Histoire d’un Amour chrétien, journal et souvenirs d’une conversion

HISTOIRE
D'UN
AMOUR CHRETIEN

Récit d’une Sœur, Souvenirs de famille, recueillis par Mme Augustus Craven, née La Ferronnays.


Ce livre, modestement tiré à cent exemplaires, et qui dans le cercle restreint où il s’est produit a soulevé une curiosité et une sympathie exceptionnelles, est-il destiné à franchir quelque jour les limites de l’étroite publicité où l’auteur a semblé vouloir le renfermer ? Nous l’ignorons, et nous ne savons pas davantage quel accueil il rencontrerait auprès du vaste public contemporain, que les productions d’une littérature trop souvent audacieuse ont peut-être un peu déshabitué des excès de scrupule et des nobles préoccupations morales dont il nous entretient. Il ne saurait en effet y avoir de plus parfaite antithèse aux œuvres ordinaires de la littérature contemporaine que ces souvenirs de famille recueillis et édités par le zèle pieux d’une sœur. Ce livre raconte un roman vrai, où ne manque aucun des sentimens exaltés ou délicats que les esprits trop positifs ont l’habitude de bannir de la réalité et de renvoyer dédaigneusement aux domaines de la chimère. A une époque où la littérature d’imagination s’ingénie à introduire dans ses fictions le plus qu’elle peut de plate réalité, il est vraiment doux de rencontrer dans une histoire réelle tout, le charme poétique qu’on a coutume de demander aux fictions. Aussi croyons-nous que le Récit d’une sœur pourrait précisément trouver son succès dans le piquant contraste que tout lecteur intelligent ne manquerait pas d’établir entre les sentimens qu’il révèle et ceux dont la mode, le scandale, nous forcent trop souvent à nous occuper. Le meilleur moyen de faire partager notre conviction sera peut-être de réunir ici quelques-unes des émotions ressenties pendant cette lecture.

Il est vraiment délicat de toucher, même pour les justifier, aux défauts d’un livre publié dans des conditions si particulières. Nous pouvons bien dire cependant que les défauts que tout lecteur y découvrira trouvent leur explication et leur excuse dans la tendresse fraternelle de l’auteur. Mme Augustus Craven, fille du comte de La Ferronnays, serviteur bien connu de la restauration[1], est en effet la propre sœur des personnages qu’elle introduit devant nous, et c’est presque autant son histoire que la leur qu’elle nous raconte. Ces émotions, ces joies et ces douleurs que d’autres qu’elle nous expriment, elle-même les a ressenties et partagées ; pour elle aussi bien que pour eux, les plus petites circonstances de son récit eurent autrefois un intérêt direct, une importance en quelque sorte personnelle, et sont restées associées dans sa mémoire aux souvenirs des fêtes et des deuils de la vie. Il ne faut donc pas s’étonner si son récit a quelque lenteur. Tout l’intéresse de ce qui concerne des morts chéris, car tout lui sert naturellement à ressusciter leurs images. Dans la moindre de leurs paroles, elle retrouve le son de leur voix ; dans le moindre de leurs billets, elle retrouve le mouvement de leur âme, et de mille circonstances qui pour un indifférent seraient stériles ou muettes s’échappent de doux fantômes visibles pour elle seule, auxquels elle sourit à travers ses larmes. Comment abréger ou élaguer ce qui possède un tel pouvoir d’évocation ? Un juge froid et indifférent pourrait seul pratiquer une opération aussi cruelle, et encore il est douteux qu’il là pratiquât avec succès. En effet Mme Craven ne serait-elle pas toujours en droit de lui dire que -sa prétendue clairvoyance n’est que le pire des aveuglemens, que s’il pouvait regarder avec ses yeux à elle, il verrait tout autrement ce que sa myopie élague ou rejette, et que dans des questions de cette nature c’est le cœur aimant qui a raison et le cœur indifférent qui a tort ?

L’histoire d’un bonheur longtemps et ardemment désiré, interrompu par la maladie presque en même temps qu’obtenu et bientôt après détruit par la mort, celle d’une conversion religieuse longtemps différée par respect humain ou excès de scrupuleuse déférence envers les convenances mondaines et opérée par le coup de foudre d’un irréparable malheur, voilà tout ce livre. C’est assez dire qu’il faut chercher l’intérêt de ce récit moins dans des péripéties dramatiques que dans les sentimens des personnages et pour ainsi dire dans les mélodies que rendent leurs cœurs sous la main de ces puissances souveraines qui s’appellent l’amour, la nature, la grâce divine. Ce sont ces mélodies que nous voulons faire entendre au lecteur en ne faisant intervenir le commentaire que pour montrer le lien qui les unit et raconter les circonstances qui les expliquent.

C’est à Rome, le 17 janvier 1832, que le héros de cette histoire, M. Albert de La Ferronnays, rencontra pour la première fois la personne distinguée qui devait décider du bonheur de sa rapide existence, — Mlle Alexandrine d’Alopeus, née d’un père suédois longtemps ministre de Russie à Berlin et d’une mère dont la rare et persistante beauté soutenait avec un tel avantage le dangereux voisinage de la jeunesse de sa fille que cette parole fut dite un jour par un admirateur : « on ne sait jamais si on aime la fille pour la mère ou la mère pour la fille. » Dès les premières entrevues, M. de La Ferronnays aima Mlle d’Alopeus d’une passion ardente et compliquée, où la ferveur du prosélytisme religieux occupa d’abord autant de place que l’amour, si bien qu’on n’aurait pu dire ce qui dans la personne d’Alexandrine l’intéressait le plus, — son âme ou sa beauté. Cette complication de religion et d’amour est ce qui constitue l’originalité de cette passion, ce qui lui donne son caractère propre et en fait le charme un peu triste. Les exagérations, les vivacités de langage et de conduite, qu’on a coutume de nommer les folies amoureuses, ne sont point absentes de cet amour plus que de tout autre ; seulement ici c’est la religion qui les inspire, et non -plus la fantasque et païenne imagination.

On pourrait presque dire que M. de La Ferronnays sut qu’il aimait Mlle d’Alopeus par la vivacité du désir qu’il éprouva de la voir abjurer le luthéranisme et entrer dans l’église catholique. Si vif était en effet ce désir qu’il donnait à M. de La Ferronnays un genre de courage que l’amour seul ne donne jamais, le courage de risquer de déplaire. Voici ce qu’on lit dans le journal de Mlle d’Alopeus, à la date du 5 février 1832, quelques jours à peine après leur première entrevue : « J’allai avec Mary M…, ma jeune voisine, entendre chanter les religieuses à la Trinité-du-Mont. J’y vis M. de La Ferronnays, comme j’appelais alors Albert, toujours à genoux. Il m’intéressait sans que je m’en rendisse compte, et surtout je me sentais déjà une singulière confiance en lui, car, en sortant de l’église, me trouvant près de lui, je lui dis combien j’aurais voulu aussi me mettre à genoux comme lui, et que si j’avais été avec ses sœurs je l’aurais fait. — Alors pourquoi ne le faites-vous pas tout de suite ? me dit-il. Pourquoi ce respect humain ? — Cette hardiesse, — car il me connaissait si peu, — dans un homme de vingt ans, me charma… » Et dans ce premier billet écrit un mois plus tard, en réponse à un billet de Mlle d’Alopeus qui le suppliait de se laisser soigner pendant une courte maladie, est-il bien facile de distinguer la passion du souci affectueux que peut inspirer la ferveur religieuse pour le salut d’une âme qu’on chérit ? « Non, ce n’est pas un rêve. Depuis hier je l’ai relu cent fois, et je recommencerai chaque jour après ma prière du matin. Oh ! que je serai docile maintenant ! Ce que je refusais à mes deux meilleurs amis, un mot de vous a suffi pour l’obtenir. D’où vient l’ascendant que vous avez sur moi ? Personne n’aura-t-il sur vous celui qui vous serait nécessaire pour vous guider aussi sur ce point qui vous rend si souvent triste et rêveuse ? Oh ! joignez-vous à moi pour demander au Seigneur cette joie qui donne le bonheur ! Que vous êtes bonne de prier pour moi, quoique j’en sois bien indigne ! Faites-le, oh ! oui, car j’en ai bien besoin. » C’est donc par la foi que l’amour était entré dans le cœur de M. de La Ferronnays, et pendant toute la première période de cette passion il ne songea pas que l’un pût être séparé de l’autre, ainsi qu’en témoigne cette parole dite un jour en passant auprès de Mlle d’Alopeus : « oh ! je suis bien heureux, j’ai communié ce matin et je vous aime. »

Cependant les conditions de notre pauvre vie humaine sont si fatalement tristes que l’once d’amertume trouve toujours moyen de se mêler à la livre de douceur. Ce pieux et noble amour lui-même éveille dans la pensée une réflexion singulièrement mélancolique. N’est-il pas douloureux de voir combien les expressions de nos sentimens deviennent rapidement une sorte de matière archéologique ? Tout élevé qu’il soit, cet amour porte une date et une marque, la date de 1830, la marque d’un certain romantisme catholique. Un jour par exemple, de grand matin, M. de La Ferronnays sort de sa demeure, non pour aller, à l’instar de tous les amoureux passés et présens, contempler les fenêtres de sa bien-aimée, mais pour faire pieds nus, revêtu d’un froc de pèlerin, le pèlerinage des « sept basiliques, » afin d’obtenir la conversion de Mlle d’Alopeus. Parmi les jeunes catholiques les plus fervens des nouvelles générations„ en est-il beaucoup à qui l’enthousiasme religieux pût inspirer de-pareils actes d’amour ? Pour bien comprendre de tels sentimens, il est nécessaire de se rappeler non-seulement que celui qui les manifeste appartient à une famille où se sont conservées les pieuses traditions du passé, mais que nous sommes en 1832, à un moment où les souvenirs de la restauration sont encore dans tous les esprits, où le romantisme, s’insinuant dans la religion, vient d’enfanter parmi la jeunesse catholique ce parti qui s’est appelé le néo-catholicisme, où le goût littéraire du moyen âge a fait revivre le culte des vieilles légendes, où le jeune ami du comte de La Ferronnays, M. de Montalembert, écrit l’histoire de sainte Elisabeth de Hongrie et où tout à l’heure l’abbé Lacordaire, revêtu du froc du dominicain, va ressusciter par la chaleur de son éloquence tous les actes de la chevalerie monacale du passé. Voilà le côté essentiellement transitoire des sentimens exprimés dans ce livre, et nous le marquons une fois pour toutes, afin de revenir à ce qu’ils ont de durable et de correspondant aux sentimens de toutes les générations.

Mais l’amour est un maître d’une audacieuse jalousie, et dès qu’il prend possession d’un cœur, il ne craint pas de le disputer à Dieu lui-même. M. de La Ferronnays l’éprouva bientôt. Peu à peu l’idole envahit son âme au point d’en bannir toute autre pensée, et alors il entra dans cet état redouté de toutes les personnes pieuses qui s’appelle l’état de sécheresse ou d’aridité. Quelques passages du journal où Albert de La Ferronnays notait ses impressions expriment avec une candeur naïve la tristesse qu’il ressentit lorsque, la piété se retirant de lui, il se vit seul face à face avec les incertitudes et les angoisses d’un amour mondain.

«… Combien cet état de froideur fatigue et impatiente ! On sent au fond du cœur le besoin d’éprouver ces émotions dont on jouit si rarement, et l’on ne peut repousser je ne sais quel obstacle qui les retient loin de vous. Depuis quelque temps, je sens tarir en moi les sensations ravissantes que l’amour de Dieu seul me faisait éprouver. Je voudrais être seul pendant plusieurs jours. Je sens que mon âme a besoin d’être retrempée. Je crois vraiment que les habitudes sont plus puissantes que les principes. A Rome, j’étais positivement meilleur. J’éprouvais tant de bonheur à remplir exactement tous mes devoirs ! Je me sentais si attendri en entrant dans une église, et mon cœur était rempli d’une foi si vive ! Il me semble que tout cela est affaibli. Et quelle différence dans mon amour ! Jamais ce que j’ai fait hier ne me serait venu dans la pensée J’étais si heureux de mon admiration silencieuse ! Je jouissais de contempler son âme, et un sentiment délicieux, pur, désintéressé, m’agitait alors et allumait en moi un enthousiasme si plein de dévotion ! Pourquoi lui ai-je dévoilé ce qu’elle me fait éprouver ? Mes sentimens ont-ils changé de nature ? Qu’importait-il qu’elle lût dans mon âme ? Quelle folie s’est donc emparée de moi, pour qu’en m’approchant d’elle j’aie cessé de m’oublier moi-même et de voir en elle un ciel impossible à atteindre ! — J’en rougis. — Comme j’ai dû lui faire pitié ! Et quel étonnement j’ai dû lui causer ! »

Le 6 juin. — « Mon Dieu ! je vous en prie, donnez-moi la ferveur que je n’ai plus ! On est si heureux en priant bien, et c’est un bonheur qui doit durer toujours ! Tous les sentimens vagues et passionnés qu’on éprouve lorsqu’on est jeune donnent à la religion quelque chose qui calme et satisfait tellement l’âme !… Oh ! mon Dieu ! j’ai oublié cette langue qui n’est comprise que de ceux qui n’aiment que vous. Cette langue, qu’on ne parle que dans une église, tout seul, je la savais autrefois ;… je la trouvais si belle, j’aimais tant à la parler ! Mon Dieu, rendez-la-moi !

« Que le temps où j’allais à chaque instant à l’église prier pour elle est loin !… J’étais si heureux ! Il me semblait que je priais de manière à être exaucé. O mon Dieu ! quand je vous demandais sa conversion au détriment de ma vie et de mon bonheur, était-ce de celui de vous aimer ? Oh ! en la sauvant, Seigneur, faites que je ne me perde pas ! Retirez-moi les jouissances que fait éprouver l’enthousiasme, mais laissez-moi l’amour du bien. Oh ! celui-là, que je ne cesse jamais de le ressentir !

« Oh ! mon Dieu, ne vous retirez pas de moi ! Pardonnez-moi mes fautes, donnez-moi l’énergie que je n’ai jamais eue. Rendez-moi cette ferveur dont j’étais si rempli, et qui, depuis qu’elle m’a quitté, m’a laissé sans défense contre l’ennemi sans cesse éveillé et rôdant autour de moi. Oh ! mon Dieu, je vois cet hiver s’approcher avec effroi. Et qu’il sera différent du dernier ! Oh ! Marie, ma mère ! priez pour moi, ne m’abandonnez pas et donnez-moi du courage pour étouffer tout respect humain. Que je puisse faire rougir mes ennemis, mais non les faire rire ! J’ai honte de le dire, mais je crains les moqueries des gens du monde. Je voudrais prendre une attitude noble et indépendante, — indulgent pour les autres, sévère pour moi-même, ne point souffrir de plaisanteries sur ma manière d’être, mais aussi ne point m’ériger en censeur, aller beaucoup dans le monde, parce qu’on peut s’y amuser sans faire de mal, aimer toujours A… sans être ridicule, être homme et ne pas la compromettre par des enfantillages, — et, par-dessus toutes choses, mon Dieu, chérir la vertu. Oh ! rendez-moi cette sensibilité que j’avais pour le bien ! Rallumez dans mon cœur le feu de votre amour tout divin ! Purifiez ce sentiment qui est ma vie aujourd’hui ! Donnez-moi, ô mon Dieu, de l’empire sur moi-même, et ne permettez pas que, dans le trouble de mon émotion, je blesse ses oreilles par des discours déréglés. Que je la respecte plus que tout au monde, et que je me rende digne de l’aimer sans jamais aspirer à un plus grand bonheur !

