le roi, en disant :

— Non, non, jamais, sire, non, non, jamais, il n’y a rien eu de si beau au monde que votre Pirlipatine.

Et, en effet, ce qui vous surprendra fort, mes chers enfants, c’est qu’il n’y avait dans cette réponse aucune flatterie ; car, effectivement, depuis la création du monde, il n’était pas né un plus bel enfant que la princesse Pirlipate. Sa petite figure semblait tissue de délicats flocons de soie, roses comme les roses, et blancs comme les lis. Ses yeux étaient du plus étincelant azur, et rien n’était plus charmant que de voir les fils d’or de sa chevelure se réunir en boucles mignonnes, brillantes et frisées sur ses épaules, blanches comme l’albâtre. Ajoutez à cela que Pirlipate avait apporté, en venant au monde, deux rangées de petites dents, ou plutôt de véritables perles, avec lesquelles, deux heures après sa naissance, elle mordit si vigoureusement le doigt du grand chancelier, qui, ayant la vue basse, avait voulu la regarder de trop près, que, quoiqu’il appartînt à l’école des stoïques, il s’écria, disent les uns :

— Ah, diantre !

Tandis que d’autres soutiennent, en l’honneur de la philosophie, qu’il dit seulement :

— Aïe ! aïe ! aïe !

Au reste, aujourd’hui encore, les voix sont partagées sur cette grande question, aucun des deux partis n’ayant voulu céder. Et la seule chose sur laquelle les diantristes et les aïstes soient demeurés d’accord, le seul fait qui soit resté incontestable, c’est que la princesse Pirlipate mordit le grand chancelier au doigt. Le pays apprit dès lors qu’il y avait autant d’esprit qu’il se trouvait de beauté dans le charmant petit corps de Pirlipatine.

Tout le monde était donc heureux dans ce royaume favorisé des cieux. La reine seule était extrêmement inquiète et troublée, sans que personne sût pourquoi. Mais ce qui frappa surtout les esprits, c’est le soin avec lequel cette mère craintive faisait garder le berceau de son enfant. En effet, toutes les portes étaient non-seulement occupées par les trabans de la garde, mais encore, outre les deux gardiennes qui se tenaient toujours près de la princesse, il y en avait encore six autres que l’on faisait asseoir autour du berceau, et qui se relayaient toutes les nuits. Mais, surtout, ce qui excitait au plus haut degré la curiosité, ce que personne ne pouvait comprendre, c’est pourquoi chacune de ces six gardiennes était obligée de tenir un chat sur ses genoux, et de le gratter toute la nuit afin qu’il ne cessât point de ruminer.

Je suis convaincu, mes chers enfants, que vous êtes aussi curieux que les habitants de ce petit royaume sans nom, de savoir pourquoi ces six gardiennes étaient obligées de tenir un chat sur leurs genoux, et de le gratter sans cesse pour qu’il ne cessât point de ruminer un seul instant ; mais, comme vous chercheriez inutilement le mot de cette énigme, je vais vous le dire, afin de vous épargner le mal de tête qui ne pourrait manquer de résulter pour vous d’une pareille application.

Il arriva, un jour, qu’une demi-douzaine de souverains des mieux couronnés se donnèrent le mot pour faire en même temps une visite au père futur de notre héroïne ; car, à cette époque, la princesse Pirlipatine n’était pas encore née ; ils étaient accompagnés de princes royaux, de grands-ducs héréditaires et de prétendants des plus agréables. Ce fut une occasion, pour le roi qu’ils visitaient, et qui était un monarque des plus magnifiques, de faire une large percée à son trésor et de donner force tournois, carrousels et comédies. Mais ce ne fut pas le tout. Après avoir appris, par le surintendant des cuisines royales, que l’astronome de la cour avait annoncé que le temps d’abattre les porcs était arrivé, et que la conjonction des astres annonçait que l’année serait favorable à la charcuterie, il ordonna de faire une grande tuerie de pourceaux dans ses basses-cours, et, montant dans son carrosse, il alla en personne prier, les uns après les autres, tous les rois et tous les princes résidant pour le moment dans sa capitale, de venir manger la soupe avec lui, voulant se ménager le plaisir de leur surprise à la vue du magnifique repas qu’il comptait leur donner ; puis, en rentrant chez lui, il se fit annoncer chez la reine, et, s’approchant d’elle, il lui dit d’un ton câlin, avec lequel il avait l’habitude de lui faire faire tout ce qu’il voulait :

— Bien chère amie, tu n’as pas oublié, n’est-ce pas, à quel point j’aime le boudin ? n’est-ce pas, tu ne l’as pas oublié ?

La reine comprit, du premier mot, ce que le roi voulait dire. En effet, Sa Majesté entendait tout simplement, par ces paroles insidieuses, qu’elle eût à se livrer, comme elle l’avait fait maintes fois, à la très utile occupation de confectionner de ses mains royales la plus grande quantité possible de saucisses, d’andouilles et de boudins. Elle sourit donc à cette proposition de son mari ; car, quoique exerçant fort honorablement la profession de reine, elle était moins sensible aux compliments qu’on lui faisait sur la dignité avec laquelle elle portait le sceptre et la couronne, que sur l’habileté avec laquelle elle faisait un pouding ou confectionnait un baba. Elle se contenta donc de faire une gracieuse révérence à son époux, en lui disant qu’elle était sa servante pour lui faire du boudin, comme pour toute autre chose.

Aussitôt le grand trésorier dut livrer aux cuisines royales le chaudron gigantesque en vermeil et les grandes casseroles d’argent destinés à faire le boudin et les saucisses. On alluma un immense feu de bois de sandal. La reine mit son tablier de cuisine de damas blanc, et bientôt les plus doux parfums s’échappèrent du chaudron. Cette délicieuse odeur se répandit aussitôt dans les corridors, pénétra rapidement dans toutes les chambres, et parvint enfin jusqu’à la salle du trône, où le roi tenait son conseil. Le roi était fin gourmet ; aussi cette odeur lui fit-elle une vive impression de plaisir. Cependant, comme c’était un prince grave et qui avait la réputation d’être maître de lui, il résista quelque temps au sentiment d’attraction qui le poussait vers la cuisine ; mais enfin, quel que fût son empire sur ses passions, il lui fallut céder au ravissement inexprimable qu’il éprouvait.

— Messieurs, s’écria-t-il en se levant, avec votre permission, je reviens dans un instant ; attendez-moi.

Et, à travers les chambres et les corridors, il prit la course vers la cuisine, serra la reine entre ses bras, remua le contenu du chaudron avec son sceptre d’or, y goûta du bout de la langue, et, l’esprit plus tranquille, il retourna au conseil et reprit, quoique un peu distrait, la question où il l’avait laissée.

Il avait quitté la cuisine juste au moment important où le lard, découpé par morceaux, allait être rôti sur des grils d’argent ; la reine, encouragée par ses éloges, se livrait à cette importante occupation, et les premières gouttes de graisse tombaient en chantant sur les charbons, lorsqu’une petite voix chevrotante se fit entendre qui disait :

— Ma sœur, offre-moi donc une bribe de lard ;
Car, étant reine aussi, je veux faire ripaille :
Et, mangeant rarement quelque chose qui vaille,
De ce friand rôti je désire ma part.

La reine reconnut aussitôt la voix qui lui parlait ainsi : c’était celle de dame Souriçonne.

Dame Souriçonne habitait depuis de longues années le palais. Elle prétendait être alliée à la famille royale, et reine elle-même du royaume souriquois ; c’est pourquoi elle tenait, sous l’âtre de la cuisine, une cour fort considérable.

La reine était une bonne et fort douce femme qui, tout en se refusant à reconnaître tout haut dame Souriçonne comme reine et comme sœur, avait tout bas pour elle une foule d’égards et de complaisances qui lui avaient souvent fait reprocher par son mari, plus aristocrate qu’elle, la tendance qu’elle avait à déroger ; or, comme on le comprend bien, dans cette circonstance solennelle, elle ne voulut point refuser à sa jeune amie ce qu’elle demandait, et lui dit :

— Avancez, dame Souriçonne, avançez hardiment, et venez, je vous y autorise, goûter mon lard tant que vous voudrez.

Aussitôt dame Souriçonne apparut gaie et frétillante, et, sautant sur le foyer, saisit adroitement avec sa petite patte les morceaux de lard que la reine lui tendait les uns après les autres.

Mais voilà que, attirés par les petits cris de plaisir que poussait leur reine, et surtout par l’odeur succulente que répandait le lard grillé, arrivèrent, frétillant et sautillant aussi, d’abord les sept fils de dame Souriçonne, puis ses parents, puis ses alliés, tous fort mauvais coquins, effroyablement portés sur leur bouche, et qui s’en donnèrent sur le lard de telle façon, que la reine fut obligée, si hospitalière qu’elle fût, de leur faire observer que, s’ils allaient de ce train-là, il ne lui resterait plus de lard pour ses boudins. Mais, quelque juste que fût cette réclamation, les sept fils de dame Souriçonne n’en tinrent compte, et, donnant le mauvais exemple à leurs parents et à leurs alliés, ils se ruèrent, malgré les représentations de leur mère et de leur reine, sur le lard de leur tante, qui allait disparaître entièrement, lorsque, aux cris de la reine, qui ne pouvait plus venir à bout de chasser ses hôtes importuns, accourut la surintendante, laquelle appela le chef des cuisines, lequel appela le chef des marmitons, lesquels accoururent armés de vergettes, d’éventails et de balais, et parvinrent à faire rentrer sous l’âtre tout le peuple souriquois. Mais la victoire, quoique complète, était trop tardive ; à peine restait-il le quart du lard nécessaire à la confection des andouilles, des saucisses et des boudins, lequel reliquat fut, d’après les indications du mathématicien du roi, qu’on avait envoyé chercher en toute hâte, scientifiquement réparti entre le grand chaudron à boudins et les deux grandes casseroles à andouilles et à saucisses.