« Oh ! mon Dieu, donnez-moi des larmes, de la ferveur, de l’enthousiasme, de l’amour. »


C’est, on peut le dire, de cet état de sécheresse religieuse que l’amour se servit pour s’emparer plus pleinement du cœur de M. de La Ferronnays. Tant que la pensée du Créateur s’était mêlée trop étroitement à la pensée de la créature, l’amour n’avait pas été un maître assez absolu ; il fallait que la pensée de Dieu diminuât dans M. de La Ferronnays pour qu’il sentît qu’il aimait Mlle d’Alopeus plus que tout au monde. L’amour est en effet de nature terrestre, et, même alors qu’il est le plus pur, il permet difficilement qu’on détourne ses regards de la terre. A mesure que la ferveur religieuse se refroidissait en lui, la fièvre de la passion s’allumait toujours davantage, et pendant de longs mois il vécut de cette vie tourmentée des amoureux que l’incertitude et l’angoisse transforment comme le personnage antique en bourreaux d’eux-mêmes. Une modestie excessivement noble ; le trait saillant de son caractère, contribuait encore à augmenter en lui ce cruel état de crainte propre aux cœurs épris qui ont remis leur sort aux décisions d’un cœur dont ils ne sont pas maîtres, et donnait naissance à des timidités, à des appréhensions excessives. Une sensibilité douloureuse, dont la suite de ce récit n’explique que trop la cause, éclate dans toutes ses lettres et dans tous les fragmens de son Journal, à cette époque. Tous ses sentimens ont des pointes qui se retournent contre son cœur. Il souffre de la crainte de n’être pas aimé, il souffre de la joie d’aimer et d’être aimé. Une inquiétude quelque peu maladive est vraiment l’âme de cet amour.


« 29 août 1832. (Journal d’Albert.’) — Puis-je me rendre compte à moi-même de ce que j’éprouve ?… Depuis quelques jours, je souffre tout à fait : il me semble que l’intérieur de ma tête s’est détaché. On doit éprouver cela quand on devient fou ; J’en suis content. Je voudrais mourir en l’aimant. Comment se fait-il cependant qu’un caractère aussi changeant ne me refroidisse pas ?… Mais comment se fait-il aussi qu’avec un cœur si facile à toucher, un amour aussi profond, aussi tendre, aussi passionné que le mien ne lui inspire qu’un peu d’amitié en retour ? Quand je la vois, un bonheur mêlé d’angoisses me brise le cœur, et parfois j’aimerais mieux la voir morte que de la savoir heureuse sans moi….. »

« 29 juillet 1832. (Lettre à M. de Montalembert.) — Chaque jour est un nouveau pas vers ma perte : je vois devant moi un abîme. Cher ami, si tu savais ce que je souffre ! Et cependant je devrais être au comble du bonheur, car je ne lui suis plus aussi indifférent. — Elle a vu ce qui se passait dans mon cœur, elle en a été touchée. Eh bien ! je n’en suis que plus triste. Parfois je crois que ce n’est qu’un peu de reconnaissance, et je m’en sens humilié, et si je me laisse un instant bercer par la douce illusion d’être véritablement aimé, j’éprouve une angoisse indéfinissable ! Qu’elle était belle ce soir !… Après avoir chanté, elle est venue à moi. « Ne soyez donc pas triste, m’a-t-elle dit. — Comment pourrais-je être gai ? lui ai-je répondu. La vie me pèse ; puis-je jamais être heureux ? Votre bonté m’accable, car je sais que je ne puis être aimé. Non, faites-moi grâce de votre pitié. J’aime mieux être haï. Je ne serai pas humilié. » Si tu savais comme je souffrais ! Et pour m’achever elle me dit : « Vous êtes toujours exagéré. Laissez donc ! vous m’oublierez, vous retournerez à….. » Oh ! mon cher, si tu savais comment elle me dit ces dernières paroles ! Je ne pouvais répondre. — « Vous ai-je fait de la peine ? reprit-elle. Eh bien ! non, je vous crois, mais vous avez changé si souvent, et on m’a toujours oubliée ! » Oh ! Charles, j’aurais voulu mourir 1 Et quand je songe qu’elle ne pourra jamais être à moi, puisque je n’ai pas de fortune ! Tu dois comprendre tout ce que je souffre, toutes mes pensées, tous mes désirs. J’ai tellement pris l’habitude de la voir, d’être avec elle, qu’il me semble qu’elle est à moi, qu’on ne peut plus me l’enlever. Quand je l’entends louer, j’en suis heureux et fier. Elle me parle souvent de toi, et si tu savais de quelle manière ! Je pourrais être jaloux, je te le jure. Je te raconterai cela quand nous nous reverrons. Si tu savais, mon bon ami, comme tu me manques, comme je t’aime ! Moi, autrefois si malheureusement confiant avec tout le monde, tu es aujourd’hui le seul à qui j’ouvre entièrement mon cœur ! »


Ce récit contient quelques curieux exemples de l’exagération. charmante où la passion sait entraîner les âmes jeunes et innocentes. Mlle Alexandrine d’Alopeus, ne voulant pas le tromper sur son caractère, lui remit successivement, comme marque de confiance, deux petits cahiers où elle écrivait ses pensées : d’abord un petit livre vert, ensuite un petit livre bleu. Dans le petit livre vert, il découvrit que le cœur de Mlle d’Alopeus avait éprouvé antérieurement à leur rencontre un commencement d’affection. Voici l’état dans lequel le plongea cette lecture.


« 6 heures du matin. — J’ai la fièvre. La nuit que je viens de passer à lire ce petit livre m’a donné un accès de folie. C’est en vain que je voudrais décrire les divers sentimens qui ont rempli mon âme : tristesse pour ses souffrances, épanouissement de tendresse, jalousie jusqu’aux larmes, enfin de l’amour, amour qui me tue…

« Il est six heures du matin, et je ne me suis pas encore couché. Je ne puis dormir. J’ai seulement besoin de la voir, de lui parler, de lui dire tout ce qu’elle me fait souffrir… »


L’impression que lui laissa la lecture du livre bleu fut de tout autre nature, ainsi qu’en témoigne le passage suivant du journal de Mlle Alexandrine d’Alopeus.


« Je chantais au piano l’air de la Muette : « Oh ! moment enchanteur, » lorsqu’Albert, vis-à-vis de moi et me parlant debout, me demanda ce que je penserais, s’il avait lu dans le livre bleu ce que j’avais caché avec le plus de soin. Je fus effrayée, mais je répondis que j’étais bien sûre qu’il en était incapable. « Si je l’avais fait ? — C’est impossible, je ne le croirai jamais. — Je l’ai fait ! — Non. » Mon angoisse allait un peu croissant, cependant je refusais absolument de le croire. « Voulez-vous que je vous cite une phrase pour vous convaincre ? — Vous ne pourriez pas, vous l’inventeriez. — Je crois que j’aime Albert, » me dit-il alors en me regardant le plus profondément possible. Mes yeux, qui étaient levés sur les siens, retombèrent, mais non sans avoir changé de regard, de manière à l’attrister pour toute la soirée. Certes je ne sentis pas dans ce moment-là que je l’aimais ; mais cela revint bientôt quand je le vis tout à fait malheureux, »


Cet épisode du livre bleu occupe une place importante dans l’histoire de cet amour naissant et caractérise à merveille et la nature du sentiment que M. de La Ferronnays éprouvait pour Mlle d’Alopeus et l’état d’esprit dans lequel la passion l’avait jeté. Pendant plusieurs jours, M. de La Ferronnays resta comme accablé de remords pour l’acte si naturel qu’il avait commis et qu’il se reprochait comme un excès d’audace, presque comme un abus de confiance et une trahison. Voici en quels termes à la fois respectueux et triomphans il raconte ce méfait à M. de Montalembert, qui eut quelque peine à le persuader que son crime n’était ni aussi noir ni aussi irrémédiable qu’il se le figurait.


«….. Cher bon, tu vas m’en vouloir, mais il faut que je te parle de moi. Depuis ma dernière lettre, que de choses se sont passées ! Je ne croyais pas possible de résister à tant de bonheur. Je t’ai parlé de son journal, qu’elle m’a donné à lire. Après avoir lu et relu ce livre, et en la connaissant avoir appris à l’aimer plus que jamais, j’arrivai à la fin, qu’elle m’avait interdite, enfermant dans une bande de papier les pages qui contenaient pour moi plus que la vie. Tu vas te récrier contre cet abus de confiance : qu’aurais-tu fait à ma place ? Je luttai plusieurs jours, mais enfin, dans un moment de délire, j’enlevai ce faible obstacle. Et là je ne tenterai pas de te dire ce que je devins, je l’ignore moi-même. Elle m’aime, mon cher. Comprends-tu ce que je veux dire ? Elle a de l’amour pour moi !… Le moment où je lui appris ma trahison fut affreux. Il y avait du mépris dans ses yeux. L’enfer ne fait pas tant souffrir. Je fus longtemps à me remettre ; mais enfin ma faute est oubliée, et elle ne m’en veut plus de savoir son secret. Je ne parle pas de ce qui se passe en moi, tu le devines. »


La timidité respectueuse est le signe des affections légitimes et bénies, comme la décision hardie est le signe des passions interdites ou coupables. Si profond que soit l’amour, si irrésistible que soit l’entraînement, dès que vous voyez apparaître une certaine impétuosité hardie, soyez sûr qu’il y a dans une telle passion quelque chose que la conscience n’autorise pas, que le ciel ne bénit pas, ou bien que l’âme, sans qu’elle s’en doute le plus souvent, n’est poussée en avant que par un instinct latent de non-estime qui l’encourage à tout oser. Mais comme cette timidité respectueuse embellit l’amour tout en le protégeant ! comme, loin de lui rien faire perdre de son ardeur, elle prête un charme souverain à ses moindres hardiesses ! L’indiscrétion du livre bleu ne fut pas la seule audace de M. de La Ferronnays ; il y en a une autre encore plus téméraire qu’on peut appeler l’épisode du baiser. Parmi les peintures de l’amour que nous ont laissées les romanciers, est-il beaucoup de détails plus gracieux et plus purs que celui-ci ?


« Ma mère dînait chez le Comte Stakelberg, ainsi que les parens d’Albert ; moi, il me fut permis de dîner en haut avec Fernand, Albert et leurs quatre Sœurs. Cela nous amusait. Après le dîner, Pauline et Eugénie eurent leur toilette à faire, et elles rentrèrent pour cela dans leur chambre avant que je fusse redescendue. Leurs deux petites sœurs jouaient ensemble du piano. Fernand était donc à peu près en tiers avec nous. Il trouvait cela gauche, il plaisantait, il disait qu’il allait dormir, et pour s’isoler davantage, disait-il, il se couvrit en riant la figure d’un mouchoir. Au bout de quelque temps (Albert et moi nous causions près de la cheminée), je voulais m’en aller, car je pensais qu’il ne paraîtrait guère convenable que je restasse plus longtemps en haut seulement avec les frères de mes amies et leurs petites sœurs ; mais je traînais, ne pouvant m’y décider, lorsque Albert m’effleura très légèrement le front de ses lèvres, et ce fut si rapidement que j’en restai encore plus étonnée. Je fus fâchée, et, sans rien dire, je pris gravement mon châle et je redescendis.

« Seule, chez moi, je ne pus que penser, mais je ne savais que penser. Décidément j’étais fâchée, et il me semblait que notre délicieuse existence venait de changer d’aspect et à son désavantage. Je n’étais plus sûre dans ce moment-là de l’aimer autant, et j’espérais qu’il ne descendrait pas avant que maman fût rentrée, ou que quelqu’un fût en tiers avec nous. Malte vint, et bientôt après Albert, l’air très triste. Quand il le put, il me dit que je l’avais bien affligé par mon regard. Il parut repentant, et il ne chercha pas à s’excuser ; mais son éloquence fut si grande, il parla si bien, que tout nuage s’enfuit de mon âme. »


On vient de voir comment M. de La Ferronnays aimait Mlle Alexandrine d’Alopeus ; mais elle, comment l’aimait-elle ? car il est à peine besoin de dire que dès son origine cet amour fut partagé. Cela est beaucoup plus délicat à démêler et à exprimer ; tout ce que la lecture de ces pages permet d’affirmer, c’est qu’il ne saurait y avoir plus de mutualité dans l’amour en même temps qu’une plus grande diversité dans les formes de l’affection. Autant la passion du comte de La Ferronnays apparaît fébrile et tourmentée, autant la tendresse de Mlle d’Alopeus apparaît confiante et sereine. L’estime est la base solide sur laquelle dès le premier jour s’appuya cet amour ; elle aima Albert non pour ces qualités brillantes et tout en dehors qui d’ordinaire attirent les âmes jeunes, mais pour ces qualités plus cachées et plus précieuses que l’on ne songe à estimer que lorsqu’on a reconnu combien les premières sont trompeuses ; elle l’aima pour sa modestie, son humilité, sa piété. Aussi ne faut-il chercher ici rien qui ressemble à ce fameux coup de foudre des dangereuses passions spontanées, rien de ce mouvement irrésistible qui pousse deux âmes au-devant l’une de l’autre pour s’étreindre et s’embraser. Voici en quels termes elle raconte elle-même sa première entrevue avec M. de La Ferronnays. « Je ne remontai que longtemps après qu’on m’eut avertie que le frère de Pauline de La Ferronnays était là-haut. J’avais cependant très envie de le voir, et la veille j’avais même cru l’apercevoir dans une église, mais je m’étais trompée… Je remontai enfin. Je l’ai regardé avec indifférence, je ne l’ai pas trouvé beau, quoiqu’il me semble avoir remarqué l’expression de ses yeux et qu’il me fît une impression agréable. Quant à lui, il m’a dit depuis que cette première vue avait décidé de son amour pour moi, qu’il avait conté cette vive impression à ses amis, qu’ils en avaient ri, et qu’alors il avait cessé de parler de moi. » Elle l’aima en se laissant aimer, en laissant son cœur se remplir lentement de la tendresse qu’il y versait chaque jour, et il arriva enfin un moment où cet amour, affectueusement accepté, déborda en elle-même, où il n’y eut plus un coin de son âme qui ne fût pénétré de sa pensée.

L’amour de M. Albert de La Ferronnays et de Mlle Alexandrine d’Alopeus fut un des moins contrariés que l’on puisse citer. Cependant il eut ses obstacles, en sorte que par eux aussi put se vérifier cette parole du livre qui est plus que tout autre l’évangile des amans, c’est-à-dire les drames de Shakspeare : « le cours du véritable amour ne fut jamais paisible. » D’abord les parens voulurent prudemment essayer la force de cet amour par l’épreuve de l’absence. Il fut décidé qu’Albert de La Ferronnays quitterait Naples, où les deux familles vivaient alors dans une intimité de tous les jours, et irait passer l’hiver à Rome. Comme on devait s’y attendre, l’épreuve fut surmontée avec un courage et une loyauté exemplaires, car non-seulement les deux amans se soumirent à la décision de leurs parens, mais ils voulurent de leur plein gré en augmenter la sévérité en prenant la résolution formelle de ne pas s’écrire pendant tout le temps de cet exil. Une seule fois ils se permirent d’enfreindre leur résolution, et encore l’aimable faute n’en fut-elle pas à eux, mais à un jeune frère qui, par charité pour leurs souffrances mutuelles, avait obtenu quelques lignes de Mlle d’Alopeus. Voici ce billet, ainsi que la réponse d’Albert de La Ferronnays à son frère Fernand ; nous les transcrivons pour ce sentiment de loyauté scrupuleuse, pour cette sainte horreur du mensonge à laquelle se reconnaissent les âmes nobles.