Une demi-heure après cet événement, le canon retentit, les clairons et les trompettes sonnèrent, et l’on vit arriver tous les potentats, tous les princes royaux, tous les ducs héréditaires et tous les prétendants qui étaient dans le pays, vêtus de leurs plus magnifiques habits ; les uns traînés dans des carrosses de cristal, les autres montés sur leurs chevaux de parade. Le roi les attendait sur le perron du palais, et les reçut avec la plus aimable courtoisie et la plus gracieuse cordialité ; puis, les ayant conduits dans la salle à manger, il s’assit au haut bout en sa qualité de seigneur suzerain, ayant la couronne sur la tête et le sceptre à la main, invitant les autres monarques à prendre chacun la place que lui assignait son rang parmi les têtes couronnées, les princes royaux, les ducs héréditaires ou les prétendants.

La table était somptueusement servie et tout alla bien pendant le potage et le relevé. Mais au service des andouilles, on remarqua que le prince paraissait agité : à celui des saucisses, il pâlit considérablement ; enfin, à celui des boudins, il leva les yeux au ciel, des soupirs s’échappèrent de sa poitrine, une douleur terrible parut déchirer son âme ; enfin il se renversa sur le dos de son fauteuil, couvrit son visage de ses deux mains, se désespérant et sanglotant d’une façon si lamentable, que chacun se leva de sa place et l’entoura avec la plus vive inquiétude. En effet, la crise paraissait des plus graves : le chirurgien de la cour cherchait inutilement le pouls du malheureux monarque, qui paraissait être sous le poids de la plus profonde, de la plus affreuse et de la plus inouïe des calamités. Enfin, après que les remèdes les plus violents pour le faire revenir à lui eurent été employés, tels que plumes brûlées, sels anglais et clefs dans le dos, le roi parut reprendre quelque peu ses esprits, entr’ouvrit ses yeux éteints, et, d’une voix si faible, qu’à peine si on put l’entendre, il balbutia ce peu de mots :

— Pas assez de lard !…

À ces paroles, ce fut à la reine de pâlir à son tour. Elle se précipita à ses genoux, s’écriant d’une voix entrecoupée par ses sanglots :

— O mon malheureux, infortuné et royal époux ! Quel chagrin ne vous ai-je pas causé pour n’avoir pas écouté les remontrances que vous m’avez déjà faites si souvent ; mais vous voyez la coupable à vos genoux, et vous pouvez la punir aussi durement qu’il vous conviendra.

— Qu’est-ce à dire ? demanda le roi : et que s’est-il donc passé qu’on ne m’a pas dit ?

— Hélas ! hélas ! répondit la reine, à qui son mari n’avait jamais parlé si rudement ; hélas ! c’est dame Souriçonne avec ses sept fils, avec ses neveux, ses cousins et ses alliés qui ont dévoré tout le lard !

Mais la reine n’en put dire davantage : les forces lui manquèrent, elle tomba à la renverse et s’évanouit.

Alors le roi se leva furieux, et s’écria d’une voix terrible :

— Madame la surintendante, que signifie cela ?

Alors la surintendante raconta ce qu’elle savait, c’est-à-dire que, accourue aux cris de la reine, elle avait vu Sa Majesté aux prises avec toute la famille de dame Souriçonne, et qu’alors, à son tour, elle avait appelé le chef, qui avec l’aide de ses marmitons, était parvenu à faire rentrer tous les pillards sous l’âtre.

Aussitôt le roi, voyant qu’il s’agissait d’un crime de lèse-majesté, rappela toute sa dignité et tout son calme, ordonnant, vu l’énormité du forfait, que son conseil intime fût rassemblé à l’instant même, et que l’affaire fût exposée à ses plus habiles conseillers.

En conséquence, le conseil fut réuni, et l’on y décida, à la majorité des voix, que dame Souriçonne étant accusée d’avoir mangé le lard destiné aux saucisses, aux boudins et aux andouilles du roi, son procès lui serait fait, et que si elle était coupable, elle serait à tout jamais exilée du royaume, elle et sa race, et que ce qu’elle y possédait de biens, terres, châteaux, palais, résidences royales, tout serait confisqué.

Mais alors le roi fit observer à son conseil intime et à ses habiles conseillers que, pendant le temps que durerait le procès, dame Souriçonne et sa famille auraient tout le temps de manger son lard, ce qui l’exposerait à des avanies pareilles à celle qu’il venait de subir en présence de six têtes couronnées, sans compter les princes royaux, les ducs héréditaires et les prétendants : il demandait donc qu’un pouvoir discrétionnaire lui fût accordé à l’égard de dame Souriçonne et de sa famille.

Le conseil alla aux voix pour la forme, comme on le pense bien, et le pouvoir discrétionnaire que demandait le roi lui fut accordé.

Alors il envoya une de ses meilleures voitures, précédée d’un courrier pour faire plus grande diligence, à un très habile mécanicien qui demeurait dans la ville de Nuremberg, et qui s’appelait Christian-Élias Drosselmayer, invitant le susdit mécanicien à le venir trouver à l’instant même dans son palais, pour affaire urgente. Christian-Élias Drosselmayer obéit aussitôt ; car c’était un homme véritablement artiste, qui ne doutait pas qu’un roi aussi renommé ne l’envoyât chercher pour lui confectionner quelque chef-d’œuvre. Et, étant monté en voiture, il courut jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût en présence du roi. Il s’était même tellement pressé, qu’il n’avait pas eu le temps de se mettre un habit, et qu’il était venu avec la redingote jaune qu’il portait habituellement. Mais, au lieu de se fâcher de cet oubli de l’étiquette, le roi lui en sut gré ; car, s’il avait commis une faute, l’illustre mécanicien l’avait commise pour obéir sans retard aux commandements de Sa Majesté.

Le roi fit entrer Christian-Élias Drosselmayer dans son cabinet, et lui exposa la situation des choses ; comment il était décidé à faire un grand exemple en purgeant tout son royaume de la race souriquoise, et comment, prévenu par sa grande renommée, il avait jeté les yeux sur lui pour le faire l’exécuteur de sa justice ; n’ayant qu’une crainte, c’est que le mécanicien, si habile qu’il fût, ne vît des difficultés insurmontables au projet que la colère royale avait conçu.

Mais Christian-Élias Drosselmayer rassura le roi, et lui promit que, avant huit jours, il ne resterait pas une souris dans tout le royaume.

En effet, le même jour, il se mit à confectionner d’ingénieuses petites boîtes oblongues, dans l’intérieur desquelles il attacha au bout d’un fil de fer, un morceau de lard. En tirant le lard, le voleur, quel qu’il fût, faisait tomber la porte derrière lui, et se trouvait prisonnier. En moins d’une semaine, cent boîtes pareilles étaient confectionnées et placées non seulement sous l’âtre, mais dans tous les greniers et dans toutes les caves du palais.

Dame Souriçonne était infiniment trop sage et trop pénétrante, pour ne pas découvrir du premier coup d’œil la ruse de maître Drosselmayer. Elle rassembla donc ses sept fils, leurs neveux et ses cousins, pour les prévenir du guet-apens qu’on tramait contre eux. Mais, après avoir eu l’air de l’écouter à cause du respect qu’ils devaient à son rang et de la condescendance que commandait son âge, ils se retirèrent en riant de ses terreurs, et, attirés par l’odeur du lard rôti, plus forte que toutes les représentations qu’on leur pouvait faire, ils se résolurent à profiter de la bonne aubaine qui leur arrivait sans qu’ils sussent d’où.

Au bout de vingt-quatre heures, les sept fils de dame Souriçonne, dix-huit de ses neveux, cinquante de ses cousins, et deux cent trente-cinq de ses parents à différents degrés, sans compter des milliers de ses sujets, étaient pris dans les souricières, et avaient été honteusement exécutés.

Alors dame Souriçonne, avec les débris de sa cour et les restes de son peuple, résolut d’abandonner ces lieux ensanglantés par le massacre des siens. Le bruit de cette résolution transpira et parvint jusqu’au roi. Sa Majesté s’en félicita tout haut, et les poètes de la cour firent force sonnets sur sa victoire, tandis que les courtisans l’égalaient à Sésostris, à Alexandre et à César.

La reine seule était triste et inquiète ; elle connaissait dame Souriçonne, et elle se doutait bien qu’elle ne laisserait pas la mort de ses fils et de ses proches sans vengeance. En effet, au moment où la reine, pour faire oublier au roi la faute qu’elle avait commise, préparait pour lui, de ses propres mains, une purée de foie dont il était fort friand, dame Souriçonne parut tout à coup devant elle, et lui dit :

— Tués par ton époux, sans crainte ni remords,
Mes enfants, mes neveux et mes cousins sont morts ;
Mais tremble, madame la reine !
Que l’enfant qu’en ton sein tu portes en ce jour,
Et qui sera bientôt l’objet de ton amour,
Soit déjà celui de ma haine.
Ton époux a des forts, des canons, des soldats,
Des mécaniciens, des conseillers d’États,
Des ministres, des souricières.
La reine des souris n’a rien de tout cela ;
Mais le ciel lui fit don des dents que tu vois là
Pour dévorer les héritières.

Là-dessus, elle disparut, et personne ne l’avait revue depuis. Mais la reine, qui, en effet, s'était aperçue depuis quelques jours qu’elle était enceinte, fut si épouvantée de cette prédiction, qu’elle laissa tomber la purée de foie dans le feu.

Ainsi, pour la seconde fois, dame Souriçonne priva le roi d’un de ses mets favoris ; ce qui le mit fort en colère et le fit s’applaudir encore davantage du coup d’État qu’il avait si heureusement accompli.

Il va sans dire que Christian-Élias Drosselmayer fut renvoyé avec une splendide récompense, et rentra triomphant à Nuremberg.




Comment, malgré toutes les précautions prises par la reine,
dame Souriçonne accomplit sa menace à l’endroit de la princesse Pirlipate.


Maintenant, mes chers enfants, vous savez aussi bien que moi, n’est-ce pas, pourquoi la reine faisait garder avec tant de soin la miraculeuse petite princesse Pirlipate : elle craignait la vengeance de dame Souriçonne ; car, d’après ce que dame Souriçonne avait dit, il ne s’agissait pas moins, pour l’héritière de l’heureux petit royaume sans nom, que de la perte de sa vie ou tout au moins de sa beauté ; ce qui, assure-t-on, pour une femme, est bien pis encore. Ce qui redoublait surtout l’inquiétude de la tendre mère, c’est que les machines de maître Drosselmayer ne pouvaient absolument rien contre l’expérience de dame Souriçonne. Il est vrai que l’astronome de la cour, qui était en même temps grand augure et grand astrologue, craignant qu’on ne supprimât sa charge comme inutile, s’il ne donnait pas son mot dans cette affaire, prétendit avoir lu dans les astres, d’une manière certaine, que la famille de l’illustre chat Murr était seule en état de défendre le berceau de l’approche de dame Souriçonne. C’est pour cela que chacune des six gardiennes fut forcée de tenir sans cesse sur ses genoux un des mâles de cette famille, qui, au reste, étaient attachés à la cour en qualité de secrétaires intimes de légation, et devait, par un grattement délicat et prolongé, adoucir à ces jeunes diplomates le pénible service qu’ils rendaient à l’État.

Mais, un soir, il y a des jours, comme vous le savez, mes enfants, où l’on se réveille tout endormi, un soir, malgré tous les efforts que firent les six gardiennes qui se tenaient autour de la chambre, chacune un chat sur ses genoux, et les deux surgardiennes intimes qui étaient assises au chevet de la princesse, elles sentirent le sommeil s’emparer d’elles progressivement. Or, comme chacune absorbait ses propres sensations en elle-même, se gardant bien de les confier à ses compagnes, dans l’espérance que celles-ci ne s’apercevraient pas de son manque de vigilance, et veilleraient à sa place tandis qu’elle dormirait, il en résulta que les yeux se fermèrent successivement, que les mains qui grattaient les matous s’arrêtèrent à leur tour, et que les matous, n’étant plus grattés, profitèrent de la circonstance pour s’assoupir.

Nous ne pourrions pas dire depuis combien de temps durait cet étrange sommeil, lorsque, vers minuit, une des surgardiennes intimes s’éveilla en sursaut. Toutes les personnes qui l’entouraient semblaient tombées en léthargie ; pas le moindre ronflement ; les respirations elles-mêmes étaient arrêtées ; partout régnait un silence de mort, au milieu duquel on n’entendait que le bruit du ver piquant le bois. Mais que devint la surgardienne intime, en voyant près d’elle une grande et horrible souris qui, dressée sur ses pattes de derrière, avait plongé sa tête dans le berceau de Pirlipatine, et paraissait fort occupée à ronger le visage de la princesse ? Elle se leva en poussant un cri de terreur. À ce cri, tout le monde se réveilla ; mais dame Souriçonne, car c’était bien elle, s’élança vers un des coins de la chambre. Les conseillers intimes de légation se précipitèrent après elles ; hélas ! il était trop tard : dame Souriçonne avait disparu par une fente du plancher. Au même instant, la princesse Pirlipate, réveillée par toute cette rumeur, se mit à pleurer. À ces cris, les gardiennes et les surgardiennes répondirent par des exclamations de joie.

Dieu soit loué ! disaient-elles. Puisque la princesse Pirlipate crie, c’est qu’elle n’est pas morte.

Et alors elles accoururent au berceau : mais leur désespoir fut grand lorsqu’elles virent ce qu’était devenue cette délicate et charmante créature !

En effet, à la place de ce visage blanc et rose, de cette petite tête aux cheveux d’or, de ces yeux d’azur, miroir du ciel, était plantée une immense et difforme tête sur un corps contrefait et ratatiné. Ses deux beaux yeux avaient perdu leur couleur céleste, et s’épanouissaient verts, fixes et hagards, à fleur de tête. Sa petite bouche s’était étendue d’une oreille à l’autre, et son menton s’était couvert d’une barbe cotonneuse et frisée, on ne peut plus convenable pour un vieux polichinelle, mais hideuse pour une jeune princesse.

En ce moment, la reine entra ; les six gardiennes ordinaires et les deux surgardiennes intimes se jetèrent la face contre terre, tandis que les six conseillers de légation regardaient s’il n’y avait pas quelque fenêtre ouverte pour gagner les toits.

Le désespoir de la pauvre mère fut quelque chose d’affreux. On l’emporta évanouie dans la chambre royale.

Mais c’est le malheureux père dont la douleur faisait surtout peine à voir, tant elle était morne et profonde. On fut obligé de mettre des cadenas à ses croisées pour qu’il ne se précipitât point par la fenêtre, et de ouater son appartement pour qu’il ne se brisât point la tête contre les murs. Il va sans dire qu’on lui retira son épée, et qu’on ne laissa traîner devant lui ni couteau ni fourchette, ni aucun instrument tranchant ou pointu. Cela était d’autant plus facile qu’il ne mangea point pendant les deux ou trois premiers jours, ne cessant de répéter :

— O monarque infortuné que je suis ! ô destin cruel que tu es !

Peut-être, au lieu d’accuser le destin, le roi eût-il dû penser que, comme tous les hommes le sont ordinairement, il avait été l’artisan de ses propres malheurs, attendu que, s’il avait su manger ses boudins avec un peu de lard de moins que d’habitude, et que, renonçant à la vengeance, il eût laissé dame Souriçonne et sa famille sous l’âtre, ce malheur qu’il déplorait ne serait point arrivé. Mais nous devons dire que les pensées du royal père de Pirlipate ne prirent aucunement cette direction philosophique.

Au contraire, dans la nécessité où se croient toujours les puissants de rejeter les calamités qui les frappent sur de plus petits qu’eux, il rejeta la faute sur l’habile mécanicien Christian-Élias Drosselmayer. Et, bien convaincu que, s’il lui faisait dire de revenir à la cour pour y être pendu ou décapité, celui-ci se garderait bien de se rendre à l’invitation, il le fit inviter, au contraire, à venir recevoir un nouvel ordre que Sa Majesté avait créé, rien que pour les hommes de lettres, les artistes et les mécaniciens. Maître Drosselmayer n’était pas exempt d’orgueil ; il pensa qu’un ruban ferait bien sur sa redingote jaune, et se mit immédiatement en route ; mais sa joie se changea bientôt en terreur : à la frontière du royaume, des gardes l’attendaient, qui s’emparèrent de lui, et le conduisirent de brigade en brigade jusqu’à la capitale.

Le roi, qui craignait sans doute de se laisser attendrir, ne voulut pas même recevoir maître Drosselmayer lorsqu’il arriva au palais ; mais il le fit conduire immédiatement près du berceau de Pirlipate, faisant signifier au mécanicien que si, de ce jour en un mois, la princesse n’était point rendue à son état naturel, il lui ferait impitoyablement trancher la tête.

Maître Drosselmayer n’avait point de prétention à l’héroïsme, et n’avait jamais compté mourir que de sa belle mort, comme on dit ; aussi fut-il fort effrayé de la menace ; mais, néanmoins, se confiant bientôt dans sa science, dont sa modestie personnelle ne l’avait jamais empêché d’apprécier l’étendue, il se rassura quelque peu, et s’occupa immédiatement de la première et de la plus utile opération, qui était celle de s’assurer si le mal pouvait céder à un remède quelconque, ou était véritablement incurable, comme il avait cru le reconnaître dès le premier abord.