« Fernand, n’ayant pu obtenir de moi de vous écrire, a fini par me dire que vous le désiriez, et cela m’a décidée. Au nom de Dieu, et si vous m’aimez, soyez heureux, soyez heureux à tout prix, à mes dépens, de quelque manière que ce soit, pourvu que cela n’offense pas Dieu. C’est pourquoi il ne faut affliger votre père en rien ; faites tout ce qu’il veut et quand il le voudra. Aimez-en une autre, je vous jure que j’aimerais mieux vous savoir heureux en en aimant une autre que triste en continuant à m’aimer. Votre bonheur, quel qu’il soit, fera le mien. Permettez-moi d’avoir Fernand pour confident : il vous aime tant, il me semble, — plus encore que vos sœurs ne vous aiment. Cela me le rend si cher ! Rien ne me console mieux que lorsqu’il me parle de vous.

« Cela me pèsera de ne pas dire ce que je fais à Pauline. Si on me questionne, je serai obligée de mentir, pour ne pas vous obliger à la même chose. Je vous supplie de ne pas me répondre, mais dites à Fernand tout ce que vous voudrez pour moi. Votre père a dit une fois à Pauline qu’il ne croirait à la durée de notre attachement que si nous restions deux ans sans nous voir et sans nous écrire le moindre mot ; il ne faut pas tromper, c’est la dernière fois que je vous écris secrètement.

« Adieu, c’est pour vous que je prie le mieux, et j’espère que Dieu m’accordera votre bonheur. Ne craignez pas de me rendre malheureuse en m’oubliant : pourvu que vous soyez heureux, je le serai aussi. A revoir. Je prévois que je ne pourrai pas cacheter, mais ne vous en offensez pas, Fernand ne le lira pas. »


ALBERT A FERNAND DE LA FERRONNAYS.

« Frère mille fois chéri,

« C’est mal, mais je crois que je t’aime encore plus que jamais. Sais-tu le bien que tu es venu me faire, à moi pauvre diable, seul et loin de tout ce que j’aime ? Ce mot chéri a été comme une goutte d’eau donnée à un malheureux mourant de la fièvre, et cependant je ne veux plus qu’elle m’écrive. Je tâche de me distraire ; mais le soir quand je rentre, je sens que je l’aime et qu’elle n’a pas changé, et je me couche en priant Dieu pour nous. Je n’ai pas encore dormi ; du reste, je ne demande plus rien. Je supporterai tout ce que le ciel voudra m’infliger. Ma part de félicité est plus que complète, et le malheur aura beau faire ; que m’importe ? j’ai vécu, et ma vie est à tout jamais embellie. Une seule chose pourrait me faire souffrir mille morts, ce serait de la savoir malheureuse. — Oh ! plutôt perdre le souvenir de ces beaux jours, les seuls beaux de ma vie !… Je lui avais écrit une longue lettre, j’en avais si besoin ; mais je l’ai déchirée. Elle me dit de ne pas lui répondre, et cela vaut mieux. Nous nous reverrons un jour, et alors il lui sera facile de voir tout ce qu’aura souffert mon cœur, qui lui appartient à jamais. Comme elle le dit, il ne faut pas tromper. Ainsi, mon bon Fernand, malgré le sacrifice, ne lui surprends plus de lettre pour moi. Tâchons d’être heureux sans cela. Si elle m’oublie, cela sera pour son plus grand bien ; alors je serai comme mort, et je ne vivrai plus que de ma belle vie passée. »


La nature se chargea bientôt de proposer une épreuve plus décisive que l’absence, la maladie. La santé d’Albert de La Ferronnays, qui était des plus délicates, était la grande objection que l’on opposait à son mariage avec Mlle d’Alopeus. Une légère imprudence vint démontrer la justesse de cette objection. Albert de La Ferronnays allait s’embarquer pour la France avec sa mère et ses deux sœurs aînées, lorsqu’à Civita-Vecchia il se sentit atteint d’un malaise qui était la conséquence d’une pluie battante à laquelle il était resté exposé plusieurs heures au moment du départ de Naples. Le malaise se transforma rapidement en une violente inflammation de poitrine, et pendant plusieurs semaines la vie d’Albert de La Ferronnays fut en péril. Ce fut alors que se révéla pleinement la profondeur de l’amour de Mlle Alexandrine d’Alopeus. Quelque temps après le départ de la famille La Ferronnays, Mme et Mlle d’Alopeus, accompagnées du prince Lapoukhyn, partirent pour Rome. Dès le soir de leur arrivée, Mlle d’Alopeus, ignorante du voisinage. d’Albert et du danger qu’il traversait alors, fit un de ces rêves qui sont comme les avertissemens obscurs de la nature, ou plutôt comme les messagers invisibles que s’envoient entre elles les âmes éprises.


« Cette nuit du jeudi au vendredi (du 2 au 3 mai), je fis un rêve si sinistre que, dès que je fus levée, j’allai m’asseoir sur le lit de maman pour le lui raconter. Le voici, je m’en souviens, et d’une manière très distincte. Je m’étais vue avec Albert et maman au-dessus d’un enfoncement de terrain qui contenait un grand nombre de croix placées sur des tombes. Albert m’avait dit : Auriez-vous bien le courage de marcher au milieu de toutes ces croix ? Je m’en sentais une étrange frayeur, mais je me disais intérieurement : Puisqu’il me le demande, oui. Alors je pris la main de maman et la fis descendre et faire avec moi un tour au milieu de ces tombes ; de là je levai les yeux sur Albert, qui était resté en haut, et je me sentais contente d’avoir eu la force de faire ce qui, dans mon rêve, m’avait inspiré tant de répugnance avant qu’Albert me l’eût proposé.

« Je disais à, maman : C’est un mauvais rêve, c’est un mauvais signe, et je crois que cela nous fit parler de la santé d’Albert. Elle me dit que, lors même qu’il n’y aurait d’autre obstacle entre Albert et moi que cette santé peu rassurante, il faudrait y penser ; mais jamais je ne voulus admettre que cela en fût un. »


Bientôt la réalité vint confirmer tristement le rêve. La nouvelle de la maladie d’Albert arrivait à Rome, et Mlle Alexandrine, mise ainsi en demeure de déclarer si elle était, comme sa mère, d’avis que cette faible santé fût un obstacle, donna sa courageuse réponse dans les lignes suivantes adressées à Mlle Pauline de La Ferronnays :


« Pauline, je suffoque ! je n’ai personne à qui parler de mes atroces angoisses, je t’écris. Dieu ! que n’es-tu là ! Et figure-toi que dans ce moment d’inquiétude si poignante maman vient de me dire qu’il faudrait peut-être, par conscience, ne pas me laisser épouser un homme d’une santé si menaçante, quand ce sont précisément les chagrins qui lui font du mal et le bonheur qui le remet !

« Oh ! mon Dieu, ne prends pas ma vie, puisque ce serait faire son malheur, mais du reste fais-moi, à moi seule, et non aux autres, souffrir tout ce que tu voudras : d’affreux physiquement et moralement ; mais rends-le encore heureux pour longtemps, sur cette terre, au nom de Notre-Seigneur.

« Pauline, je ne sais comment empêcher ma tête de s’égarer. Que Dieu vienne à mon secours et ne me punisse pas de l’aimer ainsi ! »


Citons encore cette page où se peignent avec vivacité les superstitions des âmes amoureuses et les métamorphoses que leurs préoccupations joyeuses ou chagrines font subir aux choses de la nature :


« Le prince Lapoukhyn demeurait dans la même auberge que nous. Sa chambre était près de la mienne, et dans sa compassion il me disait de ne pas craindre de le réveiller la nuit quand je serais trop inquiète. Je ne faisais pas cela, mais souvent, bien tard, au moment de me coucher, je lui parlais à travers la porte, rien que pour lui dire : « Qu’en pensez-vous ? — Il allait déjà un peu mieux ; Sauvan lui fera du bien. » J’avais besoin d’entendre quelqu’un me dire : « Cela ira bien. » Quelles nuits je passais ainsi ! Oh ! il est quelque chose de plus cruel que de voir mourir celui qu’on aime, c’est de penser qu’il meurt sans qu’on soit là. Quelquefois cette idée trop naturelle me venait : « c’est peut-être fini dans ce moment même. » J’aimais cependant mieux ces heures d’angoisses, seule, à genoux devant ma fenêtre, que les heures d’empire sur moi-même devant les autres ; mais les étoiles me semblaient menaçantes : leur lumière, qui m’avait toujours paru si bienfaisante, était devenue effrayante pour moi. Tout l’univers me paraissait terrible, si Albert devait mourir ! Une seule fois depuis, dans ma vie, une seule autre nuit encore, la lune a produit sur moi le même horrible effet que je décris ici.

« Je ne sais ce qu’en ce moment mon cœur ressentait, mais ma volonté et ma bouche disaient dans toutes mes ardentes prières : « Mon Dieu ! que ta volonté soit faite ! » Une fois que je priais ainsi dans un de mes plus grands momens de crainte et de douleur, je fus soudainement remplie d’une joie extraordinaire. J’acquis la certitude de revoir Albert, et que nous serions heureux. Les étoiles que je regardais n’étaient plus effrayantes, au contraire elles me parlaient de bonheur ! Oh ! ce moment fut délicieux et indéfinissable… Pour ne pas le perdre, car je craignais de retomber dans mes angoisses, je me couchai bien vite, voulant m’endormir là-dessus. »


Après le rétablissement d’Albert, Mme d’Alopeus, accompagnée du prince Lapoukhyn, dont elle devait peu de temps après prendre le nom, fit avec sa fille un voyage en Allemagne qui faillit être fatal au bonheur des deux amans. Toutes les objections que Mme d’Alopeus avait déjà faites à cette union prirent dans son esprit une force nouvelle lorsqu’elle fut loin de l’Italie, et s’aggravèrent encore de mille considérations politiques et religieuses auxquelles elle avait peu songé sous le ciel de Rome et de Naples, en pays catholique et dans le voisinage de la France, mais dont l’importance lui apparut dès qu’elle fut en pays luthérien et dans le voisinage de la Russie. « Plus d’une fois, dit Mme Craven, elle exprima des regrets qui étaient une vraie torture pour Alexandrine. Ces regrets avaient pour objet tantôt l’âge, tantôt la santé d’Albert, puis son manque de fortune et de carrière, son pays même, que l’empereur de Russie avait en déplaisance dans ce temps-là, et qui, malgré ses anciennes bontés pour mon père, rendait son consentement fort improbable, et Alexandrine, étant une des dames d’honneur de l’impératrice, ne pouvait se marier sans le demander… À toutes ces raisons venait se joindre celle de la religion, qui semblait préoccuper Mme d’Alopeus en Allemagne beaucoup plus qu’elle ne l’avait fait en Italie. » Mme d’Alopeus était vigoureusement secondée dans cette opposition à l’alliance projetée par une compatriote amie qui vivait dans leur intimité, Mlle Catiche de B., personne positive qui, jugeant cette union au simple point de vue du monde, n’en voyait que les côtés désavantageux. Le caractère de cette personne peu romanesque se peint d’un trait dans l’exclamation bouffonne que lui arracha un jour le regret des grandes alliances qu’elle avait rêvées pour Mlle d’Alopeus : « Hélas ! Sacha ! (diminutif d’Alexandrine), toi qui faisais ma gloire ! » Ce fut alors que Mlle d’Alopeus, harcelée par cette guerre incessante qu’on faisait subir à son cœur au nom tout à la fois des sentimens et des intérêts, se soulagea par la sortie suivante qu’elle écrivit pour elle seule à la veille d’un départ :


« J’ai quelquefois une certaine curiosité de savoir s’il y aura des carrières au ciel, si les généraux, les ministres y seront plus considérés que ceux qui n’ont pas fait parler d’eux ! Qu’est-ce que la gloire pour une dignité de la terre ? Que ne cherche-t-on plutôt à acquérir une dignité dans le ciel ? Ne pense-t-on jamais que celles-là seules sont incorruptibles ? Carrière ! ce mot m’est devenu insupportable ! Contribuer à la défense de son pays quand il en a besoin, voilà qui est bien ; mais copier des dépêches, qu’est-ce ? Si l’on pouvait d’un coup faire quelque chose d’utile ! Mais pour atteindre ce but éloigné, languir pendant nombre d’années dans des occupations à peu près mécaniques, qui ne servent qu’à perdre le temps que l’on pourrait donner à Dieu, qu’est-ce ?

« Que l’on dise à une jeune personne : Ne vous mariez pas avant d’avoir l’assurance (autant qu’on peut l’avoir de quelque chose sur la terre) que la misère vous épargnera, cela est raisonnable et prend sa source dans une bonté prévoyante ; mais qu’un peu plus ou un peu moins d’argent excite la considération ou le dédain, voilà ce qui crie vengeance au ciel.

« Mademoiselle, quand vous aurez rencontré quelqu’un qui, vous le pensez, pourra vous plaire, avant de vous laisser trop charmer, ne vous informez pas s’il a de la religion et des principes : pourvu qu’il n’ait pas volé et qu’il n’ait commis aucun crime, cela suffit. N’ayez pas de prétentions trop élevées ou ridicules, mais informez-vous s’il a de quoi vous donner pour toute votre vie et au-delà à vos enfans plus que le superflu nécessaire pour connaître toutes les aises de la vie. Si vous pouvez vous assurer de ce point, le plus essentiel de tous, alors épousez-le sans crainte, vous serez heureuse. Mais si au contraire celui que vous êtes disposée à aimer n’a que juste ce qu’il faut pour vivre, et que vous entendiez des têtes romanesques vous dire que la femme qu’il épousera sera digne d’envie, que la solidité de son caractère garantit des procédés toujours également bons, que ses principes religieux sont inébranlables, que ses goûts modestes ne l’entraîneront jamais dans de folles dépenses, n’écoutez pas des paroles si exaltées, si dénuées de raison et de connaissance du monde ! »


Alexandrine ajoute :


« Peu après avoir jeté ce fiel, je me retrouvai tout à fait heureuse, — tout dissentiment ayant disparu entre ma mère et moi, — et en disposition de jouir de notre voyage et de la délicieuse pensée qui depuis Francfort ne me quittait plus, que chaque pas, même le plus petit que nous faisions, me rapprochait d’Albert ! »


Dans l’automne de 1833, Alexandrine et sa mère étaient de retour en Italie, où les attendait la famille de La Ferronnays ; mais de nouveaux incidens vinrent encore retarder la rencontre des deux amans. Mlle d’Alopeus tomba malade à Florence, et à peine était-elle entrée en convalescence que survint le mariage de sa mère avec le prince Lapoukhyn. Cet événement, qui ne changeait rien en réalité à la situation des deux amans, réveilla cependant chez eux quelques craintes. Un point d’interrogation inquiétant vint se dresser devant eux. Ce mariage, en modifiant les conditions d’existence de Mme d’Alopeus, n’allait-il pas enlever Alexandrine à l’Italie et à la France ? n’allait-il pas la confiner au fond de la Russie ? Telles étaient les craintes dont souffrait Albert, et Mlle d’Alopeus n’était guère plus rassurée. Voici sur sa convalescence et le mariage de sa mère quelques-unes de ses impressions du moment.