A cet effet, il démonta fort adroitement d’abord la tête, puis, les uns après les autres, tous les membres de la princesse Pirlipate, détacha ses pieds et ses mains pour en examiner plus à son aise non seulement les jointures et les ressorts, mais encore la construction intérieure. Mais, hélas ! plus il pénétra dans le mystère de l’organisation pirlipatine, mieux il découvrit que plus la princesse grandirait, plus elle deviendrait hideuse et difforme ; il rattacha donc avec soin les membres de Pirlipate, et, ne sachant plus que faire ni que devenir, il se laissa aller, près du berceau de la princesse, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à ce qu’elle eût repris sa première forme, à une profonde mélancolie.

Déjà la quatrième semaine était commencée, et l’on en était arrivé au mercredi, lorsque, selon son habitude, le roi entra pour voir s’il ne s’était pas opéré quelque changement dans l’extérieur de la princesse, et, voyant qu’il était toujours le même, s’écria, en menaçant le mécanicien de son sceptre :

— Christian-Élias Drosselmayer, prends garde à toi ! tu n’as plus que trois jours pour me rendre ma fille telle qu’elle était ; et, si tu t’entêtes à ne pas la guérir, c’est dimanche prochain que tu seras décapité.

Maître Drosselmayer, qui ne pouvait guérir la princesse, non point par entêtement, mais par impuissance, se mit à pleurer amèrement, regardant, avec ses yeux noyés de larmes, la princesse Pirlipate, qui croquait une noisette aussi joyeusement que si elle eût été la plus jolie fille de la terre. Alors, à cette vue attendrissante, le mécanicien fut, pour la première fois, frappé du goût particulier que la princesse avait, depuis sa naissance, manifesté pour les noisettes, et de la singulière circonstance qui l’avait fait naître avec des dents. En effet, aussitôt sa transformation, elle s’était mise à crier, et elle avait continué de se livrer à cet exercice jusqu’au moment où, trouvant une aveline sous sa main, elle la cassa, en mangea l’amande, et s’endormit tranquillement. Depuis ce temps-là, les deux surgardiennes intimes avaient eu le soin d’en bourrer leurs poches, et de lui en donner une ou plusieurs aussitôt qu’elle faisait la grimace.

— O instinct de la nature ! éternelle et impénétrable sympathie de tous les êtres créés ! s’écria Christian-Élias Drosselmayer, tu m’indiques la porte qui mène à la découverte de tes mystères ; j’y frapperai, et elle s’ouvrira.

À ces mots, qui surprirent fort le roi, le mécanicien se retourna et demanda à Sa Majesté la faveur d’être conduit à l’astronome de la cour ; le roi y consentit, mais à la condition que ce serait sous bonne escorte. Maître Drosselmayer eût sans doute mieux aimé faire cette course seul ; cependant, comme, dans cette circonstance, il n’avait pas le moins du monde son libre arbitre, il lui fallut souffrir ce qu’il ne pouvait empêcher, et traverser les rues de la capitale escorté comme un malfaiteur.

Arrivé chez l’astrologue, maître Drosselmayer se jeta dans ses bras, et tous deux s’embrassèrent avec des torrents de larmes, car ils étaient connaissances de vieille date, et s'aimaient fort ; puis ils se retirèrent dans un cabinet écarté, et feuilletèrent ensemble une quantité innombrable de livres qui traitaient de l’instinct, des sympathies, des antipathies, et d’une foule d'autres choses non moins mystérieuses. Enfin, la nuit étant venue, l’astrologue monta sur sa tour, et, aidé de maître Drosselmayer, qui était lui-même fort habile en pareille matière, découvrit, malgré l’embarras des lignes qui s’entre-croisaient sans cesse, que, pour rompre le charme qui rendait Pirlipate hideuse, et pour qu’elle redevînt aussi belle qu’elle l’avait été, elle n’avait qu’une chose à faire : c’était de manger l’amande de la noisette Krakatuk, laquelle avait une enveloppe tellement dure, que la roue d’un canon de quarante-huit pouvait passer sur elle sans la rompre. En outre, il fallait que cette coquille fût brisée en présence de la princesse par les dents d’un jeune homme qui n’eût jamais été rasé, et qui n’eût encore porté que des bottes. Enfin, l’amande devait être présentée par lui à la princesse, les yeux fermés, et, les yeux fermés toujours, il devait alors faire sept pas à reculons et sans trébucher. Telle était la réponse des astres.

Drosselmayer et l’astronome avaient travaillé sans relâche, durant trois jours et trois nuits, à éclaircir toute cette mystérieuse affaire. On en était précisément au samedi soir, et le roi achevait son dîner et entamait même le dessert, lorsque le mécanicien, qui devait être décapité le lendemain au point du jour, entra dans la salle à manger royale, plein de joie et d’allégresse, annonçant qu’il avait enfin trouvé le moyen de rendre à la princesse Pirlipate sa beauté perdue. A cette nouvelle, le roi le serra dans ses bras avec la bienveillance la plus touchante, et demanda quel était ce moyen.

Le mécanicien fit part au roi du résultat de sa consultation avec l’astrologue.

— Je le savais bien, maître Drosselmayer, s’écria le roi, que tout ce que vous en faisiez, ce n’était que par entêtement. Ainsi, c’est convenu ; aussitôt après le dîner, on se mettra à l’œuvre. Ayez donc soin, très cher mécanicien, que, dans dix minutes, le jeune homme non rasé soit là, chaussé de ses bottes, et la noisette Krakatuk à la main. Surtout veillez à ce que, d’ici là, il ne boive pas de vin, de peur qu’il ne trébuche en faisant, comme une écrevisse, ses sept pas en arrière ; mais, une fois l’opération achevée, dites-lui que je mets ma cave à sa disposition et qu'il pourra se griser tout à son aise.

Mais, au grand étonnement du roi, maître Drosselmayer parut consterné en entendant ce discours ; et, comme il gardait le silence, le roi insista pour savoir pourquoi il se taisait et restait immobile à sa place, au lieu de se mettre en course pour exécuter ses ordres souverains. Mais le mécanicien, se jetant à genoux :

— Sire, dit-il, il est bien vrai que nous avons trouvé le moyen de guérir la princesse, et que ce moyen consiste à lui faire manger l’amande de la noisette Krakatuk, lorsqu’elle aura été cassée par un jeune homme à qui on n’aura jamais fait la barbe, et qui, depuis sa naissance, aura toujours porté des bottes ; mais nous ne possédons ni le jeune homme ni la noisette ; mais nous ne savons pas où les trouver, et, selon toute probabilité, nous ne trouverons que bien difficilement la noisette et le casse-noisette.

À ces mots, le roi, furieux, brandit son sceptre au-dessus de la tête du mécanicien, en s’écriant :

— Eh bien, va donc pour la mort !

Mais la reine, de son côté, vint s’agenouiller près de Drosselmayer, et fit observer à son auguste époux qu’en tranchant la tête au mécanicien, on perdait jusqu’à cette lueur d’espoir que l’on conservait en le laissant vivre ; que toutes les probabilités étaient que celui qui avait trouvé l’horoscope trouverait la noisette et le casse-noisette ; qu’on devait d’autant plus croire à cette nouvelle prédiction de l’astrologue, qu’aucune de ses prédictions ne s’était réalisée jusque-là, et qu’il fallait bien que ses prédictions se réalisassent un jour, puisque le roi, qui ne pouvait se tromper, l’avait nommé son grand augure ; qu’enfin la princesse Pirlipate, ayant trois mois à peine, n’était point en âge d’être mariée, et ne le serait probablement qu’à l’âge de quinze ans ; que, par conséquent, maître Drosselmayer et son ami l’astrologue avaient quatorze ans et neuf mois devant eux pour chercher la noisette Krakatuk et le jeune homme qui devait la casser ; que, par conséquent encore, on pouvait accorder à Christian-Élias Drosselmayer un délai, au bout duquel il reviendrait se remettre entre les mains du roi, qu’il fût ou non possesseur du double remède qui devait guérir la princesse : dans le premier cas, pour être décapité sans miséricorde ; dans le second, pour être récompensé généreusement.

Le roi, qui était un homme très juste, et qui, ce jour-là surtout, avait parfaitement dîné de ses deux mets favoris, c’est-à-dire d’un plat de boudin et d’une purée de foie, prêta une oreille bienveillante à la prière de sa sensible et magnanime épouse ; il décida donc qu’à l’instant même le mécanicien et l’astrologue se mettraient à la recherche de la noisette et du casse-noisette, recherche pour laquelle il leur accordait quatorze ans et neuf mois ; mais cela, à la condition qu’à l’expiration de ce sursis tous deux reviendraient se remettre en son pouvoir,pour, s’ils revenaient les mains vides, qu’il fût fait d’eux selon son bon plaisir royal.

Si, au contraire, ils rapportaient la noisette Krakatuk, qui devait rendre à la princesse Pirlipate sa beauté primitive, ils recevraient, l’astrologue, une pension viagère de mille thalers et une lunette d’honneur, et le mécanicien, une épée de diamants, l’ordre de l’Araignée d’or, qui était le grand ordre de l’État, et une redingote neuve.

Quant au jeune homme qui devait casser la noisette, le roi en était moins inquiet, et prétendait qu’on parviendrait toujours à se le procurer au moyen d’insertions réitérées dans les gazettes indigènes et étrangères.

Touché de cette magnanimité, qui diminuait de moitié la difficulté de sa tâche, Christian-Élias Drosselmayer engagea sa parole qu’il trouverait la noisette Krakatuk, ou qu’il reviendrait, comme un autre Régulus, se remettre entre les mains du roi.