« Quand on est jeune, quand on a encore du bonheur devant soi.., il y a un charme tout particulier à relever de maladie ; la terre paraît rosée. Mon Dieu ! quand on relèvera de la vie, qui n’est qu’une maladie, quand on se lèvera de ce lit du tombeau, quelle jeunesse se sentira-t-on alors ! Et l’on verra devant soi, non un bonheur toujours incertain et fugitif, mais un bonheur sans fin et sans nuages ! O mon Dieu, donnez-m’en la foi et puis l’accomplissement !

« Ma mère se maria le lendemain, 30 octobre, au prince Paul Lapoukhyn. Le mariage eut lieu d’abord à l’église grecque, puis à la chapelle protestante. Moi, j’étais si faible encore, que je ne savais pas trop ce que je pensais. J’avais les lèvres pâles et tremblantes, et je pouvais à peine me tenir debout. Je me souviens que, pendant la cérémonie, je pensais qu’il n’y aurait plus sur terre ni noces, ni fêtes, ni fleurs pour moi, et cependant je trouvais que cela me convenait mieux qu’à ma mère. » Enfin Mlle d’Alopeus rejoignit Albert à Naples, où ce mariage si longtemps désiré fut enfin arrêté et célébré après quelques semaines employées aux préparatifs de l’union et aux soins religieux de la toilette des âmes ; mais à ce moment même un point noir, invisible encore pour tout le monde et indistinctement aperçu par les yeux d’un seul, apparut au lointain horizon. A peine ce bonheur tant attendu lui était-il assuré, que le comte de La Ferronnays en fut inquiet et presque malheureux, et de même que dans certains beaux jours de l’été où tout est lumière les personnes nerveuses devinent un prochain orage que nul ne soupçonne encore, Albert se sentit tout à coup assailli de sombres pressentimens pendant qu’autour de lui tout était joie et allégresse.


Fragment d’une lettre à M. de Montalembert. — « Je suis en retard avec toi, mon cher ami ; mais tu ne peux te figurer la distraction dans laquelle me jette mon mariage : c’est assez naturel. Mon bonheur est impossible à t’expliquer, et j’en suis tout troublé. Pourtant, comme il faut que je fasse toujours un peu de noir, je me trouve souvent triste, et, outre que c’est absurde, c’est peut-être ingrat. Enfin prends-moi tel que je suis. Je m’effraie donc de la responsabilité qui va peser sur moi lorsqu’il me faudra conduire cet ange à travers les angoisses qui nous attendent peut-être dans la vie. Mon caractère m’épouvante, ma variabilité, mon peu d’expérience, et ce que je redoute encore plus que tout ceci, cher ami, c’est mon manque de valeur véritable. Je me sens de l’amour pour tout ce qui est beau, je redoute ce qui rapetisse et avilit ; mais cette valeur due soit à l’instruction, soit au caractère ou à l’esprit, je ne l’ai point. Tu ne saurais croire combien cette pensée me poursuit et m’afflige. Je connais mon infériorité, et ma timidité naturelle diminue encore le peu que je puis avoir en partage ; tes lettres seules, mon ami, me remontent un peu. »

Fragment du journal d’Albert. — « Soirée chez les Lapoukhyn. Alexandrine triste de l’idée de quitter sa mère. Elle a pleuré ; cela passera, j’espère. Si pourtant j’allais ne pas remplacer le vide que laissera le départ de sa mère ! Ou j’en mourrais, ou bien j’irais vivre avec elle en Russie, sorte de suicide moral, intellectuel et peut-être physique. Je suis bête, fou, ou quelque chose de semblable. Je suis poursuivi du pressentiment de rendre Alexandrine à peu près très malheureuse. Je voudrais être moine… Mais non, je déraisonne. Je vais plonger ma tête dans mon oreiller à m’y ensevelir jusqu’à ce que je sois transformé en quelque chose qui ait le sens commun. »


Le jour du mariage, Mme d’Alopeus ne voulut pas permettre à sa fille de mettre un collier de perles qu’elle lui avait donné et qui se serait pourtant si bien assorti avec sa couronne de roses blanches et de myrte, parce que, disait-elle, les perles, selon un proverbe allemand, présageaient des larmes ; mais on lui laissa porter une croix en diamant qui était un cadeau d’Albert. « Croix belle, précieuse, tout en diamant, ajoute celle qui allait devenir Mme de La Ferronnays, croix qui m’était bien plus chère, puisqu’elle me venait de lui, et aussi parce qu’elle était un signe de salut ; croix d’amour, donnée par l’amour, et qui, depuis, me parut bien significative ! » Hélas ! comme les superstitions du cœur sont quelquefois clairvoyantes, et quel dommage que leurs pratiques pour écarter les maux redoutés ne soient pas aussi efficaces que leurs appréhensions sont sûres !

C’est un proverbe populaire presqu’en tout pays chrétien que les mariages véritables sont écrits dans le ciel ; mais que de fois la païenne nature, pareille à ces fées des vieux contes qui, mécontentes de n’avoir pas été invitées à une naissance, s’en vengent en détruisant les dons de leurs sœurs par un sort malencontreux, se plaît à contrarier les décrets de la Providence ! Telle fut l’histoire du mariage d’Alexandrine et d’Albert. Quoiqu’elle soit aujourd’hui une science à la mode et qu’on en mette un peu partout, il est vraiment déplaisant d’introduire la physiologie dans un sujet où l’âme seule voudrait être intéressée, et à propos d’un amour pour lequel les fiancés, tous deux chrétiens fervens, n’avaient demandé d’autre agrément que celui de Dieu seul. Cependant, bien ou mal venue, la physiologie trouve ici sa place légitime, sa place qu’on ne peut lui refuser ; mais de cette intervention qu’on doit subir, ne peut-on pas tirer encore une leçon religieuse conforme au caractère de l’histoire qui nous occupe ? Un physiologiste exercé aurait donc reconnu de longue date dans tous les détails de caractère que nous avons dû montrer, dans cette passion fébrile et inquiète, dans ce mélange de langueur et d’ardeur, dans cette irritabilité fréquente et dans cette variabilité d’humeur perpétuelle, un élément de malheur qui tenait non pas à l’âme, mais au tyrannique vêtement de chair qui pèse sur elle. Le soir de leur mariage, les deux époux quittèrent Naples pour aller à Castellamare passer leur lune de miel ; avec quelle ivresse ! « Tous les deux nous croyions rêver, » dit Alexandrine. Dix jours après ce soir d’enchantement, le comte de La Ferronnays crachait le sang. La puissante reine redoutée des heureux venait d’envoyer en avant un de ses invisibles messagers pour avertir qu’on eût à parer le logis des ornemens qui mieux lui plaisent : les myrtes et les roses de la vie allaient peu à peu céder la place aux cyprès et aux soucis. Il fallut quitter l’air trop vif de Castellamare et aller chercher l’air plus doux de Sorrento. Toute espérance ne s’éteignit pas d’abord pour Alexandrine ; mais à partir de ce moment funèbre il n’y eut plus pour elle de joie sans inquiétude, de lumière sans ombre. Laissons-la exprimer elle-même l’état de son âme à ces premières heures de trouble, lorsqu’elle était encore partagée entre l’espérance et la crainte.


« Comme nous demeurions près d’une église, il passait assez souvent des morts sous notre fenêtre, et là, ils ont la figure découverte et une fleur dans la bouche : j’en avais vu passer plus d’un sans effroi ; maintenant (elle veut dire depuis qu’Albert avait été malade), quand j’entendais un convoi, j’allais encore le regarder, mais avec un tout autre sentiment, un sentiment vague, mais si terrible que ma pensée n’osait le formuler, et je me souviens que j’éprouvais une superstitieuse satisfaction quand le mort qui passait était une femme, un vieillard, un petit enfant… Je craignais de voir passer un jeune homme.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! n’y a-t-il donc vraiment que l’ombre du bonheur sur la terre ? Ce que l’on voit de loin peut-il seul paraître charmant ? et tout ce qu’on saisit doit-il perdre ses couleurs ? N’y a-t-il donc de poésie véritable que dans l’amour de Dieu, et sommes-nous donc si misérables que cela ne puisse nous suffire, et qu’il nous reste toujours la soif d’idéaliser, de déifier même sur terre ?… Oh ! n’est-on pas souvent consumé du désir d’un pays où l’on est sûr de ce que l’on voit, où l’on est sûr d’aimer toujours, où l’on n’a pas de fausses craintes, où l’on peut sans inquiétude chérir de tout son être un autre être égal à soi ? Ce pays-là, si nous l’atteignons, c’est le ciel ; nous en mourons de désir, et pourtant, par faiblesse, par nonchalance, nous ne faisons rien pour y parvenir. »


Dès lors la vie des deux époux fut une série continuelle de déplacemens et de voyages. Ils fuient en tous lieux la terrible maladie, qui trouve moyen de les rejoindre partout. A Pise, où ils séjournèrent d’abord, ils se trouvèrent quelque temps en compagnie du comte de Montalembert, qui, cherchant des distractions aux cruels ennuis que lui avaient valus les orageux démêlés de l’abbé de Lamennais avec la cour de Rome, revenait alors d’Allemagne, où il était allé glaner les matériaux de son histoire de Sainte Elisabeth de Hongrie, riche de toutes sortes de légendes religieuses et chevaleresques, de chants nationaux et de cantiques populaires. M. de Montalembert (Montal, comme l’appelait par une abréviation affectueuse et familière Mme de La Ferronnays) était, de tous les amis d’Albert, qui s’effaçait modestement devant lui, le plus cher et le plus admiré ; il était le conseiller des heures difficiles, le confident des pensées intimes, celui auquel on s’adresse pour dissiper un doute, retrouver du courage ou chercher une consolation. Il fit passer aux deux époux quelques heureuses journées, leur lisant les premières pages de son histoire de Sainte Elisabeth, leur racontant les belles légendes des siècles de foi et de poésie, ou leur apprenant des romances et des cantiques allemands. « Montal, écrit Mme de La Ferronnays, me fit chanter une foule de romances et d’airs nationaux qu’il avait recueillis dans ses voyages ; parmi ceux-ci, se trouvait un charmant cantique allemand, sur des paroles traduites de saint Bernard qui disaient que rien n’était si doux que de penser à Jésus, rien de si doux que sa présence. Montal me le demandait sans cesse, quoique d’abord il eût trouvé que c’était presque une profanation de me le laisser chanter ; puis il avait été étonné d’entendre que je le chantais avec une expression approchant, disait-il, de celle qu’y mettaient trois pieuses jeunes, filles à Ratisbonne, qui chantaient ce cantique pendant leur travail. » Si, comme cela est probable, M. de Montalembert a lu ce récit, il a dû prendre plaisir à revoir son visage d’autrefois sous la lumière aimable de ces pages où il apparaît avec le sans-façon de la jeunesse et de l’intimité et, si nous osons parler ainsi, tout à fait bon enfant. Transcrivons quelques-uns des passages où il se présente à nous avec ce caractère de juvénile abandon :


« Le mardi, 13 janvier 1835. Nous ayons été aux Cascines, puis (ce qui nous a mis fort en gaîté) nous avons tous été me commander un chapeau. A dîner, Albert a pris tout d’un coup la résolution d’aller à un bal qui se donnait ce soir-là, mais que nous avions refusé tous les trois. J’ai résisté, tremblant que cela ne lui fît mal, mais il insista et finit par dire : Je le veux. Il alla dire à ma femme de chambre de tout préparer, et peu à peu je me laissai faire la douce violence de me faire aussi belle que possible. J’y passai certainement deux heures. Pour rendre la plaisanterie complète, nous forçâmes Montal à venir avec vous. Il se fit beaucoup prier ; il n’avait rien à mettre. Albert lui prêta presque tout ; puis il fallut lui chercher un cordonnier, et un coiffeur pour lui couper les cheveux ; tout cela nous égaya beaucoup, et enfin ce qui nous fit rire au moins autant que le reste fut que, nous trouvant en ce moment-là sans domestique, nous nous fîmes suivre au bal par le garçon du cordonnier… »

Lettre d’Alexandrine à Pauline de La Ferronnays. « Chère amie, il est parti, notre cher Montalembert, nous n’avons pu le retenir plus longtemps. Nous avons veillé avec lui cette nuit jusqu’à deux heures et demie, et alors il s’est mis en route. Il pleurait en nous quittant et regrette tant cette bonne vie de famille, comme il dit, que nous menions, et à laquelle il s’était si bien habitué avec nous ! C’est notre ami pour la vie, et c’est bien doux.

« Dis à Pauline que j’ai reçu sa lettre et que je vais lui répondre ; mais nous sommes encore sans domestique, et maintenant que nous n’avons plus même Montalembert pour une foule de petits services qu’il nous rendait avec tant d’amitié et de bonne humeur (tels que d’aller porter toutes nos lettres à la poste, d’aller nous acheter des marrons, etc.), nous sommes fort embarrassés. Notre petite servante ne veut pas aller à la poste la nuit ; d’ailleurs j’ai peur qu’elle ne fasse des confusions entre les lettres qu’il faut et celles qu’il ne faut pas affranchir, de sorte que cette disette de serviteur m’empêche même d’écrire. » Les époux passèrent à Pise tout l’hiver de 1834-35. Albert supporta la rude saison avec vaillance et même avec gaîté, bien muni qu’il était d’ailleurs pour lutter contre le mal de ces armes excellentes qui s’appellent la tendresse filiale, l’amour, l’amitié et la religion. Quelques accès passagers de cette irritabilité nerveuse et de cette mauvaise humeur soudaine qui accompagnent la maladie dont il souffrait venaient seuls de loin en loin jeter quelques nuages sur la lumière pâlie, douce encore, de son bonheur ; mais, son excellente éducation aidant, il reprenait bien vite le dessus, et avec cette confiance des phthisiques, si triste pour ceux qui la contemplent, il se rattachait à la vie avec une ardeur fébrile. Certains passages de son journal d’alors, écrit sous forme de lettre, pour un ami (M. l’abbé Martin de Noirlieu), où s’épanche cette confiance dans la vie et l’avenir, causent une impression vraiment douloureuse quand on songe au démenti prochain.


« Je fais tous les jours de nouvelles acquisitions de forces, du moins à mon avis, et j’espère que, Dieu aidant, je serai bientôt délivré de cette tribulation de soins et de précautions. Je ne sais si c’est l’approche du printemps, mais j’ai besoin d’air, de mouvement, de vie. Vous connaissez cette disposition et vous avez éprouvé ces frémissemens de l’âme et du corps. On sent l’air devant soi, et le cœur bondit de foi, d’espérance. L’âme a faim et soif de Dieu, et en se prosternant on appelle à grands cris le pain de vie…

« Ma passion pour les voyages augmente chaque jour. Il y a des instans où l’âme semble vouloir vous entraîner vers des régions inconnues, où tout semble devoir être plus beau que ce que nous avons sous les yeux. N’est-ce point un pressentiment de notre céleste patrie en effet que ce besoin de courir, de changer, de se fuir soi-même, que cette soif d’immensité, de liberté ? Byron dit bien : « Les hommes lâches appellent les voyages une folie, et s’étonnent que d’autres plus hardis abandonnent leurs coussins voluptueux pour braver les fatigues des longues courses. » Il y a dans l’air des montagnes une suavité et une source de vie que la paresse ne connaîtra jamais…

« Vous avez déjà blâmé ces transports en moi, mon sage ami, et vous m’avez dit avec vérité que l’âme était bien appelée à ces divins élans et à connaître l’infini, mais seulement lorsqu’elle aura déposé sa dépouille mortelle. Est-ce notre faute si notre âme, ne pouvant à son gré se défaire de son immonde enveloppe, l’entraîne parfois avec elle vers cette région céleste ?

« Il y a longtemps, que je n’ai eu, comme aujourd’hui, un état soutenu d’activité et de ferveur. Ma faible et paresseuse nature s’est laissé mieux dompter qu’à l’ordinaire, et je dois l’attribuer en grande partie à l’amélioration de ma santé. Je sens avec joie mes forces renaître, et j’en bénis Dieu, car j’en ai besoin pour jouir complètement de mon bonheur.

« Je suis loin d’avoir esquissé la plénitude de mes sensations d’aujourd’hui. Je me sens ému d’amour en me retraçant mes souvenirs du passé, mon ciel présent et l’infini de mon bonheur à venir.

« On blâmait ma sauvagerie ; mais que sera pour moi le bruit d’un salon maintenant que les jouissances si douces et si pleines de la vie m’ont été révélées ? Le cher crépuscule de ma lampe éclairant sa tête chérie, n’est-ce pas préférable à tout au monde ? »


Cependant le printemps de 1835 était arrivé, et le retour des beaux jours ne rendant plus le séjour de l’Italie indispensable au malade (on le croyait du moins), les deux époux se décidèrent à entreprendre le voyage de Russie pour aller visiter la mère d’Alexandrine, dans la terre du prince Lapoukhyn, près d’Odessa. Ce ne fut pas sans peine qu’ils se décidèrent à ce départ, car ils aimaient cette Italie dont la belle lumière avait éclairé leur rapide bonheur, et éclairait maintenant leur douleur sans l’attrister des ombres maussades des pays du Nord. Le seul pays du monde contre lequel Albert aurait désiré échanger l’Italie était la France, et cependant, tout en aimant l’Italie, il la redoutait par tendresse de conscience et scrupule religieux. Il la redoutait pour l’âme d’Alexandrine et pour la sienne propre : il lui semblait que tant qu’ils resteraient en Italie, l’acte qui devait compléter le bonheur de sa vie, c’est-à-dire la conversion de sa femme, serait indéfiniment ajourné, et quant à lui-même, il craignait pour la vivacité de sa ferveur religieuse cette douceur mortelle à l’âme du climat de l’Italie qu’il a décrite en quelques mots pleins de force. « Ici la somnolence, la nonchalance vous pénètrent de toutes parts. On a besoin d’amour ; mais celui qu’on ressent en Italie est énervant. Même dans les élans de l’âme vers Dieu, il y a je ne sais quoi de mou, de lâche, de ténébreux. Rien n’est clair, tout y est vague : comment les idées les plus fondamentales ne s’en ressentiraient-elles pas ? L’Italie est un parfum qui demande une âme forte ; encore cette âme finirait-elle par être domptée, si elle le respirait trop longtemps sans aller se retremper dans une charité plus active et plus vivifiante, dans un amour plus austère. » C’est ce même dangereux attrait qui lui a inspiré sur Naples la page la plus éloquente qu’il ait écrite.


« Que de souvenirs pour nous sur toute cette route ! Arrivés à Naples, je ne pouvais en croire mes yeux. La vue de ces côtes, empreintes toutes, plus ou moins, pour moi de souvenirs ineffaçables, tout ce parfum qui n’est l’âme que de Naples au monde, que l’on ne retrouver qu’à Naples, tout cela se mêlait à mes chères impressions passées, qui venaient à ma rencontre, et qui, charmantes et toujours aussi jeunes qu’à l’époque de mon départ, semblaient m’entourer à l’envi et chercher à effacer les émotions que j’avais pu ressentir ailleurs. Et moi, vous connaissez ma faiblesse, je me livrais tout entier et je donnais accès dans mon cœur à toutes leurs chères séductions. Naples ! je te dois les battemens les plus violens de mon cœur !

« Que de nuances renferme ce mot de volupté ! Qu’ai-je ressenti si vivement à Pise, sinon de la volupté ! Mais, ô mon Dieu ! celle-là devait vous être plus agréable ! D’où vient qu’à Pise vous étiez mêlé à tout ce que je sentais ? L’état de mon âme y était moins fiévreux. D’où vient qu’à Pise je rapportais tout à vous ? Je ne jouissais de rien sans vous. Et à Naples la beauté de ce qui m’entoure fixe mes sens, et mon âme s’arrête et se perd dans la beauté, de votre ouvrage. Pourtant, mon Dieu, vous ne condamnez pas non plus cette volupté. Elle s’humanise davantage, il est vrai, mais le cri de l’âme après s’être ébattue, après avoir tout traversé, n’en arrive pas moins jusqu’à vous, et faites, ô mon Dieu, qu’il n’en soit pas moins pur pour cela. La faute en est seule à cette nature si belle, si resplendissante ! Notre pauvre et faible cœur se perd dans tant de merveilles, et il ne vous cherche plus, parce qu’il croit vous posséder. »


Plaçons en regard de cette page d’Albert celle où Mme de La Ferronnays, sept ans plus tard, résuma les souvenirs que lui avait laissés son long séjour sur la terre des merveilles. Cette page prouve une fois de plus que les choses extérieures sont comme nous voulons les voir et comme notre âme sait les prendre. Chez Mme de La Ferronnays comme chez son mari, les préoccupations religieuses se mêlent à l’admiration que lui inspire l’Italie ; mais que ces préoccupations sont différentes ! Là où Albert voit un danger pour sa foi, Alexandrine voit un secours : pour l’un, l’Italie est une terre qui éloigne de Dieu ; pour l’autre, c’est un pays qui en rapproche.


« Et maintenant, après tant de douleurs, ma passion pour ce pays est toujours la même, ou plutôt plus forte, car à présent je sais pourquoi je l’aime ; je sais quelle est la source d’où ce délicieux parfum se répand sur l’Italie.

« Oh ! oui, j’aime et j’aimerai toujours ce pays, dont le peuple croit à une patrie éternelle, à des amis invisibles auxquels il parle dans ses joies et dans ses peines, — ce pays dont presque chaque ville voit son Dieu réellement présent exposé continuellement aux yeux d’une foule qui adore ! J’aime ce pays, qui a connu toutes les gloires et qui les a toutes rapportées à Dieu, ce pays, dont les habitans ont su atteindre la perfection du beau en toutes choses, et cependant connaissent moins que d’autres l’ambition et la fatuité !

« J’aime ce pays, où les âmes et les fleurs répandent plus de parfum qu’ailleurs, ce pays, qui vit naître saint François d’Assise et l’autre doux François, et tant d’autres saints et saintes au cœur brûlant, — ce pays, où toutes les fêtes sont religieuses, où l’on rencontre sur son chemin l’habit que portèrent saint Benoît, saint Dominique, saint François, saint Ignace et d’autres dont le nom est écrit avec les leurs au livre de vie, — ce pays, où tant de vies humbles et obscures s’achèvent au fond des villages, comme au fond des cloîtres, par une sainte mort… « Oh ! j’aime ce pays où le blé et la vigne semblent se presser de croître pour servir au plus sacré des mystères, ce pays si doux à l’âme, si enchanteur aux yeux, qu’il me semble qu’en mourant on pourrait à peine se dire : « Je vais voir bien mieux que l’Italie ! »


La relation du voyage de Naples à Odessa en passant par Smyrne et Constantinople, celle du retour en Italie par la Pologne et l’Autriche, occupent dans ce volume une étendue considérable. Ces deux relations contiennent plusieurs descriptions agréables, mais qui étaient peut-être plus neuves à l’époque où elles ont été écrites qu’à l’heure présente, où les bateaux à vapeur et les chemins de fer ont mis les merveilles de Constantinople à la portée de tout bourgeois curieux. Ce qu’il y faut chercher plutôt, c’est une foule de traits heureux jetés en courant et de détails qui peignent. Deux passages du journal d’Alexandrine méritent cependant d’être cités. L’un se rapporte à son séjour à Constantinople, et nous raconte le commencement d’une toute gracieuse aventure qui n’eut pas de lendemain :


« Vendredi, 5 juin. — Aujourd’hui vendredi, qui est le dimanche des musulmans, nous nous sommes mis en marche vers onze heures, pour aller voir le sultan se rendre à une mosquée. Nous étions près de son charmant palais en Asie, lorsque nous l’avons vu sortir, et nous l’avons suivi de loin. Les canons placés sur le rivage ont tiré. Les vaisseaux ont salué. Le Bosphore était plus beau que jamais. Le palais est grand, riant, doré, et on entrevoit, au-delà, des jardins délicieux. Nous avons entendu de la musique au moment où le sultan en sortait, et, à son retour de la mosquée, nous nous sommes trouvés assez près pour respirer l’odeur des pastilles du sérail qu’on brûlait devant lui. Trois chevaux avec des selles brodées de perles, d’émeraudes et de rubis attendaient dans la cour. Le sultan en a monté un. Il a une belle figure, grave, sombre et remarquable malgré l’affreux fez rouge dont il était coiffé. Nous l’avons regardé passer, puis nous nous sommes remis dans notre barque pour nous rendre aux Eaux-Douces d’Asie, où nous nous sommes trouvés sous des arbres magnifiques, entourés de la plus belle verdure, et environnés de gens revêtus de toute sorte de costumes, se promenant, s’amusant, et avalant une foule de rafraîchissemens dont nous avons pris notre part. Je vois de loin une jeune Turque assise sur des coussins avec d’autres femmes. Je m’approche d’elle, elle me fait asseoir avec une grâce amicale. Mon interprète m’aide un peu, puis il s’éloigne avec Albert. Elle baisse alors la partie inférieure de son voile pour me laisser voir en entier la plus charmante figure du monde ; elle a dix-huit ans. Elle me montre aussi ses habillemens et regarde les miens avec curiosité. La finesse de ma taille a l’air de la surprendre (ces dames n’en ont aucune), un châle de cachemire est serré autour de la sienne. Un peu après, elle appelle M. Pétracké (mon drogman), et, avec beaucoup d’empressement et de grâce, elle lui dit qu’elle m’invite à aller chez elle le lendemain avant midi, ou plus tard chez une de ses amies à Bujukdèré. La manière de saluer turque est on ne saurait plus gracieuse. On porte la main à la poitrine, puis à la bouche, puis au front.

« Samedi, 6 juin. — Partis à onze heures et demie, avec notre drogman, pour aller trouver ma belle petite Turque : elle était partie pour Bujukdèré. De là à Térapia, où Albert voulait faire une visite à l’amiral Roussin ; puis, après une visite à une parente de notre drogman qui m’a fort intéressée, à la légation de Russie à Bujukdèré, où l’on nous a renvoyés en disant qu’on ne recevait qu’après dîner. Il était quatre heures. Sur cela, je me décide à aller à la recherche de ma jeune Turque. Nous étions déjà près de la maison qu’elle m’avait indiquée, lorsqu’un domestique du ministre de Russie accourt pour nous dire qu’on nous attend chez lui pour dîner. Putbus me conseille néanmoins d’aller voir un instant ces femmes, qui m’inspirent beaucoup de curiosité. Je m’y décide, me croyant à deux pas de leur maison ; au lieu de cela, on me fait gravir une haute colline, j’arrive essoufflée, agitée, de peur d’être trop en retard pour le dîner. J’aperçois une vue admirable, dont je suis trop pressée pour jouir ; enfin je suis introduite dans un kiosque où ma Turque était assise avec son amie et d’autres encore, à visage découvert, des roses dans leurs cheveux. On leur apporte des bonbons d’Europe, dont je m’étais munie pour elles, en échange des confitures qu’elles devaient m’offrir ; mais elles n’en ont pas eu le temps, car je n’ai fait que m’asseoir et me lever, talonnée par la hâte dans laquelle j’étais, et un peu aussi par l’embarras de ne pouvoir rien dire. Ma petite belle, plus belle que jamais, se lève aussi et me suit jusqu’à la porte, et là me retient encore pour parler à mon drogman (sans se donner la peine de remettre son voile) et le charger pour moi d’une foule de politesses. »


Le second passage décrit le spectacle des mines de sel de Wiliczka, qu’elle visita pendant son séjour en Pologne.


« Ce matin, avant neuf heures, j’ai quitté mon Albert, mon pauvre Albert, et je suis partie avec Putbus et Sternberg pour Wiliczka. On nous a fait entrer dans une maison couverte d’un grand toit. Là on soulève des planches, et vous plongez dans les profondeurs de la terre. En voyant cela et les cordes qui y font descendre, j’ai eu peur. Je me suis pourtant bientôt décidée à m’asseoir sur un des cinq sièges qui vous conduisent dans cet abîme. On nous a fait mettre à tous une espèce de robe de chambre blanche par-dessus nos vêtemens, afin de ne pas les salir. Le trajet dure peut-être cinq minutes. Quelle sensation singulière et nouvelle ! Heureusement nous n’allions pas très vite. D’autres sièges semblables aux nôtres et placés plus bas étaient occupés par des hommes tenant des torches pour nous éclairer. La terre était d’abord humide, elle redevint tout à fait sèche en descendant plus bas.