Le soir même, le mécanicien et l’astrologue quittèrent la capitale du royaume pour commencer leurs recherches.




Comment le mécanicien et l’astrologue parcoururent les quatre parties du monde
et en découvrirent une cinquième, sans trouver la noisette Krakatuk.


Il y avait déjà quatorze ans et cinq mois que l’astrologue et le mécanicien erraient par les chemins, sans qu’ils eussent rencontré vestige de ce qu’ils cherchaient. Ils avaient visité d’abord l’Europe, puis ensuite l’Amérique, puis ensuite l’Afrique, puis ensuite l’Asie ; ils avaient même découvert une cinquième partie du monde, que les savants ont appelée depuis la Nouvelle-Hollande, parce qu’elle avait été découverte par deux Allemands ; mais, dans toute cette pérégrination, quoiqu’ils eussent vu bien des noisettes de différentes formes et de différentes grosseurs, ils n’avaient pas rencontré la noisette Krakatuk. Ils avaient cependant, dans une espérance, hélas ! infructueuse, passé des années à la cour du roi des dattes et du prince des amandes ; ils avaient consulté inutilement la célèbre académie des singes verts, et la fameuse société naturaliste des écureuils ; puis enfin ils en étaient arrivés à tomber, écrasés de fatigue, sur la lisière de la grande forêt qui borde le pied des monts Himalaya, en se répétant, avec découragement, qu’ils n’avaient plus que cent vingt-deux jours pour trouver ce qu’ils avaient cherché inutilement pendant quatorze ans et cinq mois.

Si je vous racontais, mes chers enfants, les aventures miraculeuses qui arrivèrent aux deux voyageurs pendant cette longue pérégrination, j’en aurais moi-même pour un mois au moins à vous réunir tous les soirs, ce qui finirait certainement par vous ennuyer. Je vous dirai donc seulement que Christian-Élias Drosselmayer, qui était le plus acharné à la recherche de la fameuse noisette, puisque de la fameuse noisette dépendait sa tête, s’étant livré à plus de fatigues et s’étant exposé à plus de dangers que son compagnon, avait perdu tous ses cheveux, à l’occasion d’un coup de soleil reçu sous l’équateur, et l’œil droit, à la suite d’un coup de flèche que lui avait adressé un chef caraïbe ; de plus, sa redingote jaune, qui n’était déjà plus neuve lorsqu’il était parti d’Allemagne, s’en allait littéralement en lambeaux. Sa situation était donc des plus déplorables, et cependant, tel est chez l’homme l’amour de la vie, que, tout détérioré qu’il était par les avaries successives qui lui étaient arrivées, il voyait avec une terreur toujours croissante le moment d’aller se remettre entre les mains du roi.

Cependant, le mécanicien était homme d’honneur ; il n’y avait pas à marchander avec une promesse aussi solennelle que l’était la sienne. Il résolut donc, quelque chose qu’il pût lui en coûter, de se remettre en route dès le lendemain pour l’Allemagne. En effet, il n’y avait pas de temps à perdre, quatorze ans et cinq mois s’étaient écoulés, et les deux voyageurs n’avaient plus que cent vingt-deux jours, ainsi que nous l’avons dit, pour revenir dans la capitale du père de la princesse Pirlipate.

Christian-Élias Drosselmayer fit donc part à son ami l’astrologue de sa généreuse résolution, et tous deux décidèrent qu’ils partiraient le lendemain matin.

En effet, le lendemain, au point du jour, les deux voyageurs se remirent en route, se dirigeant sur Bagdad ; de Bagdad, ils gagnèrent Alexandrie ; à Alexandrie, ils s’embarquèrent pour Venise ; puis, de Venise, ils gagnèrent le Tyrol, et, du Tyrol, ils descendirent dans le royaume du père de Pirlipate, espérant tout doucement, au fond du cœur, que ce monarque serait mort, ou, tout au moins, tombé en enfance.

Mais, hélas ! il n’en était rien : en arrivant dans la capitale, le malheureux mécanicien apprit que le digne souverain, non-seulement n’avait perdu aucune de ses facultés intellectuelles, mais encore qu’il se portait mieux que jamais ; il n’y avait donc aucune chance pour lui, — à moins que la princesse Pirlipate ne se fût guérie toute seule de sa laideur, ce qui n’était pas possible, ou que le cœur du roi ne se fût adouci, ce qui n’était pas probable, — d’échapper au sort affreux qui le menaçait.

Il ne s’en présenta pas moins hardiment à la porte du palais ; car il était soutenu par cette idée qu’il faisait une action héroïque, et demanda à parler au roi.

Le roi, qui était un prince très accessible et qui recevait tous ceux qui avaient affaire à lui, ordonna à son grand introducteur de lui amener les deux étrangers.

Le grand introducteur fit alors observer à Sa Majesté que ces deux étrangers avaient fort mauvaise mine, et étaient on ne peut plus mal vêtus. Mais le roi répondit qu’il ne fallait pas juger le cœur par le visage, et que l’habit ne faisait pas le moine.

Sur quoi, le grand introducteur, ayant reconnu la réalité de ces deux proverbes, s’inclina respectueusement et alla chercher le mécanicien et l’astrologue.

Le roi était toujours le même, et ils le reconnurent tout d’abord ; mais ils étaient si changés, surtout le pauvre Christian-Élias Drosselmayer, qu’ils furent obligés de se nommer.

En voyant revenir d’eux-mêmes les deux voyageurs, le roi éprouva un mouvement de joie ; car il était convaincu qu’ils ne reviendraient pas s’ils n’avaient pas trouvé la noisette Krakatuk ; mais il fut bientôt détrompé, et le mécanicien, en se jetant à ses pieds, lui avoua que, malgré les recherches les plus consciencieuses et les plus assidues, son ami l’astrologue et lui revenaient les mains vides.

Le roi, nous l’avons dit, quoique d’un tempérament un peu colérique, avait le fond du caractère excellent ; il fut touché de cette ponctualité de Christian-Élias Drosselmayer à tenir sa parole, et il commua la peine de mort qu’il avait portée contre lui en celle d’une prison éternelle. Quant à l’astrologue, il se contenta de l’exiler.

Mais, comme il restait encore trois jours pour que les quatorze ans et neuf mois de délai accordés par le roi fussent écoulés, maître Drosselmayer, qui avait au plus haut degré dans le cœur l’amour de la patrie, demanda au roi la permission de profiter de ces trois jours pour revoir une fois encore Nuremberg.

Cette demande parut si juste au roi, qu’il la lui accorda sans y mettre aucune restriction.

Maître Drosselmayer, qui n’avait que trois jours à lui, résolut de mettre le temps à profit, et, ayant trouvé par bonheur des places à la malle-poste, il partit à l’instant même.

Or, comme l’astrologue était exilé, et qu’il lui était aussi égal d’aller à Nuremberg qu’ailleurs, il partit avec le mécanicien.

Le lendemain, vers les dix heures du matin, ils étaient à Nuremberg. Comme il ne restait à maître Drosselmayer d’autre parent que Christophe-Zacharias Drosselmayer, son frère, lequel était un des premiers marchands de jouets d’enfants de Nuremberg, ce fut chez lui qu’il descendit.

Christophe-Zacharias Drosselmayer eut une grande joie de revoir ce pauvre Christian qu’il croyait mort. D’abord, il n’avait pas voulu le reconnaître, à cause de son front chauve et de son emplâtre sur l’œil ; mais le mécanicien lui montra sa fameuse redingote jaune, qui, toute déchirée qu’elle était, avait encore conservé en certains endroits quelque trace de sa couleur primitive, et, à l’appui de cette première preuve, il lui cita tant de circonstances secrètes, qui ne pouvaient être connues que de Zacharias et de lui, que le marchand de joujoux fut bien forcé de se rendre à l’évidence.

Alors, il lui demanda quelle cause l’avait éloigné si longtemps de sa ville natale, et dans quel pays il avait laissé ses cheveux, son œil, et les morceaux qui manquaient à sa redingote.

Christian-Élias Drosselmayer n’avait aucun motif de faire un secret à son frère des événements qui lui étaient arrivés. Il commença donc par lui présenter son compagnon d’infortune ; puis, cette formalité d’usage accomplie, il lui raconta tous ses malheurs, depuis A jusqu’à Z, et termina en disant qu’il n’avait que quelques heures à passer avec son frère, attendu que, n’ayant pas pu trouver la noisette Krakatuk, il allait entrer le lendemain dans une prison éternelle.

Pendant tout ce récit de son frère, Christophe-Zacharias avait plus d’une fois secoué les doigts, tourné sur un pied et fait claquer sa langue. Dans toute autre circonstance, le mécanicien lui eût sans-doute demandé ce que signifiaient ces signes ; mais il était si préoccupé, qu’il ne vit rien, et que ce ne fut que lorsque son frère fit deux fois hum ! hum ! et trois fois oh ! oh ! oh ! qu’il lui demanda ce que signifiaient ces exclamations.

— Cela signifie, dit Zacharias, que ce serait bien le diable… Mais non… Mais si…

— Que ce serait bien le diable ?… répéta le mécanicien.

— Si… continua le marchand de jouets d’enfants.

— Si… Quoi ? demanda de nouveau maître Drosselmayer.

Mais, au lieu de lui répondre, Christophe-Zacharias, qui, sans doute, pendant toutes ces demandes et ces réponses entrecoupées, avait rappelé ses souvenirs, jeta sa perruque en l’air et se mit à danser en criant :

— Frère, tu es sauvé ! Frère, tu n’iras pas en prison ! Frère, ou je me trompe fort, ou c’est moi qui possède la noisette Krakatuk.

Et, sur ce, sans donner aucune autre explication à son frère ébahi, Christophe-Zacharias s’élança hors de l’appartement, et revint un instant après, rapportant une boîte dans laquelle était une grosse aveline dorée qu’il présenta au mécanicien.

Celui-ci, qui n’osait croire à tant de bonheur, prit en hésitant la noisette, la tourna et la retourna de toute façon, l’examinant avec l’attention que méritait la chose et, après l’examen, déclara qu’il se rangeait à l’avis de son frère, et qu’il serait fort étonné si cette aveline n’était pas la noisette Krakatuk ; sur quoi, il la passa à l’astrologue, et lui demanda son opinion.

Celui-ci examina la noisette avec non moins d’ attention que ne l’avait fait maître Drosselmayer, et secouant la tête, il répondit :

— Je serais de votre avis et, par conséquent, de celui de votre frère, si la noisette n’était pas dorée ; mais je n’ai vu nulle part dans les astres que le fruit que nous cherchons dût être revêtu de cet ornement. D’ailleurs, comment votre frère aurait-il la noisette Krakatuk ?

— Je vais vous expliquer la chose, dit Christophe, et comment elle est tombée entre mes mains, et comment il se fait qu’elle ait cette dorure qui vous empêche de la reconnaître, et qui effectivement ne lui est pas naturelle.

Alors, les ayant fait asseoir tous deux, car il pensait fort judicieusement qu’après une course de quatorze ans et neuf mois, les voyageurs devaient être fatigués, il commença en ces termes :

— Le jour même où le roi t’envoya chercher, sous prétexte de te donner la croix, un étranger arriva à Nuremberg, portant un sac de noisettes qu’il avait à vendre ; mais les marchands de noisettes du pays, qui voulaient conserver le monopole de cette denrée, lui cherchèrent querelle, justement devant la porte de ma boutique. L’étranger alors, pour se défendre plus facilement, posa à terre son sac de noisettes, et la bataille allait son train, à la grande satisfaction des gamins et des commissionnaires, lorsqu’un chariot pesamment chargé passa justement sur le sac de noisettes. En voyant cet accident, qu’ils attribuèrent à la justice du ciel, les marchands se regardèrent comme suffisamment vengés, et laissèrent l’étranger tranquille. Celui-ci ramassa son sac, et, effectivement, toutes les noisettes étaient écrasées, à l’exception d’une seule, qu’il me présenta en souriant d’une façon singulière, et m’invitant à l’acheter pour un zwanziger neuf de 1720, disant qu’un jour viendrait où je ne serais pas fâché du marché que j’aurais fait, si onéreux qu’il pût me paraître pour le moment. Je fouillai à ma poche, et fut fort étonné d’y trouver un zwanziger tout pareil à celui que demandait cet homme. Cela me parut une coïncidence si singulière que je lui donnai mon zwanziger ; lui, de son côté, me donna la noisette, et disparut.

« Or, je mis la noisette en vente, et, quoique je n’en demandasse que le prix qu’elle m’avait coûté, plus deux kreutzers, elle resta exposée pendant sept ou huit ans sans que personne manifestât l’envie d’en faire l’acquisition. C’est alors que je la fis dorer pour augmenter sa valeur ; mais j’y dépensai inutilement deux autres zwanzigers, la noisette est restée jusqu’aujourd’hui sans acquéreur. En ce moment l’astronome, entre les mains duquel la noisette était restée, poussa un cri de joie. Tandis que maître Drosselmayer écoutait le récit de son frère, il avait, à l’aide d’un canif, gratté délicatement la dorure de la noisette, et, sur un petit coin de la coquille, il avait trouvé gravé en caractères chinois le mot Krakatuk.

Dès lors il n’y eut plus de doute, et l’identité de la noisette fut reconnue.




Comment, après avoir trouvé la noisette Krakatuk,
le mécanicien et l’astrologue trouvèrent le jeune homme qui devait la casser.


Christian-Élias Drosselmayer était si pressé d’annoncer au roi cette bonne nouvelle, qu’il voulait reprendre la malle-poste à l’instant même ; mais Christophe-Zacharias le pria d’attendre au moins jusqu’à ce que son fils fût rentré : or, le mécanicien accéda d’autant plus volontiers à cette demande, qu’il n’avait pas vu son neveu depuis tantôt quinze ans, et qu’en rassemblant ses souvenirs, il se rappela que c’était, au moment où il avait quitté Nuremberg, un charmant petit bambin de trois ans et demi, que lui, Élias, aimait de tout son cœur.

En ce moment, un beau jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans entra dans la boutique de Christophe-Zacharias, et s’approcha de lui en l’appelant son père.

En effet, Zacharias, après l’avoir embrassé, le présenta à Élias, en disant au jeune homme :

— Maintenant, embrasse ton oncle.

Le jeune homme hésitait ; car l’oncle Drosselmayer, avec sa redingote en lambeaux, son front chauve et son emplâtre sur l’œil, n’avait rien de bien attrayant. Mais, comme son père vit cette hésitation et qu’il craignait qu’Élias n’en fût blessé, il poussa son fils par derrière, si bien que le jeune homme, tant bien que mal, se trouva dans les bras du mécanicien.

Pendant ce temps, l’astrologue fixait les yeux sur le jeune homme, avec une attention continue qui parut si singulière à celui-ci, qu’il saisit le premier prétexte pour sortir, se trouvant mal à l’aise d’être regardé ainsi.

Alors l’astrologue demanda à Zacharias sur son fils quelques détails que celui-ci s’empressa de lui donner avec une prolixité toute paternelle.

Le jeune Drosselmayer avait, en effet, comme sa figure l’indiquait, dix sept à dix-huit ans. Dès sa plus tendre jeunesse, il était si drôle et si gentil, que sa mère s’amusait à le faire habiller comme les joujoux qui étaient dans la boutique, c’est-à-dire tantôt en étudiant, tantôt en postillon, tantôt en Hongrois, mais toujours avec un costume qui exigeait des bottes ; car, comme il avait le plus joli pied du monde, mais le mollet un peu grêle, les bottes faisaient valoir la qualité et cachaient le défaut.

— Ainsi, demanda l’astrologue à Zacharias, votre fils n’a jamais porté que des bottes ?

Élias ouvrit de grands yeux.

— Mon fils n’a jamais porté que des bottes, reprit le marchand de jouets d’enfants ; et il continua : A l’âge de dix ans, je l’envoyai, à l’université de Tubingen, où il est resté jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans contracter aucune des mauvaises habitudes de ses autres camarades, sans boire, sans jurer, sans se battre. La seule faiblesse que je lui connaisse, c’est de laisser pousser les quatre ou cinq mauvais poils qu’il a au menton, sans vouloir permettre qu’un barbier lui touche le visage.

— Ainsi, reprit l’astrologue, votre fils n’a jamais fait sa barbe ?

Élias ouvrait des yeux de plus en plus grands.

— Jamais, répondit Zacharias.

— Et, pendant ses vacances de l’université, continua l’astrologue, à quoi passait-il son temps ?

— Mais, dit le père, il se tenait dans la boutique avec son joli petit costume d’étudiant, et, par pure galanterie, cassait les noisettes des jeunes filles qui venaient acheter des joujoux dans la boutique, et qui, à cause de cela, l’appelaient Casse-Noisette.

— Casse-Noisette ? s’écria le mécanicien.

— Casse-Noisette ? répéta à son tour l’astrologue.

Puis tous deux se regardèrent, tandis que Zacharias, les regardait tous deux.

— Mon cher monsieur, dit l’astrologue à Zacharias, j’ai l’idée que votre fortune est faite.

Le marchand de joujoux, qui n’avait pas écouté ce pronostic avec indifférence, voulut en avoir l’explication ; mais l’astrologue remit cette explication au lendemain matin.

Lorsque le mécanicien et l’astrologue rentrèrent dans leur chambre, l’astrologue se jeta au cou de son ami, en lui disant :

— C’est lui ! nous le tenons !

— Vous croyez ? demanda Élias avec le ton d’un homme qui doute, mais qui ne demande pas mieux que d’être convaincu.

— Pardieu ! si je le crois ; il réunit toutes les qualités, ce me semble.

— Récapitulons.

— Il n’a jamais porté que des bottes.

— C’est vrai.

— Il n’a jamais été rasé.

— C’est encore vrai.

— Enfin, par galanterie ou plutôt par vocation, il se tenait dans la boutique de son père pour casser les noisettes des jeunes filles, qui ne l’appelaient que Casse-Noisette.

— C’est encore vrai.

— Mon cher ami, un bonheur n’arrive jamais seul. D’ailleurs, si vous doutez encore, allons consulter les astres.

Ils montèrent, en conséquence, sur la terrasse de la maison, et, ayant tiré l’horoscope du jeune homme, ils virent qu’il était destiné à une grande fortune.