« La première chose que nous avons vue en touchant terre est un vaste emplacement dont les murs sont de sel. Des chevaux tournaient plusieurs machines, mais aucun homme ne demeure longtemps dans cette partie de la saline. Nous sommes alors descendus à pied un peu plus bas, et nous nous sommes trouvés tout à coup en présence d’un spectacle magique. Un grand lustre (fait en sel) rempli de bougies éclairait ces voûtes immenses et brillantes, et jetait sa lumière de tous côtés dans des grottes et des profondeurs revêtues de la même matière. Oh ! mon Dieu ! que de merveilles sous la terre aussi bien que sur sa surface et au-dessus d’elle ! Plus nous avancions, plus nous voyions d’aspects pittoresques et imposans éclairés d’une manière frappante par les torches de nos conducteurs. Après avoir marché assez longtemps, nous sommes arrivés au bord d’un lac dont l’eau était noire comme de l’encre ; nous l’avons traversé en bac, et de l’autre côté nous avons trouvé l’immense statue en sel de saint Jean Népomucène, qui, ici comme partout, se trouve placée au bord de l’eau, afin de rappeler la mort héroïque qu’il subit plutôt que de trahir le secret qu’il avait reçu en confession de la reine, femme de celui qui le fit précipiter dans la rivière. Un peu plus loin, nous avons plongé, à l’aide des torches, dans des profondeurs incroyables. Enfin nous sommes arrivés à une délicieuse chapelle taillée dans le sel, où se trouvaient une foule de personnages sculptés de même. Cela est magnifique et extraordinaire. Nous avons vu ensuite une illumination préparée pour nous dans une grande salle de bal, dont les lustres étaient en sel, comme le reste. On nous a dit que Souvarof y avait donné un bal et qu’un officier russe y avait célébré ses noces. Après une course de plus de deux heures dans ces majestueuses merveilles, nous nous sommes fait remonter comme nous étions descendus ; mais cette fois j’étais enhardie, et j’ai regardé au-dessous et au-dessus de moi. On croit toujours qu’on va aller frapper contre le mur ; cela n’arrive pas cependant, grâce à l’adresse des guides, armés d’une petite hache dont ils se servent pour diriger la machine. »


Les deux époux arrivèrent à Korsen, — tel était le nom de la terre du prince Lapoukhyn, — près d’Odessa, au commencement de juillet 1835, et quelques jours à peine s’étaient écoulés que de sinistres symptômes venaient dissiper les illusions dont on s’était un instant bercé. Le 14 juillet, le fatal crachement de sang recommença. Mme de La Ferronnays raconte qu’à cette époque elle fut très effrayée, un soir qu’elle écrivait seule dans sa chambre, par le vol d’une chauve-souris qui alla se placer en criant au-dessus de son lit, et qu’elle eut toutes les peines du monde à congédier. Certes il n’y avait rien que de très ordinaire dans une telle circonstance ; cependant Alexandrine en resta assombrie. C’est que la douleur est la véritable maîtresse de l’âme, et que notre capacité de souffrance est aussi infinie que notre capacité de bonheur est étroite. L’âme heureuse dédaigne les petites joies, ou les reçoit sans les sentir ; mais l’âme en proie aux préoccupations du chagrin est atteinte par les plus petites douleurs. Il n’y a pas pour elle de circonstances futiles ; tout lui est présage funeste, avertissement d’un malheur menaçant, source d’anxiété. Aux circonstances fortuites fournies par le hasard viennent s’ajouter celles que la volonté mue par une curiosité maladive crée de son plein gré. L’âme ne se contente plus d’attendre les oracles du sort, elle marche au-devant de lui comme Saül au-devant de la pythonisse d’Endor, dût-elle, comme Saül, apprendre sa condamnation et revenir désespérée. Voici un curieux et poétique exemple de ces résolutions téméraires de l’âme. « Un de ces jours, dit Alexandrine, j’étais levée de grand matin, je venais de chez lui, je rentrais dans ma chambre dans un état de silencieuse angoisse sur l’avenir qui m’attendait, je n’osais l’envisager ; je regardai autour de moi, et ma jolie chambre ne me parut plus rose ; je me mis à ma fenêtre, et la couleur du matin ne me sembla plus riante. Il me vint subitement l’idée d’entr’ouvrir l’Évangile et d’y chercher quel serait mon sort. J’ouvre mon Nouveau Testament et je lis : Honore les veuves qui sont véritablement veuves (saint Paul). Je crus avoir vu un fantôme, et je poussai presque un cri. Jamais encore ma pensée n’avait formulé cet horrible mot : veuve ! » Nous n’avons omis à dessein aucune des petites superstitions qui se rencontrent dans ce livre, car elles sont pour nous autant de révélations de l’amour profond que Mme de La Ferronnays portait à son mari. Le reproche que l’on fait à la superstition en matière de religion se change en apologie dès qu’il s’agit de l’amour, car la passion est une idolâtrie qui ne se contente pas des froides pratiques des affections raisonnables. Il n’y a pas de rationalisme en amour, et on peut dire en toute vérité que tout cœur que son idole ne remplit pas de superstition n’aime pas assez.

A partir de ce crachement de sang à Korsen, Mme de La Ferronnays ne songea plus qu’à se préparer courageusement à recevoir le malheur qui lui était annoncé, et ce fut alors que se montra dans toute sa noblesse, on peut le dire dans toute sa grandeur, l’amour que son mari avait su lui inspirer. Afin de se dévouer tout entière aux soins de son malade bien-aimé, elle accepta d’un cœur heureux l’absolue renonciation au monde et à ses plaisirs. Ce fut à Vienne, où les deux époux s’étaient arrêtés quelques jours pendant leur voyage de retour en Italie, qu’Alexandrine se para pour la dernière fois et entra pour la dernière fois dans une salle de spectacle. A Venise, la résidence qu’ils avaient choisie cette fois, nous la voyons se transformer en garde-malade et en ménagère, se désélégantiser volontairement, comme elle l’écrivait à ses belles-sœurs, et se trouver heureuse de ce changement d’état. « Je me désélégantise, je me désuavise, je vais devenir une vraie cuisinière, une fermière, ou tout ce que vous voudrez, et c’est effrayant à quel point je me trouve faite pour cela. Mes soins pour Albert, que vous exaltez, n’ont aucune valeur ; demandez à Putbus : il vous dira, comme il me l’a dit à moi-même, que j’ai un goût tout naturel pour ces sortes de soins, que j’aime les tripotages, les petits arrangemens, que je m’ennuierai quand Albert sera bien portant, que cela me manquera, qu’il n’y a pas de plus grand amusement pour moi que droguer, soigner, ranger… » Et ailleurs, dans une lettre à M. de Montalembert : « Si vous saviez, cher Montal, comme je suis enfouie corps et esprit dans le ménage, cela vous ferait pitié et en même temps vous ririez bien ; il ne reste plus vestige de la poétique Alexandrine, entourée comme elle l’est de provisions d’huile, de pommes de terre, de riz, de chandelles, et sachant, je vous prie de le croire, ce que tout cela vaut et jusqu’au prix d’un œuf… Albert trouve que la première feuille de ma lettre sent furieusement la cuisine. C’est vrai, j’en rougis, pardon ; mais figurez-vous que notre pauvre petite vieille est si peu habile, que moi je lui apprends à faire des plats, et cela m’est si nouveau que j’en informe tous mes amis ; puis je me suis laissé entraîner par votre fraternelle demande à vous donner toute sorte de détails de ménage. Pardon ! pardon ! »

Cependant cette facile et joyeuse abdication d’elle-même n’était en quelque sorte que la partie vulgaire de l’affection de Mme de La Ferronnays. Il était en son pouvoir de donner à son mari une preuve d’amour autrement noble que ces soins de ménagère et cette vigilance de garde-malade ; elle la donna. Ce souci de l’âme d’Alexandrine, qui s’était uni dans le principe à la passion qu’elle lui inspirait, n’avait jamais cessé de préoccuper Albert. Il avait toujours conservé l’espoir que sa femme embrasserait la religion catholique, et autour de lui tous les membres de cette pieuse famille de La Ferronnays, dont un aimable prélat napolitain, Mgr Porta, disait : Sono tutti santi, partageaient cette espérance. Plusieurs fois Mme de La Ferronnays, pressée et comme doucement assaillie par les instances pleines de sollicitude de ses belles-sœurs, avait dû expliquer les motifs fort honorables de sa résistance. L’obstacle était ailleurs que dans sa volonté, car elle n’avait, pour entrer dans l’église catholique, à vaincre aucun préjugé ni aucune répugnance, et on peut dire au contraire que tous ses instincts la portaient vers la religion de son mari. Elle avait vécu trop longtemps en Italie, au milieu des symboles et des formes du culte catholique, pour conserver un attachement bien grand aux formes particulières du protestantisme. Elle avait des sentimens profondément religieux, mais les pages où elle les exprime ne révèlent en rien la protestante, et si l’on n’était pas averti, on n’aurait aucune raison de ne pas les attribuer à une personne d’une autre communion, tant sont peu marquées chez elle ces habitudes de pensée et de style qu’impose presque fatalement à l’esprit la forme de religion qui nous est familière dès l’enfance. Elle aimait à fréquenter, comme nous l’avons vu, les églises d’Italie, et une fois même elle avoua qu’elle s’était sentie heureuse d’avoir l’air catholique, d’avoir pu être prise pour une catholique. Une autre fois elle avait déclaré que trois morts ou une naissance la rendraient catholique à l’instant même. Cependant cette inclination si puissante n’avait pu triompher des scrupules de sa conscience. Sa mère, qui avait vu longtemps dans cette différence de religion entre les époux un des plus grands obstacles à leur union, ne cessait de recommander à Alexandrine de se maintenir avec fidélité dans la religion protestante, et Mme de La Ferronnays s’était montrée très décidée à respecter sur ce point la volonté de sa mère. Son père aussi était mort dans la religion luthérienne, et à son sujet Mme de La Ferronnays aimait à raconter une certaine histoire de roi païen dont elle s’autorisait pour persister dans la religion de sa famille. Ce roi païen avait refusé d’embrasser le christianisme, parce qu’il ne pouvait faire aux siens, disait-il, l’outrage d’aller après la mort là où ils ne seraient pas, même au prix du bonheur éternel. « En effet, moi-même, écrit-elle dans une lettre à M. de Montalembert, qui plusieurs fois avait joint ses instances à celles de la famille de son mari, si on me disait que mon pauvre père a la mauvaise part et qu’Albert est destiné à avoir la bonne, et qu’après en avoir choisi une, je me sépare de l’autre à jamais, je crois que, puisque le bonheur serait permis à Albert, je l’y laisserais aller seul, et que je voudrais rejoindre mon père comme ce prince païen… »

La conversion de Mme de La Ferronnays est une des plus charmantes et des plus touchantes que nous connaissions, car elle fut le dernier et le plus précieux don de son amour. C’est l’amour seul qui vainquit ses scrupules et lui fit accomplir ce sacrifice au moment même où la mort allait se charger de le rendre inutile. Supposez une âme plus vulgaire, et vous aurez, selon toute probabilité, le spectacle tout contraire. C’est le bonheur et la vie qui obtiendront ce qu’obtinrent ici la douleur et la mort. Si Mme de La Ferronnays eût fait céder ses scrupules pendant que son bonheur était encore debout, nous ne verrions dans cette conversion qu’un des actes les plus ordinaires de l’amour, qu’un désir de rendre son bonheur plus complet par une union plus intime, fût-ce au prix d’une légère capitulation de conscience. Cette conversion serait encore un acte d’amour, mais qui ne serait pas au-dessus du soupçon d’égoïsme ; ici au contraire, dans les conditions que la maladie et la mort avaient faites à Mme de La Ferronnays, elle fut un acte d’amour pur et désintéressé. Alexandrine avait sacrifié une à une toutes ses espérances ; elle n’avait conservé que ce coin de son âme, et au moment où la mort allait lui enlever ce qui lui restait encore de l’être qu’elle avait chéri, c’est-à-dire sa présence, elle donne ce que jusqu’alors elle s’était réservé. Sa conversion est le suprême don qu’elle fait à l’âme d’Albert au moment de partir, le gage de son union pour l’éternité. Oui, cela est vraiment noble et grand.

Les pages écrites par Mme de La Ferronnays pendant ces derniers mois de lente agonie ont, comme on peut le croire, toute l’éloquence des sentimens contradictoires qui l’ébranlaient de leurs violentes secousses, et se succédaient en elle jour par jour et presque heure par heure ; mais au-dessus de ces sentimens contradictoires, joies des espérances chimériques, accablement du désespoir, angoisses de l’inquiétude, plane, comme un rayon de sereine et inaltérable lumière, l’expression d’un amour que ces mouvemens de l’âme ne peuvent atteindre ni altérer, qui grandit par le désenchantement, s’accroît par la tristesse, se fortifie de tout ce qui devrait l’affaiblir.


«… Mon Dieu[2], tu m’as accordé de vives jouissances dans ma vie, mais tu m’as refusé le repos… Mon Dieu, j’espère que je ne murmure pas. Que ta volonté soit faîte ! Oh ! oui, j’espère que je suis persuadée que tout ce que tu fais est bien fait ; mais, père adoré, je te demande (car tu as permis de demander), je te demande, au nom de ton fils notre Seigneur Jésus-Christ, à qui tu as promis de ne rien refuser, je te demande de vivre, mourir et renaître avec mon Albert chéri ! Je l’aime, mon Dieu ! je l’aime beaucoup en toi, et je l’aime beaucoup parce qu’il t’aime, ô mon Dieu ! Oh ! garde-nous toujours ensemble dans ton amour, ne nous sépare jamais. Oh ! chers bons saints, priez pour moi ! Oh ! Jésus, écoute-moi ! Laisse ma voix t’atteindre, comme t’atteignirent celles des pauvres femmes, celle du centenier et de tant d’autres ! Mon Dieu, comme un de ceux-là, je te dis : Je crois, Seigneur ! aide mon incrédulité. Oh ! daigne m’éclairer toi-même, faire toi-même luire la vérité dans mon cœur ; mais permets-moi, doux Jésus, toi qui as eu pitié de ta mère, permets-moi de ménager le cœur de la mienne !

« Mon âme était bien triste, bien inquiète hier. Le soleil était beau, la mer si belle et si calme ! De pareilles vues m’ont souvent fait croire à un bonheur éternel et étendu à tout et à tous. Eh bien ! hier je n’ai senti que la douleur et le danger qui sont à côté de tout ce qui est doux et heureux. J’ai pensé que ce soleil, qui est si superbe, est souvent la cause de bien des morts et de grandes souffrances. Et la mer ! quand elle est si calme, unie et azurée, ne s’y noie-t-on pas tout de même ? Le danger et la souffrance nous environnent. Notre vie, la vie de tous ceux que nous aimons, ne tient qu’à un fil, et encore ce fil ne se rompt-il pas sans d’affreuses souffrances !

« Oh ! n’est-on pas quelquefois tenté de se dire : C’est vrai ? Dieu, cet être immense, incompréhensible, tout-puissant, a bien certainement le droit de créer ses créatures à différens usages, les unes à la peine, les autres au bonheur. Qu’y pouvons-nous ? Pas même murmurer : ce serait absurde. Nous sommes assurément vis-à-vis de Dieu moins que la pâte dont le potier fait différentes choses, ou la cire que le sculpteur façonne à son gré. Je suis moins devant Dieu que le grain de poussière qui voltige devant moi. Ne dois-je pas lui être tout aussi indifférente ?…

« J’avais des pensées pareilles hier, assise sur la fenêtre devant cette belle vue, et alors, soufflées peut-être par un des anges qui s’intéressent à moi, sont venues à mon esprit ces paroles si consolantes : que le moindre de nos cheveux est compté. Ainsi nos peines ont donc toutes un but. Oh ! je sens qu’il m’est bon d’être éprouvée. Cela me fait penser à Dieu et me rend, j’espère, un peu meilleure. Et puis (autre parole céleste qui m’est aussi venue) : bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés….. »

Alexandrine à Pauline de La Ferronnays. — « Oh ! Pauline, comme les roses que je voyais dans l’avenir se sont changées en épines ! Toutes mes fleurs sont séchées ou penchent la tête. Est-ce que la rosée d’un beau jour ne la leur fera jamais relever ?