Cette prédiction, qui confirmait toutes les espérances de l’astrologue, fit que le mécanicien se rendit à son avis.

— Et maintenant, dit l’astrologue triomphant, il n’y a plus que deux choses qu’il ne faut pas négliger.

— Lesquelles ? demanda Élias.

— La première, c’est que vous adaptiez, à la nuque de votre neveu, une robuste tresse de bois qui se combine si bien avec la mâchoire, qu’elle puisse en doubler la force par la pression.

— Rien de plus facile, répondit Élias, et c’est l’abc de la mécanique.

— La seconde, continua l’astrologue, c’est, en arrivant à la résidence, de cacher avec soin que nous avons amené avec nous le jeune homme destiné à casser la noix Krakatuk ; car j’ai dans l’idée que, plus il y aura de dents cassées et de mâchoires démontées en essayant de briser la noisette Krakatuk, plus le roi offrira une précieuse récompense à qui réussira où tant d’autres auront échoué.

— Mon cher ami, répondit le mécanicien, vous êtes un homme plein de sens. Allons nous coucher.

Et, à ces mots, ayant quitté la terrasse et étant redescendus dans leur chambre, les deux amis se couchèrent, et, enfonçant leurs bonnets de coton sur leurs oreilles, s’endormirent plus paisiblement qu’ils ne l’avaient encore fait depuis quatorze ans et neuf mois.

Le lendemain, dès le matin, les deux amis descendirent chez Zacharias, et lui firent part de tous les beaux projets qu’ils avaient formés la veille. Or, comme Zacharias ne manquait pas d’ambition, et que, dans son amour-propre paternel, il se flattait que son fils devait être une des plus fortes mâchoires d’Allemagne, il accepta avec enthousiasme la combinaison qui tendait à faire sortir de sa boutique non seulement la noisette, mais encore le casse-noisette.

Le jeune homme fut plus difficile à décider. Cette tresse qu’on devait lui appliquer à la nuque, en remplacement de la bourse élégante qu’il portait avec tant de grâce, l’inquiétait surtout particulièrement. Cependant l’astrologue, son oncle et son père lui firent de si belles promesses, qu’il se décida. En conséquence, comme Élias Drosselmayer s’était mis à l’œuvre à l’instant même, la tresse fut bientôt achevée et vissée solidement à la nuque de ce jeune homme plein d’espérance. Hâtons-nous de dire, pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs, que cet appareil ingénieux réussit parfaitement bien, et que, dès le premier jour, notre habile mécanicien obtint les plus brillants résultats sur les noyaux d’abricot les plus durs et sur les noyaux de pêche les plus obstinés.

Ces expériences faites, l’astrologue, le mécanicien et le jeune Drosselmayer se mirent immédiatement en route pour la résidence. Zacharias eût bien voulu les accompagner ; mais, comme il fallait quelqu’un pour garder sa boutique, cet excellent père se sacrifia et demeura à Nuremberg.


Fin de l’histoire de la princesse Pirlipate.


Le premier soin du mécanicien et de l’astrologue, en arrivant à la cour, fut de laisser le jeune Drosselmayer à l’auberge, et d’aller annoncer au palais que, après l’avoir cherchée inutilement dans les quatre parties du monde, ils avaient enfin trouvé la noix Krakatuk à Nuremberg ; mais de celui qui la devait casser, comme il était convenu entre eux, ils n’en dirent pas un mot.

La joie fut grande au palais. Aussitôt le roi envoya chercher le conseiller intime, surveillant de l’esprit public, lequel avait la haute main sur tous les journaux, et lui ordonna de rédiger pour le Moniteur royal une note officielle que les rédacteurs des autres gazettes seraient forcés de répéter, et qui portait en substance que tous ceux qui se croiraient d’assez bonnes dents pour casser la noisette Krakatuk n’avaient qu’à se présenter au palais, et, l’opération faite, recevraient une récompense considérable.

C’est dans une circonstance pareille seulement qu’on peut apprécier tout ce qu’un royaume contient de mâchoires. Les concurrents étaient en si grand nombre, qu’on fut obligé d’établir un jury présidé par le dentiste de la couronne, lequel examinait les concurrents, pour voir s’ils avaient bien leurs trente-deux dents, et si aucune de ces dents n’était gâtée.

Trois mille cinq cents candidats furent admis à cette première épreuve, qui dura huit jours, et qui n’offrit d’autre résultat qu’un nombre indéfini de dents brisées et de mandibules démises.

Il fallut donc se décider à faire un second appel. Les gazettes nationales et étrangères furent couvertes de réclames. Le roi offrait, la place de président perpétuel de l’Académie et l’ordre de l’Araignée d’or à la mâchoire supérieure qui parviendrait à briser la noisette Krakatuk. On n’avait pas besoin d’être lettré pour concourir.

Cette seconde épreuve fournit cinq mille concurrents. Tous les corps savants d’Europe envoyèrent leurs représentants à cet important congrès. On y remarquait plusieurs membres de l’Académie française, et, entre autres, son secrétaire perpétuel, lequel ne put concourir, à cause de l’absence de ses dents, qu’il s’était brisées en essayant de déchirer les œuvres de ses confrères.

Cette seconde épreuve, qui dura quinze jours, fut, hélas ! plus désastreuse encore que la première. Les délégués des sociétés savantes, entre autres, s’obstinèrent, pour l’honneur du corps auquel ils appartenaient, à vouloir briser la noisette ; mais ils y laissèrent leurs meilleures dents.

Quant à la noisette, sa coquille ne portait pas même la trace des efforts qu’on avait faits pour l’entamer.

Le roi était au désespoir ; il résolut de frapper un grand coup, et, comme il n’avait pas de descendant mâle, il fit publier, par une troisième insertion dans les gazettes nationales et étrangères, que la main de la princesse Pirlipate était accordée et la succession au trône acquise à celui qui briserait la noisette Krakatuk. Le seul article qui fût obligatoire, c’est que, cette fois, les concurrents devaient être âgés de seize à vingt-quatre ans.

La promesse d’une pareille récompense remua toute l’Allemagne. Les candidats arrivèrent de tous les coins de l’Europe ; et il en serait même venu de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, ainsi que de cette cinquième partie du monde qu’avaient découverte Élias Drosselmayer et son ami l’astrologue, si, le temps ayant été limité, les lecteurs n’eussent judicieusement réfléchi qu’au moment où ils lisaient la susdite annonce, l’épreuve était en train de s’accomplir ou même était déjà accomplie.

Cette fois, le mécanicien et l’astrologue pensèrent que le moment était venu de produire le jeune Drosselmayer, car il n’était pas possible au roi d’offrir un prix plus haut que celui qu’il était arrivé à mettre, une récompense plus belle que celle qu’il en était venu à offrir. Seulement, confiants dans le succès, quoique, cette fois, une foule de princes aux mâchoires royales ou impériales se fussent présentés, ils ne se présentèrent au bureau des inscriptions (on est libre de confondre avec celui des inscriptions et belles-lettres), qu’au moment où il allait se fermer, de sorte que le nom de Nathaniel Drosselmayer se trouva porté sur la liste le 11,375e et dernier.

Il en fut de cette fois-ci comme des autres, les 11,374 concurrents de Nathaniel Drosselmayer furent mis hors de combat, et le dix-neuvième jour de l’épreuve, à onze heures trente-cinq minutes du matin, comme la princesse accomplissait sa quinzième année, le nom de Nathaniel Drosselmayer fut appelé.

Le jeune homme se présenta accompagné de ses parrains, c’est-à-dire du mécanicien et de l’astrologue.

C’était la première fois que ces deux illustres personnages revoyaient la princesse depuis qu’ils avaient quitté son berceau, et, depuis ce temps, il s’était fait de grands changements en elle ; mais, il faut le dire avec notre franchise d’historien, ce n’était point à son avantage : lorsqu’ils la quittèrent, elle n’était qu’affreuse ; depuis ce temps, elle était devenue effroyable.

En effet, son corps avait fort grandi, mais sans prendre aucune importance. Aussi ne pouvait-on comprendre comment ces jambes grêles, ces hanches sans force, ce torse tout ratatiné, pouvaient soutenir la monstrueuse tête qu’ils supportaient. Cette tête se composait des mêmes cheveux hérissés, des mêmes yeux verts, de la même bouche immense, du même menton cotonneux que nous avons dit ; seulement, tout cela avait pris quinze ans de plus.

En apercevant ce monstre de laideur, le pauvre Nathaniel frissonna et demanda au mécanicien et à l’astrologue s’ils étaient bien sûrs que l’amande de la noisette de Krakatuk dût rendre la beauté à la princesse, attendu que, si elle demeurait dans l’état où elle se trouvait, il était disposé à tenter l’épreuve pour la gloire de réussir où tant d’autres avaient échoué, mais à laisser l’honneur du mariage et le profit de la succession au trône à qui voudrait bien les accepter. Il va sans dire que le mécanicien et l’astrologue rassurèrent leur filleul, lui affirmant que, la noisette une fois cassée, et l’amande une fois mangée, Pirlipate redeviendrait à l’instant même la plus belle princesse de la terre.