« J’ai été surprise de cette parole d’Eugénie, mais j’en ai été surprise apathiquement. Et peut-être (dans la disposition où je suis) ne suis-je point affligée de lui entendre dire : Pourquoi aurais-je envie de trouver rien de plus doux que la mort ! Oh ! heureux, oui, heureux, ceux qui peuvent aimer cette terrible chose, et dont la foi est assez vive pour la leur faire regarder comme le plus grand bonheur ! Toutes les délices de la terre ne pourraient donner à Eugénie autant de bonheur que cette grave prédilection….. »

« Il vit, Pauline, mais je n’ai plus d’espoir. C’est une chose qui se perd si difficilement que je ne l’ai encore perdu que ce soir malgré la quantité de fois qu’on m’a déjà dit qu’il pouvait mourir d’un instant à l’autre… Oh ! mais il est si difficile, même quand on l’a éprouvé une fois, de croire que ce que l’on chérit puisse mourir ! Je suis là seule dans sa chambre, lui dormant, seule à penser qu’il est mourant, sans mère, sans sœurs, sans frères, dans les bras desquels je puisse un instant faire éclater mon horrible douleur, moi qui dans toutes les occasions de la vie ai toujours eu un si grand besoin d’épanchement !… Il faut donc que j’écrive pour ne pas suffoquer…

« Voilà donc le but de notre pauvre amour !… dix jours de bonheur dans pas encore deux ans de mariage, et s’aimant autant qu’on peut aimer ! Oh ! Dieu ! dix jours… car je n’ai pas été plus de dix jours entièrement sans craintes pour sa santé. Dieu m’a préparée lentement, imperceptiblement même, peut-être par pitié, car j’ai toujours mieux aimé les longues douleurs que les secousses.

« Je suis donc là à calculer à froid ce que je deviendrai. D’abord, ô mon Dieu ! que cet ange chéri ne souffre plus, comme il l’a déjà tant fait, et que toutes les joies célestes l’enveloppent et lui donnent un bonheur éternel ! Puis moi, dont la vie sera tenace, je le sais, il ne me restera plus sur la terre d’autre bonheur que l’amour de Dieu. Pourvu que j’aie assez d’énergie pour m’y jeter ! Cela devrait être le plus grand amour, mais j’ai toujours été si faible, j’ai toujours eu si besoin de tendresse, que de me dire, à mon âge, que toutes ces douceurs sont finies, cela m’épouvante ! Et pourtant mon seul repos sera de me sentir entièrement inconsolable, car j’aurais horreur de moi, si je pouvais encore remettre le pied dans un lieu de fête, ou reprendre à la terre par quoi que ce soit. Cependant je désire revoir ceux que je chéris encore. Un instant j’ai pensé que je me ferais religieuse, puis j’ai pensé que ma fermeté ne serait pas assez grande pour cela, et puis l’envie de revoir ma mère, vous autres, mes frères, me troublerait, et, s’il est possible, je voudrais goûter encore du calme, du repos en Dieu. Il me faut donc une solitude libre avec quelqu’un que j’aime, et qui m’aimera mieux que ma mère ? Je crois donc que j’irai là ; mais chez ma mère j’aurai la foi d’Albert, je ne veux et ne peux croire autre chose que ce qu’il croit… Te souviens-tu, Pauline, quand je te disais que trois morts ou une naissance pourraient seuls me rendre catholique ? C’était un pressentiment que Dieu a bien vite réalisé, et, hélas ! pas de la seule heureuse manière !

« Puis, si après quelques années j’avais le courage de venir me faire sœur grise en France, de voir encore des douleurs, des morts, de sauver peut-être par des soins minutieux un poitrinaire, en remerciant Dieu que d’autres soient plus heureux que moi… Oh ! je voudrais faire cela, mais non, je n’aurais jamais de grandes vertus. Aussi, pour ne pas trop pécher, il faudrait que Dieu me retirât bientôt. Oh ! qu’il me fasse revoir Albert et mon père ! Cette impossibilité qu’on a de croire qu’on ne reverra pas ceux que l’on chérit n’est-elle pas à elle seule une preuve qu’on les reverra ? L’homme ne peut pas penser quelque chose de plus grand, de plus beau, de plus doux que ce qui existe en effet quelque part dans une meilleure vie que cette vie d’ici-bas, qui me dégoûte, et où je ne crois plus qu’il y ait un seul jour de bonheur.

« Que Dieu veuille m’assister, m’empêcher de murmurer, de douter, me donner le goût des choses célestes ! Je déteste la terre et ses bonheurs trompeurs, et cependant je ne m’élance pas vers le ciel. Eugénie, donne-moi de ton amour pour la mort, pour moi et pour tous ceux que j’aime le mieux !

« Oh ! pourvu que je ne sois pas seule à lui fermer les yeux ! — je n’oserais pas me fier à ma force seule, — ces yeux si beaux, si beaux toujours ! dont je me rappelle si bien le regard d’amour si vif, si doux ! Ce regard depuis longtemps n’a plus brillé en eux, mais ils ont conservé leur belle et douce expression, et quelquefois cette expression est triste à me fendre le cœur. Et je dois m’efforcer de lui paraître gaie !… Ah ! j’étouffe de ce secret entre nous, et, quelque déchirant que ce fût, je crois que souvent je préférerais lui parler ouvertement de sa mort et tâcher de nous en consoler mutuellement par la foi, l’amour et l’espérance ! » L’état du malade empirant toujours, on résolut de revenir en France, afin qu’il eût au moins cette douceur de mourir dans sa patrie et au milieu de tous les siens. Alexandrine songea dès lors à mettre à exécution, après en avoir informé sa mère, le projet qu’elle avait conçu de s’unir pour l’éternité à l’âme d’Albert en embrassant sa religion, car pour Mme de La Ferronnays cette conversion ne fut pas seulement une suprême consolation donnée à son mari, ce fût un véritable mariage mystique, une seconde alliance conclue en face de la mort. Autrefois dans des jours plus heureux, au commencement de leur amour, Albert avait offert tout à Dieu, même l’enthousiasme, pour la conversion d’Alexandrine ; maintenant elle lui rendait ce vœu en lui offrant tout ce qui lui restait d’elle-même, en lui sacrifiant toutes les espérances de la terre et en garantissant son âme contre cette crainte de l’oubli, torture des mourans aimés. Le 29 mai 1836, Alexandrine abjura donc la foi protestante entre les mains de l’abbé Martin de Noirlieu, un des plus anciens conseillers spirituels d’Albert. Voici quelques-unes des pages écrites pendant les jours qui suivirent l’abjuration, dans cet incomparable enivrement de douceur qui accompagne l’accomplissement de tout grand acte chrétien.


« Mon Dieu, fais que, même pour toi, je n’oublie pas ma mère, mes frères chéris, mon père dans l’autre vie, et les soins que je dois donner à mon Albert. Mon Jésus, fais que j’accompagne mon pauvre ami, que toi-même tu m’as donné pour mari, que je l’accompagne partout, dans les ombres de la mort comme dans toute la force de la vie, dans le sommeil du tombeau comme auprès de son lit de souffrance, que je sois là toujours sous ses yeux, une figure connue et aimée, une voix encourageante, une compagne pour tout supporter ! Mon Jésus, préserve ma pensée de désirer autre chose. Amen. Chère Vierge, chers saints, priez pour moi !

« Avant d’aller me confesser à l’abbé Gerbet, je lui avais fait la lecture, et dans une des réflexions qui suivent les chapitres de l’Imitation j’avais lu ces mots : l’amour est plus fort que la mort !

« Ces paroles m’ont relevé l’âme.

« L’amour est plus fort que la mort. » Mon Dieu ! merci, merci. Quelle grande grâce ! et comment, après cela, pourrais-je n’avoir pas de foi, quand tu as tellement exaucé ma prière de me faire sentir combien je l’aimais ! Ces horribles idées de doute étaient donc des illusions, et maintenant, doux et glorieux sentiment ! je sens que je descendrais volontiers avec lui dans le gouffre de la mort, que j’ai cependant toujours craint. Mon Dieu, jamais séparée de lui, jamais, mon Dieu ! Il a besoin de moi, et moi je puis me passer de tout ce que je laisserai sur la terre.

« Doux ami, si éprouvé, qui m’as tant aimée quand tu ne souffrais pas, ne crains pas que, dans tes souffrances, tes dernières souffrances, je t’abandonne. Notre Dieu me fera la grâce, je l’espère, que je ne sois pas absente, et alors, ami chéri, ton agonie sera cependant un peu moins cruelle ! Oh ! ne crains pas ! Que tes beaux yeux ne me regardent pas comme si j’allais m’éloigner ! Je te tiendrai toujours quand même mes os se briseraient de la douleur de te voir mourir ; mes bras, mes yeux ne se détacheront pas de toi, et ton dernier regard verra que je suis toujours là.

« Et après, mon Dieu, comme tu veux, tout ce que tu veux, quand tu veux ! Si je vis, je serai heureuse ; si je meurs, pourvu que je sois avec lui, je le serai aussi. Et, quant à ma vie sur la terre sans lui, je ne veux pas même craindre de me consoler. Ce sera tout ce que tu voudras, mon Dieu ; que ce ne soit seulement pas le péché et le remords ! Mon Dieu, mon Jésus, la foi, la vive, vraie foi pour moi ! Je ne veux rien et je veux tout. Amen. »


Toutes les pages écrites pendant cette semaine qui sépara l’abjuration de la communion sont remarquables par un aimable mélange de douceur et de tristesse, image de la situation où sa conversion et la mort prochaine de son mari plaçaient alors son âme. Nous extrairons ces quelques lignes un peu subtiles, mais touchantes, écrites un jour qu’elle avait vendu, pour en distribuer le prix en charités, son collier de perles :


« Perles, symbole de larmes !
« Perles, larmes de la mer,
« Recueillies avec larmes au fond de ses abîmes,
« Portées souvent avec larmes au milieu des plaisirs du monde,
« Quittées aujourd’hui avec larmes dans la plus grande des douleurs terrestres,
« Allez enfin sécher des larmes en vous changeant en pain ! »


La première communion d’Alexandrine s’accomplit en même temps que la dernière communion d’Albert, près de son lit d’agonie, et le lendemain, 29 juin 1836, les deux époux se séparèrent non plus pour toujours, comme ils l’avaient craint longtemps, mais jusqu’à leur prochaine réunion dans l’éternité. La nuit qui suivit le départ d’Albert de ce monde, elle lui adressa cet adieu plein à la fois de douleur et d’espérance :


« Albert ! Albert ! ami chéri ! tu n’es plus avec moi. Ami, frère, mari, confident, je dois vivre sans toi ! Oh ! Dieu soit loué du moins que je sente ta perte irréparable ! Ami, maintenant je sens comme je te chéris, comme je t’ai toujours chéri. Je sens si bien qu’il n’y avait que toi pour moi sur la terre ! J’ai souvent été indigne de toi, cela est vrai, mais pourtant comme je t’ai aimé et apprécié ! comme je le fais encore plus maintenant ! Quel noble cœur ! quelle âme charmante ! quelle loyauté ! quelle tendresse ! Oh ! cher ami si modeste, apprends dans le séjour heureux où tu es maintenant, apprends ce que tu valais sur terre, et apprends aussi combien je t’ai aimé ! Si, comme j’en ai eu l’épouvantable crainte, tu étais mort sans que je sois là, je me serais crue rejetée de Dieu. Au lieu de cela, Dieu a permis que tu t’endormes sur mon bras du sommeil qui conduit au bonheur, ta main cessant de sentir dans la mienne, tes yeux cessant de voir en me regardant, et si tu as eu encore une ombre de sensation, tu as senti une vague douceur à me savoir là, à te voir soutenu par moi !

« Oh ! douce union éternelle ! Mon Dieu, merci de m’avoir fait goûter un si délicieux bonheur, d’avoir tellement rempli ma vie !

« Jésus ! je t’ai donné mon bonheur : donne-moi ta foi ! »


Ajoutons à cet adieu cette courte prière écrite huit jours après la mort d’Albert, qui clôt noblement le livre et qui en résume noblement l’esprit :


« Mon Dieu, ne sépare pas ce que toi-même tu as uni ! Souviens-toi, mon Dieu, mon père, et pardonne-moi ma hardiesse. Souviens-toi que nous nous sommes toujours souvenus de toi ! Souviens-toi qu’il n’y a pas même eu un billet d’amour écrit entre nous où ton nom n’ait été prononcé et ta bénédiction appelée ! Souviens-toi que nous t’avons beaucoup prié ensemble ! Souviens-toi que nous avons toujours voulu que notre amour fût éternel ! »


Nous n’avons encore que la première partie des souvenirs de Mme Craven, et cette première partie nous fait vivement désirer la seconde, car c’est là seulement que nous pourrons faire plus ample connaissance avec une personne qui ne fait que traverser le livre épisodiquement, mais qui durant ses trop passagères apparitions a eu le temps d’éveiller en nous un intérêt sympathique qu’elle ne peut manquer du reste d’éveiller chez quiconque se connaît en âmes. Cette personne est Mlle Eugénie de La Ferronnays, sœur cadette d’Albert et de l’auteur du livre. Il est vraiment délicat d’oser exprimer une préférence parmi tant de jeunes et charmantes figures que le zèle pieux d’une sœur a pris soin de placer toutes sous la même sympathique lumière, afin que le lecteur pût ressentir pour elles toutes indistinctement quelque chose de cette égalité d’affection qu’elle leur portait. Cependant Mme Craven, nous le croyons, excusera une préférence qu’elle-même n’a pu s’empêcher d’avouer, et elle ne s’étonnera pas trop si nous lui disons que les pages trop peu nombreuses signées du nom de Mlle Eugénie de La Ferronnays se détachent sur le reste du livre avec un incontestable éclat. Au premier abord, on ne les aperçoit pas ces pages, perdues qu’elles sont dans un appendice placé à la fin du volume, en sorte que le lecteur trop pressé court risque de fermer le livre sans les connaître, ce qui serait fâcheux, car elles révèlent une âme des plus rares, une âme trois fois noble, et selon le monde, et selon la nature, et selon Dieu. C’est tout à fait une demoiselle de haute condition que Mlle Eugénie de La Ferronnays, a gentlewoman, comme on dit dans la seconde patrie de Mme Craven, tout à fait une chrétienne, tout à fait aussi une Française. Des sentimens dont la grandeur réelle est dissimulée par la légèreté avec laquelle les porte le cœur qui les éprouve, une piété radieuse qui illumine l’âme tout entière et n’y laisse aucun coin ténébreux, un désir de perfection qui n’est pas sorti du dégoût de notre imperfection native et qui n’a rien à démêler avec l’expérience du mal, lancé vers Dieu avec une allégresse naïve, comparable au chant de l’alouette s’élevant vers le ciel ; un joyeux amour de la mort, tout lumineux et tout mélodieux, qui ne connaît ni les ombres de la mélancolie, ni les discordances des soupirs ; un amour de Dieu si intime, si familier qu’il va jusqu’aux espiègleries de tendresse d’une fille envers son père ; une vivacité dans la soumission religieuse qu’on ne rencontre que dans la religion catholique, et qu’on y rencontre rarement à ce degré : — voilà le résumé de ces pages éloquentes et vivantes dont nous voulons cueillir la fleur pour le plaisir et l’édification de nos lecteurs.