Mais, si la vue de la princesse Pirlipate avait glacé d’effroi le cœur du pauvre Nathaniel, il faut le dire en l’honneur du pauvre garçon, sa présence à lui avait produit un effet tout contraire sur le cœur sensible de l’héritière de la couronne, et elle n’avait pu s’empêcher de s’écrier en le voyant :

— Oh ! que je voudrais bien que ce fût celui-ci qui cassât, la noisette.

Ce à quoi la surintendante de l’éducation de la princesse répondit :

— Je crois devoir faire observer à Votre Altesse qu’il n’est point d’habitude qu’une jeune et jolie princesse comme vous êtes dise tout haut son opinion en ces sortes de matières.

En effet, Nathaniel était fait pour tourner la tête à toutes les princesses de la terre. Il avait une petite polonaise de velours violet à brandebourgs et à boutons d’or, que son oncle lui avait fait faire pour cette occasion solennelle, une culotte pareille, de charmantes petites bottes, si bien vernies et si bien collantes, qu’on les aurait crues peintes. Il n’y avait que cette malheureuse queue de bois vissée à sa nuque, qui gâtait un peu cet ensemble ; mais, en lui mettant des rallonges, l’oncle Drosselmayer lui avait donné la forme d’un petit manteau, et cela pouvait, à la rigueur, passer pour un caprice de toilette, ou pour quelque mode nouvelle que le tailleur de Nathaniel tâchait, vu la circonstance, d’introduire tout doucement à la cour.

Aussi, en voyant entrer le charmant petit jeune homme, ce que la princesse avait eu l’imprudence de dire tout haut, chacune des assistantes se le dit tout bas, et il eut pas une seule personne, pas même le roi et la reine, qui ne désirât dans le fond de l’âme que Nathaniel sortît vainqueur de l’entreprise dans laquelle il était engagé.

De son côté, le jeune Drosselmayer s’approcha avec une confiance qui redoubla l’espoir qu’on avait en lui. Arrivé devant l’estrade royale, il salua le roi et la reine, puis la princesse Pirlipate, puis les assistants ; après quoi, il reçut du grand maître des cérémonies la noisette Krakatuk, la prit délicatement entre l’index et le pouce, comme fait un escamoteur d’une muscade, l’introduisit dans sa bouche, donna un violent coup de poing sur la tresse de bois, et cric ! crac ! brisa la coquille en plusieurs morceaux.

Puis, aussitôt, il débarrassa adroitement l’amande des filaments qui y étaient attachés, et la présenta à la princesse, en lui tirant un gratte-pied aussi élégant que respectueux, après quoi il ferma les yeux et commença à marcher à reculons. Aussitôt la princesse avala l’amande, et, à l’instant même, ô miracle ! le monstre difforme disparut, et fut remplacé par une jeune fille d’une angélique beauté. Son visage semblait tissu de flocons de soie roses comme les roses et blancs comme les lis ; ses yeux étaient d’étincelant azur, et ses boucles abondantes formées par des fils d’or retombaient sur ses épaules d’albâtre. Aussitôt les trompettes et les cymbales sonnèrent à tout rompre. Les cris de joie du peuple répondirent au bruit des instruments. Le roi, les ministres, les conseillers et les juges, comme lors de la naissance de Pirlipate, se mirent à danser à cloche-pied, et il fallut jeter de l’eau de Cologne au visage de la reine qui s’était évanouie de ravissement.

Ce grand tumulte troubla fort le jeune Nathaniel Drosselmayer, qui, on se le rappelle, avait encore, pour achever sa mission, à faire les sept pas en arrière ; pourtant il se maîtrisa avec une puissance qui donna les plus hautes espérances pour l’époque où il régnerait à son tour, et il allongeait précisément la jambe pour achever son septième pas, quand, tout à coup, la reine des souris perça le plancher, piaulant affreusement, et vint s’élancer entre ses jambes ; de sorte qu’au moment où le futur prince royal reposait le pied à terre, il lui appuya le talon en plein sur le corps, ce qui le fit trébucher de telle façon, que peu s’en fallut qu’il ne tombât.

O fatalité ! Au même instant, le beau jeune homme devint aussi difforme que l’avait été avant lui la princesse : ses jambes s’amincirent, son corps ratatiné pouvait à peine soutenir son énorme et hideuse tête, ses yeux devinrent verts, hagards et à fleur de tête ; enfin sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles, et sa jolie petite barbe naissante se changea en une substance blanche et molle, que plus tard on reconnut être du coton.

Mais la cause de cet événement en avait été punie en même temps qu’elle le causait. Dame Souriçonne se tordait sanglante sur le plancher : sa méchanceté n’était donc pas restée impunie. En effet, le jeune Drosselmayer l’avait pressée si violemment contre le plancher avec le talon de sa botte, que la compression avait été mortelle. Aussi, tout en se tordant, dame Souriçonne criait de toute la force de sa voix agonisante :

Krakatuk ! Krakatuk ! ô noisette si dure,
C’est à toi que je dois le trépas que j’endure.
Hi… hi… hi… hi…
Mais l’avenir me garde une revanche prête :
Mon fils me vengera sur toi, Casse-Noisette !
Pi… pi… pi… pi…
Adieu la vie,
Trop tôt ravie !
Adieu le ciel,
Coupe de miel !
Adieu le monde,
Source féconde…
Ah ! je me meurs !
Hi ! pi pi ! couic ! ! !

Le dernier soupir de dame Souriçonne n’était peut-être pas très bien rimé ; mais, s’il est permis de faire une faute de versification, c’est, on en conviendra, en rendant le dernier soupir !

Ce dernier soupir rendu, on appela le grand feutrier de la cour, lequel prit dame Souriçonne par la queue et l’emporta, s’engageant à la réunir aux malheureux débris de sa famille, qui, quinze ans et quelques mois auparavant, avaient été enterrés dans un commun tombeau.

Comme, au milieu de tout cela, personne que le mécanicien et l’astrologue ne s’était occupé de Nalhaniel Drosselmayer, la princesse, qui ignorait l’accident qui était arrivé, ordonna que le jeune héros fût amené devant elle ; car, malgré la semonce de la surintendante de son éducation, elle avait hâte de le remercier. Mais, à peine eut-elle aperçu le malheureux Nathaniel, qu’elle cacha sa tête dans ses deux mains, et que, oubliant le service qu’il lui avait rendu, elle s’écria :

— A la porte, à la porte, l’horrible Casse-Noisette ! à la porte ! à la porte ! à la porte !

Aussitôt le grand maréchal du palais prit le pauvre Nathaniel par les épaules et le poussa sur l’escalier.

Le roi, plein de rage de ce qu’on avait osé lui proposer un casse-noisette pour gendre, s’en prit à l’astrologue et au mécanicien, et, au lieu de la rente de dix mille thalers et de la lunette d’honneur qu’il devait donner au premier, au lieu de l’épée en diamant, du grand ordre royal de l’Araignée d’or et de la redingote jaune qu’il devait donner au second, il les exila hors de son royaume, ne leur donnant que vingt-quatre heures pour en franchir les frontières.

Il fallut obéir. Le mécanicien, l’astrologue et le jeune Drosselmayer, devenu Casse-Noisette, quittèrent la capitale et traversèrent la frontière. Mais, à la nuit venue, les deux savants consultèrent de nouveau les étoiles et lurent dans la conjonction des astres que, tout contrefait qu’il était, leur filleul n’en deviendrait pas moins prince et roi, s’il n’aimait mieux toutefois rester simple particulier, ce qui serait laissé à son choix ; et cela arriverait quand sa difformité aurait disparu ; et sa difformité disparaîtrait, quand il aurait commandé en chef un combat, dans lequel serait tué le prince que, après la mort de ses sept premiers fils, dame Souriçonne avait mis au monde avec sept têtes, et qui était le roi actuel des souris ; enfin, lorsque, malgré sa laideur, Casse-Noisette serait parvenu à se faire aimer d’une jolie dame.

En attendant ces brillantes destinées, Nathaniel Drosselmayer, qui était sorti de la boutique paternelle en qualité de fils unique, y rentra en qualité de casse-noisette.

Il va sans dire que son père ne le reconnut aucunement, et que, lorsqu’il demanda à son frère le mécanicien et à son ami l’astrologue ce qu’était devenu son fils bien-aimé, les deux illustres personnages répondirent, avec cet aplomb qui caractérise les savants, que le roi et la reine n’avaient pas voulu se séparer du sauveur de la princesse, et que le jeune Nathaniel était resté à la cour, comblé de gloire et d’honneur.

Quant au malheureux Casse-Noisette, qui sentait tout ce que sa position avait de pénible, il ne souffla pas le mot, attendant de l’avenir le changement qui devait s’opérer en lui. Cependant, nous devons avouer que, malgré la douceur de son caractère et la philosophie de son esprit, il gardait, au fond de son énorme bouche, une de ses plus grosses dents à l’oncle Drosselmayer, qui, l’étant venu chercher au moment où il y pensait le moins, et l’ayant séduit par ses belles promesses, était la seule et unique cause du malheur épouvantable qui lui était arrivé.

Voilà, mes chers enfants, l’histoire de la noisette Krakatuk et de la princesse Pirlipate, telle que la raconta le parrain Drosselmayer à la petite Marie, et vous savez pourquoi l’on dit maintenant d’une chose difficile :

« C’est une dure noisette à casser. »