« Mon Dieu ! n’est-ce pas une présomption que ce désir de mourir ? Suis-je donc sûre d’aller à vous ?… Vous voyez bien ce que je pense, n’est-ce pas ? vous voyez bien que c’est vous qui me laissez dans cette heureuse position où je n’ai pas d’occasion de faire mal. Je ne m’en fais pas un mérite, car je sais bien que, s’il vient la moindre occasion, je ferai mal tout de suite, car je suis mauvaise et d’autant plus mauvaise que vous me donnez de si bons momens de ferveur !… J’ai envie de mourir, c’est vrai, parce que j’ai envie de vous voir, mon Dieu ! mais cela, c’est vous qui me le donnez, je sais bien cela, je ne puis en sentir de présomption. Oh ! sauvez-moi du danger de me croire bonne ! Gardez mon cœur, et quand je serai dans le monde, où ma tête tourne si facilement, pour ce bon temps de ferveur que je passe en ce moment, soutenez-moi. Vous me soutiendrez, parce que vous voyez bien que, tout en trouvant le monde dangereux, je m’y amuse, je n’y ai plus ma tête, et mon pauvre cœur se ferme, parce que je n’ai plus le temps de l’écouter. Eh bien ! mon Dieu, aidez-moi un peu parce que je suis votre enfant. N’est-ce pas que je suis votre enfant ? Mon Dieu, si je dois faire mal dans le monde, faites-moi mourir auparavant. Mourir est une récompense, puisque c’est le ciel, et si je fais mal, il faudra attendre bien longtemps avant de l’obtenir.

« Venez, mon Dieu, je vous aime tant ! Mon cœur brûle quand je pense à vous, au ciel où je veux aller ; vous m’y prendrez, n’est-ce pas ? Pourvu qu’au dernier moment je n’aie pas peur ! Mon Dieu, envoyez-moi des épreuves, mais pas celle-là ! L’idée favorite de toute ma vie, la mort qui m’a toujours fait sourire, oh ! non, vous ne ferez pas qu’à ce dernier instant cette idée constante d’aller à vous m’abandonne. Vous savez que je me suis posé, comme épreuve, des petites questions. Je me suis vue bien malade, mourante, au milieu de tous les appareils lugubres d’une chambre attristée par la maladie et la souffrance : eh bien ! je ne pouvais amener dans mon cœur un sentiment de crainte. Je me suis vue encore entourée de tout le bonheur que peut donner la terre, allant à l’autel pour épouser un homme que j’aimerais et qui m’aimerait, et mourant avant d’y arriver. Eh bien ! vous savez encore que l’idée de ce bonheur de la terre disparaissait devant celle du bonheur d’aller à vous. Je me suis figuré encore que je mourais subitement, que je mourais assassinée, empoisonnée (ce qui n’est pas du tout probable), et toujours pourtant cette pensée : à vous, mon Dieu ! mon Dieu, prenez-moi ! était la plus forte. Rien n’a jamais pu rendre pour moi la mort effrayante, rien n’a pu rendre pour moi le mot de mort lugubre. Je le vois toujours là, clair, brillant. Rien ne peut le séparer pour moi de ces deux mots charmans : amour et espoir. Et vous ne m’accorderiez pas de mourir sans crainte ! Oh ! non, mon père adoré, vous ne le ferez pas, n’est-ce pas ? car je suis votre enfant. Vous ne pouvez pas me refuser, je vous aime ! Vous savez tout ce que vous avez promis à ce mot !

« Bénissez-moi, mon Dieu !

« Il y a en moi un drôle de mélange de vanité et d’embarras ; ma vanité fait que souvent j’ai envie de parler devant les personnes dont l’opinion a du prix à mes yeux ; je voudrais alors montrer que je suis à la hauteur de certains sentimens et de certaines connaissances, puis tout d’un coup je me trouve gauche, embarrassée, et je sens que si je voulais parler, les mots ne viendraient pas, et tout mon désir de me produire disparaît. Je prends vite l’air d’être à la fois indifférente et ignorante, dans la crainte qu’on ne me soupçonne de comprendre et qu’on ne m’adresse la parole. Cela m’est arrivé avec l’abbé Martin l’autre jour. J’avais eu envie de lui demander si c’était présomption à moi de toujours penser au ciel quand je pense à la mort. Par deux ou trois mots qu’il m’a dits, j’ai cru voir qu’il ne me croyait pas capable de m’occuper de choses sérieuses, qu’il craignait de m’ennuyer par une conversation sur des sujets trop graves : alors l’envie m’a prise de lui montrer qu’il n’en était pas ainsi ; mais voilà que, dès que j’ai voulu parler, je me suis sentie rougir, puis m’embarrasser, et alors je me suis dit : « Oh ! comme c’est plus facile de ne rien savoir, ou du moins d’en avoir l’air, même de passer pour une sotte ! La ! la ! quelle bêtise de m’imposer de temps en temps ce petit supplice pour me donner un moment de vanité satisfaite, et au bout du compte pour montrer quoi ? Je suis bien contente que tout le monde me croie plus ignorante encore que je ne le suis. Bienheureux les pauvres d’esprit ! Ceci vaut mieux que toute science, et surtout que toute vanité. »

« Mon Dieu ! tout vous est possible, je ne murmure pas contre les épreuves que vous envoyez en ce monde ; seulement, mon Dieu, acceptez cette prière que je vous fais avec tant de foi, d’un échange d’épreuves. Guérissez Albert, donnez-moi sa maladie, faites-m’en souffrir longtemps pour me rendre digne de mourir, puis laissez-moi aller à vous. Voyez, mon Dieu, ce sera toujours une épreuve, car moi aussi ils me regretteront ; ce n’est donc pas pour leur épargner l’épreuve que je vous demande de transformer celle-ci. Je reconnais que le seul moyen d’être à vous, c’est d’être éprouvée. Mon Dieu l tout vous est possible, souvenez-vous du centenier, souvenez-vous de la fille de Jaïre ; eux vous disaient avec foi : « Seigneur, guérissez. » Eh bien ! voyez dans mon cœur, voyez comme il déborde de foi, lorsque je vous dis : « Seigneur, guérissez Albert !… » Mon Dieu ! donnez-la-moi cette maladie, et qu’elle soit terrible, qu’elle brûle ma poitrine entièrement, pour purifier mon cœur ! Faites bien souffrir mon gosier, dont j’ai si souvent eu vanité à cause de ma voix qu’on admire et que je me complais à faire entendre. Punissez-moi, car je suis vaine. Mon Dieu, je bénirai chaque douleur ; mais alors, quand j’aurai été bien malade, vous permettrez que je meure. Ah ! tout pour gagner cela, pour gagner d’aller à vous, mon Dieu, mon amour !… Tout vous est possible, acceptez ma prière. Le monde dira, surpris : « C’est inexplicable ; lui si malade et si faible, il guérit, et elle, si forte, si peu délicate, elle meurt ! » Et moi je penserai : Dieu ne peut-il pas tout ? Dieu l’a voulu, voilà ce qui explique tout.

« Mon Dieu, est-ce comme un instinct que vous exaucerez ma demande ? mais je ne puis parvenir à fixer mes pensées sur un avenir quelconque pour moi en ce monde. Quand j’entends parler de mariage, il me semble toujours qu’une voix intérieure répond en moi : « Ne vous pressez pas, c’est inutile. » Est-ce la voix de mon ange gardien ? Ange chéri, portez ma prière à Dieu, dites-lui que le voir est la vie pour moi, qu’il me fasse mourir pour vivre. Mon Dieu ! d’un côté je me figure la vie heureuse, environnée de l’affection d’une famille chérie : tout le bonheur possible ici-bas enfin. De l’autre, je vois une longue maladie, mais vous ! mais aller à vous ! Mon Dieu, je choisis la meilleure part ; ne direz-vous pas comme de Marie : Elle ne lui sera pas ôtée ! »

«….. Hier et aujourd’hui j’ai été frivole, j’ai pensé à ma toilette, je me suis regardée dans la glace ; il est vrai que je ne me suis pas trouvée très jolie, mais j’ai fait ce que j’ai pu pour l’être davantage. A mesure que ces folles idées me traversent l’esprit, je sens la grâce de Dieu s’éloigner et mon cœur se fermer dans une douloureuse indifférence. Ma vanité se ranime sur tous les points. Hier, M. *** a dit que j’avais une belle voix, j’en ai été inconvenablement flattée, et comme une sotte j’ai pris grand plaisir à chanter devant lui. Mon Dieu, desséchez-le, mon gosier, ce côté le plus vulnérable de ma vanité. Je ne suis pas assez jolie pour qu’un compliment sur ma figure me flatte beaucoup. Je ne le crois pas facilement, j’ai le temps de me mettre en garde ; mais pour ma voix j’entends qu’elle est belle, et je pense qu’on doit la trouver telle lorsque je chante devant du monde. Je la déteste quelquefois, ma voix. Otez-la-moi, mon Dieu, puisqu’elle ne sera pas uniquement destinée à chanter vos louanges ! c’est un bien dont vous m’avez parée, reprenez-le, car j’en use mal !… Oh ! je le sens à présent, si j’étais religieuse, n’entendant rien du monde, je ne le regretterais jamais… Mais aussi, qui sait ? lancée au milieu de ce même monde avec toutes mes misères et toute ma faiblesse, je serai peut-être à lui avec une force d’attrait égale à ma haine actuelle. Oh ! un couvent ! un couvent ! un lieu de la terre où le mal ne soit pas ! que je quitte tout pour aller y déposer ce grand désir d’amour et de ferveur ! Oh ! Dieu seul à servir, Dieu seul à aimer ! mais aussi n’oublions pas ceci : n’obéir qu’à Dieu seul. Ainsi que tout se taise ! . Pas de murmure, pas de révolte ! Que votre volonté soit faite, mon Dieu ! mais si je mérite la paix, accordez-moi cette bénédiction ; sinon, soyez toujours aimé et remercié. Tout est à chérir de vous ! »

« J’ai cru m’apercevoir que j’avais un fonds d’insouciance qui ressemble tout bonnement à de l’insensibilité. Je crois que prendre aussi peu vivement que je le fais part à toutes les choses de ce monde pourrait bien indiquer un certain manque de cœur. J’ai aussi pensé que j’avais une ferveur répréhensible, que je prenais tout par accès, tantôt accès du monde et oubli de Dieu, tantôt accès et excès de ferveur presque jusqu’à l’exagération, pendant lesquels je suis capable d’accuser les plus saints de tiédeur. Oh ! tout cela n’est point selon Dieu. Une sainte et solide piété ne s’établira-t-elle jamais dans mon cœur ? J’en suis encore bien loin ! Oh ! j’ai l’esprit et le cœur tristes ce soir, j’ai tant pensé, et à tant de choses contradictoires ! J’ai la tête sotte. Mon cher bon Dieu ! vous aurais-je trop fâché pour que vous me consoliez ? Voulez-vous venir un peu ? Voulez-vous me faire sentir qu’au fond de tout je vous aime ? Alors cette tristesse de mon cœur s’oubliera dans une joie infinie. Me suis-je trompée quand j’ai cru vous aimer ? Me suis-je trompée quand j’ai désiré votre amour ? Tout cela est-il donc faux dans mon cœur ? Et ce désir d’absolue soumission à votre volonté est-il donc faux aussi ? Qu’est-ce que tout cela, ô mon Dieu ! et que suis-je ? »

« On vient de m’appeler pour chanter. J’ai toujours une vague envie de plaire. La vanité doit être, de toutes les fâcheuses habitudes du cœur, la plus difficile à déraciner. Oh ! que de misères ! J’ai l’esprit faux et le cœur faible : quelle espèce de personne est-on avec un assemblage pareil ? Mon Dieu ! mon Dieu ! telle que je suis, je me donne à vous et je vous donne tout, ma misère, mon orgueil, ma vanité, tout, et ce n’est pas un beau présent que je vous fais ; mais où porter la faiblesse si ce n’est là où se trouve la force, là où tout se pardonne, là où tout se purifie et où tout le mal se change en bien ? Les hommes ne voudraient pas de ma misère ; mais Dieu ! Les hommes sont bien sévères ; mais Dieu !… Dieu aime nos imperfections, pourvu que nous le laissions les pardonner ; je dis que nous le laissions, parce que ce n’est que lorsque l’acharnement de notre volonté s’y oppose qu’il refuse, et encore refuser n’est pas le mot : il ne le connaît pas, il ne refuse jamais ; c’est nous qui ne demandons pas toujours. Il accepte tout, il recueille tout ; jamais, jamais il ne repousse. Oh ! que cette pensée est immense, immense d’espoir, de joie, de consolation ! Oh ! mon Dieu, soyez béni, adoré, glorifié. Vous êtes le bonheur du cœur ! »


On dit qu’il y a déjà de nombreuses années que cette personne charmante a rendu son âme pieuse à ce Dieu qu’elle aimait tant et savait si bien aimer. Si les quelques pages qui nous sont données dans ce volume ne sont pas tout ce qui reste de son journal intime, nous faisons des vœux pour que ce journal soit publié. On peut hardiment le présenter au public lettré, qui ne manquera pas de lui faire le même accueil qu’au journal de Mlle de Guérin.

Trente ans se sont écoulés depuis que parlaient et écrivaient les âmes sympathiques dont Mme Craven nous a fait entendre la voix, et leurs confidences d’outre-tombe nous arrivent au milieu d’un monde bien différent de celui où elles vécurent, les générations se sont succédé, chacune enchérissant sur sa devancière par un accroissement d’audace, si bien qu’en contemplant de leur coin retiré le spectacle du monde présent, les sages inconnus qui vivent parmi nous ont sans doute plus d’une fois l’occasion de réciter la conclusion de l’ode d’Horace : Audax omnia perpeti, humana gens ruit per vetitum nefas….. Une note âpre, dure, stridente, résonne partout en souveraine, et l’on peut dire que c’est ailleurs encore qu’au théâtre que Bellini a cédé la place à Verdi. Ce qui restait de traditions parmi nous a péri ou tombe rapidement dans l’oubli, et l’on n’aperçoit pas que les générations nouvelles aient souci d’autre chose que du présent. Quel contraste entre cet état moral et celui que révèle le livre de Mme Craven ! Ici au contraire c’est le présent qui est oublié, ou qui, s’il est regardé, n’est regardé que d’un œil distrait et avec une indifférente bienveillance ; ici c’est du passé que tout relève, c’est de lui que viennent les parfums fins et doux qui s’échappent des pages de ce livre, c’est lui qui inspire les vertus des personnes dont il nous entretient, c’est lui qui leur donne en face de la vie et du monde modernes leur attitude à la fois modeste et ferme, composée en partie de résignation, en partie de résistance passive. Cependant nous pourrons nous tenir pour heureux, si, en oubliant les vertus d’un passé dont chaque jour les éloigne davantage, les générations nouvelles oublient en même temps ses haines, et regardent le passé sans plus de rancune que les personnages de ce livre regardent le présent. Mais ne viendra-t-il jamais une génération qui saura réciter le verbe vivre dans ses trois modes principaux, au passé, au présent et au futur ? En attendant la réalisation peu prochaine de ce vœu, il nous a paru que, par le temps de robuste incrédulité qu’il fait, le spectacle d’âmes originales croyant en Dieu et ayant confiance en lui pouvait présenter quelque intérêt et même quelque nouveauté.


EMILE MONTEGUT.

  1. Il avait été ambassadeur de France à la cour de Russie, ministre des affaires étrangères en 1829, puis ambassadeur à Rome, où le surprit la révolution de 1830.
  2. Journal d’Alexandrine.